Les Mystères du peuple/II/7

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Les Mystères du peuple — Tome II
LE COLLIER DE FER — Chapitre IV


CHAPITRE IV.


Le gladiateur Mont-Liban. — Siomara. — Le lion amoureux. — Siomara reconnaît Sylvest. — Ce qui est advenu à Sylvest et à sa sœur depuis leur séparation. — Sylvest, arrêté chez Siomara, est ramené chez le seigneur Diavole, et ensuite conduit au cirque pour être livré aux bêtes féroces lors du prochain spectacle.




Sylvest toujours fuyant la poursuite de l’eunuque, aperçut, à l’extrémité du couloir, une vive lumière, se précipita de ce côté, reconnut le vestibule, tira le verrou intérieur de la porte de la rue ; il se crut sauvé ; mais, au moment où il mettait le pied dehors, il se trouva en face d’un homme d’une taille gigantesque, qui, d’une main de fer, le saisit à la gorge, le rejeta au loin dans le vestibule, puis verrouilla la porte en dedans, au moment où l’eunuque arrivait essoufflé en criant :

— Belphégor !… Belphégor !…

À la vue du géant, l’eunuque, reculant de deux pas, s’écria d’un air courroucé :

— Mont-Liban !… toi ici !…

— Mort et massacre !… — s’écria le gladiateur d’un ton menaçant ; — la belle Gauloise ne se jouera pas plus longtemps de moi… Depuis la chute du jour, je suis embusqué dans une maison en face de celle-ci… J’ai vu venir ce misérable esclave, accompagné de son maître, le seigneur Diavole ; ils se sont arrêtés à quelques pas de ce logis : le maître a parlé à l’esclave, celui-ci, tenant sous son bras une cassette, a frappé à cette porte ; elle s’est ouverte et refermée sur lui… Cela se passait à la nuit tombante… et voici bientôt l’aube… Ravage et furies ! me prend-on pour un oison, à la fin ?…

— On te prend pour ce que tu vaux, pour ce que tu es, boucher de chair humaine ! sac à vin ! désolation des outres pleines !… — s’écria l’eunuque de sa voix claire et perçante. — Hors d’ici, pilier de taverne ! effroi des cabaretiers ! hors de céans, taureau de combat !… Il n’y a personne à transpercer ici, et tes beuglements ne me font pas peur !…

— Veux-tu que je t’étouffe dans ta graisse ? vieux chapon bardé de lard ! Veux-tu que je te crève à coups de bâton ? molle et flasque panse ! — s’écria le gladiateur en levant sur le vieillard une grande canne d’ébène ayant pour pomme la tête arrondie d’un os humain. — Sang et entrailles ! si tu dis encore un mot, tu n’en diras pas un second… Prends garde à toi, tonne de lard rance !…

Ainsi parlait Mont-Liban, ce gladiateur célèbre, que les grandes dames romaines poursuivaient de leurs impudiques désirs… Il paraissait jeune encore ; mais l’expression de ses traits rudes, grossiers, était insolente et stupide… Un coup de sabre, commençant au front et allant se perdre dans son épaisse barbe fauve, lui avait crevé l’œil gauche. Des taches de vin et de graisse souillaient ses riches vêtements ; sa tunique, brodée d’argent, mais en désordre et mal agrafée, laissait voir sa poitrine d’Hercule, velue comme celle d’un ours. Ses chausses de peau de daim et ses bottines militaires, bordées de galons d’or, semblaient aussi sordides que le reste de son accoutrement. Une large et longue épée pendait à son côté ; sur sa tête il portait un chaperon de feutre, orné d’une longue aigrette rouge, et tenait à la main sa grosse canne d’ébène, ayant pour pomme la tête arrondie d’un os humain, souvenir d’un de ses combats, sans doute. Oui, tel était ce Mont-Liban, dont les nobles dames d’Orange se disputaient la possession, et qui avait répondu par un dédaigneux refus aux provocations de Faustine.

Au bruit croissant de la dispute du gladiateur et de l’eunuque, une porte intérieure du vestibule s’ouvrit… Sylvest vit paraître Siomara, non plus transfigurée en hideuse sorcière, mais jeune, mais fière, mais belle ! oh ! mille fois plus belle encore que l’esclave ne l’avait vue au commencement de cette nuit maudite… Mais ce n’était pas elle… non, ce n’était pas elle qu’il avait vue… Il ne pouvait le croire. Les épais cheveux blonds de Siomara étaient retenus dans une résille à mailles d’argent ; elle portait deux tuniques ; l’une blanche et très-longue ; l’autre, bleu céleste, courte et brodée d’or et de perles, laissait son cou et ses bras nus… En revoyant sa sœur d’une beauté si brillante, si pure, Sylvest crut plus que jamais avoir fui un songe horrible pendant cette nuit… Non, non, pensait-il, une courtisane monstrueusement débauchée, une sorcière maudite, n’auraient pas ce front à la fois chaste et fier, ce doux et noble regard ; non, l’infâme eunuque a menti, les apparences mentent, mes yeux même, cette nuit, m’ont menti… Il y a là un mystère impénétrable à ma raison… Mais la Siomara que je vois là est bien ma sœur… celle de cette nuit m’était apparue sans doute par sortilège…

Ainsi pensait l’esclave, caché dans l’ombre du vestibule par l’épaisseur d’une colonne… Jusqu’alors inaperçu de la courtisane, il attendait ce qui allait advenir entre elle, l’eunuque et le gladiateur. Celui-ci avait paru perdre sa grossière audace à la vue de Siomara, qui, le regard impérieux, menaçant, la tête haute, fit un pas vers le géant.

— Quel est ce bruit dans ma maison ? — lui dit-elle durement. — Mont-Liban se croit-il ici dans une de ces tavernes où il va s’enivrer chaque nuit ?…

— Cette brute sauvage ne sait que rugir, — reprit l’eunuque. — Et, par Jupiter ! je…

— Tais-toi… — dit Siomara au vieillard en l’interrompant. Puis, s’adressant au gladiateur, elle ajouta d’un ton d’impératrice :

— À genoux !… et demande pardon de ton insolence…

— Siomara, écoute, — balbutia Mont-Liban, dont le trouble et la confusion augmentaient : — je veux t’expliquer…

— À genoux d’abord… Repens-toi de ton insolence… tu parleras ensuite, si je le veux…

— Siomara ! — reprit le gladiateur en joignant les mains d’un air suppliant, — un mot… un seul…

— À genoux… — reprit-elle impatiemment, — à genoux donc !…

L’Hercule, avec la docilité craintive de l’ours à la chaîne qui obéit à son maître, s’agenouilla en disant :

— Me voilà donc à genoux… moi, Mont-Liban… moi, qui vois à mes pieds les plus grandes dames d’Orange…

— Et c’est sur elles que je marche en marchant sur toi… — dit Siomara avec un geste de dédain superbe. — Baisse la tête… plus bas… plus bas encore !…

Le géant obéit, se prosterna la face presque sur la dalle… Alors Siomara, appuyant le bout de sa petite sandale brodée sur la nuque de ce taureau, lui dit :

— Te repens-tu de ton insolence ?

— Je m’en repens…

— Maintenant, hors d’ici ! — ajouta Siomara en le repoussant du pied, — hors d’ici au plus vite, et n’y rentre jamais !

— Siomara… tu méprises mon amour ! — reprit le gladiateur en se redressant sur ses genoux, où il resta un moment l’air implorant et désolé, — et pourtant je ne donne pas un coup d’épée sans prononcer ton nom ! je n’égorge pas un vaincu sans t’en faire honneur ! Je me ris de toutes les femmes qui me poursuivent de leur amour… Et, quand je me trouve trop malheureux de tes dédains, je vais m’enivrer dans les tavernes…

— Oui, — ajouta l’eunuque, — et il casse ensuite les pots sur la tête des cabaretiers.

— C’est ta faute, Siomara, — reprit le géant d’une voix lamentable. — Pour t’oublier, je m’enivre… Je me résignerais à tes mépris sans me plaindre, si chacun était rebuté comme moi… Mais enfin, ce vil esclave — et le gladiateur désigna Sylvest en se relevant — ce vil esclave est resté presque toute la nuit chez toi, Siomara… pour son compte ou pour celui de son maître… Aussi je n’ai pu vaincre mon courroux…

La sœur de Sylvest, ayant suivi du regard le geste de Mont-Liban, remarqua pour la première fois l’esclave, jusqu’alors toujours caché dans l’ombre et par l’épaisseur d’une des colonnes du vestibule.

— Quel est cet homme ? — dit-elle en s’avançant rapidement vers Sylvest ; puis, le prenant vivement par le bras, elle lui fit faire un pas, de sorte qu’il eut la figure entièrement éclairée par la lumière de la lampe. — Qui es-tu ? à qui appartiens-tu ? — ajouta-t-elle en le regardant fixement. — Que fais-tu là ?…

L’eunuque paraissait attendre avec crainte la réponse de Sylvest, tandis que lui ne trouvait pas une parole, s’efforçant d’oublier les mystères de cette nuit fatale ; il sentait sa tendresse fraternelle lutter contre l’épouvante que lui avait inspirée Siomara… Mais celle-ci, après avoir un instant contemplé l’esclave en silence, tressaillit, l’attira encore plus près de la lampe, et alors, l’examinant avec un redoublement d’attention et de curiosité, ses deux mains placées sur ses épaules… et ces mains, Sylvest les sentit légèrement trembler… Siomara lui dit :

— De quel pays es-tu ?

Sylvest hésita un moment encore ; il fut sur le point de répondre de manière à tromper sa sœur… Mais, en voyant si près de lui ce beau visage qui lui rappelait tant celui de sa mère… mais en sentant sur ses épaules ces mains si souvent enlacées dans les siennes au temps heureux de son enfance, il ne vit plus que sa sœur, qui reprit avec impatience :

— N’entends-tu donc pas la langue romaine ?… Je te demande de quel pays tu es ?…

— Je suis Gaulois.

— De quelle province ?… — lui dit alors Siomara en langue gauloise.

— De Bretagne.

— De quelle tribu ?

— De la tribu de Karnak.

— Depuis quand es-tu esclave ?

— J’ai été vendu tout enfant après la bataille de Vannes.

— Avais-tu une sœur ?

— Oui… elle était moins âgée que moi d’une année.

— Et elle a été vendue comme toi, tout enfant ?

— Oui.

— Tu ne l’as jamais revue depuis ce temps-là ?

— Non…

— Viens, suis-moi… — dit à l’esclave Siomara, pendant que le gladiateur et l’eunuque semblaient, l’un soucieux, l’autre courroucé de cet entretien en langue gauloise, que sans doute ils ne comprenaient pas. La courtisane fit un pas vers l’appartement intérieur, paraissant avoir complètement oublié Mont-Liban ; mais, se ravisant, elle se tourna vers lui… et lui adressant cette fois le plus doux sourire :

— Tu as humilié ton front sous mon pied… toi, le vaillant des vaillants ! — lui dit-elle. — Baise cette main… — Et elle la lui tendit. — Continue de désespérer les grandes dames romaines, comme je désespère les nobles seigneurs… Mais ne te désespère pas… entends-tu, cœur de lion ?

Le gladiateur s’était jeté à genoux pour presser contre ses grosses lèvres la main de Siomara la courtisane… Il fallait que cet homme féroce, brutal, débauché, fût profondément épris, malgré la grossièreté de sa nature ; car, pendant qu’il baisait la main de Siomara avec une sorte de respect mêlé d’ardeur, une larme tomba de son œil attendri ; puis, se relevant, pendant que Siomara faisait signe à son frère de la suivre, Mont-Liban s’écria d’un air exalté :

— Par toutes les gorges que j’ai coupées ! par toutes celles que je couperai encore ! Siomara… tu peux dire à l’univers que le sang, le cœur et l’épée de Mont-Liban sont à toi !…

La courtisane, laissant le gladiateur exclamer sa passion, l’eunuque dévorer sans doute la colère que lui causait le rapprochement du frère et de la sœur, quitta le vestibule, fit signe à Sylvest de la suivre, et le conduisit dans une chambre meublée avec magnificence, où tous deux restèrent seuls… Alors Siomara se jeta au cou de son frère, et lui dit avec une expression d’inexprimable tendresse et le serrant passionnément contre sa poitrine :

— Sylvest… tu ne me reconnais pas, moi, qui t’ai eu sitôt reconnu ? Je suis ta sœur… vendue comme toi, il y a dix-huit ans, après la bataille de Vannes !…

— Je t’avais reconnue…

— Tu dis cela froidement, frère… tu détournes les yeux… ton visage est sombre… Est-ce ainsi que l’on accueille la compagne de son enfance… après une si longue séparation ?… Ingrat… moi qui ne passais pas un jour sans penser à toi… Oh ! c’est à en pleurer !…

Et, en effet, ses yeux se remplirent de larmes.

— Écoute, Siomara… d’un mot tu peux me rendre le plus misérable des hommes ou le plus heureux des frères !

— Oh ! parle !…

— D’un mot tu peux appeler de mon cœur à mes lèvres tout ce que j’ai thésaurisé d’affection pour toi depuis tant d’années !

— Parle… parle vite !…

— Un mot de toi enfin, et nous continuerons cet entretien, qu’hier j’aurais acheté au prix de mon sang ; sinon, je quitte cette maison à l’instant pour ne jamais te revoir…

— Ne jamais me revoir !… Et pourquoi ? que t’ai-je fait ?

— Siomara, les Dieux de nos pères m’en sont témoins… lorsque j’ai appris que la belle Gauloise… la célèbre courtisane, c’était toi… grandes ont été ma douleur et ma honte, ma sœur… Mais j’ai songé à la corruption forcée que presque toujours l’esclavage impose… lorsqu’il vous prend tout enfant… et surtout j’ai songé que ton maître, qui t’avait achetée à l’âge de neuf ans, se nommait Trymalcion… C’est donc une profonde pitié que j’ai ressentie pour toi… c’est ce sentiment qui m’a conduit ici, dans ta maison… hier soir, à la tombée du jour…

— Tu es ici depuis hier soir ?… — dit Siomara en regardant son frère avec stupeur. — Cette nuit… tu l’as passée ici ?…

— Oui…

— C’est impossible !…

— Je te l’ai dit, Siomara, d’un mot tu vas décider si je dois te chérir en te plaignant, ou m’éloigner de toi avec horreur !…

— Moi… t’inspirer de l’horreur !… — reprit-elle d’un air si ingénument surpris, d’un ton de si doux reproche, que Sylvest en fut saisi. — Pourquoi, frère, aurais-tu horreur de moi ?

Et elle attacha tranquillement ses beaux grands yeux sur ceux de l’esclave… Il se sentit de plus en plus ébranlé ; ses doutes renaissant pourtant, il reprit :

— Écoute encore : hier soir j’ai frappé à ta porte ; l’eunuque m’a ouvert… je lui ai dit que j’étais ton frère…

— Tu lui as confié cela ?… — s’écria-t-elle… Puis elle sembla réfléchir.

— Il a paru inquiet et courroucé de ma révélation ; puis il m’a dit : Tu veux voir ta sœur ; tu vas la voir, viens… Et il m’a précédé dans un étroit couloir… Au bout d’un instant, il a éteint la lampe, me disant d’avancer toujours… J’ai obéi ; j’ai rencontré un mur… En même temps un gouffre s’est ouvert à mes pieds… L’eunuque m’a dit alors de ne pas bouger de là au péril de ma vie, et de regarder la muraille…

— Comment ! — reprit-elle avec autant d’étonnement que de candeur, tandis qu’un léger sourire d’incrédulité effleurait ses lèvres. — Pour me voir, il t’a dit de regarder la muraille… Parles-tu sérieusement, bon et cher frère ?…

— Je parle si sérieusement, Siomara, qu’en cet instant je ressens une terrible angoisse… car ce mot fatal que j’attends de toi, tu vas le prononcer… Écoute encore… J’ai donc suivi le conseil de l’eunuque, j’ai regardé la muraille, et alors…

— Et alors ?…

— Par je ne sais que prodige, ce mur est devenu transparent… et j’ai vu, dans une chambre voûtée, une femme… Elle avait ta ressemblance… cette femme… Était-ce toi, Siomara ? était-ce toi ou ton spectre ?… était-ce toi… oui ou non ?…

Et pendant que Sylvest tremblait de tous ses membres, attendant la réponse de sa sœur :

— Moi… dans une chambre voûtée ? — répéta-t-elle comme si son frère lui eût dit quelque chose d’impossible, d’insensé. — Moi… vue à travers la transparence d’une muraille ?…

Puis, portant vivement ses deux petites mains à son front, comme frappée d’un brusque souvenir, elle se prit à rire aux éclats, mais d’un rire tellement naïf et franc, que son visage enchanteur devint d’un rose vif et ses yeux se noyèrent de ces larmes que provoque souvent l’excès de rire. L’esclave la regardait bien étonné ; mais aussi bien heureux… oh ! de plus en plus heureux de sentir ses soupçons se dissiper. Alors, elle, se rapprochant davantage encore de son frère, assis à ses côtés, appuya l’un de ses bras sur son épaule et lui dit de sa voix douce :

— Te rappelles-tu, dans notre rustique maison de Karnak… à gauche de la bergerie, et donnant sur le pâtis des jeunes génisses ?… te rappelles-tu, au pied d’un grand chêne, une petite logette couverte d’ajoncs marins et…

— Certes… — répondit Sylvest surpris de cette question, mais se laissant aller malgré lui à ces chères souvenances. — Cette logette, je l’avais construite pour toi…

— Oui, et quand le soleil d’été brûlait, ou que les pluies de printemps tombaient, nous nous mettions, tu sais, à l’ombre ou à l’abri dans ce réduit…

— On y était si bien !… Au-dessus de soi, ce grand chêne ; devant soi, le beau pâturage des jeunes génisses… et, plus loin, le joli ruisseau bordé de cette belle saulée, où l’on étendait les toiles nouvellement tissées…

— Frères, te rappelles-tu qu’une fois retirés là, nous aimions beaucoup à jouer à des jeux parlés, comme nous disions ?

— Oui, oui… je m’en souviens…

— Te rappelles-tu qu’un de ces jeux s’appelait celui des conditions ?

— Sans doute…

— Eh bien, frère, jouons-y encore… à cette heure comme autrefois.

— Que veux-tu dire ?

Elle reprit avec une grâce charmante :

— Première condition : Le petit Sylvest, qui voit des Siomaras à travers les murailles, n’interrogera plus sa sœur sur ce sujet… car celle-ci, malgré le profond respect qu’elle a pour son aîné, ne pourrait s’empêcher de rire de lui… Seconde condition : Le petit Sylvest répondra aux questions que lui adressera sa sœur ; et ces conditions remplies, il apprendra tout ce qu’il veut savoir, même au sujet de la muraille transparente, — ajouta Siomara en paraissant contenir à peine une nouvelle envie de rire. — Et il n’aura plus qu’un embarras… celui d’exprimer assez vivement sa tendresse à cette pauvre sœur… qu’il menaçait pourtant tout à l’heure, de ne revoir jamais, le méchant frère !…

Bien des années se sont passées depuis cet entretien jusqu’au jour où Sylvest écrit ceci ; mais il lui semble encore entendre la voix de Siomara, son accent plein de gaieté naïve, en rappelant à son frère ces souvenirs de leur enfance… Il lui semble voir encore cette adorable figure, d’une expression à la fois si ingénue, si sincère… Il crut donc aux paroles de sa sœur… il se confirma dans cette pensée : qu’il s’agissait de mystères impénétrables à sa raison… Ces mystères, Siomara devait, selon sa promesse, les éclaircir, et prouver à son frère qu’elle ne déméritait en rien de sa tendresse… Il s’abandonna donc de nouveau à ce doux besoin de remémorance des seules années de bonheur qu’il eût jamais connues et partagées avec sa sœur, au sein de sa famille, alors heureuse et libre !… Se rapprochant de Siomara, il prit ses deux mains entre les siennes, et tâchant de sourire comme elle au ressouvenir de leurs jeux enfantins, il lui dit :

— Sylvest accepte les conditions de la petite Siomara… Il ne fera plus de questions… Que sa sœur l’interroge, il répondra…

Siomara, serrant non moins tendrement entre ses mains les mains de son frère, lui dit d’une voix touchante et attristée, comme si elle eût attendu d’avance une sinistre réponse :

— Sylvest… et notre père… ?

— Mort… mort par un affreux supplice…

De grosses larmes coulèrent des yeux de la courtisane, et, après un sombre silence, elle reprit :

— Et il y a longtemps que notre père a été ainsi supplicié ?

— Trois ans après avoir été fait esclave comme nous, après la bataille de Vannes…

— Je me rappelle notre douleur lorsque nous avons été séparés l’un de l’autre, à la vue de mon père chargé de chaînes, faisant un effort surhumain pour accourir à notre secours… Mais toi, frère, qu’es-tu devenu ? Tu n’as donc pas été séparé de lui ?

— Non… Son maître m’a aussi acheté, pour peu de chose, je crois… Notre père s’étant montré de race indomptable… on a craint que le louveteau ne devînt loup.

— Et dans quelle contrée avez-vous été emmenés tous deux ?

— Dans notre tribu… pour cultiver sous le fouet et à la chaîne… les champs de nos pères…

— Que dis-tu ?

— César, après la bataille de Vannes, avait distribué des terres à ses officiers invalides ; l’un d’eux a eu pour lot notre maison et une partie de nos guérets…

— Pauvre père !… pauvre frère !… quelle douleur pour vous de revoir notre maison, nos campagnes, au pouvoir de l’étranger ! Mais, du moins, tu n’étais pas séparé de notre père ?

— Il habitait la nuit, comme les autres esclaves, un souterrain creusé pour eux (A), tandis que l’officier romain, ses femmes esclaves et nos gardiens, demeuraient dans notre maison, où je logeais aussi, renfermé dans une sorte de cage…

— Dans une cage ?… Et pourquoi cette barbarie ?

— Le lendemain de notre arrivée chez nous, notre maître a dit à mon père en me montrant à lui : « Chaque journée où ton travail ne m’aura pas satisfait, on arrachera une dent à ton fils… Si tu essayes de te révolter, on lui arrachera un ongle ; si tu tentes de t’évader, à chaque tentative on lui coupera soit un pied, soit une main, soit le nez, les oreilles ou la langue… Si tu parviens à t’échapper, on lui arrachera les yeux ; puis il sera mis au four ou enduit de miel, et ainsi exposé aux guêpes, ou bien encore brûlé à petit feu dans une robe enduite de poix (B). Libre à toi maintenant de faire que ton fils compte ses jours par les tortures. »

Siomara frémit et cacha son visage entre ses mains.

« — Tu n’auras pas d’esclave plus docile, plus laborieux que moi, — a répondu mon père à notre maître ; — seulement, promets-moi que si tu es satisfait de ma conduite et de mon travail, je verrai quelquefois mon fils. — Conduis-toi bien, j’aviserai, » a répondu le Romain. — Notre père tint sa promesse, ne pensant qu’à m’épargner des tortures… Il s’est montré le plus laborieux, le plus docile des esclaves…

— Lui… le plus docile des esclaves ! — dit Siomara les yeux humides de larmes ; — lui, notre père… lui, si fier de l’indépendance de notre race… lui, Guilhern, fils de Joel !… Ah ! jamais père n’a donné à son enfant plus grande preuve de tendresse.

— Une mère… un père ont seuls un pareil courage… Cependant, malgré sa soumission, notre maître fut longtemps sans lui permettre de se rapprocher de moi ; de temps à autre je l’apercevais de loin, le soir ou le matin, lorsqu’il rentrait à l’ergastule ou qu’il en sortait ; car, à ces heures, notre maître, pour me faire prendre un peu d’exercice, me sortait de ma cage, après m’avoir accouplé avec un grand chien très-méchant qui ne le quittait jamais.

— Toi, frère… ainsi traité ?…

— Oui, j’avais au cou un petit collier de fer, et une chaînette assez longue, s’ajustant au collier du chien, m’accouplait avec lui ; enfin, notre père puisa un tel courage dans l’espoir qu’on lui donnait de le laisser un jour se rapprocher de moi, qu’il accomplit parfois des travaux presque au-dessus des forces humaines. Ainsi, la première fois qu’il lui fut permis de me parler depuis notre commun esclavage, il dut cette faveur à l’achèvement d’un labour de sept mesures de terre, à la houe, commencé au lever du soleil et terminé à son déclin… tandis qu’en pleine force et santé, libre, heureux, il n’eût peut-être pas mené à fin une pareille tâche en deux jours, en travaillant rudement. Ce soir-là, notre père, brûlé par le soleil, inondé de sueur, encore haletant de fatigue, fut amené par un gardien auprès de ma cage. Pour plus de sûreté, en outre de la chaîne qu’il portait aux jambes, on lui avait mis les menottes. Le gardien ne nous quittait pas des yeux… Oh ! ma sœur… je fondis en larmes à l’aspect de notre père ; jusqu’alors je l’avais seulement aperçu de loin ; mais de près… sa tête rasée, son visage amaigri, creusé… les haillons dont il était couvert… il était méconnaissable.

— Lui, si beau ! si fier ! si joyeux ! t’en souviens-tu, Sylvest, lorsque, les jours de fêtes… et d’exercices militaires, monté sur son vaillant étalon gris de fer, à housse et à bride rouges, il courait à toutes brides dans nos prairies, tandis que notre oncle Mikaël, l’armurier, le suivait à pied, comme suspendu à la crinière du cheval ?

— Et pourtant, ma sœur, la première fois où il lui fut permis de s’approcher de moi, de me parler, la figure de mon père devint aussi rayonnante que lors de nos plus heureux jours d’autrefois. À peine fut-il à portée de ma cage, qu’il me dit d’une voix entrecoupée par des larmes de bonheur : — Ta joue… mon pauvre enfant, ta joue. — Alors j’appuyai ma joue sur le grillage, et il tâcha de la baiser à travers les barreaux ; puis, malgré notre contentement de nous revoir, nous avons beaucoup pleuré. Il a le premier séché ses larmes pour me consoler, pour m’encourager, pour me rappeler les mâles exemples de notre famille, les préceptes de nos dieux. Nous avons aussi longtemps parlé de toi, ma sœur. Enfin, après bien des tendresses échangées, le gardien l’a reconduit au souterrain. Rares étaient ces entrevues, mais, chaque fois, elles donnaient à notre père un nouveau courage.

— Et toi, pauvre frère, toujours prisonnier ?

— Toujours… C’était pour notre maître la seule garantie de la docilité de mon père… Trois ans se sont ainsi passés. Le Romain, ayant eu à correspondre dans notre langue pour des ventes de blés avec les Gaulois d’Angleterre, chargea mon père de ce soin… Ce fut ainsi qu’il put, obéissant aux dernières volontés de notre aïeul Joel, écrire à la dérobée, çà et là, pour moi, quelques récits de sa vie… Il avait caché dans le creux d’un tronc d’arbre, dont je savais la place, les récits de Joel et d’Albinik, ainsi que la petite faucille d’or venant de notre tante Hêna, et une des clochettes d’airain que portaient nos taureaux de guerre à la bataille de Vannes ; il déposait aussi dans sa cachette ce qu’il pouvait écrire. Ces pieuses reliques de notre famille, je les ai là ma sœur ; je te les apportais, pour te prouver au besoin que j’étais ton frère… Hélas ! les dernières lignes écrites par notre père n’ont précédé sa mort que de peu de jours…

— Et cette mort… si horrible… sais-tu quelle en a été la cause ?

— Mon père, rendant de nombreux services à notre maître, finit par jouir d’un peu plus de liberté que les autres esclaves, il en profita pour nous préparer à tous deux les moyens de fuir. Lors de notre dernière entrevue, il me dit : « Si la nuit l’incendie envahit l’endroit où tu loges, ne crains rien, ne cherche pas à fuir… attends-moi. » Tu te rappelles, ma sœur, le bâtiment où l’on mettait sécher le chanvre ?

— Oui, le toit au chanvre ; il communiquait à l’étable des taureaux… Ah ! Sylvest, que de fois nous et notre famille nous avons passé là joyeusement les longues veillées d’hiver à mettre le chanvre en écheveaux ! Quelle joyeuseté présidait à ces travaux !… Et notre pauvre père donnait le premier le signal de la gaieté.

— Oui… il avait alors, comme Joel, notre aïeul, la gaieté des bons et vaillants cœurs… J’étais donc renfermé d’habitude dans le toit au chanvre ; ma cage, construite d’épaisses planches de chêne, avait un côté à jour garni de barreaux de fer ; j’entrais là-dedans par une porte dont le Romain fermait chaque fois les verroux extérieurs… Une nuit, je suis éveillé par une épaisse fumée, puis j’aperçois une vive lueur sous la porte qui communiquait aux étables ; soudain elle s’ouvre, et, à travers un nuage de feu et de fumée, mon père entre, une hache à la main et délivré de ses chaînes. Comment ? Je ne l’ai jamais su… Il accourt, tire les verrous de ma cage, me dit de le suivre, s’élance au fond du toit au chanvre déjà envahi par l’incendie ; à coups de hache il perce une trouée à travers les claies enduites de terre servant de murailles, me fait passer par cette ouverture et me suit…

— Et vous vous trouvez dans l’étroit chemin de ronde environné d’une palissade, et où, pendant la nuit, on lâchait les dogues de guerre ?

— Oui… mais cette palissade, trop élevée pour être franchie, mon père l’attaque avec sa hache ; la lueur de l’incendie nous éclairait comme en plein jour ; enfin la palissade cède ; derrière elle se trouvait, tu le sais, un profond et large fossé…

— Et comment le franchir ?… Impossible !

— Il y avait, du bord au fond de ce fossé, deux fois la hauteur de mon père… Il y saute, me tend les bras, me dit de l’imiter : je me trouble ; je prends trop d’élan… Mon père peut à peine amortir ma chute, et, en tombant au fond du fossé, je me démets le pied… La douleur m’arrache un cri perçant… Mon père l’étouffe en me mettant la main sur la bouche, et je perds connaissance… Revenu à moi, longtemps après, sans doute, voici ce que j’ai vu… Tu te souviens que, non loin de la source du lavoir, il y avait deux vieux saules dont l’un était creux ?…

— Oui… et nous tendions de l’un à l’autre une corde pour nous balancer…

— Dans le creux de l’un d’eux étaient cachées nos reliques de famille… et ces arbres, autrefois témoins de nos jeux enfantins, devaient voir mon supplice et celui de notre père… Après m’être évanoui au fond du fossé, j’ai été rappelé à moi par une douleur extraordinaire, c’était comme le fourmillement d’une infinité de petites morsures aiguës que je sentais par tout mon corps… J’ai ouvert les yeux ; mais un soleil brûlant, dardant en plein sur ma tête rasée, m’a d’abord obligé de baisser mes paupières… Je me suis senti nu, debout et garrotté à l’un des deux saules… J’ai de nouveau ouvert les yeux ; et, en face de moi, nu et garrotté à l’autre arbre, j’ai aperçu notre père… Son corps, sa figure, d’abord enduits de miel, ainsi que j’en avais été enduit moi-même, disparaissaient presque entièrement sous une nuée de grosses fourmis rouges dont les nids étaient placés dans les racines des deux saules… Je me suis alors expliqué ces milliers de petites morsures qui me rongeaient… Ces fourmis ne m’avaient pas encore envahi le visage, mais je les sentais déjà monter autour de mon cou… Mon premier cri fut d’appeler mon père ; seulement alors je me suis aperçu que, tour à tour, il riait d’un rire affreux, prononçait des paroles sans suite, ou poussait des cris de douleur horrible : les fourmis commençaient sans doute à lui pénétrer dans la tête par les oreilles, et à lui dévorer les yeux ; car ses paupières fermées disparaissaient sous les insectes (C). Cette souffrance atroce, et surtout le soleil ardent frappant depuis longtemps sur sa tête nue et rasée, l’avaient rendu fou… Je lui criais : Mon père, au secours !… Il ne m’entendait plus… Mes cris ont attiré un autre colon romain, voisin de notre maître, et que l’on disait humain envers ses esclaves… Se promenant par hasard de ce côté, il est accouru à moi… Ému de pitié, il a coupé mes liens, m’a traîné jusqu’à la source du lavoir, et m’a plongé dans ses eaux, afin de me délivrer des fourmis… Mes premières souffrances apaisées, je suppliai ce Romain d’aller au secours de mon père… À ce moment est arrivé un de nos gardiens ; et bientôt après lui notre maître… Il a consenti, par cupidité, à me vendre à l’autre colon ; mais il a déclaré, dans sa fureur, que mon père, ayant incendié la nuit précédente, une partie des bâtiments de la métairie, afin de profiter du tumulte pour s’échapper avec moi, subirait son supplice jusqu’à la fin… et il l’a subi… Entraîné loin de là par mon nouveau maître, j’ai été ensuite longtemps malade et traité avec humanité ; car quelques Romains ne sont pas les bourreaux de leurs esclaves… La première fois que j’ai pu sortir seul, je me suis rendu près des deux saules… j’y ai trouvé les os blanchis de notre père…

— Mourir ainsi ! ô Dieux ! — s’est écriée Siomara en essuyant ses larmes ; — mourir esclave, et d’une mort affreuse… dans ces mêmes lieux où soi-même et les siens l’on a si longtemps vécu heureux et libres !

— Comme toi, Siomara, j’ai eu le cœur déchiré à cette pensée ; quoique jeune encore, j’ai fait un serment de vengeance sur ces restes sacrés de notre père… Puis, j’ai pris dans le creux du saule, où ils étaient cachés, nos récits de famille… Je suis resté quelques années chez mon nouveau maître, comme esclave domestique… À cette époque j’ai appris à parler la langue romaine ; malheureusement, mon maître est mort : mis à l’encan ainsi que ses autres esclaves, un procurateur romain, en tournée dans notre pays, m’a acheté ; il était violent et cruel, ma vie a recommencé plus misérable que jamais ; puis il s’est défait de moi ; d’esclavage en esclavage, j’ai été revendu au seigneur Diavole, l’un des plus méchants maîtres que j’aie servis et que je sers… Un dernier mot, ma sœur : il y a bientôt deux ans, ayant accompagné Diavole dans une villa voisine de celle d’une grande dame romaine, dont l’intendant fait travailler beaucoup d’esclaves de fabriques, j’ai rencontré là une jeune Gauloise de Paris, vendue après le siège de cette ville ; nous nous sommes aimés, et, une nuit, devant l’astre sacré des Gaules, nous nous sommes donné notre foi… seul mariage permis aux esclaves malgré leurs misères… Les dieux ont béni notre amour, car Loyse, ma femme, a l’espoir d’être mère… Enfin, hier, apprenant par hasard que la belle Gauloise arrivée récemment à Orange, c’était toi, ma sœur, j’ai feint de flatter la corruption de mon maître pour trouver le moyen de m’introduire chez toi… Durant la nuit que je viens d’y passer, j’ai été témoin de mystères effrayants… ils ont un moment ébranlé ma raison… oui… un moment j’ai été le jouet de visions ou de sortilèges… Ton spectre m’est apparu pour me glacer d’horreur… Ma folle épouvante t’a fait sourire, et tu m’as dit : Frère, réponds d’abord à mes questions ; puis, ce qui te semble inexplicable te paraîtra naturel, et tu reconnaîtras que jamais ta sœur Siomara n’a démérité de ta tendresse… Ma sœur, au nom de nos souvenirs d’enfance, dont tu as été si attendrie… au nom de notre père, que tu viens de pleurer, accomplis ta promesse… Crois enfin que j’ai pardon et pitié pour la honte où tu vis et où tu es tombée malgré toi… Hélas ! que pouvais-tu devenir, achetée tout enfant par Trymalcion… ce monstre de débauche et de cruauté ?…

— Lui ! — reprit Siomara avec son doux sourire, — non vraiment, ce Trymalcion n’était pas un monstre…

— Que dis-tu ?… Cet horrible vieillard…

— Oh ! laid jusqu’à l’horrible, c’est vrai… il m’a même inspiré d’abord un grand effroi… cela a duré quelques jours… Et puis, — ajouta-t-elle ingénument, — mes sentiments pour lui sont devenus tout différents…

— Qu’entends-je ?… Toi ! ma sœur… toi ! parler ainsi !…

— Voudrais-tu me voir ingrate ?

— Dieux justes !… que dit-elle !…

— Toi, pauvre frère, — reprit Siomara en redoublant de tendresse caressante… — toi… soumis tout enfant à un dur esclavage, ayant toujours sous les yeux le spectacle des misères, des maux de notre père, tu devais voir la servitude avec haine, avec horreur ; rien de plus naturel… et puis tu comparais à ta vie présente les paisibles jours de notre enfance dans notre humble maison… Mais moi, Sylvest, quelle différence !…

— Quoi ! c’est ainsi que tu parles de l’esclavage ?

— Esclave… moi ? — et elle se prit à rire d’un rire si sincère, qu’il effraya Sylvest. — Dis donc, au contraire, qu’au bout de huit jours, moi, enfant de neuf ans, j’avais pour premier esclave le vieux seigneur Trymalcion ; tous ses esclaves, à lui, étaient aussi les miens, car je ne sais quel philtre avait rendu ce vieillard, si redouté de tous, un véritable agneau pour moi. Et puis, tu ne peux t’imaginer les merveilles de sa galère, qui m’a conduite de Vannes en Italie… La galère de la reine Cléopâtre n’était rien auprès de cela… Figure-toi que ma chambre, la plus belle de toutes, car Trymalcion l’habitait avant de me la donner, avait pour lambris des plaques d’ivoire incrustées d’or ; de charmantes peintures qui, d’abord, me surprirent beaucoup, couvraient le plafond… Le tapis, composé des dépouilles des petits oiseaux les plus rares par la variété et l’éclat de leur plumage, semblait aussi brillamment nuancé que l’arc-en-ciel. Mon lit et tous les meubles de ma chambre, ciselés par des Grecs, étaient de l’or le plus pur ; le duvet des jeunes cygnes gonflait mes matelas, recouverts de soie tyrienne ; et telles étaient la blancheur et la finesse de mes draps de lin, qu’auprès d’eux la toile d’araignée eût semblé grossière et la neige grise. Dix femmes esclaves, destinées à me servir, travaillant jour et nuit, m’avaient taillé, dans des étoffes d’Orient d’un prix inestimable, les plus riches, les plus charmants habits… et, chaque jour, offraient une parure nouvelle à mes yeux enchantés. Des colliers, des bracelets, des bijoux de toutes sortes étincelants de pierreries, remplissaient mes coffrets ; des mets exquis, des vins précieux couvraient ma table, et le vieux seigneur Trymalcion se divertissait à me servir d’échanson. Voulais-je jouer ? on m’apportait des chiens de Perse gros comme le poing, des singes vêtus d’habits grotesques, de petites filles moresques de mon âge, pour me servir de poupées, ou, dans leur cage d’argent à grillage d’or, des perroquets rouges et bleus sachant déjà dire Siomara… Ces amusements m’ennuyaient-ils ? le vieux seigneur me donnait des boîtes d’onyx remplies de perles et de pierres précieuses, que j’aimais beaucoup à jeter dans la mer ; ces seuls jeux ont peut-être coûté dix milles sous d’or à Trymalcion… À notre arrivée en Italie, les magnificences qui m’attendaient m’ont fait presque prendre en pitié mes naïfs éblouissements de la galère.

Sylvest n’eut pas le courage d’interrompre sa sœur. Jamais jusqu’alors il n’avait songé à ce côté monstrueux de l’esclavage, à ces séductions infâmes, plus effroyables encore (pour une âme fière et juste) que les plus rudes labeurs et les supplices, car ceux-ci ne brisent et ne tuent que le corps…

— Quoi, — dit-il à Siomara, les yeux pleins de larmes de pitié, — quoi, malheureuse enfant, à cet âge si tendre, pas un regret pour ton père… pour ta mère… pour les tiens ? Pas un regret pour l’innocente vie de tes premières années ?

— Oh ! si… J’ai d’abord pleuré, toi, ma mère, mon père ; mais à force de pleurer, les larmes se tarissent… et puis, l’enfance est si mobile ! Et puis enfin, frère, je ne pouvais sincèrement regretter longtemps mes grosses robes de laine brune, mes épais souliers de cuir, mes coiffes de toile, nos jeux aux cailloux sur la grève, lorsque, régnant en souveraine sur la galère du vieux seigneur Trymalcion, je me voyais vêtue comme la fille d’une impératrice, et m’amusais à jeter perles et rubis dans la mer…

— Dieux miséricordieux ! — s’écria Sylvest, — soyez bénis de

m’avoir fait l’esclavage si cruel ! de m’avoir mis au cou un carcan de fer, au lieu d’un collier d’or ! j’aurais sans doute, comme cette infortunée, porté joyeusement ce collier d’infamie. Ainsi, l’opulence, la mollesse, les plaisirs, te tenaient lieu de tout ! Famille, pudeur, pays, liberté, dieux ! il n’existait plus rien pour toi !…

— Que veux-tu, Sylvest ? — reprit Siomara en étendant à demi ses bras, comme si un inexprimable souvenir d’ennui et de satiété eût à ce moment encore pesé sur son âme, — que veux-tu ? À quatorze ans à peine, j’étais depuis longtemps reine de ces gigantesques bacchanales que le vieux Trymalcion donnait de mois en mois, pour me divertir, dans son immense villa souterraine de l’île de Caprée, où, par un goût bizarre de ce noble seigneur, dix mille flambeaux de cire parfumée remplaçaient la lumière du jour. On eût acheté des provinces avec l’or que coûtait chacune de ces saturnales, où l’on noyait de jeunes et beaux esclaves dans des bassins de porphyre remplis des vins les plus rares, où l’on étouffait des enfants et de jeunes vierges sous des montagnes de feuilles de roses mêlées de fleurs de jasmin et d’oranger, sans te parler de mille autres inventions capricieuses de Trymalcion, qui ne savait qu’imaginer pour me plaire ou pour me distraire de mon ennui croissant… Ah ! Sylvest, on parle à Orange des orgies de Faustine… ce sont des jeux d’innocentes vestales auprès des orgies nocturnes et souterraines de ce vieux seigneur, qui a prolongé ses jours jusqu’à quatre-vingt-dix-huit ans en prenant chaque matin un bain magique où entrait le sang encore tiède d’une jeune fille (D)… Ce vieillard est mort à temps pour lui et pour les autres… Il était à bout d’inventions pour combattre le dégoût, la satiété, qui, de jour en jour, me minaient… Heureusement (et je peux te dire ceci, maintenant que ton récit, ta tendresse pour moi, me prouvent que j’ai retrouvé un frère, dont je ne veux plus me séparer), heureusement, de cet ennui, de cette satiété, de ce dégoût de toutes choses, j’ai, depuis deux ans, trouvé la guérison… Oh ! frère, — ajouta Siomara avec une exaltation dont tout son visage sembla rayonner, — si tu savais quelle âpre et terrible volupté l’on trouve dans certains mystères !… Si tu savais !… Mais qu’as-tu ? ta figure pâlit et peint l’épouvante… Sylvest, qu’as-tu ? réponds-moi !…

Siomara disait vrai ; son frère pâlissait, ses traits exprimaient l’horreur, l’épouvante… car, en lui faisant ces abominables révélations, la figure de sa sœur était restée indifférente, presque souriante… Sa voix calme et douce venait seulement de s’animer en parlant de ces âpres voluptés que trouvait Siomara dans certains mystères. Ces paroles réveillant ses doutes plus poignants que jamais, en lui rappelant la vision de la nuit, Sylvest frémit de tout son corps et s’éloigna brusquement de sa sœur, dont le bras s’était jusqu’alors appuyé sur son épaule ; puis, levant au ciel ses mains jointes, il s’écria comme s’il ne pouvait croire à ce qu’il voyait, à ce qu’il entendait :

— Ô dieux tout-puissants ! cette malheureuse s’attendrissait pourtant il y a un instant aux souvenirs de notre enfance ! elle pleurait au récit des tortures de mon père et des miennes ! Dieux secourables ! est-ce encore une vision ? est-ce un fantôme qui prend la ressemblance de ma sœur ?…

Siomara, regardant à son tour Sylvest avec surprise, fit un mouvement pour se rapprocher de lui ; mais il l’arrêta d’un geste plein d’effroi.

Alors, elle, attachant sur lui ses grands yeux étonnés, lui dit d’une voix toujours douce et tendre :

— Pauvre frère ! qu’as-tu donc ? D’où vient ton inquiétude ? Tu m’as vue, dis-tu, m’attendrir et pleurer aux souvenirs de notre enfance… au récit des misères, des tortures de notre père et des tiennes…

— Oui… et en voyant couler tes larmes, mes derniers soupçons s’étaient évanouis.

— Quels soupçons ?

— Ne t’avais-je pas raconté mon horrible vision de cette nuit ?…

Siomara resta un instant silencieuse, pensive, puis, s’adressant à l’esclave, sans rougeur, sans effroi, elle lui dit à demi-voix et de même qu’on fait une confidence amicale :

— Frère, je puis maintenant te l’avouer, ce n’était pas une vision ; c’est moi que tu as vue cette nuit…

À cette révélation, Sylvest s’est élancé vers la porte, et s’est seulement alors aperçu qu’elle était fermée. Il ne put parvenir à l’ouvrir, quoiqu’il redoublât d’efforts en entendant Siomara répéter encore :

— Non, ce n’était pas une vision… La Siomara de cette nuit… la Siomara la magicienne… c’était moi, ta sœur…

Et elle ajouta d’un ton de doux reproche :

— Ne sois donc pas ainsi un cœur faible…

— Dieux secourables ! — s’écria-t-il avec joie, frappé d’une idée subite, — vous l’avez rendue insensée… Oh ! maintenant, ce n’est plus de l’horreur que tu m’inspires, infortunée ! — ajouta-t-il, ne pouvant contenir ses sanglots et se rapprochant de sa sœur ; — c’est de la pitié que je ressens… Oh ! mon cœur se brise de douleur en te voyant si jeune, si belle, et ta raison perdue… Oui, mon cœur se brise, mais il ne se soulève plus à la vue d’un monstre ; car tu n’es qu’une pauvre folle…

— Folle !… moi !… parce que mes larmes ont coulé à tes récits ? Est-ce cela qui te surprend ? Cela m’a surprise moi-même, je l’avoue… Mais ces larmes étaient sincères ; dans quel but les aurais-je feintes ? à quoi bon, puisque je viens de te faire cette révélation et te dire : La magicienne de cette nuit, c’était moi ?…

— Oui, c’était toi, pauvre créature, — répondit Sylvest avec cette complaisance que l’on emploie à l’égard des insensés afin de ne point les irriter. — Oui c’était toi… oui…

— Frère, tu parles de faiblesse d’esprit ? C’est le tien qui est faible ; tu veux nier ce que tu ne comprends pas… Cette nuit, par la trahison de l’eunuque, tu m’as vue jeune et belle ; je me suis transformée à tes yeux en une hideuse vieille… Comprends-tu cela davantage que mes larmes de tout à l’heure ? Et, pourtant, cette transfiguration était vraie comme les pleurs que j’ai versés devant toi, et qui te semblent inexplicables.

Au souvenir de ce sortilège dont il avait été témoin, l’esprit de Sylvest se troubla de nouveau. Folle ou non, sa sœur était sorcière, un de ces monstres, l’horreur de la nature, des hommes et des dieux. Il voulut tenter une dernière et redoutable épreuve. Se contraignant, il reprit :

— Pauvre insensée ! si tu es véritablement magicienne, dis, qu’as-tu fait la nuit précédente ? Où es-tu allée ?

— Chez Faustine… dans le temple sur le canal.

— Comment étais-tu vêtue ?

— Ainsi que je l’étais cette nuit à l’heure où je suis sortie pour mes enchantements.

— Non, non, — s’est écrié Sylvest, éperdu, voyant sa dernière espérance lui échapper ; — non, ce n’était pas toi, car la magicienne a prédit à Faustine que Siomara serait sa victime. Aurais-tu fait cette prédiction contre toi-même ?

— Qui t’a instruit de cela ?

— Oh ! prédiction horrible !… déchiffrée par toi ou par ton spectre à travers les traces blanches que laissaient sur le tapis rouge les doigts crispés de l’esclave empoisonnée…

— Encore une fois, qui t’a dit ?…

— Dieux secourables ! ayez pitié de moi !

— Puisque tu sais tout, frère, apprends donc que, pour tromper Faustine, que je hais, oh ! que je hais depuis longtemps… car cette haine remonte à trois ans… nous étions alors toutes deux à Naples… j’ai voulu, la nuit dernière, donner à Faustine un vain espoir, dont la perte lui portera un coup affreux. Alors, par sortilège, j’ai pris les traits de la magicienne de Thessalie, qu’elle avait demandée ; et ces traits, je les ai de nouveau pris cette nuit devant toi, en sortant pour accomplir d’autres charmes magiques…

— Tu l’avoues !… c’était toi qui as fait périr cette enfant de seize ans par une mort affreuse, afin de tromper Faustine…

— Oui, — reprit Siomara d’un air inspiré, — oui, cette esclave est morte pour mes sortilèges… car ce que m’a révélé son agonie, Faustine, abusée par mes trompeuses paroles, l’ignore… et moi, dans ces traces laissées par une main agonisante, j’ai lu des choses mystérieuses qui m’ouvrent l’avenir… Oui, cette esclave est morte comme d’autres sont mortes et mourront encore !!! L’agonie nous livre des secrets certains et redoutables. Le trépas renferme des trésors pour qui les sait découvrir. Aussi, je cherche… je cherche, — ajouta-t-elle d’un air de plus en plus inspiré, — je cherche, j’interroge tout, car tout possède une puissance magique ! La fleur croissant dans les fentes du tombeau, le sang figé dans les veines d’une jeune vierge, la direction que l’air imprime à la flamme d’un flambeau funèbre, le bouillonnement des métaux en fusion, le rire de l’enfant qui joue avec le couteau dont il va être frappé, le rire sardonique du supplicié sur la croix, j’interroge tout… je cherche, je cherche… j’ai trouvé… je trouverai plus encore !

— Que cherches-tu ? — s’écria Sylvest éperdu, — que trouveras-tu ?

— L’inconnu !!! le pouvoir magique de vivre à la fois dans le passé… dans l’avenir… et de soumettre le présent à mes volontés… le pouvoir de franchir l’air comme l’oiseau… l’onde comme le poisson ; de changer les feuilles sèches en pierreries… le sable en or pur, le pouvoir de prolonger éternellement ma beauté, ma jeunesse, le pouvoir de revêtir toutes les formes… Oh ! devenir à mon gré fleur des bois pour sentir mon calice inondé de la rosée des nuits, tressaillir sous les baisers des petits génies, nocturnes amants des fleurs… devenir lionne au désert pour attirer les grands lions par mes rugissements… couleuvre argentée, pour m’enlacer aux noirs serpents et nous abriter sous les grandes feuilles du lotus à fleurs bleues, qui borde les eaux dormantes… tourterelle au cou d’iris et au bec rose, pour nicher dans la mousse avec les oiseaux chéris de Vénus !… Oh ! égaler les Dieux par la toute-puissance… pouvoir dire : Je veux ! et cela est !… Aussi, je cherche… je cherche… je trouverai !… Rien ne me coûtera… rien… Oh ! frère ! je te l’ai dit… si tu savais les angoisses, les terreurs de ces recherches… par l’emploi des sortilèges… Voluptés étranges et sans égales !… Tiens… cette nuit… depuis le moment où, transfigurée en magicienne de Thessalie, je suis parvenue, par mille enchantements, à tromper et à endormir les gardiens du tombeau de Lydia… jusqu’à l’heure où, enfin seule, dans le silence et la nuit de ce sépulcre… j’ai pu m’emparer du corps de la jeune vierge pour accomplir mes charmes magiques… j’ai éprouvé, vois-tu, frère… de ces épouvantes… de ces frémissements… de ces extases… dont aucune langue humaine ne sait… ne saura jamais le nom !…

— Courroux du ciel !… — s’écria Sylvest. — Horreur à toi, Siomara !… mais exécration à l’esclavage qui t’a faite ce que tu es !… Toi, l’innocente enfant de ma mère !… un démon t’a emportée toute petite, t’a égarée, dépravée, perdue… et de débauche en débauche, rassasiée à quatorze ans des monstruosités de Trymalcion… tu en es venue à chercher l’inconnu, l’impossible, dans le meurtre… la profanation des tombeaux… et les effroyables mystères d’une magie sacrilège !… Oh ! par mon père, mort dans les tortures !… par ma sœur, devenue l’épouvante de la nature et des Dieux !… exécration à l’esclavage ! haine implacable !… vengeance féroce contre ceux qui font des esclaves !…

— Oui… haine ! exécration ! vengeance ! frère… Elles tuent ! elles tuent… et les morts servent aux sortilèges ! Écoute… il est de puissants enchantements, infaillibles, disent les Égyptiennes, s’ils sont évoqués par le fils et la fille d’un même sang, ayant tous deux sacrifié aux secrètes cérémonies de la déesse Isis… Sois ce frère… je te ferai affilier, et saurai bien te racheter à ton maître…

Sylvest allait repousser cette offre avec indignation, lorsque l’entretien fut interrompu par la voix de l’eunuque. Il criait en frappant à la porte :

— Ouvrez, Siomara… ouvrez… le soleil est levé… Un magistrat vient d’entrer au logis avec des soldats pour chercher un esclave caché ici, et qui a fui la maison du seigneur Diavole en s’emparant d’une cassette pleine d’or… Ouvrez, ouvrez…

— Je m’informerai de la demeure de ton maître, — dit Siomara à Sylvest. — Je ne veux plus me séparer de toi, bon et tendre frère ! Je te rachèterai à quelque prix que ce soit… Et, d’ailleurs, Diavole est épris de la belle Gauloise… que pourra-t-il lui refuser ?…

Jamais Sylvest n’avait songé à une pareille honte… être racheté par l’infamie de sa sœur !… Aussi, pour échapper à ce dernier coup, il dit à Siomara, tandis que l’eunuque heurtait toujours à la porte :

— Élevé dans la foi de nos pères, la magie me semble redoutable. Cependant, je te servirais peut-être dans tes sortilèges, si tu me promettais, par ton art magique, de me donner le moyen de tirer de mon maître et de ses pareils une vengeance terrible !…

— Frère… ne nous quittons plus… et, grâce à mes sortilèges, parmi les plus atroces vengeances, tu n’auras que le choix…

— Afin de satisfaire ma haine… il me faut rester quelques jours encore au service de Diavole… J’ai mes projets… Jure-moi par notre affection de ne tenter aucune démarche auprès de mon maître pour racheter ma liberté, avant que je t’aie revue… et bientôt j’en trouverai le moyen… Me promets-tu cela ?

— Je te le jure ! — répondit Siomara radieuse.

Et elle enlaça son frère d’une dernière et tendre étreinte, sans qu’il osât s’en défendre, de peur d’éveiller les soupçons de la magicienne. Celle-ci, s’approchant alors de la porte, toucha sans doute un ressort caché, car elle s’ouvrit aussitôt, et, avant que Sylvest ait eu le temps de se retourner, Siomara avait disparu, ou par une invisible issue, ou par un nouvel enchantement.

— Voilà ce misérable esclave ! — s’écria l’eunuque entrant avec le magistrat, et paraissant triompher avec une joie cruelle en expulsant Sylvest de la maison…

Il le désigna au magistrat et ajouta :

— La belle Gauloise, ignorant que ce pendard eût volé une cassette, car personne ici n’a vu de cassette, avait été assez faible pour croire aux lamentations de ce coquin, se disant son compatriote, afin de gueuser quelque aumône… Allons, hors d’ici, gibier de potence !… Heureusement le seigneur Diavole va régler tes comptes !…

Sylvest quitta la maison de Siomara, emmené par le magistrat et par les soldats. Au dehors, il trouva son maître ; celui-ci l’attendait ; il pria le magistrat de faire à l’instant lier les mains de l’esclave, que deux soldats escorteraient jusqu’à la maison, de peur qu’il n’essayât de fuir…

Le secret désir de Sylvest commençait de s’accomplir ; il fut reconduit chez le seigneur Diavole, qui, sans prononcer un mot, marchait à côté des soldats. Ses colères froides étaient plus redoutées par ses esclaves que ses colères bruyantes. Arrivé à son logis, il dit aux deux soldats d’attendre dans le vestibule ; puis il fit entrer Sylvest dans une chambre basse, et s’y enferma seul avec lui.

Les traits de Diavole étaient pâles : de temps à autre, ses mains semblaient, malgré lui, se crisper de rage, tandis que, les sourcils froncés, l’œil féroce, les dents serrées, il regardait son esclave dans un farouche silence. Enfin, après avoir suffisamment savouré sans doute ses projets de vengeance, il dit à Sylvest, dont les mains étaient toujours garottés :

— Je t’ai attendu toute la nuit à la porte de la belle Gauloise… oui, à sa porte… moi… j’ai attendu… Que faisais-tu chez elle pendant que ton maître se morfondait dehors ?

— Je lui parlais de vous, seigneur.

— Vraiment… honnête serviteur ?… Et que lui disais-tu ?

— Je lui disais, seigneur, que couvert de dettes, ne reculant devant aucune bassesse, aucune honte… vous lui envoyiez, comme présent, une cassette d’or que vous aviez à peu près volé à un de vos amis, jeune imbécile fort riche… « Or, m’est avis, — disais-je à la belle Gauloise, — que tu ne peux faire un choix plus lucratif qu’en prenant ce jeune imbécile et son or… Quant à mon maître, le seigneur Diavole, crois-moi, ferme-lui ta porte : ce noble fripon te grugerait ; témoin Fulvie, la noble dame, Bassa, la joueuse de flûte, et tant d’autres pauvres sottes qu’il a mises sur la paille… » La belle Gauloise a écouté mes conseils fraternels ; vous en aurez la certitude si vous allez frapper à son logis… Ne pensez pas que je plaisante, seigneur ; non, cette fois, ainsi que tant d’autres, je ne m’amuse pas de votre stupide crédulité… J’ai dit… et je dis sincèrement ce que je pense de vous, ô méprisable seigneur ! ô maître plus infâme que le dernier des misérables !…

Diavole, quoique habitué aux réparties affrontées de son esclave, ne l’interrompit pas d’abord, croyant sans doute qu’après ces insolences, dites en manière de contre-vérité, Sylvest chercherait à excuser sa faute… Mais, Diavole, détrompé par les dernières paroles de son valet, ne put contenir sa fureur, saisit un escabeau orné de sculptures de bronze, s’élança, et levant ce meuble des deux mains, il allait briser d’un coup la tête de l’esclave, qui, impassible et plein d’espoir, attendait la mort… Cependant, se ravisant, et tenant toujours l’escabeau suspendu, Diavole s’écria :

— Oh ! non… je ne veux pas te tuer là… non… tu ne souffrirais pas assez…

Sylvest vit avec chagrin sa dernière espérance déçue ; il ne se rebuta point encore. Ses mains étaient garrottées, mais il avait les jambes libres ; aussi profita-t-il de cette liberté pour donner au seigneur Diavole un si furieux coup de pied dans le ventre, qu’il alla rouler à quelques pas de là en criant à l’aide et au meurtre.

— À cette heure, — pensa Sylvest, — il ne peut manquer de me tuer ; je ne devrai pas la liberté à l’infamie de Siomara, et je serai à l’abri de ses sortilèges ; ils me poursuivraient sans cesse… je finirais pas en être victime…

Aux cris du seigneur Diavole, les deux soldats et quelques esclaves, entre autres le cuisinier Quatre-Épices, se précipitèrent dans la chambre, tandis que leur maître se relevait péniblement, la figure bouleversée par la douleur et par la rage… Il se laissa tomber tout essoufflé sur un siège, en disant aux soldats :

— Saisissez ce scélérat… il a voulu me tuer !…

Les soldats s’emparèrent de Sylvest, tandis que ses compagnons d’esclavage, silencieux et consternés, car ils l’aimaient, échangeaient de mornes regards.

Diavole, sentant alors sa douleur un peu calmée, se leva, et, s’appuyant sur une table, dit aux soldats d’une voix calme, après avoir assez longtemps réfléchi :

— Conduisez ce meurtrier aux souterrains du cirque… Dans trois jours, il y a spectacle ; dans trois jours, il sera livré aux bêtes féroces.

Un frémissement d’épouvante agita ses compagnons, pendant que les deux soldats l’entraînaient ; mais Quatre-Épices, le cuisinier, fit en cachette à Sylvest un signe mystérieux, en rapprochant deux des doigts de sa main comme s’il prenait une pincée de quelque poudre. Sylvest comprit que Quatre-Épices revenait à ses projets d’empoisonnement.

Avant de continuer ce douloureux récit, mon enfant, je veux te dire pourquoi la noble Faustine ne doit t’inspirer aucune pitié, tandis que Siomara, si criminelle, si monstrueuse qu’elle te paraisse, a droit peut-être à quelque commisération.

Faustine, c’est la personnification de ce féroce mépris des créatures humaines né du pouvoir illimité que le maître s’arroge sur l’esclave, le conquérant sur le conquis, l’oppresseur sur l’opprimé… Faustine, c’est l’exemple le plus épouvantable de ces débordements auxquels on arrive presque forcément par l’oisiveté, par l’opulence, par des volontés sans frein, des désirs sans bornes, bientôt suivis de la satiété, qui engendre alors ces raffinements de barbarie et ces débauches dont frémit la nature !…

Siomara c’est la personnification de l’épouvantable dépravation où nous plonge presque forcément l’esclavage lorsqu’il nous prend jeunes, et surtout lorsque, au lieu d’être rude et cruel, il caresse le corps par toutes les jouissances du luxe, et empoisonne à jamais l’âme par une corruption précoce. L’esclave, voué aux plus pénibles labeurs, battu, torturé, retrempe incessamment son énergie dans la douleur, dans la haine ; le sentiment de sa dignité n’est pas éteint en lui, car il songe à la révolte ! Et cette horreur de l’oppression, seule vertu de l’esclavage, l’esclave amolli, énervé par d’infâmes délices, la perd, cette vertu ; et souvent, par ses crimes, il égale et dépasse ses maîtres.

Siomara, achetée tout enfant et élevée par un vieillard infâme, dont la monstruosité semblait aller au-delà des limites du possible, devait imiter Trymalcion… elle l’a surpassée…

Honte et malheur à notre race ! mais l’esclave Siomara n’avait pas le choix entre le bien et le mal ; la noble Faustine, libre et riche, pouvait choisir entre le bien et le mal.

L’une est devenue un monstre par condition, l’autre par nature.