Les Mystères de Londres/2/04

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Au Comptoir des imprimeurs unis (4p. 93-124).


IV


UN ABORDAGE.


Maître Gruff se leva lentement, secoua la poussière qui couvrait ses vêtements, et tâta ses membres meurtris.

— Du diable, s’il n’a pas été bon enfant, grommela-t-il ; je m’attendais à pis que cela.

Il s’accouda sur l’appui de la croisée et tâcha de percer l’obscurité du regard pour voir ce qui allait se passer entre le laird et Bob-Lantern.

— Ma foi, pensait-il, Bob paierait cher un aboiement qui le mettrait sur ses gardes, mais je ne suis pas un chien après tout, et puisque le hasard donne aux pauvres petites une chance de se sauver, je ne veux pas la leur ôter… Bravo, pardieu ! voici la lune et nous allons voir la chasse en grand.

Le brouillard s’était levé sous l’effort d’un vent de sud-est qui chassait rapidement devant lui les petits nuages blanchâtres qui pommelaient le ciel. La lune se montrait à intervalles courts et presque égaux, pour se cacher au bout de quelques secondes et se remontrer bientôt après entre deux nuages. La Tamise silencieuse, soulevée en petites vagues dont les rayons lunaires tiraient des milliers de paillettes, étendait sa vaste nappe au pied de l’hôtel du Roi George. Çà et là, des allèges et des embarcations de toutes sortes s’échelonnaient confusément le long de la rive. Un paquebot qui venait de passer laissait dans l’air une traînée de lourde vapeur.

Bob avait déjà dépassé les dernières embarcations à l’ancre et se trouvait dans l’espace libre qui occupe le milieu du courant. Le laird, au contraire, nageait encore parmi le pêle-mêle des barques amarrées.

Le laird était un puissant nageur. Il fendait l’eau par élans réguliers et gagnait rapidement du terrain sur la barque de Bob, lequel était sans défiance et ne se pressait point.

— Il le rattrapera, sur ma foi ! se disait Gruff ; — l’eau et lui se connaissent et je l’ai vu… c’était le bon temps !… nageant pendant une heure, dans le Solway, auprès de son cheval essoufflé… Ah ! maître Bob va en voir de belles… Si le laird a seulement sur lui quelque chose qui ressemble à un dirk, il va le harponner comme un saumon… et je dis que ce sera bien fait.

— Qu’est-ce qui sera bien fait, maître sot ? demanda une voix aigre derrière lui.

— Vous étiez là, ma bonne amie ?… balbutia l’aubergiste déconcerté.

— J’étais là, maître Gruff… et n’avez-vous point de honte !… Vous êtes plus lâche qu’un lièvre, voyez-vous ! Dire qu’une pauvre femme comme moi ne peut pas compter sur son mari pour la défendre !… Vous m’eussiez laissé tuer par ce furieux, maître Gruff !

— Oh ! ma bonne amie !… se récria l’aubergiste.

— Taisez-vous ! ou plutôt, répondez !… Le vieux fou s’est jeté à l’eau ?

— Il s’est jeté à l’eau, Baby.

— Pour se noyer ?

Maître Gruff hésita.

— Il pourrait bien se faire qu’il se noyât, Baby, répondit-il enfin.

Mistress Gruff lui lança un regard de défiance, et le fit rudement tourner sur lui-même pour prendre sa place à la fenêtre.

— Le laird a des lubies, grommela-t-elle ; mais j’aurais parié qu’il eût au moins brisé le crâne de maître Gruff avant de penser à se noyer… Il avait les yeux d’un démon tout à l’heure, et j’aime autant, sur ma foi, qu’il soit dans la rivière que chez nous !… Et ce mouchoir, inutile créature que vous êtes ! Parlons de ce mouchoir ! Pourquoi avez-vous laissé tomber ce mouchoir ?

— Ce mouchoir, Baby, sera sorti de la poche de la petite demoiselle…

— Vous ruinerez notre maison, monsieur ! vous êtes une malédiction sur moi, une lourde malédiction, je ne puis le cacher… Si le laird n’avait pas vu ce mouchoir, nous lui aurions… c’est-à-dire je lui aurais, car vous et rien c’est la même chose… Je lui aurais fait accroire tout ce que j’aurais voulu… Ne rêve-t-il pas les yeux ouverts tant que dure le jour ?…

— Le fait est, Baby…

— Taisez-vous !… Ce mouchoir pouvait nous mettre sur les bras une triste affaire ; si le laird n’avait pas pris son parti en honnête montagnard, coutumier de la fièvre chaude. Mais la Tamise est profonde ici dessous. Dieu merci… Au nom du diable ! vous m’avez trompé ! Je vois un homme sortir de l’ombre de cette gabarre… Ne mentez plus, maître Gruff, ou malheur à vous ! Cet homme est-il le laird ?

— Oui, dit l’aubergiste à contre-cœur.

— C’est le laird ! s’écria l’hôtesse qui devint livide de peur et de rage ; — et ce bateau qui se traîne à vingt brasses de lui, est-ce le bateau de maître Bob ?

— Oui, dit encore l’aubergiste.

— Et vous ne l’avertissez pas, malheureux ! reprit mistress Gruff, dont les mains se crispèrent comme si elle eût voulu déchirer le visage de son mari, — vous restez là comme une borne !… Le signal, tout de suite, le signal !

Maître Gruff eut, pour la première fois depuis bien des années, une velléité de faire résistance. Il hésita, se redressa et regarda sa femme en fronçant le sourcil ; mais son regard se baissa aussitôt. La lumière du fanal jaune tombant d’aplomb sur le visage livide de la virago donnait à ses traits une expression de méchanceté si terrible, que Gruff sentit le frisson courir par tous ses membres.

— Demain, il y aura du poison dans ma soupe ! pensa-t-il ; on ne se bat pas contre le diable.

— Eh bien ! reprit impérieusement l’hôtesse.

Maître Gruff se pencha hors de la fenêtre, éteignit le fanal et mit ses deux mains devant sa bouche.

Au même instant, un aboiement formidable, et dont les graves éclats durent à coup sûr traverser toute la largeur de la Tamise, se fit entendre. Maître Gruff remit ses mains dans ses poches ; l’aboiement cessa.

— À la bonne heure ! s’écria l’hôtesse dans un accès de repoussante gaîté ; — embrassez-moi, gros méchant… Il n’y a pas deux dogues à Londres pour aboyer comme vous… Maintenant, maître Bob est averti et le vieux laird n’a qu’à se bien tenir… Je voudrais gager qu’il ne viendra jamais nous demander des explications sur ce qui s’est passé ce soir.

Mistress Gruff se tut et fit une petite place à son mari auprès d’elle sur l’appui de la fenêtre. La scène devenait intéressante : au moment critique d’un drame, le plus déterminé bavard fait trêve.

Le laird et le bateau qu’il poursuivait restaient parfaitement en vue. La lune brillait de tout son éclat. La fenêtre de l’hôtel du Roi George était une manière d’avant-scène d’où l’on pouvait tout voir, sinon tout entendre.

Angus Mac-Farlane continuait de nager avec une énergie réglée qui prouvait que ses forces étaient loin d’être à bout. Il ne se dirigeait point directement vers le bateau, mais coupait la rivière en droite ligne afin de prendre avantage du courant au moment décisif.

L’aboiement de maître Gruff passa au dessus de sa tête sans éveiller le moins du monde son attention. Il continua de couper le courant, ayant soin toutefois de modérer désormais la vigueur de ses élans pour arriver inaperçu sur sa proie.

Le bateau de Bob semblait désert ; il allait lentement à la dérive, gardant toujours la lisière du canal la plus voisine de la rive gauche. Bob lui-même s’était couché au fond de la barque, de manière à tenir seulement sa tête un peu au dessus du bord.

Le trajet qu’il avait à faire était court. Il importait moins d’aller vite que d’arriver sans encombre, et Bob avait calculé dans sa sagesse qu’une barque, dérivant presque insensiblement dans cette partie de la rivière où le courant n’a point de force, avait mille chances pour une de n’être point remarquée.

Il avait étendu les deux sœurs de son mieux, et s’assurait de temps à autre qu’elles étaient aussi confortablement couchées que possible. Rien ne ressemble tant aux attentions d’un père pour ses filles que la sollicitude d’un trafiquant pour sa marchandise.

Au moment où l’aboiement retentit, il venait de dépouiller sa veste pour la mettre sous la tête d’Anna. Ces sons connus produisirent sur lui l’effet d’une secousse électrique. D’abord, il demeura immobile ; ensuite, élevant doucement la tête au dessus du plat-bord, il jeta tout autour du bateau son regard perçant.

— Que diable veut dire cela ? murmura-t-il ; n’ai-je plus l’œil assez sûr pour apercevoir un police-boat par le clair de lune !… Allons ! c’est un chien véritable, un dogue pour tout de bon qui a la voix de ce revêche coquin de Gruff… Voilà un drôle qui doit rendre sa femme malheureuse !

À demi rassuré par l’examen qu’il venait de faire, il tourna cependant ses yeux, par l’effet de cette habitude de prudence excessive qui passe dans la nature des gens qui font du mal un métier, vers l’hôtel du Roi George. Le fanal jaune avait cessé de briller. Bob pâlit sous le bronze de sa peau. Ce n’était pas un dogue qui avait aboyé. On lui signalait un danger, et ce danger était d’autant plus redoutable pour lui qu’il n’en pouvait reconnaître l’espèce.

Il se souleva de nouveau, et son œil, minutieusement investigateur, interrogea chaque point des alentours de la barque.

Aucun objet suspect ne frappa ses regards.

— Dieu me damne ! grommela-t-il avec une sérieuse inquiétude, — les marins parlent d’un certain Voltigeur hollandais, qui est un fantôme de vaisseau et qui vous prend une frégate à l’abordage sans qu’on voie sa carcasse ni sa mâture… Y aurait-il quelque part autour de moi un fantôme de police-boat ?… Ce serait durement gênant d’engager un combat naval à l’heure qu’il est… Et pourtant je veux mourir, si je vois une coquille de noix seulement dans mes eaux…

Il s’interrompit, pencha la tête en avant et sembla vouloir doubler l’acuité de son regard. Il venait de distinguer un objet sombre, se mouvant à une quinzaine de brasses dans le sillage de sa barque.

— Oh ! oh ! dit-il, qu’avons-nous là ?… C’est un homme, sur ma foi, et un fier nageur… En voudrait-il à ma cargaison, par hasard ?

Bob quitta le centre de sa barque et se glissa doucement vers l’arrière. En passant auprès de Clary, son coude heurta le bras de la jeune fille qui gémit faiblement.

Bob laissa échapper un blasphème.

— En voilà bien d’un autre ! gronda-t-il ; — on me les a mal endormies… Si Tempérance n’était pas ivre huit heures sur douze, je l’aurais chargée de cela, quoique je n’aime pas à la fourrer dans toutes ces affaires, la pauvre chère belle… mais elle est toujours ivre !

Bob poussa un soupir de regret et d’amour en pensant à ce coûteux défaut qui ternissait les cinq pieds six pouces de sa compagne, et s’accouda silencieusement sur l’arrière de la barque.

— Il a remué ! dit mistress Gruff à la fenêtre du Roi George ; — je suis sûr de l’avoir vu remuer dans son bateau… Ah ! ah ! nous allons voir quelque chose de joli.

Master Gruff ne répliqua point. L’intérêt de cette scène étrange l’avait gagné. Il était maintenant aussi curieux que sa femme d’en connaître l’issue.

Voici quelle était la position précise des deux acteurs principaux.

Le laird nageait à environ quinze brasses du bateau dont chacun de ses élans le rapprochait d’une manière sensible. Il ne savait point qu’il était découvert : les mouvements de Bob lui échappaient, parce que la lune, brillant au dessus du pont de Blackfriars, prenait le bateau à revers et laissait dans l’ombre tout le côté que pouvait apercevoir Angus. L’espoir de surprendre son ennemi et la conscience qu’il avait de son extrême habileté comme nageur, doublaient ses forces. Il allait, silencieusement, n’élevant sa tête au dessus de l’eau que pour respirer et prenant déjà ses mesures pour sauter dans la barque à l’improviste.

Bob, se trouvant placé à contre-jour y voyait, au contraire, parfaitement la partie de la Tamise où nageait le laird et pouvait en quelque sorte calculer exactement la minute où il atteindrait la barque. Mais le scintillement de l’eau soulevée par la poitrine d’Angus l’empêchait de distinguer les traits de son visage.

Évidemment cet homme le poursuivait. Voilà ce que Bob ne pouvait manquer de se dire. Mais pourquoi cette poursuite ? Dans quel but ce nageur prenait-il tant de peine ? Il ne pouvait y avoir trahison de la part de Gruff ou de sa femme, puisque le charitable avertissement qui venait de lui donner l’éveil était parti de la fenêtre de leur hôtel. D’ailleurs, ce mystérieux adversaire n’était point, suivant toute probabilité, un homme de police. Le dévoûment des policemen de Londres ne va pas jusqu’à suivre un bateau suspect à la nage par une froide nuit d’hiver.

Qui donc était-ce ?

Bob, incapable de répondre à cette question d’une manière satisfaisante ou seulement plausible, eut un instant l’idée de saisir ses avirons et de prendre chasse à tout hasard. Mais si cet homme était un ennemi, le simple bon sens disait qu’il crierait aussitôt qu’il se verrait découvert ; or, à part le danger d’éveiller ainsi l’attention de la police maritime, Bob avait tout près de lui un autre péril non moins difficile à éviter.

Clary, qui n’avait bu qu’une très petite quantité de narcotique, commençait à subir l’effet vivifiant de l’air frais. Elle s’agitait faiblement et poussait de petits gémissements précurseurs d’un prochain réveil. Le moindre mouvement violent, le moindre bruit subit pouvaient déterminer une crise.

Bob se tint coi. Il continua de fixer ses yeux perçants et grands ouverts sur son ennemi inconnu, déterminé à prendre conseil des circonstances.

— Après tout, se dit-il, ce n’est peut-être qu’un voleur qui croit le bateau abandonné et qui veut en faire la visite… Le diable emporte le coquin !… Londres devient durement mal fréquenté… Il n’y a pas assez de place dans les rues pour les swell-mob[1], puisqu’on les rencontre jusque dans la Tamise !

En ce moment, dix brasses tout au plus le séparaient du laird. Celui-ci prit un élan moins prudemment mesuré que les autres, et sa tête s’éleva tout entière au dessus de l’eau. Bob le reconnut.

— Tiens ! tiens ! murmura-t-il sans s’émouvoir le moins du monde ; — qui diable se serait attendu à cela ?… J’aurais plutôt parié pour un policeman, ma parole !… C’est égal, il faut jouer serré, car c’est un dur gaillard, et, si je le manque du premier coup, gare à ma marchandise !

Il tâta sa chemise et mit la main sur son couteau, mais il ne le tira point et se glissa jusqu’aux avirons pour prendre l’un d’eux.

— Mon père ! prononça faiblement Clary, sans ouvrir les yeux.

— Présent ! grommela Bob. — Ne dirait-on pas qu’elle le sent venir ?… Patience, ma belle petite, nous allons le recevoir comme il faut, ton père.

— Anna ! balbutia encore Clary qui retomba dans son sommeil.

Bob revint se mettre à son poste. Le laird n’était plus qu’à trois ou quatre brasses. Au bout d’une minute, Bob se leva tout-à-coup sur ses pieds ; l’aviron décrivit une courbe rapide ; le laird disparut sous l’eau et ne se montra plus.

— Bien frappé ! cria l’hôtesse avec enthousiasme. — Avez-vous vu, master Gruff ?… Ce n’est pas vous qui auriez su faire un coup comme cela !

— Angus Mac-Farlane était une pratique, Baby, dit tristement l’aubergiste ; je souhaite que Dieu ait pitié de son âme.

— Et que font à Dieu vos souhaits, maître Gruff ?… Oh ! le coup était beau, pardieu ! Mais il était temps ! voilà un nuage qui couvre la lune… encore une minute et nous n’eussions rien vu.

Bob avait tranquillement remis l’aviron à sa place et se frottait silencieusement les mains en regardant la place où le laird avait disparu. Rien ne se montrait. L’eau s’était refermée sur sa proie.

— L’affaire est faite se dit Bob ; — j’aime mieux l’avoir expédié avec mon aviron que par un coup de couteau… J’ai mangé son pain autrefois à ce vieil Angus et bu sa bière… de bonne bière, ma foi !… et c’est toujours une triste chose que de jouer du couteau avec un camarade.

Au moment où Bob achevait de formuler cette sentence dont nul ne voudra contester sans doute la haute moralité, il entendit un petit bruit à l’avant du bateau, et se retourna nonchalamment.

Mais cette indifférence ne fut pas de longue durée. — Un râlement sourd s’échappa de la poitrine de Bob qui tira son couteau en toute hâte et se mit sur ses pieds. Il venait de voir une longue forme noire se dresser en avant du bateau. Une seconde après, le laird et lui étaient en présence.

L’aviron avait tourné sans doute dans la main de Bob. Au lieu du tranchant, c’était la pelle qui avait porté, et le laird, excellent plongeur, fuyant sous le coup, avait profité de l’erreur de Bob pour tenter l’abordage du côté de la proue.

Bob avait son couteau ; le laird tenait en main un poignard écossais : tous deux étaient robustes, et les chances paraissaient se balancer également entre eux.

Comme nous l’avons dit, la lune venait de glisser sous un nuage.

Les deux adversaires demeurèrent environ une seconde en garde, et s’observant avant de frapper.

— Va-t’en, dit enfin le laird d’une voix contenue ; — mon poignard est plus long que ton couteau ; mais les deux enfants vivent : j’entends la respiration de Clary… Va-t’en : tu aurais pu les tuer ; je ne veux pas ta mort.

Bob eut grande envie de profiter de la permission. L’élément de prudence, ou, pour mieux dire, de poltronnerie native qui entrait pour une notable part dans la composition de son être moral, fut vivement sollicité vers cette porte ouverte que lui montrait une clémence inattendue. Mais la poltronnerie disparaissait en lui devant l’avarice, l’avarice dominait, victorieuse, dans cette âme de boue ; tout sentiment autre, toute passion s’effaçait en présence de l’avarice excitée.

Bob songea que les deux sœurs représentaient un capital de trois cents livres, et il se résolut à mourir aussi gaillardement qu’eût pu le faire un homme de cœur.

— Je ne sais pas nager, dit-il avec ironie.

— Va-t’en ! répéta le laird dont une indignation terrible faisait trembler la voix.

Écoutez ! s’écria Bob, tout cela peut s’arranger…

Au moment même où il prononçait ces mots qui semblait annoncer une sorte de capitulation, Bob s’élança sur le laird avec l’agilité d’un tigre et lui porta un coup de couteau droit au cœur. Mais Angus était sur ses gardes ; il para le coup. Une lutte courte, silencieuse, terrible, s’ensuivit. Au bout d’une minute Bob chancela, blessé d’un coup de poignard à la gorge. Angus le terrassa et lui mit un genou sur la poitrine.

Bob, en tombant, avait heurté de sa tête l’épaule de Clary qui, demi-éveillée, se dressa sur son séant.

Le laird leva le bras pour frapper un dernier coup. En ce moment la lune, dégagée du nuage qui la couvrait, jeta ses rayons sur le visage d’Angus, laissant dans l’ombre celui de Bob-Lantern.

— Mon père ! cria Clary, se croyant au terme d’un horrible rêve.

Le laird se retourna involontairement. Bob Lantern, profitant de ce mouvement, se releva d’un bond, et, sans perdre de temps à chercher son couteau qui lui avait échappé durant la lutte, il saisit le laird à la gorge et l’étreignit furieusement.

Clary cacha sa tête entre ses mains en poussant un cri d’angoisse.

Angus râlait sourdement. Bob, sans lâcher sa gorge qu’il étranglait entre ses doigts d’acier, attira violemment la tête d’Angus vers le plat-bord du bateau, et la précipita contre le bois à plusieurs reprises.

Puis il appliqua les reins du laird sur le bord, et lâchant brusquement sa gorge, il le souleva par les jambes. Le corps du laird fit bascule et tomba, inerte, dans la Tamise.

— Cette fois, il ne reviendra pas, grommela Bob en saisissant les avirons pour s’éloigner du lieu du combat. — Voyons les petites, maintenant.

Anna ne s’était point éveillée. Clary ne dormait plus, mais elle gisait en travers du bateau, privée de sentiment.

  1. Mot intraduisible, composé de deux substantifs dont l’un signifie enflure, orgueil ; l’autre foule, cohue, canaille. Il désigne en argot les chevaliers d’industrie de bas étage.