Les Mystères de Marseille/Troisième partie/Chapitre VII

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Charpentier (p. 309-313).

VII

Où M. de Cazalis veut embrasser son petit-neveu


Pendant les trois années qui s’étaient écoulées depuis la naissance du fils de Blanche et de Philippe, des changements importants avaient eu lieu dans l’existence de M. de Cazalis. Il n’avait pas été réélu député aux dernières élections, et il s’était fixé à Marseille. Son échec, dû à l’impopularité que ses démêlés avec les Cayol lui donnaient parmi le peuple, ne paraissait l’attrister que médiocrement. À la vérité, il aimait mieux veiller à ses affaires qu’à celles du pays ; il avait assez de soucis chez lui, assez de besogne pour parer les coups qui le menaçaient, sans se charger d’un mandat qui le clouait à Paris pendant plusieurs mois de l’année.

Il s’installa dans son hôtel du cours Bonaparte et agit en sorte de s’y faire oublier de la ville entière. Il cessa de sortir en voiture d’éclabousser les paisibles négociants ; il mit tous ses soins à passer inaperçu, il réussit au bout d’un certain temps à devenir un inconnu pour le plus grand nombre. Son rêve était d’assurer au plus tôt sa tranquillité et d’aller ensuite à Paris manger à grand tapage la fortune de sa nièce.

S’il acceptait la vie triste et cachée qu’il menait, c’était qu’un instinct de prudence lui conseillait d’étudier la position et de chercher l’impunité, avant de toucher à des biens qui ne lui appartenaient pas. Il avait des envies folles de se satisfaire tout de suite. Mais des peurs le prenaient, il voulait bien voler Blanche, pourvu qu’on ne pût jamais lui crier qu’il était un voleur.

Quand il fut parvenu à se faire oublier, quand il se fut cloîtré dans son hôtel, en simple bourgeois, amoureux de l’ombre et du silence, il dressa ses batteries. Il se trouvait au centre de l’intrigue qu’il voulait conduire, et il espérait avoir endormi la méfiance de ses adversaires par ses airs nonchalants. Au fond, son plus âpre désir était de retrouver l’enfant de sa nièce et de s’en emparer. Alors seulement, il pourrait disposer de la fortune qui dormait entre ses mains. Mais, par un effort d’hypocrisie, il sut se contraindre pendant près de trois ans ; il demeura paisible, sans paraître faire la moindre démarche pour savoir où l’on avait caché son petit-neveu. Et, en réalité, il ne hasarda pas une seule tentative, il resta fidèle à son plan de feinte insouciance.

Cette comédie eut pour résultat de tranquilliser Marius. Le jeune homme avait cru, le lendemain de l’enlèvement, que M. de Cazalis allait s’emporter, fouiller Marseille, chercher partout. Il fut d’abord très surpris de l’attitude indifférente de l’oncle de Blanche, il pensa que cette tranquillité cachait quelque piège ; puis, peu à peu, ses soupçons s’évanouirent, il s’endormit dans une confiance heureuse, il finit par ne plus songer à cet homme, qui se cachait dans l’ombre pour mieux guetter sa proie.

Si M. de Cazalis patientait et ne cherchait pas, c’était qu’il avait compris que de longtemps les Cayol ne pouvaient se servir de enfant contre lui. Il leur permettait de l’élever, comptant le voler, quand il deviendrait dangereux de le laisser entre leurs mains. Tant que Philippe ne rentrerait pas en France et tant que son fils n’aurait pas atteint un certain âge, Marius avait les bras liés, il lui était impossible de soulever un scandale quelconque qui tournerait contre son frère. À vrai dire, M. de Cazalis comptait beaucoup sur l’esprit droit et juste de Marius pour mener à bien ses propres affaires : il se disait que jamais le jeune homme n’oserait compromettre Blanche et qu’il lui abandonnerait plutôt l’héritage. En tout cas, il avait au moins cinq ans de tranquillité devant lui.

S’il comptait sur les vertus de Marius, il avait de véritables peurs, lorsqu’il songeait à Philippe. Celui-là ne l’épargnerait pas, le jour où il tomberait entre ses mains. Il se rappelait les violences, le caractère énergique du fugitif, il le croyait homme à ne reculer devant rien, dès qu’il s’agirait de contenter une haine et de se venger. Aussi prit-il certaines précautions pour se mettre à l’abri de cette haine, dans le cas où Philippe rentrerait en France. Il désirait ardemment lui voir commettre cette imprudence ; et, plus encore pour le faire arrêter que pour échapper à sa vengeance, il chargea un certain Mathéus, un coquin dévoué, de se rendre en Italie, de s’attacher aux pas du jeune homme afin de revenir avec lui, s’il s’embarquait. L’espion s’acquitta fidèlement de son mandat. Il retrouva Philippe à Gênes et ne le quitta plus. Quand celui-ci revint à Marseille, Mathéus se trouvait sur le même navire. Mais, par un hasard, il le perdit de vue pendant le débarquement, il ne put annoncer à son maître que la présence de son ennemi dans la ville, sans lui indiquer le lieu où il s’était caché.

Lorsque M. de Cazalis sut que Philippe se trouvait à Marseille, il fut pris d’une grande inquiétude, non pas qu’il craignît une vengeance immédiate et directe, mais parce qu’il s’imagina que le jeune homme allait le traquer sourdement et lui faire rendre gorge. Il désirait bien le voir rentrer en France, mais à la condition de connaître son refuge et de le livrer à la police, le lendemain de son arrivée. Du moment qu’il lui échappait, il croyait toujours le sentir autour de lui, creusant des pièges sous ses pas. Il vécut pendant un an dans des anxiétés continuelles, il eut beau surveiller Marius, charger Mathéus de le suivre en tous lieux, il ne put arriver jusqu’à Philippe, car il avait été convenu entre ce dernier et son frère qu’ils renonceraient à se voir, tant que la grâce du condamné ne leur permettrait pas de se serrer la main sans péril. D’ailleurs, Philippe était tellement changé sous ses grossiers habits de portefaix, sans barbe, le visage et les mains hâlés, que Mathéus passa plusieurs fois à côté de lui sans le reconnaître. M. de Cazalis, qui ne voulait point mêler la police à ses affaires, avant d’avoir préparé une arrestation certaine, se désespérait des insuccès de son espion. Il le lançait chaque matin dans Marseille, en lui faisant des promesses de plus en plus fortes, éperonné par la crainte de voir réussir les démarches que Marius tentait pour obtenir la grâce de son frère.

Un jour, M. de Cazalis, en passant sur le port, se mêla à un rassemblement qui se formait autour d’un blessé. Il apprit que c’était un portefaix dont le pied venait d’être écrasé sous une énorme caisse de marchandises. Comme il s’approchait davantage, il vit auprès du pauvre diable un de ses collègues, un autre portefaix, qui donnait des ordres, et dont les gestes brusques et la voix haute lui causèrent une profonde émotion. Il n’avait entendu qu’une fois la voix de Philippe, lors du procès, et cette voix était restée vibrante et forte dans ses oreilles.

Il revint en toute hâte à son hôtel et fit appeler Mathéus qui reçut de lui des instructions détaillées. Ce dernier devait s’assurer de l’identité du portefaix, le suivre pendant deux ou trois jours pour connaître ses habitudes et les lieux qu’il fréquentait. Le lendemain, la chasse commença.

Le plan de M. de Cazalis était d’une simplicité adroite. Il voulait faire coup double. Des envies lui venaient d’embrasser son petit-neveu, et, jugeant qu’il l’avait laissé assez longtemps aux Cayol, il désirait le posséder à son tour. Pour retrouver et voler l’enfant, il décida qu’il se servirait du père. Philippe, à coup sûr, devait rendre de fréquentes visites à son fils : il n’y avait donc qu’à le suivre pour connaître la retraite du petit. M. de Cazalis se disait que, lorsqu’il connaîtrait cette retraite, il lui serait facile d’y faire arrêter son ennemi et de s’emparer en même temps de l’héritier de Blanche.

Deux jours après, Mathéus annonça à son maître que le portefaix était bien Philippe Cayol, et que, chaque soir, ce portefaix se rendait à Saint-Barnabé chez un jardinier nommé Ayasse, qui avait chez lui un jeune enfant en garde. L’ancien député comprit tout, et il eut un sourire de triomphe.

« À quelle heure cet homme va-t-il à Saint-Barnabé ? demandait-il à Mathéus.

– À six heures du soir, répondit celui-ci, et il y reste jusqu’à huit ou neuf heures.

– Bien... Reviens demain à six heures. Je te donnerai mes ordres. »

Le lendemain, M. de Cazalis eut une courte conférence avec Mathéus. Puis, ils partirent pour Saint-Barnabé, où ils arrivèrent à sept heures. Deux gendarmes les accompagnaient.