Les Misérables (1908)/Tome 2/Livre 4/05

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Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 147-150).

V

une pièce de cinq francs qui tombe à terre fait du bruit.


Il y avait près de Saint-Médard un pauvre qui s’accroupissait sur la margelle d’un puits banal condamné, et auquel Jean Valjean faisait volontiers la charité. Il ne passait guère devant cet homme sans lui donner quelques sous. Parfois il lui parlait. Les envieux de ce mendiant disaient qu’il était de la police. C’était un vieux bedeau de soixante-quinze ans qui marmottait continuellement des oraisons.

Un soir que Jean Valjean passait par là, il n’avait pas Cosette avec lui, il aperçut le mendiant à sa place ordinaire sous le réverbère qu’on venait d’allumer. Cet homme, selon son habitude, semblait prier et était tout courbé. Jean Valjean alla à lui et lui mit dans la main son aumône accoutumée. Le mendiant leva brusquement les yeux, regarda fixement Jean Valjean, puis baissa rapidement la tête. Ce mouvement fut comme un éclair, Jean Valjean eut un tressaillement. Il lui sembla qu’il venait d’entrevoir, à la lueur du réverbère, non le visage placide et béat du vieux bedeau, mais une figure effrayante et connue. Il eut l’impression qu’on aurait en se trouvant tout à coup dans l’ombre face à face avec un tigre. Il recula terrifié et pétrifié, n’osant ni respirer, ni parler, ni rester, ni fuir, considérant le mendiant qui avait baissé sa tête couverte d’une loque et paraissait ne plus savoir qu’il était là. Dans ce moment étrange, un instinct, peut-être l’instinct mystérieux de la conservation, fit que Jean Valjean ne prononça pas une parole.

Le mendiant avait la même taille, les mêmes guenilles, la même apparence que tous les jours. — Bah !… dit Jean Valjean, je suis fou ! je rêve ! impossible ! — Et il rentra profondément troublé.

C’est à peine s’il osait s’avouer à lui-même que cette figure qu’il avait cru voir était la figure de Javert.

La nuit, en y réfléchissant, il regretta de n’avoir pas questionné l’homme pour le forcer à lever la tête une seconde fois.

Le lendemain à la nuit tombante il y retourna. Le mendiant était à sa place. — Bonjour, bonhomme, dit résolument Jean Valjean en lui donnant un sou. Le mendiant leva la tête, et répondit d’une voix dolente : — Merci, mon bon monsieur. — C’était bien le vieux bedeau.

Jean Valjean se sentit pleinement rassuré. Il se mit à rire. — Où diable ai-je été voir là Javert ? pensa-t-il. Ah çà, est-ce que je vais avoir la berlue à présent ? — Il n’y songea plus.

Quelques jours après, il pouvait être huit heures du soir, il était dans sa chambre et il faisait épeler Cosette à haute voix, il entendit ouvrir, puis refermer la porte de la masure. Cela lui parut singulier. La vieille, qui seule habitait avec lui la maison, se couchait toujours à la nuit pour ne point user de chandelle. Jean Valjean fit signe à Cosette de se taire. Il entendit qu’on montait l’escalier. À la rigueur ce pouvait être la vieille qui avait pu se trouver malade et aller chez l’apothicaire. Jean Valjean écouta. Le pas était lourd et sonnait comme le pas d’un homme ; mais la vieille portait de gros souliers et rien ne ressemble au pas d’un homme comme le pas d’une vieille femme. Cependant Jean Valjean souffla sa chandelle.

Il avait envoyé Cosette au lit en lui disant tout bas : — Couche-toi bien doucement ; et, pendant qu’il la baisait au front, les pas s’étaient arrêtés. Jean Valjean demeura en silence, immobile, le dos tourné à la porte, assis sur sa chaise dont il n’avait pas bougé, retenant son souffle dans l’obscurité. Au bout d’un temps assez long, n’entendant plus rien, il se retourna sans faire de bruit, et, comme il levait les yeux vers la porte de sa chambre, il vit une lumière par le trou de la serrure. Cette lumière faisait une sorte d’étoile sinistre dans le noir de la porte et du mur. Il y avait évidemment là quelqu’un qui tenait une chandelle à la main, et qui écoutait.

Quelques minutes s’écoulèrent, et la lumière s’en alla. Seulement il n’entendit plus aucun bruit de pas, ce qui semblait indiquer que celui qui était venu écouter à la porte avait ôté ses souliers.

Jean Valjean se jeta tout habillé sur son lit et ne put fermer l’œil de la nuit.

Au point du jour, comme il s’assoupissait de fatigue, il fut réveillé par le grincement d’une porte qui s’ouvrait à quelque mansarde du fond du corridor, puis il entendit le même pas d’homme qui avait monté l’escalier la veille. Le pas s’approchait. Il se jeta à bas du lit et appliqua son œil au trou de sa serrure, lequel était assez grand, espérant voir au passage l’être quelconque qui s’était introduit la nuit dans la masure et qui avait écouté à sa porte. C’était un homme en effet qui passa, cette fois sans s’arrêter, devant la chambre de Jean Valjean. Le corridor était encore trop obscur pour qu’on pût distinguer son visage ; mais quand l’homme arriva à l’escalier, un rayon de la lumière du dehors le fit saillir comme une silhouette, et Jean Valjean le vit de dos complètement. L’homme était de haute taille, vêtu d’une redingote longue, avec un gourdin sous son bras. C’était l’encolure formidable de Javert.

Jean Valjean aurait pu essayer de le revoir par sa fenêtre sur le boulevard. Mais il eût fallu ouvrir cette fenêtre, il n’osa pas.

Il était évident que cet homme était entré avec une clef, et comme chez lui. Qui lui avait donné cette clef ? qu’est-ce que cela voulait dire ? À sept heures du matin, quand la vieille vint faire le ménage, Jean Valjean lui jeta un coup d’œil pénétrant, mais il ne l’interrogea pas. La bonne femme était comme à l’ordinaire.

Tout en balayant, elle lui dit :

— Monsieur a peut-être entendu quelqu’un qui entrait cette nuit ?

À cet âge et sur ce boulevard, huit heures du soir, c’est la nuit la plus noire.

— À propos, c’est vrai, répondit-il de l’accent le plus naturel. Qui était-ce donc ?

— C’est un nouveau locataire, dit la vieille, qu’il y a dans la maison.

— Et qui s’appelle ?

— Je ne sais plus trop. Monsieur Dumont ou Daumont. Un nom comme cela.

— Et qu’est-ce qu’il est, ce monsieur Dumont ?

La vieille le considéra avec ses petits yeux de fouine, et répondit :

— Un rentier, comme vous.

Elle n’avait peut-être aucune intention. Jean Valjean crut lui en démêler une.

Quand la vieille fut partie, il fit un rouleau d’une centaine de francs qu’il avait dans une armoire et le mit dans sa poche. Quelque précaution qu’il prît dans cette opération pour qu’on ne l’entendît pas remuer de l’argent, une pièce de cent sous lui échappa des mains et roula bruyamment sur le carreau.

À la brune, il descendit et regarda avec attention de tous les côtés sur le boulevard. Il n’y vit personne. Le boulevard semblait absolument désert. Il est vrai qu’on peut s’y cacher derrière les arbres.

Il remonta.

— Viens, dit-il à Cosette.

Il la prit par la main, et ils sortirent tous deux.