Les Mystères d’Udolphe/5/8

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (5p. 137-154).

CHAPITRE VIII.

Retournons à Montoni, dont la rage et la surprise firent bientôt place à de plus pressans intérêts. Ses excès et ses déprédations s’étoient tellement multipliés, que le sénat de Venise, alors composé de négocians, malgré sa foiblesse et l’utilité que dans l’occasion il auroit pu tirer de Montoni, ne put plus long-temps les supporter. Il fut arrêté qu’on travailleroit à anéantir ses forces et à punir ses brigandages. Un corps considérable de troupes alloit recevoir des ordres pour marcher sur Udolphe. Un jeune officier, qu’animoit contre Montoni le ressentiment de quelqu’injure particulière, et peut-être aussi l’envie de se distinguer, sollicita une audience du ministre qui conduisoit cette entreprise. Il lui représenta qu’Udolphe étoit une forteresse trop bien située pour être enlevée de vive force. Montoni venoit de montrer combien l’habileté du commandement ajoutait aux avantages de la place. Un corps de troupes, tel que celui qu’on formoit, ne pouvoit approcher d’Udolphe sans que Montoni en fût instruit. L’honneur de la république s’opposoit à ce qu’une année régulière vînt assiéger Udolphe. Il ne falloit qu’une poignée d’hommes déterminés. Il étoit très-possible de rencontrer Montoni et les siens hors de leurs murs, et de les attaquer ; ou bien l’on approcheroit du château avec le secret que pouvaient comporter de petits pelotons, et l’on prendroit avantage de quelque trahison ou de quelque négligence pour pénétrer à l’improviste jusques dans l’enceinte d’Udolphe.

Cet avis fut sérieusement médité, et l’officier qui l’avoit conçu eut la disposition des troupes. Il ne s’occupa d’abord que de ruses ; il se posta dans le voisinage d’Udolphe, et chercha à se ménager l’assistance de plusieurs des condottieri. Il n’en trouva aucun qui ne fût prêt à punir un maître impérieux, et à s’assurer ainsi le pardon du sénat. Il apprit le nombre des troupes de Montoni, et sut que ses derniers succès l’avoient fort augmenté. L’entreprise fut bientôt mise à fin : l’officier approcha avec sa troupe ; ses intelligences dans l’intérieur, qui lui avoient procuré le mot d’ordre, lui donnèrent toute sorte de secours ; Montoni et ses officiers furent surpris par un détachement qui s’empara de leur appartement, pendant qu’un autre, après un combat fort léger, faisoit rendre les armes à toute la garnison. Parmi les personnes qu’on enleva avec Montoni, se trouvoit Orsino, l’assassin. Il avoit rejoint Montoni à Udolphe, et Morano l’ayant appris après le malheureux effort qu’il avoit fait pour enlever Emilie, en avoit averti le sénat. Le désir de prendre cet homme, qui avoit fait tuer un sénateur, étoit un des motifs qui avoit fait presser l’entreprise. Le succès en fut si agréable à tout le corps, que, malgré les soupçons politiques et l’accusation secrète de Montoni, Morano fut relâché sans délai. La célérité, la facilité de cette expédition, prévinrent l’éclat et la rumeur publique. Emilie, en Languedoc, ignora la défaite et l’humiliation de son cruel persécuteur.

Son esprit étoit si accablé par ses chagrins, qu’aucun effort de sa raison ne pouvoit en surmonter l’effet. Le comte de Villefort essaya tous les moyens de consolation. Quelquefois il l’abandonnoit à la plus entière solitude ; quelquefois il l’attiroit à des réunions paisibles, et la protégeoit de son mieux contre les questions trop curieuses et les critiques de la comtesse : il l’invitoit souvent à de longues promenades avec lui et sa fille, et sans paroître le chercher, il amenoit la conversation sur des sujets assortis à son goût ; il espéroit l’enlever par degrés au sujet de sa douleur, et réveiller en elle des idées différentes. Emilie croyoit voir en lui l’ami éclairé, le protecteur de sa jeunesse ; elle lui voua bientôt une affection filiale. Son cœur s’épancha avec Blanche comme avec une sœur. La bonté, la simplicité de cette jeune personne compensoit bien la privation de quelques avantages plus brillans. Il se passa bien du temps avant qu’Emilie pût se distraire assez de Valancourt pour écouter l’histoire que la vieille Dorothée lui avoit promise. Dorothée, à la fin, l’en fit souvenir elle-même, et Emilie, l’attendit chez elle le même soir.

Cependant son esprit étoit encore occupé de réflexions qui affoiblissoient sa curiosité, quand, après minuit, Dorothée frappa à sa porte ; elle fut presque aussi surprise que si elle ne l’avoit pas attendue. — Je suis venue tard, mademoiselle, dit Dorothée. Je ne conçois pas ce qui me fait si fort trembler ce soir ; j’ai cru, une fois ou deux, que je tomberois en chemin. — Emilie la fit asseoir, et la pria de se remettre avant d’entamer le sujet pour lequel elle étoit venue. — Hélas ! dit Dorothée, je crois que c’est pour y avoir pensé, que je me suis ainsi troublée : dans mon chemin, j’ai passé devant la chambre où ma pauvre chère dame est morte. Tout étoit si tranquille, si sombre autour de moi, que je croyois presque la voir telle que je l’ai vue sur son lit de mort.

Emilie rapprocha sa chaise. Dorothée continua. — Il y a maintenant environ vingt ans que madame la marquise arriva dans ce château. Hélas ! je m’en souviens bien. Qu’elle étoit belle quand elle parut dans la grande salle, où nous autres domestiques nous étions tous rassemblés pour la recevoir ! Combien M. le marquis paroissoit heureux ! Ah ! qui alors eût pu le penser ! Mais, que dis-je ? mademoiselle, il me sembla que la marquise avec ses doux regards avoit le cœur triste. Je le dis à mon mari. Il me dit que c’étoit une idée chimérique. Je ne lui en parlai plus, et je gardai pour moi mes observations. Madame la marquise étoit à-peu-près de votre âge ; et, comme je l’ai souvent remarqué, elle vous ressembloit beaucoup. M. le marquis tint fort long-temps maison ouverte, et donna des repas si nombreux, que jamais depuis le château n’a été si brillant. J’étois plus jeune, mademoiselle, que je ne le suis à présent ; j’étois tout aussi gaie qu’une autre. Je dansois, je m’en souviens, avec Philippe le sommelier ; j’avois une robe à fleurs, des rubans jaunes, et un bonnet, non pas comme on les porte à présent, mais très-élevé, avec des rubans tout autour. Cela m’alloit très-bien. M. le marquis me remarqua. Ah ! c’étoit bien alors le plus honnête seigneur. Qui auroit pu penser que lui !…

— Mais la marquise, Dorothée, vous me parliez d’elle, dit Emilie.

— Ah ! oui. Madame la marquise, je pensois qu’au fond du cœur elle n’étoit pas heureuse. Je la surpris une fois tout en pleurs dans sa chambre. Quand elle me vit, elle essuya ses yeux, et s’efforça de sourire. Je n’osai pas lui demander ce qu’elle avoit ; mais la seconde fois que je la vis dans cet état, je lui en demandai la cause, et elle en parut offensée. Ainsi je ne dis plus rien. J’en devinai pourtant quelque chose. Son père, à ce qu’il paroît, l’avoit forcée d’épouser le marquis à cause de sa fortune. Il y avoit un autre gentilhomme, ou autrement un chevalier, qu’elle aimoit mieux, et qui étoit très-épris d’elle. Elle s’affligeoit de l’avoir perdu, à ce que j’imagine ; mais elle ne m’en a jamais parlé. Ma maîtresse essayoit de cacher ses pleurs au marquis. Je la voyois souvent après ses accès de tristesse, prendre un air calme et doux quand il entroit chez elle. Mon maître tout-à-coup devint sombre, brusque et fort dur pour madame. Elle s’en affligea beaucoup, mais sans jamais se plaindre. Dans ces momens, elle étoit toute charmante pour se remettre en bonne humeur. Mon cœur saignoit de voir cela. Mais il étoit si sauvage, il lui répondoit si durement, qu’elle s’enfuyoit dans sa chambre en pleurant. Je l’écoutois dans l’antichambre. Pauvre chère dame ! Mais rarement j’osois m’approcher. Quelquefois je pensois que monsieur étoit jaloux. Ma maîtresse étoit admirée de bien du monde ; mais elle étoit trop honnête pour mériter le moindre soupçon. Parmi les chevaliers qui visitaient le château, il y en avoit un que je pensois toujours qui étoit fait pour madame. Il étoit si poli, si spirituel ; il y avoit tant de grâce dans ses actions, dans ses discours. J’ai toujours observé que lorsqu’il étoit là, M. le marquis étoit toujours plus mécontent, et madame plus pensive. Il me vint dans la tête que c’étoit celui-là même qu’elle devoit épouser ; mais jamais je n’en ai été bien sûre.

— Quel étoit le nom de ce chevalier ? Dorothée, lui dit Emilie.

— Je ne puis vous le dire, mademoiselle ; cela auroit trop d’inconvéniens. Une personne qui est morte depuis, m’a assuré que la marquise n’étoit pas en bonne règle la femme du marquis, et qu’elle avoit d’abord épousé secrètement le chevalier qu’elle aimoit tant. Elle n’osa pas le confesser à son père qui étoit un homme dur ; mais cela n’est pas vraisemblable, et je n’y ai jamais donné une grande confiance. Comme je disois, le marquis, à ce qu’il me sembloit, étoit hors de lui-même quand ce chevalier se trouvoit au château. Le traitement qu’il faisoit à madame la rendit à la fin misérable à l’excès. Il ne vouloit plus qu’elle vît personne, et la laissoit vivre toute seule. Je la servois toujours. Je voyois ce qu’elle souffroit, mais elle ne se plaignoit pas.

Après un an passé de la sorte, madame tomba malade. Je crus d’abord que son chagrin en étoit la cause ; mais, hélas ! je crains bien que cette cause ne fût plus fâcheuse.

— Plus fâcheuse ! dit Emilie ; et comment ?

— Je le crains, mademoiselle ; il y eut d’étranges circonstances ; mais je vous dirai seulement ce qui arriva : M. le marquis…

— Paix, Dorothée. Qu’est-ce que j’entends ? dit Emilie.

Dorothée changea de visage. Elles écoutèrent toutes deux, et entendirent quelques sons d’une douceur singulière.

— J’ai sûrement déjà entendu cette voix, dit Emilie.

— Je l’ai souvent entendue, et à cette même heure, dit Dorothée gravement. Si les esprits peuvent faire de la musique, celle-ci ne peut venir que d’eux.

À mesure que les sons approchoient, Emilie les reconnut pour ceux qu’elle avoit entendus dans le temps de la mort de son père. Soit que le souvenir qu’ils lui rappeloient réveillât sa mélancolie, soit qu’elle fût frappée d’un respect superstitieux, elle fut prête à perdre connoissance.

— Je crois vous avoir dit, mademoiselle, reprit Dorothée, que j’entendis cette musique bientôt après la mort de ma chère dame. Je me souviens encore de cette nuit-là.

— Paix, elle approche, dit Emilie ; ouvrons la fenêtre, et écoutons.

Elles écoutèrent ; mais les sons s’éloignèrent peu à peu : et tout rentra dans le calme. Il sembloit qu’ils se fussent évanouis dans les bois, dont les sommets touffus se détachoient sur un horizon clair. Tout le reste du paysage étoit enveloppé dans l’ombre de la nuit, et ne laissoit voir que très-imparfaitement quelques parties du jardin.

Emilie appuyée sur la fenêtre, considéroit ces ténèbres avec un respect qui la glaçoit ; elle levoit les yeux sur un firmament sans nuages, qu’éclairoient seulement les étoiles. Dorothée reprit à voix basse :

— Je vous disois donc, mademoiselle, que je me rappelois la première fois que j’avois entendu cette musique ; c’étoit une nuit, peu de temps après la mort de madame ; j’étois restée plus tard qu’à l’ordinaire, je ne sais pas comment cela s’étoit fait ; j’avois rêvé long-temps à ma pauvre maîtresse, et à la triste scène dont je venois d’être témoin. Tout au château étoit tranquille ; j’étois fort loin de tous les domestiques ; cette solitude, les tristes choses auxquelles j’avois pensé, m’avoient presque épuisée ; je me sentois isolée ; je cherchois à entendre quelque bruit : vous savez, mademoiselle, que quand on entend du mouvement, on ne craint pas si fort. Tout le monde étoit couché ; je restois là songeant et méditant ; j’avois peur de regarder dans la chambre, et la figure de ma pauvre dame me revenoit à l’esprit, comme je l’avois vue quand elle étoit mourante. Une ou deux fois je crus la voir réellement devant moi ; tout-à-coup j’entendis une musique si douce ! elle sembloit presque à ma fenêtre : je n’oublierai jamais ce que je sentis ; je n’avois pas la force de me lever, mais je pensai que c’étoit la voix de madame, et les larmes me vinrent aux yeux. Je l’avois entendue chanter pendant sa vie, et elle avoit une très-belle voix : je pleurois quelquefois en l’entendant, quand assise dans son oratoire, et tenant son luth, elle chantoit le soir des romances si tristes, et de quels accens ! oh ! cela alloit au cœur, J’écoutois de l’antichambre. Dans l’été, la fenêtre ouverte, elle chantoit quelquefois une heure de suite ; quand j’entrois pour fermer, elle ne se doutoit pas du temps qu’elle y avoit passé. Mais comme je le disois, mademoiselle, continua Dorothée ; quand j’entendis pour la première fois cette musique, je pensois qu’elle venoit de madame, et je l’ai encore souvent cru depuis que je l’ai entendue par intervalles : elle avoit cessé depuis quelques mois, mais la voilà revenue.

— Il est extraordinaire, observa Emilie, que l’on n’ait point encore découvert quel est le musicien.

— Oh ! mademoiselle, si c’étoit une personne naturelle, on la connoîtroit depuis long-temps ; mais qui auroit le courage d’aller suivre un esprit ? et même quand on seroit assez hardi, à quoi cela mèneroit-il ? Les esprits, vous le savez, mademoiselle, peuvent prendre la figure qu’ils veulent ; ils sont là, ils sont ici, l’instant d’après ils sont ailleurs.

— De grâce, reprenez l’histoire de la marquise, dit Emilie, et informez-moi de son genre de mort.

— Je le veux bien, dit Dorothée ; mais retirons-nous de la fenêtre.

— Cet air pur me fait du bien, dit Emilie ; j’aime à l’entendre murmurer au bord des bois, et à regarder ce paysage obscur : vous parliez de M. le marquis, quand la musique vous a interrompue.

— Oui, mademoiselle ; M. le marquis devint de plus en plus sombre, et madame empiroit tous les jours. Une nuit elle fut très-mal ; on vint m’appeler ; je courus auprès de son lit, et je fus effrayée de son état. Quel changement ! elle me regarda de manière à pénétrer de compassion ; elle me pria d’appeler le marquis, qui n’étoit pas encore venu chez elle, et de lui dire qu’elle avoit des choses secrètes à lui communiquer. Il vint, parut affligé de la voir si mal, et parla fort peu. Ma maîtresse lui dit qu’elle se sentoit mourante, et desiroit de l’entretenir seul ; je sortis, et je n’oublieroi jamais le regard qu’elle me jeta en ce moment.

Lorsque je revins, j’osai dire à monsieur d’envoyer chercher un médecin, imaginant que la douleur l’empêchoit d’y penser ; madame dit qu’il étoit trop tard : monsieur, bien loin de la croire, sembloit regarder sa maladie comme légère. Elle eut une affreuse convulsion : je n’oublierai jamais ses cris. Monsieur fit partir un homme à cheval pour chercher un médecin, et parcourut tout le château dans l’égarement de la douleur. Je restois près de madame, et j’essayois de la soulager. Elle avoit des intervalles ; et pendant un de ces momens, elle envoya encore chercher monsieur : il vint ; j’allois me retirer ; elle désira que je ne m’écartasse pas. Oh ! je n’oublierai jamais la scène qui se passa ; à peine si maintenant je puis y penser. Monsieur perdoit presque la raison. Madame y mettoit tant de bonté, prenoit tant de peines pour le consoler, que si jamais il avoit eu quelques soupçons, ils devoient être dissipés. Il sembloit accablé au souvenir de ses mauvais traitemens. Elle en fut si touchée, qu’elle s’évanouit.

Nous fîmes sortir monsieur ; il courut dans son cabinet, se jeta par terre, et ne voulut rien entendre. Quand madame fut remise, elle demanda de ses nouvelles ; mais elle dit ensuite que sa douleur l’affligeoit trop, et qu’il falloit la laisser mourir tranquillement. Elle mourut dans mes bras, mademoiselle, avec le calme d’un enfant ; la crise violente étoit passée.

Dorothée s’arrêta et pleura. Emilie pleura avec elle ; elle étoit attendrie par la bonté de la marquise, et par la douce patience avec laquelle elle avoit souffert.

— Quand le médecin vint, reprit Dorothée, hélas ! il étoit trop tard ! Il parut étonné en voyant le corps de ma maîtresse ; sa figure étoit devenue noire. Il fit sortir tout le monde, et me fit de singulières questions au sujet de la marquise et de sa maladie. Il secouoit la tête à mes réponses, et paroissoit en penser plus qu’il n’en vouloit dire. Je le compris trop bien ; néanmoins je gardai mes conjectures pour moi ; je n’en fis part qu’à mon mari, qui me recommanda de me taire. Quelques autres domestiques formèrent pourtant les mêmes soupçons ; ils circulèrent dans le voisinage, mais jamais on ne les publia. Quand le marquis sut que madame étoit morte, il s’enferma, et ne voulut voir que le médecin. Ils restèrent plus d’une heure ensemble, et le docteur ne me parla plus de madame. On l’enterra dans l’église du couvent. Tous les vassaux suivirent les funérailles ; tous fondoient en larmes, car elle étoit très-bienfaisante. Quant à M. le marquis, jamais je ne vis une mélancolie comme la sienne ; quelquefois c’étoient des accès de violence où il perdoit le sentiment. Il ne demeura pas long-temps au château ; il partit pour son régiment. Peu-après tous les domestiques reçurent leur congé, sauf mon mari et moi, parce que notre maître étoit parti pour la guerre. Je ne l’ai pas revu depuis ; il n’a jamais, voulu revenir à ce château, quoique ce soit un si beau lieu, et jamais n’a voulu finir ce beau bâtiment au couchant qu’il avoit fait construire, et qui est toujours testé fermé jusqu’à l’arrivée de M. le comte.

— La mort de la marquise paroît extraordinaire, dit Emilie, qui desiroit en savoir plus qu’elle n’osoit en demander.

— Oui, mademoiselle, dit Dorothée, elle fut extraordinaire. Je vous dis tout ce que j’ai vu ; vous pouvez deviner ce que je pense ; je ne puis vous en dire davantage, et je ne veux pas semer des bruits qui pourroient offenser M. le comte.

— Vous avez bien raison, dit Emilie. Où le marquis est-il mort ? — Dans le nord de la France, à ce que je crois, mademoiselle, dit Dorothée. J’eus bien de la joie lorsque j’appris que M. le comte arrivoit. Ce lieu a été bien long-temps dans une triste désolation. Nous y entendîmes des bruits étranges peu après la mort de madame ; et mon mari et moi nous nous retirâmes dans une chaumière. Maintenant, mademoiselle, je vous ai dit cette tragique histoire ; je vous ai dit toutes mes pensées, et vous m’avez promis, tous le savez bien, de n’en jamais rien laisser transpirer. — Je serai fidelle à ma promesse, dit Emilie ; ce que vous m’avez appris m’intéresse plus que vous ne croyez vous-même. Je voudrois seulement vous engager à me nommer le chevalier qui, selon vous, convenoit si bien à la marquise.

Dorothée s’y refusa constamment, et revint à la ressemblance d’Emilie avec la marquise. Il y a un autre portrait d’elle, ajouta Dorothée ; il est dans une des pièces qui sont restées fermées. Il fut fait avant son mariage, et vous ressemble bien plus que la miniature. Emilie montra un extrême désir de le voir. Dorothée répondit qu’elle ne se soucioit pas d’entrer dans cet appartement. Emilie lui rappela que le comte, le jour précédent, avoit parlé de le faire ouvrir. Dorothée réfléchit, et convint qu’elle aimeroit mieux le parcourir d’abord avec Emilie seule. Elle promit donc de lui montrer le tableau.

La nuit étoit trop avancée, et Emilie trop affectée du récit qu’on venoit de lui faire, pour visiter si tard l’appartement ou cet événement s’étoit passé. Elle pria Dorothée de venir la nuit suivante, à une heure où on ne pût la voir, et de la conduire. Outre son désir de voir le portrait, elle sentoit une pressante curiosité de voir la chambre où la marquise étoit morte, et qui, suivant le rapport de Dorothée, étoit restée dans le même état où elle étoit lors de l’enterrement. L’émotion que l’attente d’une telle scène lui causoit étoit alors conforme à l’état de son esprit. Elle étoit accablée du changement de son sort ; les objets rians ajoutoient à sa mélancolie, au lieu de la dissiper : peut-être avoit-elle tort de pleurer si amèrement un malheur qu’elle n’avoit pu éviter ; mais aucun effort de raison ne pouvoit lui laisser voir avec indifférence l’abaissement de celui qu’elle avoit jadis estimé autant qu’aimé.

Dorothée promit de revenir la nuit suivante avec les clefs de l’appartement ; elle souhaita le bonsoir à Emilie, et se retira. Emilie resta à la fenêtre, rêvant tristement sur le destin de l’infortunée marquise, et attendant avec intérêt la musique nocturne. Le calme de la nuit ne fut troublé que par le murmure des bois, dont un léger zéphyr agitoit le feuillage. La cloche du couvent sonnoit aussi par intervalle. Emilie se retira de la fenêtre, et s’assit près de son lit, dans une mélancolie que cette heure solitaire entretenoit. Le cahrme fut interrompu soudain, non par de la musique, mais par un bruit fort singulier, qui sembloit venir de la chambre voisine ou de celle qui étoit au-dessous. La catastrophe terrible qu’on venoit de lui raconter, les circonstances mystérieuses liées avec ce château, avoient si fort ébranlé ses esprits, qu’elle céda un moment à une crainte superstitieuse. Le bruit ne se renouvela pourtant pas, et elle chercha à s’endormir, pour oublier dans le sommeil la désastreuse histoire qu’elle avoit entendue.