Les Mystères de Londres/1/30

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Au Comptoir des imprimeurs unis (3p. 287-331).


XXX


DRAME.


Lord James Trevor et sa fille firent une partie de la route en silence. Mary, dans un accès de passion vraie, avait rompu d’un seul effort le réseau de sophismes qui s’interposait comme un voile ténébreux, entre elle et son amour. Elle avait repris les rênes de sa conscience ; son esclavage moral avait brusquement pris fin. Elle était elle-même ; elle pensait avec sa propre intelligence, elle sentait avec son propre cœur.

Aussi, n’y avait-il plus de doute en elle, plus d’incertitude. Une seule image régnait despotiquement au fond de sa pensée. Pas un souvenir pour Rio-Santo, cet homme si beau, si séduisant, si supérieur aux autres hommes, ce demi-dieu qu’on lui avait si long-temps désigné du doigt en disant : Admirez !… adorez !… Rien pour lui ! tout à Frank, tout au pauvre blessé qui n’avait point d’avocat, qui n’avait que des ennemis !

Mary renaissait donc de sa faiblesse mortelle. Tous les généreux instincts de la femme surgissaient en elle à la fois. Elle était forte en ce moment, et courageuse, et capable de vaincre en bataille rangée cette tyrannie domestique qu’elle venait de secouer en quelque sorte par surprise.

Un doux et délicat incarnat teignait la pâleur de sa joue. Son œil brillait d’un téméraire éclat. Sa gracieuse taille, redressée, avait quelque chose d’intrépide dans sa pose. Tout son être enfin, si frêle dans son aristocratique beauté, semblait se raidir pour la guerre prochaine, et menacer de loin la main oppressive sous laquelle s’était courbée si long-temps sa débile volonté.

Mary se complaisait dans cette force inaccoutumée et remerciait Dieu.

Cela dura un quart d’heure. Au bout de ce temps, un nuage passa sur le front de Mary. Elle prit tout-à-coup la main de son père et le regarda en face avec prière.

— Milord, dit-elle, mes souvenirs sont bien confus, et les cruelles paroles de lady Campbell, ma tante, me reviennent seulement comme ces choses qu’on entendit dans le pénible travail d’un rêve… Mais vous… je crois me rappeler… lorsqu’on a accusé Frank d’avoir une maîtresse, n’avez-vous pas dit : Je le sais ?

Lord Trevor essaya de sourire.

— Oh ! répondez-moi, milord, mon bon père ! dit Mary d’une voix suppliante ; — je ne me trompe point, n’est-ce pas ?

— Enfantillages que tout cela ! grommela brusquement lord Trevor.

— Non ! oh ! non, mon père… Je l’aime tant !… je l’aime tant que s’il m’avait oubliée pour une autre femme, je ne saurais point lui pardonner, milord.

Mary prononça ces mots d’une voix ferme, et son œil sec et brûlant interrogea de nouveau la physionomie de son père.

Celui-ci essaya encore de sourire, puis enfin il se donna au diable à demi-voix, lui d’abord et Frank ensuite, du meilleur de son cœur.

Mary lâcha sa main et appuya sa tête contre la paroi rembourrée de l’équipage. — En face des blessures qui venaient de ce côté, elle retrouvait toute son ancienne faiblesse.

L’équipage tourna l’angle de Regent’s-Street.

La voiture aux armes de Dunois stationnait toujours devant Dudley-House, et la petite duchesse de Gêvre était toujours à la portière.

— Allons, ma belle ! allons ! s’écria-t-elle dès qu’elle aperçut l’équipage de Trevor ; — c’est le moment !

Elle ouvrit elle-même la portière et poussa Susannah, qui ne prenait point la peine de cacher sa répugnance.

— Montez l’escalier, montez vite ! reprit impérieusement la petite Française ; — frappez !… Une fois dedans, on vous dira ce qu’il faut faire.

Susannah monta les degrés. — La duchesse de Gêvres fit un signe au cocher, qui tourna bride et lança ses chevaux au galop dans la direction de Tottenham-Court-Road.

L’équipage de lord Trevor s’arrêtait au même instant devant Dudley-House.

Mary n’avait pas perdu le plus mince détail de la scène que nous venons de raconter. Elle pressa fortement le bras de son père, qui, lui, n’avait rien vu, si ce n’est une voiture passant au galop de deux fort beaux chevaux.

— Milord, dit-elle d’une voix altérée, cette femme !…

— Quelle femme ?

Mary étendit sa main vers Susannah, qui, à ce moment même, franchissait le seuil de Dudley-House.

— Diable !… murmura lord James, — cette femme, dites-vous, miss Mary ?… Sur mon honneur, je ne la connais pas !

— Je la connais, moi ! prononça sourdement miss Mary, dont la pâleur était revenue.

Tout son corps tremblait par fiévreuses secousses. Elle avait peine à respirer.

Lord Trevor n’était pas seulement à se repentir de l’avoir amenée. Depuis le commencement de la route, il se reprochait amèrement son imprudence, mais le mal était sans remède.

— Du courage, pardieu ! dit-il enfin en cachant son émotion sous une brusquerie affectée.

Puis il ajouta à parte :

— Ah ! coquin de Frank ! coquin de Frank !

— J’ai du courage, répondit Mary avec effort ; — mais qu’attendons-nous, milord ?… Nous sommes venus pour voir Frank Perceval, et voici sa maison.

Lord Trevor se consulta durant une minute.

— Ma fille, reprit-il au bout de ce temps d’un ton affectueux, mais ferme, et qui n’admettait point de réplique. — j’ai agi précipitamment. Vous ne devriez point être ici… Du moins ne pousserai-je pas l’imprudence jusqu’à exposer davantage une fille de Trevor… Vous resterez ici, miss Mary… Je verrai, moi, l’Honorable Frank Perceval.

— Je ne vous ai jamais désobéi, mon père, répliqua Mary, dont la détresse augmentait à chaque instant ; — je me soumets à votre volonté… Mais, au nom de Dieu ! exaucez ma prière ; promettez-moi de me dire… je suis forte, allez ! mon père !… promettez-moi de me dire si cette femme !…

Elle s’arrêta et mit sa main sur son cœur qui défaillait.

— Si cette femme, poursuivit-elle, a le droit de se mettre entre moi et Frank Perceval.

— Je vous le promets, répondit lord Trevor après avoir hésité.

— Sur l’honneur de votre nom, mon père !

— Sur l’honneur de mon nom…

Il y avait environ une demi-heure que le malheureux aveugle, sir Edmund Mackensie, était au chevet de Frank Perceval. Stephen Mac-Nab, qui avait passé toute la nuit précédente et la majeure partie de la journée auprès de son ami, profita de la présence de l’excellent sir Edmund et de l’offre obligeante qu’il fit d’attendre le retour du jeune médecin, pour aller donner de ses nouvelles dans Cornhill.

Il n’avait pas vu sa mère depuis le soir précédent, non plus que Clary, dont la pensée avait abrégé sa longue veille de la nuit passée. Du moment que sir Edmund était là, point d’inquiétudes, car le bon aveugle était connu de Frank depuis long-temps, et de la mère de Frank, — comme de tout le monde, en somme. Qui ne connaissait, à Londres, qui n’aimait le bon sir Edmund Mackensie ?

Frank l’avait bien un peu rudoyé l’avant-veille au bal de Trevor-House, mais Stephen ignorait le fait, et d’ailleurs le pauvre aveugle n’avait point de rancune.

Frank avait eu une nuit de fièvre. Il dormait maintenant.

Le vieux Jack vaquait à quelques soins dans la pièce du rez-de-chaussée.

Ce fut lui qui ouvrit la porte à Susannah.

— L’Honorable Frank Perceval ? dit-elle.

— C’est ici, milady, répondit Jack ; — mais on ne peut le voir.

— Il est malade, reprit Susannah, répétant à contre-cœur la leçon qu’on lui avait apprise ; — je le sais. C’est pour cela que je viens. Stephen Mac-Nab a pensé qu’il était imprudent de laisser son ami seul avec un homme privé de la vue.

— Ce bon M. Stephen ! murmura le vieux Jack ; — il pense à tout… Ah ! par le grand écusson de Perceval ! — que vous pourrez voir si vous entrez dans le cabinet de Son Honneur, madame, — voilà un véritable ami… Son Honneur dort ; mais excès de précaution ne nuit pas… S’il m’était permis de faire une supposition, je dirais à madame qu’elle est probablement l’une des cousines de M. Stephen… Une des misses Mac-Farlane… Un bon vieux nom de laird écossais, ma foi… Ah ! je connais tout cela, moi !… Montez, madame, montez, et que Dieu vous bénisse comme tout ce qui porte intérêt à Perceval !

Susannah s’empressa de profiter de la permission.

— Comme tout cela grandit ! murmura le vieux valet ; — j’ai vu cela courir sur le gazon de Greenwich… c’était haut comme le genou… une jolie miss, ma parole !… Ce doit être la petite Anna, je pense… à moins que ce ne soit la petite… comment se nomme-t-elle ?… Je me fais diablement vieux !… Ah ! la petite Clary… Je demanderai à M. Stephen si c’est la petite Clary ou la petite Anna.

En entrant dans la chambre du malade, Susannah se trouva face à face avec Tyrrel l’Aveugle. C’était la première fois qu’elle voyait son visage éclairé par la lumière du jour. Néanmoins, elle ne put le méconnaître un seul instant.

Tyrrel attacha sur elle ses grands yeux éteints et mornes.

— Qui est là ? dit-il à voix basse.

— Celle que vous attendez, répondit Susannah.

Tyrrel s’avança vers elle et chercha sa main qu’il trouva.

— Ma fille, reprit-il en comprimant sa voix, mais en prononçant chaque mot avec emphase ; — vous savez ce qu’on attend de vous… N’allez pas hésiter au moment d’agir, car vous seriez perdue !…

— Toujours des menaces ! interrompit Susannah.

— On peut vous menacer, ma fille, maintenant que vous êtes heureuse, dit l’aveugle en souriant débonnairement. — Ah ! je vous le répète : nous sommes loin de la Tamise… et l’Honorable Brian, nous est un précieux gage de votre obéissance… À propos : nous reparlerons de l’Honorable Brian, ma fille. Vous avez été, aujourd’hui, bien près de vous trahir, et par conséquent bien près de le perdre.

— Quoi !… s’écria Susannah ; — vous savez ?…

— Je sais tout… Prenez garde !!… Mais vous serez prudente à l’avenir, sinon pour vous, du moins pour lui… Écoutez !

On entendit le marteau de la porte extérieure.

Tyrrel entraîna Susannah vers le lit et la fit se pencher au chevet du malade.

— Un homme va entrer, dit-il, un vieillard. Au moment où il mettra le pied sur le seuil, vous ferez ce qui vous a été ordonné… Point de questions ! ajouta-t-il impérieusement ; — vous avez signé un pacte, il faut l’accomplir.

Lord Trevor montait l’escalier en répondant de loin au vieux Jack.

— Blessé grièvement, pauvre garçon ! dit-il ; — après tout, je me trompe peut-être… Ce n’est pas le moment pour lui d’être en bonne fortune.

Il mit le pied sur le seuil et aperçut Susannah qui lui tournait le flanc. Il s’arrêta.

— Allons ! murmura Tyrrel.

Susannah pâlit et ne bougea pas.

— Allons, au nom du diable, femme !… répéta Tyrrel d’une voix sèche, sourde, pénétrante, qui ne ressemblait en rien à la voix qu’il se donnait d’ordinaire, — c’est sur Lancester que l’on se vengera !

Susannah le regarda et tressaillit. — Une larme de rage et de douleur jaillit, brûlante, de sa paupière. Mais elle se pencha et mit un baiser sur le front de Frank Perceval.

Lord Trevor laissa échapper une douloureuse exclamation.

— Qui est là ? demanda l’aveugle.

Au lieu de répondre, lord Trevor descendit brusquement les marches de l’escalier.

— Vous pouvez vous retirer, murmura Tyrrel à l’oreille de Susannah. Merci !

Lord James Trevor, en passant près du vieux Jack, lui jeta quelques dures paroles et remonta dans son équipage, qui partit aussitôt.

Susannah, honteuse, navrée et sentant vaguement qu’elle venait de jouer entre des mains perfides le rôle d’un instrument funeste, s’esquiva sans répondre au vieux Jack qui lui demandait si, décidément, elle était miss Anna ou miss Clary Mac-Farlane.

Frank, cependant, s’était réveillé en sursaut au moment où la bouche de Susannah touchait son front. — Il avait vu, comme en un rêve, la sévère figure de lord Trevor sur le seuil et le ravissant visage de la belle fille qui se penchait à son chevet.

Il avait refermé les yeux en poussant une vague plainte.

Au bout de quelques secondes, il rouvrit les yeux et ne vit plus que le bon sir Edmund Mackensie, tranquillement assis à son chevet.

— Je viens d’avoir une vision étrange, murmura-t-il ; — j’ai vu lord Trevor… et aussi une femme… J’ai fait plus que la voir… je sens encore à mon front le contact de sa bouche glacée… Ce n’était pas Mary !

— Mon cher Frank, dit le pauvre sir Edmund en soupirant bien fort ; — je ne puis vous dire si vous avez rêvé oui ou non… J’ai entendu marcher dans la chambre, mais, vous savez, mes yeux…

— Sonnez Jack, monsieur ! interrompit Frank ; — vous avez entendu marcher, dites-vous ?…

Jack parut aussitôt que la sonnette eut retenti.

— Qui est venu ? demanda Frank avec agitation.

— Ne le savez-vous pas, Votre Honneur ?… Je me disais bien qu’il fallait que vous n’eussiez pas reconnu lord Trevor pour l’avoir ainsi mécontenté.

— Lord Trevor ! répéta Frank,

— Il vient de sortir, Votre Honneur, en jurant par Dieu et le diable qu’il ne vous reverra jamais.

— Ah ! dit Frank qui se leva sur son séant.

— Il n’y a pas jusqu’à la petite miss que vous aurez mécontentée aussi… Une jolie demoiselle, pourtant !… Elle vient de s’enfuir comme une…

— Mais quelle jeune fille ?… quelle demoiselle ?… de quoi me parles-tu ? s’écria Frank dont la tête se perdait.

— La cousine de M. Stephen, pardieu, miss Anna — ou miss Clary — Mac-Farlane.

— Ah !… dit encore Frank avec soulagement, cette fois.

— Tenez ! voilà justement M. Stephen qui va nous dire…

Stephen entrait en effet : il venait de quitter ses deux cousines. — Ce ne pouvait être ni Clary ni Anna.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Frank. — J’ai donc bien vu !… lord Trevor… le père de Mary !… était là… Une femme se penchait sur mon front… il l’a vue… et il a dit…

Frank n’acheva pas. Il retomba lourdement à la renverse et perdit connaissance.

— Mais quelle est donc cette femme… ou ce démon ? murmura le vieux Jack qui commençait à comprendre ; — sir Edmund… il est aveugle, pardieu ! il n’a rien vu !

Stephen, lui aussi, comprenait. Tout en donnant, avec son sang-froid habituel, tous les soins nécessaires à Frank, il réfléchissait. Mais sa tête se perdait dans un dédale d’hypothèses romanesques, seules admissibles en cette circonstance extraordinaire, et auxquelles son esprit positif ne pouvait que difficilement s’arrêter.

Quelle était cette femme ? Qui l’avait apostée ?… Était-ce le second acte de la tragédie dont le docteur Moore et son aide Rowley avaient joué les premières scènes ?…

Vingt fois Stephen, oubliant la cécité du pauvre sir Edmund Makensie, se tourna vivement vers lui pour interroger, pour savoir ; — mais le regard morne du malheureux aveugle arrêtait les paroles sur ses lèvres.

— Sir Edmund, dit-il enfin, Frank va reprendre ses sens et j’ai besoin d’avoir avec lui un entretien secret… veuillez excuser…

— Je me retire, monsieur Mac-Nab, répondit l’aveugle. — J’étais venu pour rendre un service, ajouta-t-il avec une tristesse si vraie que Stephen se sentit ému ; — mais, aujourd’hui comme bien souvent, monsieur, ma présence a été plus nuisible qu’utile… Que Dieu vous préserve du fléau dont je suis accablé, monsieur Mac-Nab.

Stephen lui serra silencieusement la main. Sir Edmund sortit, accompagné par le vieux Jack qui guida jusqu’au seuil de la rue ses pas chancelants et fit appeler une voiture de place.

Lorsque Frank reprit ses sens, il se trouva entre Stephen et lady Ophelia, comtesse de Derby, qui semblait vouloir se retirer, mais que Stephen retenait de son mieux. Frank ne se rappela pas tout d’abord ce qui s’était passé.

— Mon ami, lui dit Stephen en interrogeant son pouls, vous êtes bien faible encore pour supporter les émotions qu’on vous prépare et que, comme médecin, je devrais écarter. Mais vous êtes menacé dans le bonheur de votre vie ; l’ami doit remplacer ici l’homme de l’art… Écoutez-moi. Vous venez d’être frappé cruellement…

— Je me souviens, dit Frank d’une voix plaintive ; — oh ! n’est-ce donc pas un rêve ?…

— Non, répliqua Stephen avec fermeté. — Ce que vous avez vu est réel. Il y a maintenant une barrière entre vous et miss Mary Trevor…

— Son père… ma dernière espérance ! murmura Perceval.

— Courage ami !… Si je vous parle ainsi dans l’état où vous êtes, ne devinez-vous pas que j’ai un remède à votre mal ?… Rassemblez vos forces… voici une autre espérance à la place de celle qui vient de vous être enlevée… Madame la comtesse de Derby est ici, fidèle au rendez-vous… elle va parler…

— Non, monsieur, non, s’écria lady Ophelia qui se sentit faible en face du moment suprême ; — non… Ce secret n’est pas le mien… Je vous en supplie… permettez que je me retire…

Stephen lui adressa un regard de reproche.

— Non, monsieur ! répéta la comtesse ; — c’est impossible !

— Êtes-vous donc venue, madame, dit amèrement le jeune médecin, — seulement pour contempler son agonie ?

— La comtesse, qui s’était retirée derrière le lit de Frank, revint se mettre à son chevet. — Le reproche avait produit son effet.

— Je veux parler à l’Honorable Frank Perceval et non pas à vous, monsieur, dit-elle à Stephen après un silence et avec hauteur ; — je vous prie de vous éloigner…

Stephen approcha des lèvres de Frank une cuillère pleine de cordial, salua la comtesse d’un air de respectueuse gratitude, et quitta la chambre aussitôt.

La comtesse de Derby hésita long-temps à prendre la parole après que Stephen fut parti. Lorsqu’elle ouvrit la bouche enfin, ce fut pour raconter, en phrases entrecoupées et d’une voix intelligible à peine, une histoire où le nom de Rio-Santo fut bien souvent prononcé.

Frank écoutait, la bouche béante, l’œil grand ouvert. Il revivait à force d’attention, et l’intérêt puissant du récit lui rendait de la force.

— Et c’est cet homme qui épouserait Mary ! s’écria-t-il lorsque la comtesse se tut.

Celle-ci lui prit la main. Elle avait les yeux pleins de larmes :

— C’est un homme que ni vous ni moi ne pouvons juger, milord, dit-elle à voix basse… Ce que vous venez d’entendre vous rend fort contre lui… N’en abusez pas… Souvenez-vous que j’ai votre serment… et que je l’aime !

La comtesse prononça ces derniers mots avec effort ; une épaisse rougeur couvrait son front, et Frank sentait trembler convulsivement sa main.

Avant qu’il eût pu répondre, elle se leva et sortit précipitamment.

— Stephen ! Stephen ! cria Frank que la fièvre en ce moment soutenait et rendait valide ; — de l’encre, du papier !… Appelez Jack, Stephen… Oh ! tout n’est pas perdu !… Elle est bien malheureuse, Stephen, cette pauvre femme ! Voyons ! ce qu’il faut pour écrire. Je vais jouer ma dernière chance, et quelque chose me dit que cet homme ne me vaincra pas aujourd’hui comme hier !…

Jack montra sa tête chenue à la porte et mit bientôt après sur le lit de son maître encre, plumes et papier.

— Écrirai-je sous votre dictée, Frank ? demanda Stephen.

— Non, non, ami ! répondit celui-ci avec chaleur ; — je vous dis que c’est ma dernière chance, mon dernier espoir…

— Son dernier espoir ! répéta le vieux Jack dont l’honnête visage exprimait une douloureuse curiosité.

— Je veux tenter le sort par moi-même ! poursuivit Frank en s’échauffant de plus en plus. — Si j’échoue… ah ! si j’échoue, Stephen, je suis bien près de la mort… Je n’aurai qu’à me laisser choir pour n’avoir plus la fatigue de me relever.

Stephen ne répondit point.

Le vieux Jack secoua sa tête grise et leva au ciel ses regards humides.

Frank, cependant, faisait courir sa plume sur le papier avec une fiévreuse rapidité. Quand il eut achevé, il tendit sa lettre à Jack.

— Pour lord Trevor, dit-il ; ne reviens ici que lorsque tu la lui auras remise toi-même… entends-tu ?

— J’entends, Votre Honneur.

— Fallût-il pénétrer au milieu de son salon, forcer la porte !…

— Je ne reviendrai que quand lord Trevor aura la lettre de Votre Honneur, interrompit le vieux Jack avec simplicité. — Votre Honneur a ordonné, c’est tout ce qu’il faut.

Lord James Trevor était remonté, furieux, dans son équipage.

Il avait d’abord obstinément refusé de répondre aux questions de sa fille ; mais Mary l’avait enfin sommé de tenir sa parole de gentilhomme, et le vieillard avait parlé.

— Je l’ai vu ! dit-il avec emportement ; — vu de mes yeux, en vérité !… Frank vous a oubliée, ma fille !

Mary s’attendait à ce coup depuis quelques minutes, et pourtant ce coup la brisa. Elle s’affaissa contre la paroi de la voiture, et ne prononça plus une parole.

Son père essaya de la tirer de cette morne insensibilité qui lui faisait peur. Mais tout fut inutile. Mary demeurait immobile et raide, ne pleurant point, paraissant à peine souffrir.

De temps à autre seulement, sa gorge se soulevait, et un soupir rapide se dégageait de l’oppression qui pesait sur sa poitrine.

Elle prit le bras de son père en descendant de voiture et entra avec lui au salon. — Dans le salon étaient lady Campbell et le marquis de Rio-Santo.

Ce dernier salua Mary d’un air de résignation digne et, douloureuse ; il s’inclina froidement devant lord Trevor.

Lady Campbell interrogea de l’œil le front soucieux de son frère, puis le visage pétrifié de Mary. Elle devina.

— Milord, dit lord James à Rio-Santo d’un ton brusque et chagrin, — j’ai refusé ce matin de vous donner ma fille parce que je l’avais promise à un autre. Cet autre, que j’aurais mieux aimé pour gendre que vous, milord, m’a rendu ma promesse… de sorte que…

Lord James Trevor hésita.

— Que vous disais-je ? cher marquis, s’écria lady Campbell ; milord mon frère est un vieux soldat dont les compliments ont parfois une forme un peu étrange, mais, en définitive, vous voyez bien qu’il vous accorde…

— Permettez, madame ! je ne me prononce pas… miss Trevor est libre… Qu’elle choisisse un époux, et que Dieu la fasse heureuse !

Mary en entrant était allée s’asseoir à côté de sa tante.

— Eh bien ! ma chère enfant ? dit celle-ci.

Mary la regarda sans comprendre d’abord, puis, tout-à-coup, elle eut par tout le corps un douloureux tressaillement et fondit en larmes.

— Toutes les jeunes filles sont ainsi faites, murmura lady Campbell en souriant. — On dirait que l’approche du bonheur les rend folles.

— Que je l’aimais ! dit miss Trevor parmi ses larmes. Ah ! madame, madame, ajouta-t-elle en mettant son front brûlant sur la main de sa tante, — persuadez-moi, dites-moi encore que je ne l’aime plus !

Lady Campbell était visiblement embarrassée. Rio-Santo avait le cœur serré.

— Mary, dit-il à voix basse en se penchant jusqu’à son oreille, — il est donc vrai !… vous ne m’aimiez pas ?

Miss Trevor leva sur lui ses yeux chargés de larmes et lui tendit la main, que Rio-Santo porta passionnément à ses lèvres.

— Il n’y a plus de passé pour moi, dit-elle avec une sorte de violence ; — je veux vous aimer, milord… n’aimer que vous… Je le veux !

— Enfin ! soupira lady Campbell qui ne crut pouvoir moins faire que de déposer un baiser sur le front de sa nièce.

Lord Trevor tendit sa main au marquis, en disant :

— Ma fille a parlé, milord : vous avez ma parole.

Mary avait épuisé bien vite l’énergie passagère de ce moment de fièvre. Sa pâleur était revenue ; sa débile organisation, cédant enfin à tant de chocs divers, défaillait. Elle n’était pas tout à fait évanouie, mais ses yeux demi-clos et ses oreilles, autour desquelles passait un sourd tintement, n’envoyaient plus à son cerveau que de vagues et incertaines sensations.

On entendit en ce moment un tumulte dans la pièce voisine, c’était comme le bruit d’une dispute, et il semblait que les valets de lord Trevor voulussent défendre la porte à un intrus qui prétendait passer de vive force.

— Donnez votre lettre, disait un groom ; je la remettrai à milord.

— Je la remettrai moi-même, par Saint-Dunstan ! répondait une voix essoufflée.

— Enfin la porte s’ouvrit tout-à-coup, et le vieux Jack, baigné de sueur et les habits en désordre, se précipita dans l’appartement, suivi de deux grooms emportés par leur élan.

Lord Trevor le reconnut tout de suite et détourna la tête.

— Une lettre pour Votre Seigneurie, dit le vieux Jack, — de la part de Son Honneur.

Lord Trevor repoussa la lettre.

— Prenez-la, milord, prenez-la ! s’écria Jack ; — prenez-la, au nom de Dieu !… mon maître se meurt !…

— Retirez-vous, dit sévèrement Trevor ; — je ne connais plus Frank Perceval.

Rio-Santo avait pâli légèrement à la vue du vieux valet ; à ce mot, il retrouva toute sa sérénité.

— Par pitié, milord !… voulut dire encore le fidèle Jack.

Lord Trevor prit la lettre et la déchira sans la lire.

Jack recula, comme si on l’eût frappé lui-même au visage. Ses yeux brillèrent ; sa taille courbée se redressa.

Puis il baissa tristement le front, et jeta au vieux lord un regard de plaintif reproche.

— C’était sa dernière espérance !… murmura-t-il lentement et avec une indescriptible douleur ; — mon pauvre Frank n’a donc plus qu’à mourir !…