Les Mystères de Marseille/Troisième partie/Chapitre XIX

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Charpentier (p. 411-416).

XIX

Où Mathéus tient enfin Joseph dans ses bras


Sauvaire avait perdu de vue M. de Cazalis, en pénétrant sur la place. Il était furieux d’ignorer où il pouvait être, après l’avoir surveillé pendant près d’une heure, sous une porte cochère. Le digne homme continuait à ne plus songer qu’il était capitaine. Il avait une idée fixe, celle de venir en aide au frère de son ami Marius.

Il tournait sur la place, inquiet et embarrassé, lorsqu’il pensa brusquement que Philippe devait être caché dans l’ancienne demeure de Fine. Il regarda la maison et aperçut la tête de M. de Girousse.

« Eh ! dites donc, vous, là-haut ! cria-t-il au vieux comte, descendez vite ouvrir la porte. »

M. de Girousse avait de vives inquiétudes sur le sort de Philippe. Il se décida à descendre, sachant que les deux frères s’étaient réfugiés dans la maison d’en face, et espérant leur être de quelque secours. Mais, en bas, il tomba, dans le corridor, sur des insurgés qui avaient tiré les verrous et qui ne voulaient pas le laisser sortir. Il obtint enfin qu’on entrebâillât la porte. Les insurgés le poussèrent dehors et s’enfermèrent de nouveau.

Sauvaire et M. de Girousse se trouvèrent nez à nez.

« Eh ! que diable ! s’écria l’ancien maître portefaix, il fallait laisser la porte ouverte... Je vais vous faire arrêter. »

Le gentilhomme regardait curieusement le capitaine.

« Vous allez me faire arrêter ? dit-il, eh bien ! arrêtez-moi vous même, et veuillez me conduire vers les personnes qui sont là-bas. »

Il lui désignait M. Martelly et l’abbé Chastanier. Sauvaire l’accompagna et s’excusa, lorsqu’il sut qu’il avait mis la main sur un comte, sur un riche propriétaire.

« Il ne manquait plus que de me faire déporter ! dit M. de Girousse en riant, ma journée eût été complète. »

Il s’entretint ensuite à voix basse avec l’armateur et le mit au courant de la situation.

« Nous n’avons rien vu de tout cela, dit M. Martelly. On nous avait enfermés dans cette boutique, en compagnie d’un personnage qui a une véritable mine de scélérat... Vous dites que Philippe et Marius se sont cachés dans cette maison ?

– Oui, et j’ai grand-peur qu’ils n’y soient arrêtés. Le plus terrible est que j’ai laissé dans cette autre maison la femme de Marius et l’enfant de Philippe. »

Cette nouvelle acheva de désoler l’armateur. L’abbé Chastanier fit observer que Fine et Joseph ne couraient pas un grand danger : si la maison était mise à sac, on pourrait toujours intervenir. Il fallait songer avant tout aux deux frères et tâcher de les faire évader. Le malheur était qu’il semblait presque impossible de leur venir en aide.

Les troupes, qui avaient envahi la place, ne restaient pas inactives. Quelques coups de feu partaient encore des fenêtres, çà et là ; il fallait en finir. Aussi l’ordre fut-il donné de prendre d’assaut toutes les maisons fermées, sur les toits desquelles les insurgés brûlaient leurs dernières cartouches. On fit avancer quelques sapeurs, qui attaquèrent les portes à coups de hache.

Sauvaire se désespérait. Il aurait voulu détourner les soldats de la maison dans laquelle il supposait que Philippe était caché, et il ne trouvait aucun moyen pour faire réussir ce projet. Il rassembla ses hommes, les posta du côté opposé de la place, leur fit fouiller d’autres logis. Mais il eut le désespoir de voir partir un coup de feu justement de la maison qu’il voulait protéger. Un lieutenant fut blessé, toutes les troupes se ruèrent vers la porte.

« Les imbéciles ! murmura Sauvaire, ils avaient bien besoin de blesser cet homme ! Maintenant, l’affaire de mon jeune ami est claire. »

Il s’approcha, il voulut au moins être un des premiers à entrer.

Pendant que ces événements se passaient, deux hommes causaient vivement dans un coin de la place. C’étaient Mathéus et M. de Cazalis. L’espion, avec ses excellents yeux, avait, en sortant de la boutique, aperçu son maître au milieu de la foule. Lorsqu’il l’eut pris à l’écart :

– Eh bien ! lui demanda-t-il d’une voix railleuse, vous ne me félicitez pas ?... J’ai joliment travaillé.

– Je ne t’ai pas vu sur la barricade, dit l’ancien député.

– Parbleu ! ces niais ont pris la précaution de me mettre à l’abri des balles, en m’enfermant dans une boutique. Je les en remercie... Allons, la victoire est à nous.

– Où as-tu porté l’enfant ?

– Eh ! vous êtes trop pressé... Je vous remettrai l’enfant tout à l’heure... Tenez ! il est là, dans cette maison dont on brise la porte. »

Mathéus dit alors à M. de Cazalis ce qu’il avait fait et ce qu’il lui restait encore à faire. Il était certain du succès.

« Cependant, ajouta-t-il, il faut agir avec promptitude. On a emprisonné avec moi, je n’ai pu deviner pour quelle raison, deux hommes qui sont les amis des Cayol. Regardez, ils sont encore sur le seuil de notre prison commune. J’ai peur que leur présence ne nous dérange. »

M. de Cazalis reconnut M. Martelly et l’abbé Chastanier. Il ne vit pas M. de Girousse, qui lui tournait le dos.

« Bah ! murmura-t-il, ils ne sont pas ici pour nous. À l’œuvre Mathéus ! Je double la récompense promise, si tu réussis. »

Les sapeurs venaient de donner les premiers coups de hache, et la porte rendait un bruit sourd.

« Et sais-tu où a passé ce misérable Philippe ? demanda M. de Cazalis.

– J’espère bien qu’il est arrêté, répondit Mathéus. En tout cas, il va être pincé, s’il s’est réfugié dans la maison. Ne vous inquiétez, pas, son affaire est réglée, il en a au moins pour dix ans de déportation.

– J’aurais mieux aimé en finir avec lui... Je l’ai tenu au bout de mon fusil... Ne crains-tu pas, s’il est dans la maison, qu’il ne dérange tes plans ?

– Bah ! il est caché sans doute au fond de quelque armoire... Attention ! voilà la porte qui cède. Ne vous mêlez de rien, regardez-moi faire, si cela vous amuse. Et, dès que j’aurai l’enfant, suivez-moi rapidement. Nous réglerons notre compte plus loin. »

Mathéus laissa son maître au milieu de la place et vint se mêler aux assiégeants. Les haches des sapeurs avaient fendu la porte, dont les gonds et la serrure tenaient encore. Elle allait être enfoncée.

Sauvaire avait suivi cette opération d’un air anxieux. Il comptait réunir ses hommes et entrer le premier. Comme la porte commençait à céder, une main se posa sur son bras. Il se tourna et reconnut Cadet, le frère de Fine.

Le jeune homme l’entraîna vivement à l’écart et lui demanda d’une voix étouffée :

« Que se passe-t-il ? Avez-vous vu ma sœur ? »

Et, avant que l’ancien maître portefaix eût pu répondre :

« Depuis ce matin, continua Cadet, nous sommes consignés, mes hommes et moi, dans nos bureaux. L’autorité, qui connaît mes opinions, a envoyé un piquet de gardes nationaux à ma porte, et je viens à peine de pouvoir m’échapper... J’ai couru au cours Bonaparte, au logement de mon beau-frère. La maison est vide. Mon Dieu ! que se passe-t-il ? Parlez vite.

– Allons, bon ! murmura Sauvaire, un malheur ne vient jamais seul... Toute la famille doit se trouver dans cette maison.

– Vous croyez que ma sœur est là ?

– Eh ! je n’en sais rien... Ce que je sais, c’est que j’ai vu Philippe sur la barricade, qui se battait comme un enragé... Ah ! mon pauvre Cadet, j’ai bien peur que tout cela ne finisse très mal... J’oubliais : votre ennemi rôde sur la place.

– Quel ennemi ?

– M. de Cazalis. Il est déguisé en garde national. »

Cadet frissonna. Tout d’un coup, il s’aperçut que la porte était enfoncée.

« Courons vite ! » cria-t-il.

Dès que le bois de la porte fut tombé, un flot de soldats se précipita pour entrer dans la maison. Mais trois ou quatre coups de feu partirent de l’escalier, et les assiégeants se retirèrent en désordre. Pendant quelques minutes, personne n’osa pénétrer dans le corridor. Les insurgés avaient brûlé leurs dernières cartouches et s’étaient hâtés, après ce simulacre de défense, de remonter sur le toit, pour essayer de s’échapper. Lorsque le premier moment de panique fut passé, les soldats se décidèrent à s’aventurer avec précaution jusqu’au pied de l’escalier, puis, voyant qu’ils ne rencontraient aucune résistance, ils envahirent la maison, fouillant tous les coins.

Sauvaire et Cadet avaient commis la maladresse de s’éloigner de quelques pas en causant. Lorsqu’ils voulurent se rapprocher de la porte, ils se trouvèrent derrière une véritable foule qui les empêcha de passer. Malgré leurs efforts, il leur fallut piétiner longtemps, et, lorsqu’ils furent entrés ils durent monter l’escalier avec une lenteur désespérante, tant il était encombré de soldats et de gardes nationaux.

Comme ils arrivaient au troisième étage, ils furent coudoyés par un homme qui se sauvait en bousculant tout le monde. Cet homme que les assiégeants prirent pour un locataire terrifié, tenait un enfant entre ses bras. Il passa si rapidement, en cachant à moitié l’enfant sous sa redingote, que Cadet ne put le voir de face, le jeune homme se retourna, averti par un sentiment vague, mais l’individu avait déjà descendu cinq ou six marches. Le frère de Fine, poussé par Sauvaire, qui n’avait rien vu, continua à monter et se trouva bientôt devant la porte du petit logement.

Cette porte était grande ouverte. Au milieu de la première pièce gisait Fine, évanouie. Joseph avait disparu.