Les Misérables (1908)/Tome 2/Livre 8/04

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Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 252-257).

IV

où jean valjean a tout à fait l’air d’avoir lu austin castillejo.


Des enjambées de boiteux sont comme des œillades de borgne ; elles n’arrivent pas vite au but. En outre, Fauchelevent était perplexe. Il mit près d’un quart d’heure à revenir dans la baraque du jardin. Cosette était éveillée. Jean Valjean l’avait assise près du feu. Au moment où Fauchelevent entra, Jean Valjean lui montrait la hotte du jardinier accrochée au mur et lui disait :

— Écoute-moi bien, ma petite Cosette. Il faudra nous en aller de cette maison, mais nous y reviendrons et nous y serons très bien. Le bonhomme d’ici t’emportera sur son dos là dedans. Tu m’attendras chez une dame. J’irai te retrouver. Surtout, si tu ne veux pas que la Thénardier te reprenne, obéis et ne dis rien !

Cosette fit un signe de tête d’un air grave.

Au bruit de Fauchelevent poussant la porte, Jean Valjean se retourna.

— Eh bien ?

— Tout est arrangé, et rien ne l’est, dit Fauchelevent. J’ai permission de vous faire entrer ; mais avant de vous faire entrer, il faut vous faire sortir. C’est là qu’est l’embarras de charrettes. Pour la petite, c’est aisé.

— Vous l’emporterez ?

— Et elle se taira ?

— J’en réponds.

— Mais vous, père Madeleine ?

Et, après un silence où il y avait de l’anxiété, Fauchelevent s’écria :

— Mais sortez donc par où vous êtes entré !

Jean Valjean, comme la première fois, se borna à répondre : — Impossible.

Fauchelevent, se parlant plus à lui-même qu’à Jean Valjean, grommela :

— Il y a une autre chose qui me tourmente. J’ai dit que j’y mettrais de la terre. C’est que je pense que de la terre là dedans, au lieu d’un corps, ça ne sera pas ressemblant, ça n’ira pas, ça se déplacera, ça remuera. Les hommes le sentiront. Vous comprenez, père Madeleine, le gouvernement s’en apercevra.

Jean Valjean le considéra entre les deux yeux, et crut qu’il délirait.

Fauchelevent reprit :

— Comment di… — antre allez-vous sortir ? C’est qu’il faut que tout cela soit fait demain ! C’est demain que je vous amène. La prieure vous attend.

Alors il expliqua à Jean Valjean que c’était une récompense pour un service que lui, Fauchelevent, rendait à la communauté. Qu’il entrait dans ses attributions de participer aux sépultures, qu’il clouait les bières et assistait le fossoyeur au cimetière. Que la religieuse morte le matin avait demandé d’être ensevelie dans le cercueil qui lui servait de lit et enterrée dans le caveau sous l’autel de la chapelle. Que cela était défendu par les règlements de police, mais que c’était une de ces mortes à qui l’on ne refuse rien. Que la prieure et les mères vocales entendaient exécuter le vœu de la défunte. Que tant pis pour le gouvernement. Que lui Fauchelevent clouerait le cercueil dans la cellule, lèverait la pierre dans la chapelle, et descendrait la morte dans le caveau. Et que, pour le remercier, la prieure admettait dans la maison son frère comme jardinier et sa nièce comme pensionnaire. Que son frère, c’était M. Madeleine, et que sa nièce, c’était Cosette. Que la prieure lui avait dit d’amener son frère le lendemain soir, après l’enterrement postiche au cimetière. Mais qu’il ne pouvait pas amener du dehors M. Madeleine, si M. Madeleine n’était pas dehors. Que c’était là le premier embarras. Et puis qu’il avait encore un embarras : la bière vide.

— Qu’est-ce que c’est que la bière vide ? demanda Jean Valjean. Fauchelevent répondit :

— La bière de l’administration.

— Quelle bière ? et quelle administration ?

— Une religieuse meurt. Le médecin de la municipalité vient et dit : il y a une religieuse morte. Le gouvernement envoie une bière. Le lendemain il envoie un corbillard et des croque-morts pour reprendre la bière et la porter au cimetière. Les croque-morts viendront, et soulèveront la bière ; il n’y aura rien dedans.

— Mettez-y quelque chose.

— Un mort ? je n’en ai pas.

— Non.

— Quoi donc ?

— Un vivant. 

— Quel vivant. ?

— Moi, dit Jean Valjean.

Fauchelevent, qui s’était assis, se leva comme si un pétard fût parti sous sa chaise.

— Vous !

— Pourquoi pas ?

Jean Valjean eut un de ces rares sourires qui lui venaient comme une lueur dans un ciel d’hiver.

— Vous savez, Fauchelevent, que vous avez dit : La mère Crucifixion est morte, et que j’ai ajouté : Et le père Madeleine est enterré. Ce sera cela.

— Ah, bon, vous riez. Vous ne parlez pas sérieusement.

— Très sérieusement. Il faut sortir d’ici ?

— Sans doute.

— Je vous ai dit de me trouver pour moi aussi une hotte et une bâche.

— Eh bien ?

— La hotte sera en sapin, et la bâche sera un drap noir.

— D’abord, un drap blanc. On enterre les religieuses en blanc.

— Va pour le drap blanc.

— Vous n’êtes pas un homme comme les autres, père Madeleine.

Voir de telles imaginations, qui ne sont pas autre chose que les sauvages et téméraires inventions du bagne, sortir des choses paisibles qui l’entouraient et se mêler à ce qu’il appelait le « petit train-train du couvent », c’était pour Fauchelevent une stupeur comparable à celle d’un passant qui verrait un goéland pêcher dans le ruisseau de la rue Saint-Denis.

Jean Valjean poursuivit :

— Il s’agit de sortir d’ici sans être vu. C’est un moyen. Mais d’abord renseignez-moi. Comment cela se passe-t-il ? Où est cette bière ?

— Celle qui est vide ?

— Oui.

— En bas, dans ce qu’on appelle la salle des mortes. Elle est sur deux tréteaux et sous le drap mortuaire.

— Quelle est la longueur de la bière ?

— Six pieds.

— Qu’est-ce que c’est que la salle des mortes ?

— C’est une chambre du rez-de-chaussée qui a une fenêtre grillée sur le jardin qu’on ferme du dehors avec un volet, et deux portes ; l’une qui va au couvent, l’autre qui va à l’église.

— Quelle église ?

— L’église de la rue, l’église de tout le monde.

— Avez-vous les clefs de ces deux portes ?

— Non. J’ai la clef de la porte qui communique au couvent ; le concierge a la clef de la porte qui communique à l’église.

— Quand le concierge ouvre-t-il cette porte-là ?

— Uniquement pour laisser entrer les croque-morts qui viennent chercher la bière. La bière sortie, la porte se referme.

— Qui est-ce qui cloue la bière ?

— C’est moi.

— Qui est-ce qui met le drap dessus ?

— C’est moi.

— Êtes-vous seul ?

— Pas un autre homme, excepté le médecin de la police, ne peut entrer dans la salle des mortes. C’est même écrit sur le mur.

— Pourriez-vous, cette nuit, quand tout dormira dans le couvent, me cacher dans cette salle ?

— Non. Mais je puis vous cacher dans un petit réduit noir qui donne dans la salle des mortes, où je mets mes outils d’enterrement, et dont j’ai la garde et la clef.

— À quelle heure le corbillard viendra-t-il chercher la bière demain ?

— Vers trois heures du soir. L’enterrement se fait au cimetière Vaugirard, un peu avant la nuit. Ce n’est pas tout près.

— Je resterai caché dans votre réduit à outils toute la nuit et toute la matinée. Et à manger ? J’aurai faim.

— Je vous porterai de quoi.

— Vous pourriez venir me clouer dans la bière à deux heures.

Fauchelevent recula et se fit craquer les os des doigts.

— Mais c’est impossible !

— Bah ! prendre un marteau et clouer des clous dans une planche !

Ce qui semblait inouï à Fauchelevent était, nous le répétons, simple pour Jean Valjean. Jean Valjean avait traversé de pires détroits. Quiconque a été prisonnier sait l’art de se rapetisser selon le diamètre des évasions. Le prisonnier est sujet à la fuite comme le malade à la crise qui le sauve ou qui le perd. Une évasion, c’est une guérison. Que n’accepte-t-on pas pour guérir ? Se faire clouer et emporter dans une caisse comme un colis, vivre longtemps dans une boîte, trouver de l’air où il n’y en a pas, économiser sa respiration des heures entières, savoir étouffer sans mourir, c’était là un des sombres talents de Jean Valjean.

Du reste, une bière dans laquelle il y a un être vivant, cet expédient de forçat, est aussi un expédient d’empereur. S’il faut en croire le moine Austin Castillejo, ce fut le moyen que Charles-Quint, voulant après son abdication revoir une dernière fois la Plombes, employa pour la faire entrer dans le monastère de Saint-Just et pour l’en faire sortir.

Fauchelevent, un peu revenu à lui, s’écria :

— Mais comment ferez-vous pour respirer ?

— Je respirerai.

— Dans cette boîte ! Moi, seulement d’y penser, je suffoque.

— Vous avez bien une vrille, vous ferez quelques petits trous autour de la bouche çà et là, et vous clouerez sans serrer la planche de dessus.

— Bon ! Et s’il vous arrive de tousser ou d’éternuer ?

— Celui qui s’évade ne tousse pas et n’éternue pas.

Et Jean Valjean ajouta :

— Père Fauchelevent, il faut se décider : ou être pris ici, ou accepter la sortie par le corbillard.

Tout le monde a remarqué le goût qu’ont les chats de s’arrêter et de flâner entre les deux battants d’une porte entre-bâillée. Qui n’a dit à un chat : Mais entre donc ! Il y a des hommes qui, dans un incident entr’ouvert devant eux, ont aussi une tendance à rester indécis entre deux résolutions, au risque de se faire écraser par le destin fermant brusquement l’aventure. Les trop prudents, tout chats qu’ils sont, et parce qu’ils sont chats, courent quelquefois plus de danger que les audacieux. Fauchelevent était de cette nature hésitante. Pourtant le sang-froid de Jean Valjean le gagnait malgré lui. Il grommela :

— Au fait, c’est qu’il n’y a pas d’autre moyen.

Jean Valjean reprit :

— La seule chose qui m’inquiète, c’est ce qui se passera au cimetière.

— C’est justement cela qui ne m’embarrasse pas, s’écria Fauchelevent. Si vous êtes sûr de vous tirer de la bière, moi je suis sûr de vous tirer de la fosse. Le fossoyeur est un ivrogne de mes amis. C’est le père Mestienne. Un vieux de la vieille vigne. Le fossoyeur met les morts dans la fosse, et moi je mets le fossoyeur dans ma poche. Ce qui se passera, je vais vous le dire. On arrivera un peu avant la brune, trois quarts d’heure avant la fermeture des grilles du cimetière. Le corbillard roulera jusqu’à la fosse. Je suivrai ; c’est ma besogne. J’aurai un marteau, un ciseau et des tenailles dans ma poche. Le corbillard s’arrête, les croque-morts vous nouent une corde autour de votre bière et vous descendent. Le prêtre dit les prières, fait le signe de croix, jette l’eau bénite, et file. Je reste seul avec le père Mestienne. C’est mon ami, je vous dis. De deux choses l’une, ou il sera soûl, ou il ne sera pas soûl. S’il n’est pas soûl, je lui dis : Viens boire un coup pendant que le Bon Coing est encore ouvert. Je l’emmène, je le grise, le père Mestienne n’est pas long à griser, il est toujours commencé, je te le couche sous la table, je lui prends sa carte pour rentrer au cimetière, et je reviens sans lui. Vous n’avez plus affaire qu’à moi. S’il est soûl, je lui dis : Va-t’en, je vais faire ta besogne. Il s’en va, et je vous tire du trou.

Jean Valjean lui tendit sa main sur laquelle Fauchelevent se précipita avec une touchante effusion paysanne.

— C’est convenu, père Fauchelevent. Tout ira bien.

— Pourvu que rien ne se dérange, pensa Fauchelevent. Si cela allait devenir terrible !