Les Mystères de Londres/2/03

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Au Comptoir des imprimeurs unis (4p. 63-91).


III


LA LANTERNE JAUNE.


Lorsque mistress Gruff vit, par le trou de la serrure, les deux jeunes filles immobiles et se tenant embrassées, elle retourna doucement la clé et poussa la porte.

Elles avaient, à son gré, tardé bien long-temps, et cette immobilité pouvait n’être point encore le sommeil. Aussi mistress Gruff, qui était une femme prudente, prit-elle la précaution de passer à plusieurs reprises la bougie devant leurs yeux pour se bien assurer qu’elles dormaient.

Ce manège, joint aux abominables sons du pibroch de Mac-Gregor, que le violon fêlé de master Gruff envoyait d’en bas par la porte ouverte, eût dessillé les yeux d’un mort. Les deux sœurs néanmoins ne bougèrent pas. La léthargie avait décidément commencé. Mistress Gruff était en face de deux charmantes statues, incapables non seulement de lui résister, mais de comprendre le péril.

Aussi la douce hôtesse mit-elle tout-à-coup de côté le sourire de commande qu’elle avait appelé sur ses lèvres à tout hasard. Son visage, qui d’ordinaire se couvrait d’un masque de mansuétude, reprit instantanément la repoussante expression que la nature lui avait infligée. L’hypocrisie tomba ; sous l’hypocrisie parut une dureté froide, brutale, réfléchie, sans aucun mélange de pitié.

— Vingt livres ! murmura-t-elle en examinant les deux pauvres filles d’un œil connaisseur ; — maître Lantern fera un joli bénéfice, qu’il veuille les vendre mortes ou vivantes… car nos chirurgiens ont de drôles de caprices, et ils paient cher pour fourrer l’acier de leur scalpel sous la peau d’un beau corps… Vingt livres !… Il pourrait bien nous donner quelque chose de plus… Ce sont là, ma foi, des morceaux sans défaut, et plus d’un lord viderait sa bourse dans la main d’une honnête femme qui se chargerait…

Mistress Gruff s’arrêta et se prit à réfléchir. Peut-être eut-elle l’idée de couper l’herbe sous le pied de Bob et de lui voler sa marchandise, mais le souvenir d’Angus Mac-Farlane, dont la présence était une terrible menace, vint changer le cours de ses pensées. Elle s’éloigna des deux sœurs, gagna l’escalier, et toussa de cette façon aiguë et affectée qui, par tout pays, est un appel.

C’était le signal convenu. Le violon de toaster Gruff cessa subitement de se faire entendre et le digne aubergiste fut bientôt en haut de l’escalier.

— Est-ce fait ? demanda-t-il tout bas.

— Taisez-vous ! répondit mistress Gruff par habitude ; — que fait le laird ?

— Pas de danger, ma bonne amie. Le laird est dans ses lubies de montagnard. Il cause tout seul de seconde vue et autres fadaises… Oh ! continua master Gruff en s’arrêtant devant les deux sœurs et avec une véritable commisération ; — les deux jolies petites créatures !

Mistress Gruff haussa les épaules.

— Quel dommage. ! reprit l’aubergiste, dont la voix attendrie contrastait avec son apparence néfaste ; — quel dommage de faire du mal à ces pauvres anges !

— Taisez-vous ! dit aigrement mistress Gruff, — et posez le fanal.

L’aubergiste s’éloigna en soupirant.

— Est-il possible, murmura l’hôtesse avec mélancolie, qu’une femme comme moi ait un mari pareil !… N’allait-il pas se lamenter sur le sort de ces péronnelles !… Vingt livres sont vingt livres, entendez-vous, machine sans intelligence ; et parce que maître Bob-Lantern fait son métier comme il faut… en voilà un homme, sur ma foi !… ce n’est pas une raison pour soupirer comme un bœuf qu’on égorge, non !… Ne répliquez pas ; c’est inutile : je suis une pécheresse, et Dieu me fait porter ma croix en ce monde, maître Gruff, voilà ce qui est certain.

Celui-ci n’avait garde de répondre. Il avait vingt ans d’expérience par devers soi et connaissait le danger des discussions.

Il souleva d’un bras robuste le châssis de la fenêtre que la pauvre Clary n’avait point pu ébranler, et ouvrit une lanterne suspendue à la muraille extérieure. Mistress Gruff lui tendit une bougie allumée qu’il ficha sur un poinçon servant de bougeoir à l’intérieur de la lanterne, qui, en s’illuminant, jeta sur le mur des reflets d’un jaune vif et brillant.

De l’autre côté de la fenêtre se trouvait une seconde lanterne. Master Gruff ne l’alluma point ; mais la clarté répandue par le fanal permettait de voir que cette seconde lanterne était fermée par un vitrage vert.

Nous l’avons vu briller déjà certain soir de dimanche sur la Tamise, pendant le brouillard, et nous savons qu’elle servait de signal à l’escadrille du bon capitaine Paddy, qui venait charger les dépouilles des malheureux qu’exploitait le petit commerce des époux Gruff. Nous aurons à nous étendre plus tard sur les mérites de cette nocturne industrie.

Quant à la lanterne jaune, nous en avons dit déjà quelques mots. C’était aussi un signal, mais qui s’adressait aux spéculateurs de la mort. Il n’annonçait pas des dépouilles, mais des cadavres. Le bon capitaine Paddy avait quelque raison de frissonner en pensant à ce lugubre fanal, placé comme une enseigne au dessus de cet antre où le crime industrieux vendait jusqu’à la chair de ses victimes.

Il n’y a que l’Angleterre au monde pour produire de ces monstres rangés, de ces tigres économes qui tiennent en partie double les états de leurs forfaits, et apportent dans l’assassinat la rigoureuse logique des calculs commerciaux.

Maître Gruff lâcha le châssis inférieur de la fenêtre, qui glissa en grinçant le long des rainures humides et retomba bruyamment.

— J’ai cru voir la barque de Bob en avant de Whitefriars, dit l’aubergiste de son air chagrin et grondeur ; — le limier flaire sa proie… Dans trois minutes il sera ici.

— C’est un homme entendu, celui-là ! riposta l’hôtesse avec emphase, en couvrant son époux d’un long regard de mépris ; — si vous aviez assez d’esprit pour comprendre que vous n’êtes qu’un sot, master Gruff, vous tâcheriez d’aller à son école… Mais Dieu vous a fait comme cela pour la punition de mes péchés…

Maître Gruff n’avait pas entendu cette mercuriale. Il s’était involontairement rapproché des deux sœurs et les contemplait avec compassion.

— J’ai fait bien du mal en ma vie, murmura-t-il, mais du diable si ce n’est pas une triste chose que de livrer deux beaux enfants comme cela à ce boucher de Bob…

— Que dites-vous ? s’écria l’hôtesse dont le jaune visage devint pourpre de colère ; — depuis quand vous mêlez-vous de réfléchir ? Elles sont belles, c’est vrai, mais que nous fait cela ?… Avons-nous des rentes pour passer notre temps à larmoyer sur le malheur d’autrui… Descendez voir si le laird s’impatiente et rapportez-moi un verre de whisky… Allons ! plus vite que cela !

Maître Gruff obéit et se demanda s’il ne serait pas opportun de mettre quelque jour dans le whisky de sa femme trois ou quatre gouttes de l’eau de Bob-Lantern, pour l’endormir comme il faut.

À cette question, le bon sens de maître Gruff répondit que mieux vaudrait pendant qu’on y serait, doubler la dose et verser six ou huit gouttes, afin d’éviter tout péril de voir l’avenante hôtesse se réveiller jamais.

Il se promit d’y penser à loisir.

Au moment où il revenait annoncer que le laird restait toujours au coin du feu, perdu dans les brouillards de ses pensées, un coup de cloche résonna au dessus de sa tête.

— Voilà maître Bob, dit l’hôtesse ; — en besogne, tout de suite !

Ils se mirent à deux pour soulever la table, qu’ils transportèrent dans un coin de la pièce, et Gruff, saisissant à l’aide d’un crochet une corde qui s’enroulait à une poulie vissée dans l’une des poutres du plafond, la fit descendre jusqu’à terre.

Pendant cela, l’hôtesse séparait sans trop de précaution les deux sœurs, qui se tenaient toujours embrassées. Elle savait que désormais il n’y avait nulle chance de les éveiller.

Deux draps furent étendus à terre. Gruff et sa femme enveloppèrent dans l’un d’eux Clary, et la déposèrent dans une sorte de hamac préalablement fixé au bout de la corde.

D’ordinaire ce hamac ne servait point à des vivants.

Maître Gruff saisit un anneau de fer replié et rentrant dans le bois du plancher, justement à la place où se trouvait naguère la table servie ; à force de bras, il souleva une lourde trappe, qui cria sur ses gonds rouillés, et laissa voir un trou noir et béant.

Who’s there ? demanda-t-il tout bas.

Fellow ! répondit au fond du trou la voix de Bob-Lantern. La poulie se prit à tourner, et le paquet blanc qui renfermait la pauvre Clary disparut dans le trou.

— Pas si fort ! pas si fort ! dit Bob-Lantern avec inquiétude. — N’allez pas m’avarier cela, maître coquin ! Laquelle est-ce ?

— Du diable ! si j’ai songé à lui mettre une étiquette sur le dos, répondit Gruff d’un ton bourru ; — c’est la première venue… La tenez-vous ?

— Attendez !… pas d’imprudence !… C’est fragile, cela, maître assommeur… Là, je la tiens, cette chère enfant… À l’autre !

La corde remonta. Mistress Gruff, pendant cette première opération, avait eu le temps d’ensevelir Anna qui se trouva prête ainsi à faire le voyage à son tour.

Mais, au moment où les deux époux la déposaient dans le hamac, un bruit de pas se fit à la porte et le sombre visage du laird Angus Mac-Farlane parut sur le seuil.

Mistress Gruff terrifiée lâcha prise, et la tête d’Anna n’étant plus soutenue tomba hors du hamac et souleva en tombant le coin du drap qui la recouvrait. — Ses longs cheveux dénoués ruisselèrent aussitôt jusqu’à terre.

Le laird avait monté l’escalier, non point par l’effet d’un soupçon quelconque ou d’un mouvement de curiosité. La pente naturelle de ses pensées l’entraînait fort souvent loin des choses de ce monde, comme il arrive à tous les adeptes de cette superstition endémique en Écosse et que notre grand romancier a popularisée dans plusieurs de ses admirables récits : la seconde vue. Les malheurs et les fautes d’un passé orageux lui faisaient lire dans l’avenir d’autres malheurs, et d’autres fautes, et c’était en grande partie ce perpétuel mélange de douleurs passées et de souffrances futures qui viciait son caractère au point de lui donner aux yeux des indifférents l’apparence d’un maniaque.

Il était venu là sans réfléchir et parce que, d’ordinaire, c’était là qu’il venait.

— Allez-vous-en ! dit-il en entrant ; — je veux être seul.

Mistress Gruff, malgré son agitation, avait eu la présence d’esprit de se placer prestement entre lui et Anna.

— Encore un ballot à descendre, Votre Honneur, dit-elle en rappelant le plus aimable de ses sourires, — et nous vous rendons votre appartement.

Le laird s’avança lentement vers l’intérieur de la chambre. La fixité morne de ses regards témoignait de reste qu’il ne voyait rien de ce qui se passait autour de lui.

— Laisse aller, malheureux, laisse aller ! murmura mistress Gruff en se tournant à demi vers son mari, qui demeurait comme pétrifié.

— Vous ferez approcher un cab, dit le laird dont les idées semblèrent revenir aux choses de la vie ; — je veux me rendre dans Cornhill pour voir mes filles.

— Comme elles vont être contentes, les pauvres chères demoiselles, osa dire l’hôtesse, qui ajouta en se tournant vers son mari : — veux-tu bien lâcher la poulie, misérable !

Mais l’aubergiste restait frappé de stupeur. C’était à coup sûr un coquin désespéré ; mais il était fort loin d’être à la hauteur de sa femme, et la présence de ce père auprès de ses deux filles sacrifiées, le glaçait d’horreur et de crainte à la fois.

Le laird, cependant, était arrivé au milieu de la chambre et mistress Gruff le séparait seule de sa fille, suspendue au dessus de la trappe béante.

L’hôtesse était une femme de tête. En face de la crise imminente qui se préparait, elle avait repris tout son sang-froid. D’un coup d’œil, elle toisa la situation. Sans plus tenir compte de son mari, sur l’appui duquel il ne fallait point faire fonds, elle calcula jusqu’à quel point il était prudent de jouer avec la préoccupation chronique du laird ; elle fit la part de l’audace et la part de la prudence ; bref, elle combina un de ces plans rapides, dont le mérite est dans leur simplicité vulgaire, qui servent tantôt à une jeune femme pour mettre son mari dans la position déplorable mentionnée par le psalmiste (oculos habent et non videbunt), tantôt à un diplomate pour escamoter une province, tantôt à notre Wellington pour gagner une bataille.

La chambre était éclairée par une seule bougie, demeurée sur la table à manger, mais dont la lumière tombait de loin, d’aplomb, sur le joli visage d’Anna.

Un pas de plus, le laird se trouvait face à face avec sa fille.

Gruff était pâle comme un linceul.

L’hôtesse, en ce moment décisif, saisit brusquement la corde de la cloche et la tira de toute sa force. La cloche tinta. Le laird, par un mouvement naturel, leva la tête pour voir d’où venait le bruit ; pendant cela, mistress Gruff bondit en avant et éteignit la bougie.

Une complète obscurité régna dans la chambre, mais un cri terrible du laird prouva que la bougie, si rapide qu’eût été l’action de mistress Gruff, avait encore trop long-temps brillé.

Au moment où s’évanouissait la dernière lueur, Angus avait vu le visage de sa fille. Ç’avait été seulement durant la vingtième partie d’une seconde, mais il l’avait vu, pâle, entouré de cheveux épars et penché au dessus de la trappe ouverte.

Il ressentit au cœur une douleur si aiguë que ses jambes fléchirent et qu’il faillit tomber à la renverse. Ses prunelles se dilatèrent comme s’il eût essayé de voir encore. Puis, entraîné par la pente habituelle qui entraînait presque constamment ses idées vers le merveilleux, il se demanda si ce n’était point là une vision.

Et qu’annonçait cette vision ? Un affreux danger sans doute…

Il fit un pas, non pas vers la pauvre Anna, mais vers la porte, pour courir dans Cornhill se placer entre ses filles et le péril imaginaire.

Mistress Gruff, déconcertée d’abord par le cri du laird qui lui annonçait l’inutilité de son stratagème, reprit bien vite courage en voyant qu’il demeurait immobile. Elle revint vers la trappe, arracha la corde des mains de son mari et laissa jouer la poulie.

Anna tomba comme une masse au fond du bateau.

— Tonnerre du ciel ! grommela Bob qui s’était tenu coi, devinant qu’il se passait là-haut quelque chose d’extraordinaire ; — ce coquin de Gruff vous jette cela comme un paquet de chiffons.

— Nage ! interrompit vivement l’hôtesse.

Et la lourde trappe se ferma avec fracas.

Ce bruit fit tressaillir violemment Angus Mac-Farlane et le rendit au sentiment de la réalité.

— Ma fille ! s’écria-t-il en s’élançant vers l’endroit où il avait aperçu Anna ; — j’ai vu ma fille.

— Votre fille ! répéta l’hôtesse en tâchant de rire à gorge déployée ; — entendez-vous, maître Gruff ; — le laird a vu sa fille.

— Le laird a vu sa fille, dit automatiquement maître Gruff.

Mac-Farlane tâtonnait dans l’obscurité et ne trouvait partout que le sol.

De la lumière ! reprit-il impérieusement ; — qu’on m’apporte de la lumière sur-le-champ !

— Volontiers, Votre Honneur, volontiers. Il n’y a pas besoin de vous fâcher pour cela.

Mistress Gruff ralluma la bougie au bec de gaz qui éclairait l’escalier.

Le laird jeta avidement ses regards autour de soi et pressa son front de ses deux mains.

Mistress Gruff se prit à sourire et dit doucereusement :

— Votre Honneur s’est endormi au coin du feu, en bas : auriez-vous fait un mauvais rêve ?

— J’ai vu ! murmura Angus avec détresse ; oh ! j’ai bien vu… elle était là… endormie… ou morte !

Il se pencha pour désigner l’endroit. Un objet blanc frappa sa vue, et il s’en empara vivement.

C’était un mouchoir de batiste portant les initiales C. M.-F., brodées au dessus d’une branche d’if.

Le laird se redressa de toute sa hauteur ; ses yeux lancèrent des flammes ; il poussa un gémissement sourd.

— Et Clary aussi ! s’écria-t-il d’une voix creuse ; — toutes deux !… toutes deux à la fois !

Il y avait tant de redoutable menace sur le visage du laird, que l’hôtesse s’enfuit en tremblant et ferma la porte derrière elle, abandonnant son mari à la grâce de Dieu.

Angus s’avança lentement vers lui, prit à poignée la peau de sa poitrine et le terrassa sous lui, comme il eût fait d’un enfant.

— Grâce ! grâce ! râla l’aubergiste à demi mort de terreur.

Angus, dont les dents étaient serrées à se briser, se prit à trois fois pour prononcer ces paroles :

— Sont… elles… mortes ?

— Non, Votre Honneur, non, sur mon salut ! s’écria Gruff ; elles ont bu de l’opium, voilà tout.

Un long soupir s’échappa de la poitrine du laird.

— Écoute, dit-il, si tu mens, je vais te tuer… Où les mène-t-on ?

— Sur le nom de Dieu, je n’en sais rien, répondit Gruff.

Angus le traîna jusqu’à la fenêtre dont il souleva le châssis.

— Vois-tu ce bateau ? demanda-t-il.

Bob s’était attardé pour avoir voulu s’assurer si sa marchandise était ou non avariée ; sa barque était à peine à quarante brasses de la croisée. Gruff la désigna du doigt au laird.

— Votre Honneur, elles sont là-dedans, dit-il.

Celui-ci monta sur l’appui de la fenêtre et s’élança dans la Tamise.