Les Misérables (1908)/Tome 2/Livre 4/04

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Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 145-146).

IV

les remarques de la principale locataire.


Jean Valjean avait la prudence de ne sortir jamais le jour. Tous les soirs, au crépuscule, il se promenait une heure ou deux, quelquefois seul, souvent avec Cosette, cherchant les contre-allées du boulevard les plus solitaires, ou entrant dans les églises à la tombée de la nuit. Il allait volontiers à Saint-Médard qui est l’église la plus proche. Quand il n’emmenait pas Cosette, elle restait avec la vieille femme ; mais c’était la joie de l’enfant de sortir avec le bonhomme. Elle préférait une heure avec lui même aux tête-à-tête ravissants de Catherine. Il marchait en la tenant par la main et en lui disant des choses douces.

Il se trouva que Cosette était très gaie.

La vieille faisait le ménage et la cuisine et allait aux provisions.

Ils vivaient sobrement, ayant toujours un peu de feu, mais comme des gens très gênés. Jean Valjean n’avait rien changé au mobilier du premier jour ; seulement il avait fait remplacer par une porte pleine la porte vitrée du cabinet de Cosette.

Il avait toujours sa redingote jaune, sa culotte noire et son vieux chapeau. Dans la rue on le prenait pour un pauvre. Il arrivait quelquefois que des bonnes femmes se retournaient et lui donnaient un sou. Jean Valjean recevait le sou et saluait profondément. Il arrivait aussi parfois qu’il rencontrait quelque misérable demandant la charité, alors il regardait derrière lui si personne ne le voyait, s’approchait furtivement du malheureux, lui mettait dans la main une pièce de monnaie, souvent une pièce d’argent, et s’éloignait rapidement. Cela avait ses inconvénients. On commençait à le connaître dans le quartier sous le nom du mendiant qui fait l’aumône.

La vieille principale locataire, créature rechignée, toute pétrie vis-à-vis du prochain de l’attention des envieux, examinait beaucoup Jean Valjean, sans qu’il s’en doutât. Elle était un peu sourde, ce qui la rendait bavarde. Il lui restait de son passé deux dents, l’une en haut, l’autre en bas, qu’elle cognait toujours l’une contre l’autre. Elle avait fait des questions à Cosette qui, ne sachant rien, n’avait pu rien dire, sinon qu’elle venait de Montfermeil. Un matin, cette guetteuse aperçut Jean Valjean qui entrait, d’un air qui sembla à la commère particulier, dans un des compartiments inhabités de la masure. Elle le suivit du pas d’une vieille chatte, et put l’observer, sans en être vue, par la fente de la porte qui était tout contre. Jean Valjean, pour plus de précaution sans doute, tournait le dos à cette porte. La vieille le vit fouiller dans sa poche et y prendre un étui, des ciseaux et du fil, puis il se mit à découdre la doublure d’un pan de sa redingote et il tira de l’ouverture un morceau de papier jaunâtre qu’il déplia. La vieille reconnut avec épouvante que c’était un billet de mille francs. C’était le second ou le troisième qu’elle voyait depuis qu’elle était au monde. Elle s’enfuit très effrayée.

Un moment après, Jean Valjean l’aborda et la pria d’aller lui changer ce billet de mille francs, ajoutant que c’était le semestre de sa rente qu’il avait touché la veille. — Où ? pensa la vieille. Il n’est sorti qu’à six heures du soir, et la caisse du gouvernement n’est certainement pas ouverte à cette heure-là. — La vieille alla changer le billet et fit ses conjectures. Ce billet de mille francs, commenté et multiplié, produisit une foule de conversations effarées parmi les commères de la rue des Vignes-Saint-Marcel.

Les jours suivants, il arriva que Jean Valjean, en manches de veste, scia du bois dans le corridor. La vieille était dans la chambre et faisait le ménage. Elle était seule, Cosette étant occupée à admirer le bois qu’on sciait, la vieille vit la redingote accrochée à un clou, et la scruta : la doublure avait été recousue. La bonne femme la palpa attentivement, et crut sentir dans les pans et dans les entournures des épaisseurs de papier. D’autres billets de mille francs sans doute !

Elle remarqua en outre qu’il y avait toutes sortes de choses dans les poches, non seulement les aiguilles, les ciseaux et le fil qu’elle avait vus, mais un gros portefeuille, un très grand couteau, et, détail suspect, plusieurs perruques de couleurs variées. Chaque poche de cette redingote avait l’air d’être une façon d’en-cas pour des événements imprévus.

Les habitants de la masure atteignirent ainsi les derniers jours de l’hiver.