Les Mystères de Londres/4/29

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Au Comptoir des imprimeurs unis (11p. 245-293).


XXIX


LE CABANON.


Susannah fut quelque temps avant de se remettre du choc subi dans les jardins de Denham-Park. — Elle avait achevé sa tournée. Lorsqu’elle revit Londres, son absence durait depuis trois jours.

À Londres, elle commença sans retard de nouvelles recherches. Elle vit Saint-Lukes, le pauvre hospice d’Old-Street, Bethnal-Green, réceptacle immonde où s’entassent les aliénés qui n’ont point de ressources, horrible lieu s’il en fut, et rendu plus horrible peut-être par la gaîté intempestive et contre nature de son directeur. Ce brave homme, au milieu des affreuses misères qui l’entourent, semble être le plus heureux gentleman des Trois-Royaumes. Il plaisante, il rit, il confectionne de déplorables jeux de mots et donne complet gain de cause à ceux qui prétendent que la gaîté des Anglais est mille fois plus odieuse encore que leur tristesse.

Enfin, Susannah visita Bethlem-Hospital (Bedlam). On lui montra des centaines d’insensés, mais on lui déclara que nul ne pouvait être admis à voir les aliénés au secret.

Les aliénés au secret ! Chacun sait que l’Angleterre est un pays très libre. Mais que vous semble cette alliance de mots : aliénés au secret ? — On prétend que Bedlam, hospice pour moitié, pour moitié prison, sert d’oubliettes au cabinet de Saint-James. De fait, il faut bien qu’il y ait quelque chose sous cette énormité : des aliénés au secret !

Ce doit être, en vérité, une horrible captivité : comment traduire ces mots : aliénés au secret, autrement que gens sains d’esprit, séquestrés sous prétexte de folie ? Une fois l’idée sur cette voie, l’imagination s’effraie et refuse de se figurer les détails d’un supplice moral long, incessant, implacable, et que les langues humaines n’ont point de mots pour décrire.

Susannah sortit, persuadée que Brian de Lancester était sous les verrous de Bedlam.

Elle ne se trompait point. Lancester avait été conduit à Bedlam sur la requête de son frère, ou plutôt sur la requête signée par Tyrrel. La couleur politique qu’on n’avait point manqué de donner à son arrestation et le mystère qui continua de couvrir durant les jours suivants, faute de gens intéressés à soulever le voile, le prétendu acte d’agression contre la jeune héritière de la couronne, furent cause qu’on remplit à la lettre les instructions de White-Manor et de Tyrrel. Brian fut traité en criminel d’État qu’on ne veut point juger et dont on veut se défaire, ou tout au moins qu’on veut ensevelir dans l’oubli.

Qu’on nous permette de constater, en passant, combien est élastique et précieuse cette accusation de folie, jetée ainsi à l’improviste à la tête d’un homme réputé dangereux, pour quelque cause que ce soit. Si nous nous taisions à ce sujet, on pourrait croire que, comptant outre mesure sur la crédulité du lecteur, nous avons prétendu transporter dans Londres moderne les oubliettes du moyen-âge, ou tout au moins la Bastille française, — telle que la dépeignent les beaux-esprits de taverne et de comptoir. Mon Dieu, non ! nous ne disputons nullement à l’Angleterre ses libertés tant vantées ; seulement, nous affirmons qu’il est à Bedlam plus d’un malheureux qui demande avec larmes Newgate, — la déportation, — l’échafaud !

Mais cela n’attaque aucune des libertés anglaises. Ces malheureux sont suppliciés de la façon la plus constitutionnelle.

Ils sont fous, légalement fous. Un docteur les a déclarés fous ; un jury d’enquête a constaté leur folie. Leur folie est chose démontrée aussi rigoureusement qu’une proposition géométrique.

Or, cependant, il se trouve qu’ils ne sont pas fous.

Comment cela ? — Hélas ! quel est le cerveau bien organisé où une idée chère, approfondie, choyée ne domine pas toutes les autres idées ? C’est l’endroit sensible. De ce côté, l’intelligence s’exalte au moindre choc, l’esprit se passionne, la tête s’échauffe et se monte…

Pour un comité d’enquête, la sagesse c’est le sang-froid. — Si le hasard ou la perfidie porte l’interrogatoire sur ce terrain, la cause est jugée.

Tyrrel avait fait en sorte que l’interrogatoire de Brian de Lancester roulât sur le droit d’aînesse, et Brian, placé en face de gens prévenus, avait dû passer pour maniaque au premier chef.

Et en effet, ne s’était-il pas avisé de dire que le droit d’aînesse est une institution oppressive, barbare, dénaturée ? N’avait-il pas été jusqu’à prétendre que cette coutume immorale, et fondée sur les grossiers rudiments d’une politique à l’état d’enfance, doit amener, dans un temps donné, la désorganisation de la famille et la ruine de cette même aristocratie dont elle semble étayer si énergiquement les privilèges ?

Folie ! folie complète, incurable et du plus bizarre acabit ! manie plus étrange que de se croire Napoléon ou la lune !…

Ce fut l’avis du comité d’enquête.

Susannah ne savait rien de tout cela. Lorsqu’elle revint à Barnvood-House, après quatre jours d’absence, lady Ophelia l’embrassa les larmes aux yeux.

— J’ai fait ce que j’ai pu, chère Susannah, lui dit-elle. Dès qu’il m’a été possible de sortir, j’ai pris des renseignements, et je l’ai trouvé…

— Où est-il ? demanda la belle fille.

— À Bedlam… Mais le difficile n’était pas de le trouver… Je n’ose vous dire cela, chère lady… M. de Lantures-Luces ne nous avait point trompées… Il est à Bedlam sous la double accusation de folie et de crime d’état…

— Mais, interrompit Susannah, on n’aura pas de peine à prouver…

Elle s’arrêta, découragée par un regard d’Ophelia.

— Tout se fait à la requête du comte de White-Manor, dit cette dernière, — et le comte est puissant.

— Mais le comte est fou ! s’écria Susannah.

— C’était un faux bruit, assure-t-on…

— C’était un bruit fondé, milady ! J’ai vu le comte de White-Manor à Denham-Park, et le hasard m’a rendu témoin de l’un de ses effrayants accès.

Ophelia appuya sa jolie tête sur sa main et devint pensive. Susannah la regardait avidement, cherchant une lueur d’espoir sur ces traits délicats et fins, dont la souffrance n’avait pu déranger l’exquise harmonie.

— Brian est l’héritier de la pairie, murmura enfin la comtesse.

C’était un anneau détaché de la chaîne de ses réflexions. — Elle se leva sans ajouter une seule parole et se mit à son secrétaire pour écrire. Mais à peine eut-elle tracé deux ou trois lignes, qu’elle jeta la plume et repoussa le papier.

— Non, non, dit-elle ; il faut que je la voie moi-même… Brian est l’héritier de la pairie, et peut-être…

— Par pitié, chère lady, interrompit Susannah, donnez-moi ma part de vos espoirs.

Ophélie lui prit les deux mains et la baisa au front en souriant.

— Vous ne connaissez pas encore assez notre monde pour me comprendre, chère belle, répliqua-t-elle avec une sorte de gaîté : — l’héritier d’un lord qui se porte bien est un assez mince personnage ; mais quand le lord tombe malade, on compte avec son héritier…

Tout en parlant, elle jetait rapidement sur ses épaules une élégante écharpe et disposait ses cheveux sous son chapeau sans le secours de sa femme de chambre.

— Lady Jane B…, reprit-elle, m’a refusé son appui ce matin, mais Sa Seigneurie ne savait pas que le comte de White-Manor est fou…

— Et que peut une femme en tout ceci, Ophélie ?

— Une femme, chère belle ! lady Jane n’est pas une femme, c’est un whig… Elle a l’oreille du lord président du conseil des ministres et le cœur de S. A. R. le duc de…. Si je puis persuader à lady Jane que M. de Lancester votera avec le cabinet, la victoire est à nous.

— Oh ! tâchez ! tâchez, chère lady ! s’écria Susannah à qui cette explication n’apprenait rien du tout.

Ophelia ouvrit la porte pour sortir.

— Ma voiture est tout attelée, dit-elle ; prenez patience, Susannah. Dans une demi-heure je serai de retour.

Une minute après, la comtesse s’asseyait sur les moelleux coussins de son équipage.

Pendant que ses chevaux allongeaient sur le pavé sourd des larges rues du West-End ce trot choisi, national, inimitable, qui est l’orgueil des hôtes de nos écuries, quadrupèdes et sportmen, la charmante lady combinait son plan d’ambassade. Elle savait merveilleusement le monde ; elle était spirituelle et adroite autant que put l’être jamais fille d’Ève, et elle tenait par un petit coin l’intérêt des gens qu’elle allait solliciter.

La pauvre Susannah attendait. Oh ! que cette demi-heure lui sembla longue ! elle se rappelait minutieusement les moindres gestes, les moindres paroles de la comtesse ; tantôt un flux d’espoir montait à son cœur et la rendait heureuse, tantôt un découragement profond venait prostrer son âme. Elle se souvenait d’avoir vu des larmes dans les yeux de lady Ophelia, et ce souvenir lui était toute une révélation du sort de Brian. Elle avait deviné qu’on avait refermé sur lui la porte de Bedlam, comme on laisse retomber le marbre sur un cercueil.

Lady Ophelia la trouva agenouillée sur le tapis, les mains jointes et le visage baigné de larmes.

— Victoire ! s’écria-t-elle, en se jetant à son cou. La voix d’un lord ne saurait s’acheter trop cher… Victoire, chère belle !

Susannah demeura un instant comme étourdie de son bonheur. Puis elle pressa la main de lady Ophelia sur sa bouche, ne trouvant point de mots pour exprimer l’élan passionné de sa reconnaissance.

— Maintenant, c’est à vous d’agir, Susannah, reprit la comtesse en lui rendant gaîment ses caresses ; — il faut porter cette lettre au médecin en chef de Bedlam… C’est une prière du premier lord du conseil privé… Une prière de Sa Grâce vaut quelque chose de plus qu’un ordre… C’est la liberté de M. de Lancester.

— Sa liberté ! répéta Susannah enjoignant les mains ; — oh ! donnez, donnez bien vite.

Il y avait en ce moment à Bedlam, dans l’un des salons du corps-de-logis affecté à l’administration, trois graves gentlemen assemblés.

L’un d’eux, le docteur Bluntdull, alors médecin en chef de Bedlam, arrivait à la conclusion d’un très long discours, et disait :

— En cet état, messieurs et chers confrères, la folie de l’honorable gentleman me paraît être prouvée au delà du nécessaire, soit par les thèses extravagantes qu’il a soutenues dans ses interrogatoires, soit par l’acte inouï auquel l’a poussé le dérangement de ses facultés. Je ne crois pas devoir prendre la peine de résumer l’un après l’autre mes principaux arguments…

— Non, non, monsieur, interrompirent précipitamment les deux autres gentlemen.

— Et, finalement, en présence de ces symptômes impossibles à méconnaître, en présence de cette aliénation mentale manifeste, et sortant pour ainsi dire par tous les pores de l’Honorable Brian de Lancester, je conclus…

— Une lettre pressée pour monsieur le docteur, dit en ce moment un gardien qui entr’ouvrit la porte.

— Fort bien !… Je conclus, disais-je…

— Il y a une lady qui attend la réponse dans le parloir, interrompit encore le gardien.

— Très bien !… Je conclus, disais-je donc…

— La lettre porte le sceau du conseil privé, ajouta le gardien qui entra tout à fait.

— Ah !… ah ! bah ! dit M. Bluntdull ; — le sceau du conseil… Vous permettez, messieurs… Je vais conclure à l’instant.

M. Bluntdull ouvrit la lettre et braqua son binocle sur les quatre lignes qu’elle contenait. Tandis qu’il lisait, son visage n’exprimait rien du tout. C’était la manière d’être habituelle du visage de ce savant homme.

— Ah !… ah ! bah ! murmura-t-il quand il eut terminé… Peter, dites à cette lady que je lui offre mes compliments respectueux et que je suis dans une minute aux ordres de Sa Seigneurie… — Pour en revenir, messieurs, me fondant sur les motifs énoncés ci-dessus, je conclus à ce que notre rapport déclare que si jamais homme eut le plein et complet usage de toutes ses facultés, c’est le très Honorable Brian de Lancester.

Les deux autres médecins firent un bond sur leurs sièges.

— Mais vous disiez… commença l’un d’eux.

— Nous devions croire… voulut ajouter l’autre.

M. Bluntdull se leva et arrêta d’un geste la discussion.

— C’est mon avis, prononça-t-il avec emphase en frappant involontairement la lettre ouverte du revers de sa main.

Les deux médecins regardèrent la lettre, puis se regardèrent. C’étaient des praticiens nécessiteux qui gravitaient, satellites modestes, dans l’orbite dont M. Bluntdull était l’astre principal.

— Je vois, reprit ce dernier, que nous nous entendons à merveille… Rédigez le rapport, messieurs, dans ce sens, je vous prie… Pendant cela, je vais prendre sur moi d’ouvrir les portes de l’hospice à l’Honorable Brian de Lancester…

— Quoi ! si tôt que cela ! murmura l’un des médecins.

— Monsieur, répondit doctoralement Bluntdull, il n’est jamais trop tôt quand il s’agit de rendre à la société un membre distingué à tous égards et fait pour être son plus bel ornement.

Il sortit. — Les deux médecins subalternes se regardèrent de nouveau, hochèrent la tête en chœur et unirent leurs lumières pour rédiger le rapport.

Que ne peut une prière, timbrée du sceau du conseil, sur l’âme sensible d’un comité médical d’enquête !…

Brian de Lancester était depuis trois jours dans l’un de ces cabanons grillés où l’on enferme les fous furieux, — les fous agités, comme cela se dit à Bedlam. Il était littéralement chargé de liens. Chacun de ses membres adhérait étroitement aux parties correspondantes d’un meuble massif et de forme bizarre, qui porte le nom de chaise de force, et qui, avec son poids énorme et son système compliqué de courroies, défierait les forces d’un Hercule.

Ce que Brian avait souffert durant ces trois longs jours, il faudrait des volumes pour le décrire.

À sa droite, à sa gauche, il y avait des cabanons semblables au sien. Dans ces cages, rugissaient horriblement, nuit et jour, des bêtes furieuses, de ces fous comme on en trouve peut-être par tous pays, mais qui abondent dans les asiles d’Angleterre, créatures qui n’ont plus rien d’humain, brutes dont la bouche écume, dont la gorge râle, et dont l’œil sanglant roule, fouetté par la rage, comme s’il allait s’élancer hors de son orbite enflammée, damnés qui se tordent en hurlant et donnent dès ici-bas une idée de l’enfer…

On dit qu’Oxford, l’assassin de la reine Victoria, enfermé par grâce à Bedlam. est devenu fou au bout de deux semaines.

Brian de Lancester était une nature énergique, mais exaltée. Ce supplice atroce aurait, à coup sûr, produit sur lui le même résultat. Sa forte volonté l’avait néanmoins soutenu durant ces trois jours de tortures. Il n’était point abattu. Tel nous l’avons vu pendant le cours de ce récif, tel nous l’aurions retrouvé dans son cabanon de Bedlam. Seulement, l’effort qu’il avait fait pour ne point faiblir dans la lutte se lisait sur son visage amaigri et couvert de pâleur, et son œil avait pris, parmi sa sombre expression de résolution désespérée, quelque chose de hagard.

Susannah lui apparut, au sein de son ineffable misère, comme une radieuse vision. Il crut rêver d’abord et ferma les yeux pour garder quelques secondes de plus une illusion chère. — Il ne fallut rien moins que la voix positivement terrestre et peu angélique du docteur Bluntdull pour le rappeler au sentiment de la réalité.

Le docteur, en effet, ne croyant pouvoir trop faire après la lettre du ministre, avait introduit lui-même Susannah dans la cellule.

— Votre serviteur, milord, votre serviteur, dit-il ; — hum ! voici, je pense, une fâcheuse histoire… Après cela, — n’est-ce pas ? — hum ! trois fois vingt-quatre heures ne font pas un siècle ?

Lorsque Brian ouvrit les yeux, il vit Susannah agenouillée auprès de lui et qui tâchait en vain de dénouer les courroies de la chaise de force.

— Ne prenez pas cette peine, milady, poursuivit le docteur ; — on va défaire l’appareil.

On défit l’appareil.

Brian se mit sur ses pieds et frémit comme un lion captif qui revoit le désert et secoue sa crinière au vent libre des solitudes.

Il redressa sa taille ; ses yeux brillèrent ; sa bouche eut un sourire que ni plume, ni pinceau ne saurait retracer.

Puis il prit la main de Susannah qui tenait l’ordre d’exeat et l’entraîna sans mot dire.

— Ah !… ah ! bah ! grommela M. Bluntdull, il aurait pu me remercier.

La voiture qui portait Susannah et Brian roulait dans la direction du West-End. Brian regardait Susannah en silence et avec des yeux ravis.

— Merci, dit-il en prenant sa main, sur laquelle il mit un long baiser ; — merci, mon ange sauveur !

— Que vous avez dû souffrir, Brian ! murmura la belle fille ; et c’est moi qui suis cause…

Lancester fronça le sourcil.

— C’est vrai, répliqua-t-il à voix basse.

— Ce sont donc bien eux qui vous ont jeté dans ce cachot ?

— Ce sont eux… eux et milord mon frère… mais me voilà libre, et j’ai un moyen de m’acquitter envers vous, ma Susannah… Il est une chose que votre noble cœur souhaite par dessus tout en ce monde…

— Quoi ! dit la belle fille en pâlissant ; sauriez-vous ?…

Elle s’arrêta, et balbutia d’une voix à peine intelligible :

— Ma mère !…

Brian souleva sa main qu’il tenait serrée entre les siennes, et lui en ferma la bouche en se jouant. Il souriait et se sentait heureux d’entendre ce mot si tôt venu et qui lui donnait à voir toute la belle âme de Susannah.

Mais cette joie passa comme un éclair.

— Ne m’interrogez pas, répliqua-t-il, et dites-moi quelle retraite a choisie l’homme que vous appelez Tyrrel l’Aveugle ?

— Oh ! milord, s’écria Susannah tremblante, au nom de Dieu ! n’affrontez plus sa colère !

— Sa colère ne peut plus rien contre moi, milady, et il faut que je le voie.

Susannah hésita.

— Il faut que je le voie, reprit Brian, sur-le-champ.

Ceci fut dit d’un ton si grave, que la belle fille n’osa plus résister. Elle indiqua la demeure du docteur Moore.

Brian mit aussitôt la tête à la portière et ordonna au cocher de se rendre au no 10 de Wimpole-Street.

— Milady, je vous prie de m’attendre ici, dit-il au moment où la voiture s’arrêtait ; — je vais bientôt revenir… Si je ne revenais pas…

Il s’interrompit et reprit presque aussitôt :

— Veuillez consulter votre montre… Si je ne revenais pas dans une demi-heure, vous vous feriez conduire au bureau de police de High-Street et vous prieriez le magistrat de venir constater un meurtre.

— Oh ! milord ! miiord ! ayez pitié de moi, s’écria Susannah.

Brian ne répondit pas et descendit sur le trottoir ; l’instant d’après, il franchissait désarmé le seuil de la maison du docteur.

Ce fut l’aide-pharmacien Rowley qui l’introduisit. Rowley, comme on le pense bien, n’ouvrit point du premier coup la porte du sanctuaire. Il examina le nouveau-venu dans tous les sens, et prononça sur divers tons le fameux ta ta ta ta ! avant de se déterminer. Mais les trois jours passés à Bedlam avaient mis sur le visage de Brian des signes de souffrance si peu équivoques, que Rowley vit en lui un client et un client très pressé.

— J’ai l’honneur de vous engager à vous asseoir, monsieur, dit-il avec beaucoup d’amabilité ; — je vais prévenir le docteur.

— C’est inutile, répliqua Brian qui prit un siège.

Rowiey, qui était déjà à moitié chemin de la porte, fit une pirouette sur ses talons démesurément saillants, et se remit à examiner sans façon ce client extraordinaire qui disait : c’est inutile, lorsqu’on lui parlait de faire venir le docteur.

Le résultat matériel de cet examen fut un ta ta ta ta ! énergique, accompagné d’un grattement d’oreille singulièrement significatif.

— Monsieur est peut-être un membre de Royal-Collège ? dit-il ensuite avec une légère amertume : — nous en voyons tous les jours de nouveaux… Ta ta !… j’ai l’honneur de vous demander ce qu’il y a pour votre service ?

— Dites à maître Tyrrel, répondit Brian, qu’un gentleman désire lui parler en particulier.

— Maître Tyrrel, répéta Rowley, maître Tyrrel… connais pas.

— Maître Spencer, si mieux vous aimez.

— Je connais beaucoup de Spencer, monsieur… Il y en a un qui s’est établi l’an dernier pharmacien dans Ludgate Hill… mais…

— Je suis pressé, monsieur ! interrompit Brian. Quel que soit le nom sous lequel se cache cet homme, Tyrrel, Spencer ou Edmund Makensie, je veux…

— Et que lui voulez-vous, s’il vous plaît, gentleman ? dit la voix de Tyrrel qui passait en ce moment le seuil.

Brian se retourna. — Tyrrel ne l’eut pas plus tôt aperçu qu’il recula de trois pas et changea de couleur.

— Ah !… fit-il seulement dans sa stupéfaction profonde.

Puis il ajouta entre ses dents :

— Décidément, le diable s’en mêle !

Ceci se rapportait à une série de déboires éprouvés depuis peu par Tyrrel ; la fuite de Susannah et de Clary qu’il s’était chargé de garder, la triste issue du complot contre la Banque, etc., etc. — Tyrrel était en veine de malheur.

— Nous avons un long compte à régler ensemble, maître Ismaïl, lui dit Brian.

Le juif, faisant effort pour se remettre, s’avança lentement et chassa Rowley d’un geste.

— Les comptes les plus longs finissent par se débrouiller, milord, répondit-il, quand on sait s’y prendre comme il faut… Que réclamez-vous de moi ?

— Je veux savoir le nom du père de Susannah, d’abord.

— Et ensuite ?

— Ce nom, d’abord, vous dis-je ! prononça impérieusement Lancester.

— Moi, je vous disais : ensuite ? répartit le juif qui poussa du pied un fauteuil en face de Brian et s’y assit, — parce qu’il m’en coûtait d’entamer l’entrevue par un refus… Je ne veux pas vous dire le nom du père de Susannah.

— Prenez garde, Ismaïl !…

Le juif haussa les épaules avec cet air provoquant des gens qui veulent tâter le terrain et savoir les ressources de leur adversaire.

— Eh ! milord, vous vous moquez, dit-il ; — prendre garde ! Je passe ma vie à prendre garde. La prudence est la première condition du commerce que je fais… Mais vous, n’avez-vous point songé à prendre garde, lorsque vous avez passé le seuil de cette maison ?

— Si fait, répondit simplement Brian.

Tyrrel attendit durant quelques secondes, espérant que Lancester allait s’expliquer ; mais Lancester garda le silence, ce qui porta le juif à réfléchir.

— Milord, reprit-il après une pause, vous me demandez là un secret qui est à vendre.

— Je ne refuse pas de le payer, dit Brian.

— C’est que vous êtes bien pauvre, milord ! ajouta Tyrrel en souriant ; plus pauvre que vous ne pensez… La main qui s’ouvrait dans l’ombre pour mettre tous les mois cent guinées à votre disposition, est aujourd’hui la main d’un pauvre prisonnier…

— Vous sauriez !… s’écria vivement Lancester.

— Ce secret-là n’est pas à vendre, milord, interrompit Tyrrel avec gravité ; — donc, continua-t-il, vous voilà nu comme un mendiant… Mais, d’un autre côté, il y a une fortune de prince suspendue au dessus de votre tête… suspendue par un cheveu… Ne prenez pas la peine de m’interroger avec menace comme c’est l’intention de Votre Seigneurie : il me plaît de m’expliquer clairement sur ce point… White-Manor est épileptique et fou.

— Milord mon frère serait fou ! dit Brian dont la voix exprimait une tristesse non feinte.

Tyrrel éclata de rire.

— On dirait que vous n’avez pas fait de votre mieux pour amener ce résultat ! répliqua-t-il avec raillerie. Brian courba la tête, non pas sous le sarcasme de ce misérable, mais sous le reproche de sa conscience.

— Si vous voulez, reprit le juif, je vous dirai en détail de quoi se meurt Godfrey de Lancester, qui était à Denham-Park pendant qu’on vous gardait à Bedlam… Figurez-vous que le pauvre comte a une drôle de folie. Il croit vous voir sans cesse, — et cela le tue.

— Assez ! prononça tout bas Brian.

— Oui, oui, c’est assez ! continua le juif en feignant de se méprendre ; — on mourrait à moins, en vérité !… Ah ! Votre Seigneurie a bien mené son duel avec le comte !…

— Assez, te dis-je ! s’écria Lancester avec violence. Je suis venu pour savoir le nom du père de Susannah ; je le saurai degré ou de force.

— Il y a comme cela bien des choses que je voudrais savoir et qu’on ne me dit pas, répliqua froidement Tyrrel ; — par exemple, je serais excessivement curieux d’apprendre quelle est la puissante fée qui vous a ouvert les portes de Bedlam ?…

Lancester se leva.

— Maître Ismaïl, dit-il en tâchant de garder son calme, — on ne gagne pas deux fois, croyez-moi, la partie que vous avez jouée contre le gibet jadis.

— C’est mon avis, milord.

— Je vous donne ma parole de nobleman, reprit Brian, que si vous ne m’apprenez pas le nom du père de Susannah, je me rends chez le magistrat en sortant d’ici, et que…

— Votre menace pèche par sa base, milord, car il n’est pas très certain que je vous laisse sortir d’ici !

— Alors, maître Ismaïl, préparez votre antidote contre la corde. J’ai prévu le cas.

Tyrrel couvrit soudainement son visage de ce masque bénin et bonhomme que nous lui avons vu au commencement de ce récit. Ses yeux brillants s’éteignirent et se fixèrent, mornes, dans le vide, comme des yeux d’aveugle.

— Votre Seigneurie, dit-il humblement, vient de remporter une facile victoire sur un pauvre homme… qu’elle daigne se rasseoir… Je suis entièrement à ses ordres et prêt à lui apprendre ce qu’elle désire si ardemment savoir.

Brian se rassit.

Tyrrel le regarda un instant d’un air soumis. Puis ses prunelles s’allumèrent graduellement jusqu’à prendre cet éclat réellement diabolique sous lequel tremblait jadis la pauvre Susannah. En même temps sa lèvre mince se relevait en un sourire amer et cruel.

— C’est vous qui êtes cause que j’ai été pendu, milord, dit-il d’une voix brève et stridente, qui, frappant inopinément l’oreille de Lancester, donna un tressaillement à ses nerfs. — Sans vous, il y a long-temps que je serais riche à millions… Susannah était ma fortune : vous m’avez volé Susannah !… Vous avez pris de triomphantes précautions, je pense, pour vous mettre à l’abri de mon poignard… Eh ! milord, bien fou serais-je si je vous tuais autrement que selon votre fantaisie… Vous venez chercher un nom ; j’ai refusé de vous le dire d’abord, pour jouer avec votre angoisse, pour me railler un peu de cette lutte naïve que l’espoir livre en vous à la crainte… Car ce nom, milord, il y a bien des jours que vous l’avez deviné !

Brian, pâle comme un spectre, avait le front couvert de sueur et haletait.

— Sur mon honneur, balbutia-t-il, — non, je ne puis croire… non !

— Vous mentez, nobleman, reprit Tyrrel avec une joie hideuse ; — ce nom, je n’ai même pas besoin de le prononcer… votre conscience vous le crie… Eh bien ! vous ne vous trompez pas. Il est son père, milord, elle est sa fille, et vous ne serez jamais son époux.

Brian poussa un gémissement étouffé, puis, se levant avec effort, il se dirigea en chancelant vers la porte, tandis que Tyrrel lui jetait avec un ricanement haineux ces dernières paroles :

— Il y aurait pourtant moyen d’arranger tout cela, milord ; — devenez mon frère en religion… La loi de Moïse bénit ces sortes de mariages…

Brian pressa le pas et s’enfuit. — Il ouvrit la portière de la voiture, mais il n’y monta pas. Susannah, qui s’apprêtait à le recevoir, joyeuse, jeta un cri de terreur à la vue de ses traits bouleversés.

— Milady, murmura-t-il d’une voix brisée ; — Susannah !… Allez… je ne puis vous suivre en ce moment… Adieu !

Il fit un signe au cocher qui se penchait pour demander ses ordres. La voiture partit.

Brian demeura un instant immobile, cloué au sol ; — puis on le vit s’éloigner, jeté tantôt à droite, tantôt à gauche par le flot des passants…

Le soir, Susannah reçut une lettre qui contenait seulement ces mots, avec la signature de Brian :

« Je ne vous verrai plus, Susannah, parce que je vous aime et que je suis le frère de votre père. Oubliez que nous eussions pu être heureux. De loin, moi, je veillerai sur vous, et vous aurez une consolation, car je vous rendrai votre mère. »

Susannah lut à travers ses larmes, et tomba, navrée, entre les bras de la comtesse.