Les Mystères de Londres/3/07

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Au Comptoir des imprimeurs unis (6p. 205-223).


VII


DÉLIRE.


Le docteur Moore resta encore quelques secondes plongé dans un singulier étonnement devant ce gracieux portrait de femme, vêtu à la mode de 1815, que nous avons décrit en l’un des précédents chapitres.

— Je n’y comprends rien ! murmura-t-il ensuite ; — le portrait de la comtesse de White-Manor ici !… chez Rio-Santo ! ceci tourne au fabuleux, au diabolique… et j’y renoncerai !… Je me souviens de cette jolie tache qu’elle avait au dessous de la lèvre… entre la lèvre et cette fossette mignonne que nos poètes lauréats affirmeraient avoir été creusée par la propre main des Grâces… Rio-Santo n’est ici que depuis un an… Il ne peut pourtant pas… Ma foi, je m’y perds !

Il pirouetta sur le talon et jeta en passant un regard distrait par la fenêtre.

— Hé ! hé ! hé ! fit-il en riant plus franchement que d’habitude : — le hasard est parfois souverainement spirituel !… Si je ne me trompe, voici de l’autre côté du lane le free and easy de White-Manor… le lord’s-corner. Hé ! hé ! White-Manor était un fier séducteur dans son temps !… mais je jurerais que ce joli portrait n’a pas été fait pour Sa Seigneurie… et si son regard avait pu percer ce mur, hé ! hé !… c’est drôle, sur ma parole !… je pense qu’il n’eût point péché là-bas, vis-à-vis, si souvent et de si bon cœur.

— Il jeta un dernier regard sur le portrait, fit encore un geste d’étonnement et se dirigea vers le lit.

— Ceci est un secret, se dit-il, et un secret de l’espèce la plus énigmatique assurément… Mais je ne m’attendais guère… et après tout que m’importe ?… Oh ! oh ! ajouta-t-il, en s’arrêtant tout-à-coup à deux pas du lit ; — Il y a un homme !

Il venait d’apercevoir la jambe maigre et velue d’Angus Mac-Farlane, qui sortait à moitié des couvertures.

Le docteur était entré dans cette chambre avec une si ferme espérance de découvrir des choses étranges, impossibles à soupçonner, qu’il demeura une minute hésitant et comme saisi d’une puérile frayeur. Des idées folles traversèrent son cerveau surexcité. Il se sentit, lui si positif et si froid d’ordinaire, transporté tout-à-coup dans le monde inconnu de l’imagination.

Quel était l’homme étendu sur ce lit ?

Au premier aspect, ceci ne paraît point avoir de rapport direct avec l’objet des recherches du docteur. Mais il pensait être sur le rebord d’une trame circulaire, et chaque fil, selon lui, pouvait le conduire au centre.

Il s’approcha du lit sur la pointe des pieds et souleva le rideau avec une sorte de solennité.

Il semblait que derrière la draperie dût se trouver la révélation soudaine du secret convoité si ardemment.

Angus tournait le dos au jour. Il était jeté presque en travers du lit et son front touchait la muraille. — Sans doute son crâne, torréfié par la fièvre, avait été chercher là un peu de fraîcheur.

Moore ne pouvait donc voir son visage.

Un instant il interrompit ses investigations. L’instinct de médecin se mit en travers de sa curiosité. Il prit le bras d’Angus et lui tâta le pouls.

— Fièvre cérébrale ! murmura-t-il ; congestion imminente. Pourquoi m’a-t-on appelé si tard ?

Cette phrase consacrée lui échappa, tant est grande la force de l’habitude. Il l’accueillit au passage par un sourire.

— Mais personne ne m’a appelé ! reprit-il, et je n’ai pas mission de sauver cet homme… Je voudrais bien voir son visage !

Il mit un genou sur le lit et se guinda de façon à coller, lui aussi, sa tête au lambris. Dans cette position, il put voir les traits d’Angus. Son examen dura deux ou trois secondes.

— Je ne connais pas cet homme ! dit-il ensuite avec désappointement. Puis se ravisant tout-à-coup, il ajouta :

— Mais si fait !… je crois me souvenir… Il est bien changé !… C’est cet honnête paysan d’Écosse que Rio-Santo nous amena une fois au conseil… Le laird… j’ai oublié son nom… le laird qui tient notre château de Crewe, enfin… Et pourquoi diable Rio-Santo le laisse-t-il mourir là comme un chien ?… Ma foi, cela m’est égal.

Le docteur se releva et secoua la tête d’un air de mauvaise humeur.

— Fou, que je suis ! murmura-t-il ; — j’ai beau chercher, je ne trouverai point. Le secret de ce marquis d’enfer est dans son cerveau et non point autre part… J’ai rencontré çà et là quelques pages dépareillées du livre de sa conscience… Assez pour être sûr que sa vie ne fut qu’un long mystère ; trop peu pour deviner le premier mot de son secret… — C’est tout : le reste est en lui…

On entendit en ce moment la voix éloignée de Bembo qui parlait encore à travers la porte extérieure du cabinet.

Moore ne se retourna même pas.

— Le signoretto est bien pressé ! dit-il en riant. — Allons, je n’ai rien de mieux à faire que de le contenter. Remettons sur pied M. le marquis de Rio-Santo.

Comme il s’ébranlait pour rentrer dans le cabinet, le laird fit un mouvement. Il fallait bien peu de chose pour réveiller la curiosité déçue du docteur. Il resta.

Angus se retourna péniblement sur sa couche.

— L’eau me brûle ! dit-il tout bas. — Comme cette rivière de Londres bout ! sa source est en enfer !… La lune de Londres est rouge… Il y a du feu partout.

— Cet homme se sauvera tout seul ! murmura le docteur Moore avec une sorte de dépit médical, mauvais petit instinct, diminutif de passion méchante qui, par une des mille contradictions de notre nature, n’avait pu être étouffé par les grandes passions et les criminels instincts qui emplissaient l’âme du docteur. — La fièvre est un mal lunatique et bizarre. Quand on la combat, elle se raidit ; quand on la laisse, elle s’éteint d’elle-même… Évidemment ce sauvage a dépassé la période mortelle… Demain, il sera en convalescence.

— Oh ! si j’étais dans mes belles eaux du Solway, reprit Angus, le brigand ne m’échapperait pas… Mais cette Tamise est chaude et lourde comme du plomb fondu… Ah ! ah !… ah !… elles disparaissent… toutes deux !… toutes deux !…

Il enfonça son front dans la plume des oreillers.

Moore mit la main sur son pouls et l’y laissa durant près d’une minute.

— Une crise, pensa-t-il ; peut-être deux, et ce sera fini… Ces misérables Écossais ont le cerveau si bien fêlé que la fièvre passe à travers les fissures…

— Selle mon cheval noir, Duncan de Leed ! s’écria le laird dont la voix devint tout-à-coup retentissante ; — je vais passer l’eau et me rendre à Londres pour le tuer !

— Pour tuer qui ? dit involontairement le docteur.

Angus s’était levé sur son séant et attachait sur lui, du fond de ses caves orbites, des yeux effrayants à voir. Mais Moore était médecin. Ce sauvage regard ne l’émut point.

— Mon cheval ! mon cheval ! répéta impérieusement le laird, qui mit ses pieds nus sur le tapis.

Moore le laissa faire.

Angus roula ses yeux comme pour chercher aux alentours de son cerveau une idée enfuie.

— La voix des rêves ne peut pas mentir, reprit-il lentement, — et la loi de Dieu est sang pour sang, quoi qu’en disent les prêtres… Il me semble que j’ai vu Fergus O’Breane cette nuit… Pourquoi ne l’ai-je pas tué ?… J’aurai de la peine à le tuer, à cause de ma sœur Mary… Mais je le tuerai.

Ses mains se posèrent familièrement sur les deux épaules du docteur qui ne parut point très enchanté de cette marque de confiance.

— Te l’ai-je dit, ami Duncan ? reprit encore Angus avec une solennité pleine d’effroi ; — lorsque je l’aperçois par la seconde vue, il a au milieu de la poitrine un trou rond et rouge… juste ce qu’il faut, Duncan, pour laisser passer la mort… Il est assis sur le gazon, au bord d’un chemin, — et bien pâle, Duncan de Leed !… pâle comme mon frère Mac-Nab assassiné par lui… Alors la voix des rêves perce la nuit et me dit à l’oreille : — C’est ton sang, le sang de tes veines qui vengera Mac-Nab !

— Mac-Nab ! répéta le docteur en lui-même ; — je connais ce nom… Il me semble… eh ! oui… ce jeune pédant que j’ai trouvé au chevet de Perceval… Stephen Mac-Nab… mais ces Écossais n’ont jamais un nom en propre… Il y a peut-être tout un clan de Mac-Nab !…

— Qui donc m’a dit qu’il s’appelle maintenant Rio-Santo ?… s’écria soudainement le laird ; — le marquis de Rio-Santo… Est-ce toi, Duncan ?

Moore avait tressailli au nom du marquis, et tendait les muscles de son ouïe.

— Ce n’est pas moi, murmura-t-il, espérant relier par cette réponse les idées fugaces du malade et l’entraîner en de moins obscures révélations.

— Rio-Santo ! répéta Angus ; — selle mon cheval Duncan de Leed ! selle mon bon cheval Billy !… je vais passer la frontière pour obéir à la voix des rêves.

— Et, s’il plaît à Votre Honneur, dit le docteur, en tâchant d’imiter l’accent et les formules d’Écosse ; — ce Rio-Santo est donc un assassin ?

Le laird retira ses deux mains appuyées sur les épaules du docteur et le considéra avec défiance.

— Ceux qui disent cela, répondit-il, en ont menti… Que me voulez-vous ?

L’œil du laird avait perdu son expression d’égarement. Il avait évidemment un instant lucide.

Mais cela dura peu. Il montra le poing au docteur, murmura une exclamation de colère et se replongea, tremblant de froid, entre ses couvertures.

— Comme la Tamise est froide, grommela-t-il en frissonnant ; — la lune est verte à Londres, et ses rayons glacent… Oh ! si j’étais dans le Solway !

Puis il entonna d’une voix endormie :


Le laird de Killarwan
Avait deux filles ;
Jamais n’en vit amant
D’aussi gentilles
Dans Glen-Girvan…


— Deux filles ! ajouta-t-il en sanglotant tout bas ; — deux filles… Dieu ne veut pas qu’on ait deux filles !…

Le docteur Moore se pencha pour entendre le reste ; mais la voix du malade s’éteignit tout à fait en un murmure inintelligible.

Moore attendit encore durant quelques secondes ; puis il se frappa le front en disant :

— Et le marquis !… Sur ma parole, le marquis a eu le temps de mourir deux ou trois fois… Il faut se hâter.

Au moment où il se retournait pour gagner précipitamment le cabinet de Rio-Santo, il sentit la pression d’une main sur son bras, et regarda vivement en arrière croyant que le cavalier Bembo venait de le surprendre.

Mais à peine eut-il porté son regard sur l’homme dont la main serrait son bras, qu’il poussa un cri de terreur et chancela comme s’il eût été prêt à défaillir.

Une épouvante sans borne se peignit dans son regard. — Il voulut parler, mais son gosier, étranglé par la stupeur, refusa passage à tout son.

Enfin, ses genoux plièrent, et il tomba, prosterné, sur le tapis, dans l’attitude d’un vaincu qui prie et demande grâce.