Les Mystères d’Udolphe/5/6

La bibliothèque libre.
Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (5p. 122-131).

CHAPITRE VI.

On vint avertir Emilie que le comte de Villefort demandoit à la voir. Elle devina que Valancourt étoit chez lui. En approchant de la bibliothèque, où elle imaginoit qu’il devoit être, son émotion devint si forte, que, n’osant encore paroître, elle retourna dans le vestibule pour calmer son agitation.

S’étant enfin remise, elle entra dans le cabinet, et trouva Valancourt assis avec le comte. Ils se levèrent tous deux. Elle n’osoit regarder Valancourt. Le comte se retira.

Emilie restoit les yeux baissés, ne pouvant parler, et respirant à peine. Valancourt se jeta sur une chaise auprès d’elle ; il soupiroit et gardoit le silence. Enfin, d’une voix tremblante, il lui dit : J’ai désiré vous voir ce soir pour sortir au moins de l’horrible incertitude où m’a plongé votre changement. Quelques paroles du comte viennent de m’en éclaircir une partie. Je m’apperçois que j’ai des ennemis, Emilie, des ennemis envieux de mon bonheur, et qui sont acharnés à le détruire. Je m’apperçois aussi que le temps et l’absence ont affaibli vos sentimens pour moi.

Ces derniers mots expirèrent sur ses lèvres. Emilie ne put répondre.

— Quelle rencontre que la nôtre, s’écria Valancourt en s’élançant de son siège et parcourant l’appartement ! quelle rencontre, après une longue, une si longue séparation ! Il reprit sa chaise, et, d’un ton ferme, il ajouta : Cruelle Emilie, ne me parlerez-vous point ?

Il couvrit son visage d’une main, comme pour cacher son émotion, et prit celle d’Emilie, qui ne la retira pas. Elle ne put retenir ses larmes. Il s’en apperçut. Toute sa tendresse revint ; un rayon d’espérance pénétra rapidement au fond de son ame. Eh quoi ! vous me plaignez, s’écria-t-il ! vous m’aimez encore ! vous êtes toujours mon Emilie ! souffrez que j’en croie vos larmes.

— Oui, je vous plains, lui dit-elle ; mais dois-je encore vous aimer ? Croyez-vous être encore ce même Valancourt estimable que j’aimois autrefois ?

— Que vous aimiez autrefois, s’écria-t-il ! Le même ! le même ! Il s’arrêta dans l’excès de son émotion, et reprit douloureusement : Non, je ne suis plus le même ; je suis perdu ! je ne suis plus digne de vous !

Il couvrit encore son visage. Emilie étoit trop touchée d’un aveu si sincère pour pouvoir répondre aussi-tôt. Elle luttoit contre son cœur ; elle sentoit le danger de se fier long-temps à sa résolution en la présence de Valancourt. Elle étoit empressée de terminer une entrevue qui les désoloit tous les deux. Cependant quand elle pensoit que ce seroit probablement la dernière, tout son courage l’abandonnoit ; elle ne sentoit plus que sa tendresse et sa douleur.

Valancourt, pendant ce temps, dévoré de remords et de chagrin, n’avoit ni le pouvoir ni la volonté d’exprimer tout ce qui l’agitoit. À peine paroissoit-il sensible à la présence d’Emilie. Son visage étoit caché, sa poitrine soulevée de sanglots.

— Épargnez-moi, lui dit Emilie, le chagrin de revenir sur les détails de votre conduite, qui m’obligent de rompre avec vous ; il faut nous séparer, et je vous vois pour la dernière fois.

— Non, s’écria Valancourt, vous ne pouvez penser ce que vous dites ; vous ne pouvez pas penser à me rejeter de vous pour toujours.

— Il faut nous séparer, répéta Emilie, et pour toujours ; votre conduite nous en fait une nécessité.

— C’est la décision du comte, reprit-il avec fierté, ce n’est pas la vôtre ; et je saurai de quel droit il se met entre nous. Il se leva à ces mots, et parcourut la chambre à pas précipités.

— Laissez-moi vous désabuser, dit Emilie non moins émue. La décision est de moi : mon repos l’exige.

— Votre repos exige que nous nous séparions, que nous nous séparions pour toujours, dit Valancourt ! Je n’attendois pas un pareil discours de votre bouche.

Il se tut un moment. Enfin, dans une douleur passionnée, Valancourt déplora ses torts et le malheur où l’abandon d’Emilie le plongeoit ; il fondit en larmes, et ne poussa plus que des soupirs entrecoupés.

— Il est vrai, reprit-il, que je suis déchu de ma propre estime ; mais auriez-vous pu si promptement renoncer à moi si vous n’aviez déjà cessé de m’aimer, ou si vous ne cédiez, le dirai-je, aux projets d’un autre ?

Emilie versoit un torrent de larmes. Non, Emilie, non, vous n’y consentiriez pas si vous m’aimiez encore ; vous trouveriez votre bonheur à conserver le mien.

— Serois-je excusable, répondit-elle, en vous confiant le repos de ma vie ? Comment me le conseilleriez-vous, si je vous étois chère ?

— Si vous m’étiez chère, s’écria Valancourt ! Est-il possible que vous doutiez de mon amour ! Mais oui, vous avez raison d’en douter, puisque je suis moins disposé à l’horreur de me séparer de vous, qu’à celle de vous envelopper dans ma ruine. Oui, je suis ruiné, ruiné sans ressources ; je suis accablé de dettes, et je ne saurois les acquitter. Les yeux de Valancourt étoient égarés quand il disoit ces mots ; ils prirent à l’instant l’expression d’un affreux désespoir. Emilie fut forcée d’admirer sa franchise ; elle sembla, durant quelques minutes, résister à sa propre douleur, et lutter contre elle-même. Je ne prolongerai pas, dit-elle enfin, un entretien dont l’issue ne sauroit être heureuse. Valancourt, adieu.

— Non, vous ne partirez pas, dit-il impétueusement ; vous ne me laisserez pas ainsi ! vous ne m’abandonnerez pas avant que mon esprit ait recueilli la force dont il a besoin pour soutenir ma perte. Emilie, effrayée par le feu sombre de ses regards, lui dit d’une voix douce : — Vous avez reconnu vous-même que nous devions nous séparer ; si vous desirez me faire croire que vous m’aimez, vous le reconnoîtrez encore. — Jamais, jamais, s’écria-t-il ! j’étois un insensé quand j’avouois… Emilie, c’en est trop : vous ne vous trompez pas sur mes fautes ; mais le comte est la barrière qui nous sépare, il ne sera pas long-temps un obstacle à ma félicité.

— C’est à présent, dit Emilie, que vous parlez en insensé : le comte n’est pas votre ennemi, Valancourt ; il est mon ami, cette considération seule devroit vous le faire regarder comme le vôtre. — Votre ami, dit vivement Valancourt : depuis quel temps est-il donc votre ami, pour vous faire si promptement oublier votre amant ? Est-il votre ami ? celui qui vous a demandé de préférer M. Dupont ; Dupont, qui, dites-vous, vous a ramenée d’Italie ! Dupont qui je le dis, moi, m’a ravi votre cœur ! Mais je n’ai pas le droit de vous interroger : vous êtes maîtresse de vous-même ; ce Dupont, peut-être, ne triomphera pas long-temps de mon malheur. Emilie, plus épouvantée que jamais de la fureur de Valancourt, lui dit : — Au nom du ciel, soyez raisonnable ! Calmez-vous ! M. Dupont n’est pas votre rival, le comte n’est pas son défenseur : vous n’avez point de rival ; vous n’avez d’ennemi que vous-même ! je vois plus que jamais que vous n’êtes plus ce Valancourt que j’ai tant aimé.

Il ne répondit point : les bras appuyés sur la table, il gardoit un morne silence. Emilie restoit muette et tremblante, et n’osoit le quitter.

— Malheureux, s’écria-t-il soudain ! je ne puis me plaindre sans m’accuser ! Pourquoi fus-je entraîné dans Paris ? pourquoi ne me suis-je pas défendu des séductions qui devoient à jamais me rendre méprisable ? Il se tourna vers elle, il prit sa main, et lui dit d’une voix tendre : — Emilie ! pouvez-vous supporter que nous nous séparions ! pouvez-vous abandonner un cœur qui vous aime comme le mien ! un cœur, qui malgré ses erreurs, n’appartiendra jamais qu’à vous ! Emilie ne répondit que par ses larmes. — Je n’avois pas, ajouta-t-il, une pensée que je voulusse vous cacher, pas un goût, pas un plaisir, auxquels vous ne pussiez prendre part.

Ces vertus pourroient encore être les miennes, si votre tendresse qui les avoit nourries n’étoit pas changée sans retour ; mais vous ne m’aimez plus : les heures si douces que nous avons passées ensemble se retraceroient à votre souvenir, vous ne pourriez y revenir sans émotion ! Je ne vous affligerai pas plus long-temps ; mais avant que je parte, laissez-moi vous les répéter. Quel que puisse être mon destin, quelles que doivent être mes souffrances, je ne cesserai pas de vous aimer, de vous aimer tendrement ! Je pars, Emilie, je vais vous quitter, et pour toujours. À ces mots, sa voix s’affoiblit : il retomba sur sa chaise avec abattement. Emilie ne pouvoit ni sortir, ni lui dire adieu. Toutes ses folies étoient presque effacées de son esprit, elle ne sentoit que sa douleur et sa pitié.

— Dites au moins, reprit Valancourt, que vous me verrez encore une fois ! Le cœur d’Emilie fut en quelque sorte soulagé par cette prière : elle s’efforça de croire qu’elle ne devoit pas s’y refuser ; néanmoins elle éprouvoit de l’embarras, en songeant qu’elle étoit chez le comte, et qu’il pouvoit s’offenser du retour de Valancourt ; elle consentit pourtant, à condition qu’il ne verroit, ni dans le comte un ennemi, ni dans Dupont un rival : alors il sortit tellement consolé par les deux mots d’Emilie, qu’il perdit le premier sentiment de son malheur.

Emilie se retira chez elle pour composer son maintien, et dérober la trace de ses larmes ; elle craignoit la censure de la comtesse et la curiosité de la famille ; elle eut cependant de la peine à rendre le calme à son esprit ; elle ne pouvoit bannir le souvenir de cette dernière scène, ni l’idée qu’elle reverroit Valancourt le lendemain : cette entrevue lui paroissoit plus terrible que la précédente.

Valancourt avoit fait une forte impression sur elle : en dépit de ce qu’elle savoit, de ce qu’elle croyoit à son désavantage, son estime reprenoit de nouvelles forces. Il lui paroissoit impossible qu’il eût pu se dépraver au point où certaines personnes le lui disoient ; sa candeur, sa sensibilité le lui promettoient : elle eût cédé sans doute aux flatteuses persuasions de son cœur, sans la prudence supérieure du comte qui lui représenta clairement le danger de sa situation, celui d’écouter la promesse d’une réforme que révoqueroit toujours l’ardeur de sa passion ; enfin le peu d’espérance que pouvoit donner une liaison, dont le bonheur tiendroit au rétablissement d’une fortune entièrement détruite, à l’oubli de vicieuses habitudes. Il s’affligea de ce qu’Emilie avoit promis une seconde entrevue.

Emilie ne songeoit plus à la vieille concierge, à l’histoire promise. La nuit vint ; Dorothée ne parut pas. Emilie ne ferma pas l’œil ; plus sa mémoire lui retraçoit sa dernière scène avec Valancourt, moins elle conservoit de force. Il fallut que les argumens du comte, les préceptes de son père sur le besoin de se maîtriser soi-même, lui suggérassent en ce moment la prudence, la dignité dont elle avoit besoin dans la plus délicate circonstance de sa vie.