Les Mystères du peuple/VIII/3

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Les Mystères du peuple — Tome VIII
LE TRÉPIED DE FER ET LA DAGUE

Chapitre II.

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CHAPITRE II.


Les États-généraux. — Paris au quatorzième siècle. — Guillaume Caillet et Rufin-Brise-Pot, écolier de l’Université de Paris — L’enterrement de Perrin Macé. — L’enterrement de Jean Baillet. — Étienne Marcel-le drapier, prévôt des marchands de Paris, sa femme et sa mère. — Pétronille Maillart. — Charles-le-Mauvais, roi de Navarre. — Le retour de Mahiet-l’Avocat. — Étienne Marcel harangue le peuple au couvent des Cordeliers. — Guillaume Caillet.— Le régent et ses courtisans. — Le sire de Nointel et le chevalier de Chaumontel. — La justice du peuple. — Aux armes !Jacques Bonhomme.




Avant de poursuivre ce récit, fils de Joel, quelques mots sur une institution, oppressive aux temps abhorrés de la conquête franque et de la féodalité ; mais qui, grâce au réveil de la Gaule et aux soulèvements populaires dont l’insurrection des communes a donné le signal, est devenue un instrument d’affranchissement. Vous l’avez vu, fils de Joel, la conquête franque, il y a près de dix siècles, fonda la première dynastie de ces rois étrangers à la Gaule, sous le pouvoir desquels nous vivons encore aujourd’hui. Clovis et ses descendants convoquèrent presque annuellement, à des réunions qu’ils appelaient champs de mai, leurs principaux leudes, ou chefs de bandes ; dans ces assemblées, d’où les Gaulois vaincus étaient exclus, les guerriers franks délibéraient avec le roi, et dans leur langage germanique, sur de nouvelles entreprises guerrières ou sur de nouvelles exactions à imposer au peuple asservi. Ce fut à ces champs de mai que, sous la domination envahissante des maires du palais, les rois fainéants, ces derniers rejetons de Clovis, abrutis et énervés, paraissaient une fois l’an, avec des barbes postiches, comme de grotesques et vains simulacres de la royauté. Ces assemblées se tinrent aussi sous les règnes de Charlemagne et des rois karolingiens. Dès la première race, les évêques, complices des Franks conquérants, firent partie de ces réunions, où siégeaient seuls la noblesse et le clergé. Hugues Capet et ses descendants tinrent aussi de temps à autre dans leurs domaines des cours ou parlements composés de seigneurs et de prélats, mais d’où les bourgeois, les artisans et les serfs, descendants des Gaulois conquis, restèrent exclus, ainsi que par le passé, ces assemblées représentant uniquement les égoïstes intérêts des descendants ou des complices de la conquête. Cependant, vers la fin du siècle dernier, en 1290, les légistes ou gens de loi, d’origine plébéienne, commencèrent d’entrer dans ces parlements. Le pouvoir royal, établi sur les ruines de la féodalité, devenait de plus en plus oppressif et absolu ; les parlements se bornaient à enregistrer et à promulguer servilement les ordonnances royales, au lieu de rester, comme par le passé, de libres assemblées où rois, seigneurs et prélats délibéraient en pairs, en égaux, sur les affaires de l’État ( qui n’étaient point celles du populaire, tant s’en faut). Mais bientôt il advint ceci : les parlements enregistraient lois sur lois, ordonnances sur ordonnances ; et ni lois ni ordonnances n’étaient exécutées. Pourquoi ? Ah ! c’est que l’esprit de liberté, soufflant enfin sur la vieille Gaule, avait non-seulement amené l’insurrection des communes, mais une sorte d’insurrection générale contre la royauté, qui tendait de plus en plus à tout absorber, à tout dévorer ; aussi les bourgeois, retranchés dans leurs cités, les seigneurs dans leurs châteaux, les évêques dans leurs diocèses, refusaient de payer les impôts, fixés selon le bon plaisir du roi. Témoin Philippe-le-Bel, qui, au commencement de ce siècle-ci, eut beau décréter et redécréter cette taxe écrasante montant au cinquième du revenu de chacun ; Philippe-le-Bel en fut pour ses décrets, et ses officiers emboursèrent à Paris, à Orléans et ailleurs, force coups d’épées, de pierres et de bâtons, mais de florins peu ou point du tout ! En cette occurrence, Enguerrand de Marigny, ministre habile, qui fut pendu plus tard, dit ceci au roi Philippe-le-Bel : « — Beau sire, vous n’êtes pas le plus fort ; donc, croyez-moi, au lieu d’ordonner, demandez, priez, suppliez, s’il le faut, et, pour ce faire, convoquez des assemblées nationales, ou états-généraux, composées de prélats, de seigneurs et de bourgeois, députés des communes ; car de nos jours, beau sire, il faut absolument compter avec la bourgeoisie, qui a fini par s’émanciper. À cette assemblée nationale, exposez gentiment, doucement, honnêtement, vos besoins, et vous avez grand’chance de voir remplir vos coffres. » L’avis était sage ; Philippe-le Bel le suivit. De sorte que, pour la première fois depuis neuf siècles, et grâce aux héroïques insurrections communales, les bourgeois, ces plébéiens représentant le peuple vaincu, la race gauloise asservie, prirent place à l’assemblée nationale à côté des seigneurs, représentant la conquête, et des évêques, leurs éternels complices. Ces États-généraux assemblés, le roi, se faisant humble, petit, pauvret et bon prince, obtint d’eux les levées d’hommes et des subsides dont il avait besoin. Depuis lors, ses descendants, tous cupides, prodigues ou besoigneux s’il en fut, convoquaient l’assemblée nationale lorsqu’ils voulaient établir de nouvelles taxes ou faire des levées d’hommes ; à ces assemblées, les bourgeois députés des communes se rendaient toujours avec défiance ; car la royauté ne les convoquait jamais que pour exiger d’eux l’or et le sang de la Gaule. Exiger, c’est le mot ; car en vain les députés bourgeois refusaient les levées d’hommes et l’argent qui leur paraissaient injustement demandés, ces refus étaient nuls : voici pourquoi. Les États-généraux se composaient de trois états : la noblesse, — le clergé, — la bourgeoisie, chaque ordre étant représenté par un nombre égal de députés. Or, la bourgeoisie se trouvait seule de son avis contre la noblesse et le clergé, toujours fort empressés de satisfaire aux désirs de la royauté à l’endroit des impôts. La raison en était simple : les prélats et les seigneurs, exemptés de taxes en vertu des priviléges de leur noblesse ou de leur prêtrise, recevant, grâce aux prodigalités royales, une grosse part des impôts, ils les consentaient à cœur-joie, puisqu’ils en profitaient et que le poids écrasant de ces taxes retombait tout entier sur la bourgeoisie et sur le populaire. Ceci était très-fâcheux ; mais enfin, progrès immense, dû aux premières insurrections communales, ces bourgeois, quoiqu’en minorité, ces bourgeois, représentants des Gaulois vaincus et asservis depuis des siècles, avaient voix et place à l’assemblée nationale à côté des seigneurs et des évêques, représentant la conquête !

Dites, fils de Joel, quels progrès immenses accomplis depuis ces temps maudits où les rois franks et leurs leudes se réunissaient seuls dans leurs champs de mai pour délibérer, dans leur langage germanique, sur l’horrible servitude qu’ils nous imposaient à nous, peuple vaincu ? Et ces pas vers un avenir meilleur encore, ces pas, ainsi que le disait notre aïeul Fergan, ont été lentement, laborieusement tracés d’âge en âge par nos pères, toujours persévérants, toujours en lutte, toujours en armes contre les prêtres, les nobles ou les rois, s’arrêtant parfois pour reprendre haleine ou panser leurs glorieuses blessures, mais ne reculant jamais. Oh ! de ces exemples, qu’il vous souvienne, fils de Joel !

Donc, le progrès était immense ; mais la bourgeoisie, en minorité dans les États-généraux, ne pouvait jamais faire prévaloir sa volonté. Étienne Marcel-le-Drapier, prévôt des marchands, l’un des plus grands hommes qui aient illustré la Gaule, sut faire rendre à la bourgeoisie sa légitime prépondérance dans les États-généraux ; en deux mots, voici les faits : l’an passé (1355) le roi Jean voit son trésor vidé par sa ruineuse prodigalité, la Gaule est en feu, la guerre partout, le roi d’Angleterre, maître d’une partie de notre pays, prétend le conquérir entièrement ; Charles-le-Mauvais, roi de Navarre, à qui Jean a donné sa fille en mariage, revendique à main armée plusieurs provinces pour la dot de sa femme ; dans cette situation désespérée le roi Jean convoque les États-généraux afin d’obtenir de leurs députés des levées d’hommes et de l’argent ; l’archevêque de Rouen, chancelier du roi, expose ses demandes avec hauteur ; mais cet impérieux chancelier comptait sans Étienne Marcel. Ce grand citoyen envoyé aux États-généraux par la ville de Paris, las et indigné de voir la noblesse et le clergé étouffer, sous leur nombre, la voix des députés des communes, tonne contre cet abus odieux, dès les premières séances de l’Assemblée nationale, et, énergiquement soutenu par l’attitude menaçante du peuple de Paris, il déclare qu’à l’avenir l’adhésion de la noblesse et du clergé n’enchaînera pas les députés dela bourgeoisie, et que si, contre sa décision, les seigneurs et les prélats accordent au roi des levées d’hommes ou de l’argent sans garanties sérieuses du bon emploi de ces troupes et de ces impôts pour la chose publique, les villes, malgré les décrets, ne fourniront ni hommes ni argent. Ce langage énergique et sensé, mais inouï jusqu’alors, impose aux États-généraux ; Marcel, au nom des députés de la bourgeoisie, pose à la royauté les conditions auxquelles il consent à accorder des hommes et des subsides ; la royauté accepte, sachant le peuple de Paris prêt à soutenir Marcel. Malheureusement (et il devait en faire plus d’une fois l’épreuve), il reconnut bientôt la vanité des promesses royales ; l’argent voté par l’Assemblée nationale est follement dépensé par le roi et par ses courtisans ; les levées d’hommes, au lieu d’être employées contre les Anglais, dont les envahissements vont toujours croissant, servent aux guerres privées du roi Jean contre plusieurs seigneurs, afin d’agrandir ou de sauvegarder ses domaines particuliers. L’audace des Anglais redouble ; ils rompent une trêve conclue et menacent le cœur de la Gaule. C’est alors que le roi Jean convoque en hâte sa fidèle et bien aimée noblesse, l’appelant à la défense du pays. Vous avez vu, fils de Joel, de quelle façon ces vaillants coureurs de tournois ont accueilli le héraut royal, lors de la passe d’armes de Nointel ; pourtant, bon gré mal gré, bon nombre de ces preux, commençant à redouter pour eux-mêmes l’invasion étrangère et traînant leurs vassaux à leur suite, rejoint le roi Jean aux environs de Poitiers ; mais à la première attaque des archers anglais, cette brillante chevalerie tourne bride, joue des éperons, fuit lâchement et fait massacrer les pauvres gens qu’elle avait contraints à la suivre ; le roi Jean reste prisonnier des Anglais, et son fils Charles, duc de Normandie, un enfant de vingt ans à peine, n’échappe à cette honteuse défaite avec ses frères que pour revenir à toute bride à Paris, où il convoque, en sa qualité de régent, les États-généraux, afin d’en obtenir des sommes énormes destinées à la rançon du roi des Français et d’une foule de seigneurs restés par couardise prisonniers de l’ennemi ; sans Marcel-le-Drapier la Gaule était perdue ; mais l’ascendant de son génie et de son patriotisme domine l’Assemblée nationale ; il répond au chancelier, interprète des demandes du régent, qu’avant de s’occuper du rachat du roi et de sa chevalerie, il faut songer au salut du pays, salut impossible à espérer sans l’accomplissement de réformes urgentes et radicales qu’il énumère et qu’il exige ; puis, suffisant à tout et déployant une activité surhumaine, Marcel fait en moins de trois mois enclore Paris de nouvelles fortifications, afin de mettre la ville à l’abri des Anglais, qui s’avancent jusqu’à Saint-Cloud ; il arme les populations, organise la police des rues, assure les subsistances de la cité par des arrivages de grains, calme, raffermit les esprits alarmés, donne une pareille impulsion aux principales cités de la Gaule ; et en même temps, fidèle à son plan de réformes, poursuivi, mûri durant de longues années de sa vie obscure et laborieuse, il fait nommer une commission de quatre-vingts députés de la bourgeoisie, chargés de la rédaction des réformes exigées du régent. Les députés de la noblesse et du clergé se retirent dédaigneusement de l’Assemblée nationale, révoltés de l’audace de ces bourgeois législateurs. Ceux-ci, maîtres du terrain, sous la présidence et la haute inspiration de Marcel, rédigent un plan de réformes qui est à lui seul tout une immense révolution. C’est le gouvernement républicain de nos anciennes communes, étendu de la cité à la Gaule entière ; c’est le pouvoir des députés choisis par le pays substitué à l’absolutisme du pouvoir royal. Le roi n’est plus que le premier agent des États-généraux, et il ne peut, sans leur volonté souveraine, disposer ni d’un homme ni d’un florin. Ces réformes, fruit des longues veilles d’Étienne Marcel, et solennellement acceptées, jurées par Charles, duc de Normandie, régent pour son père le roi Jean, prisonnier des Anglais ; ces réformes ont été promulguées sous ce titre : Ordonnance royale du 17e jour de janvier 1357 (A).

Voici cet édit, fils de Joel, il a été proclamé à son de trompe dans Paris et dans les principales cités de la Gaule ; je transmets ce parchemin à notre descendance, de même que Fergan, notre aïeul, nous a transmis la copie de la Charte de la commune de Laon. Lisez cette ordonnance qui, je vous le répète, fils de Joel, est une révolution tout entière ; lisez et méditez, vous jugerez du nombre des abominables abus, nés du pouvoir royal, par la réforme même qui les atteint.

« Les États-généraux se réuniront à l’avenir toutes les fois qu’il leur paraîtra convenable (et ce sans avoir besoin du consentement du roi) pour délibérer sur le gouvernement du royaume, sans que l’avis de la noblesse et du clergé puissent lier ou obliger les députés des communes.

» Les membres des États-généraux seront mis sous la sauvegarde du roi ou du duc de Normandie, protégés par leurs héritiers, et en outre les membres des États pourront aller par tout le royaume avec une escorte armée chargée de les faire {(sc|respecter}}.

» Les deniers provenant des subsides accordés par les États-généraux seront levés et distribués, non par les officiers royaux, mais par des députés élus par les États, et ils jureront de résister à tout ordre du roi et de ses ministres si le roi ou ses ministres voulaient employer l’argent à d’autres dépenses qu’à celles ordonnées par les États-généraux.

» Le roi n’accordera plus de pardons pour meurtre, viol, rapt ou infraction des trêves.




Les offices de justice ne seront plus vendus ni donnés à ferme.




» Les frais de procédure et d’enquêtes et d’expédition seront réduits dans la chambre du parlement et celle des comptes, et les gens de ces deux chambres seront chassés comme exacteurs des deniers publics.




» Toutes prises de vivres, fourrages, argent, au nom et pour le service du roi ou de sa famille, seront interdites, et faculté donnée aux habitants de se rassembler au son de leur beffroi, pour courir sus contre les preneurs (B).

» Afin d’éviter tout monopole et toute vexation, nul des officiers du roi ne pourra faire le commerce des marchandises ou du change. Les dépenses de la maison du roi, du dauphin et de celle des princes, seront modérées et réduites à des bornes raisonnables par les États-généraux ; et les maîtres-d’hôtels royaux seront obligés de payer ce qu’ils achèteront pour ces maisons.




» Désormais, le roi, le dauphin, les princes, la noblesse, les prélats, quel que soit leur rang, seront soumis à l’impôt ainsi que tous les citoyens. »




Oh ! fils de Joel, à ces antiques champs de mai où les Franks conquérants et les évêques, leurs complices, disposaient de nous, Gaulois vaincus, comme on dispose d’un vil bétail, comparez les Assemblées nationales de ce temps-ci, assemblées où domine cette laborieuse roture qui, par son industrie, son commerce, ses métiers, ses arts, enrichit le pays, tandis que la royauté, la noblesse et l’Église le ruinent et l’épuisent… Oui, comparez et méditez, fils de Joel : alors, instruits par la connaissance du passé, pleins de foi dans l’avenir, jamais, quelles que soient les épreuves qui vous attendent, vous n’éprouverez de lâches défaillances ; non, continuant vaillamment, à travers les siècles, l’œuvre d’affranchissement commencée par nos pères, vous marcherez d’un pas plus ferme, plus confiant encore, vers ce but glorieux promis à notre race par la voix prophétique de Victoria-la-Grande.

Et maintenant, revenons à notre récit, interrompu au moment où Mahiet-l’Avocat quittait le cabaret d’Alison pour revenir en hâte à Paris.


Paris a beaucoup changé d’aspect depuis le neuvième siècle, époque à laquelle vivait notre aïeul Eidiol, le doyen des nautoniers parisiens. Alors cette cité était renfermée tout entière dans l’île que baignent les deux bras de la Seine ; mais peu à peu, siècle à siècle, elle s’est beaucoup étendue à gauche et à droite de son antique berceau. Les champs, les prairies, au milieu desquels s’élevaient les abbayes et les habitations des faubourgs, se sont couverts d’innombrables maisons alignées sur des rues, dont quelques-unes sont pavées de grès depuis l’an 1185. Peut-être un jour nos descendants seront-ils curieux de comparer le Paris de ce temps-ci (an 1356) au Paris de leur temps, de même qu’à cette heure nous le comparons à ce qu’il était alors que notre aïeul Eidiol y résidait.

L’ancienne ville, contenue entre les deux bras de la Seine, continue de s’appeler la Cité et sert généralement de demeure au clergé, dont les habitations semblent se grouper à l’ombre des hautes tours de l’immense basilique de Notre-Dame. L’évêque de Paris possède presque entièrement la juridiction de la Cité. Sur la rive droite de la Seine commence, à l’endroit où s’élève la grosse tour de la porte du Louvre (C), l’enceinte fortifiée de ce que l’on appelle communément la ville. Elle est peuplée de commerçants, d’artisans, de bourgeois, et contient les halles (D), à l’extrémité desquelles se trouve la tour du pilori, où l’on expose et exécute les malfaiteurs avant de porter leurs cadavres aux gibets de Montfaucon. La ceinture de fortifications dont Paris est entouré au nord s’étend depuis la grosse tour du Louvre jusqu’à la porte Saint-Honoré (E) ; puis, la muraille, continuant vers la porte au Coquillier (F), va aboutir à la porte Montmartre (G), décrit une courbe à peu de distance de la rue Saint-Denis, remonte dans la direction des portes du Temple (H) et de Saint-Antoine (I), arrive à la porte Barbette, flanquée de la grosse tour de Billy, bâtie sur le bord de la Seine vis-a-vis Notre-Dame et l’île aux Vaches. Puis l’enceinte de remparts, interrompue par le cours de la rivière, recommence sur la rive gauche, entoure le quartier de l’Université, habité par les écoliers et qui a pour issues les portes Saint-Victor, Saint-Marcel, Sainte-Geneviève, Saint-Jacques et Saint-Germain ; puis, longeant l’hôtel de Nesle, aboutit à la tour Philippe-Hamelin, bâtie sur la rive gauche en face de la tour du Louvre, élevée sur la rive droite. Cette vaste enceinte, qui assure la défense de Paris, a été complétée par les immenses travaux de fortifications dus au génie et à la prodigieuse activité d’Étienne Marcel. Il a fait armer les remparts de nombreuses machines de guerre et de plusieurs de ces nouveaux engins d’artillerie nommés canons, sortes de tubes faits de barres de fer reliées entre elles par des cercles de même métal ; ces canons, au moyen d’une poudre surprenante récemment inventée par un moine allemand, lancent des balles de pierre et de fer à une grande distance avec un bruit pareil à celui du tonnerre. Sans ces immenses travaux, exécutés en trois mois, la capitale de la Gaule tombait au pouvoir des Anglais.

Un assez long espace de temps s’était écoulé depuis que Mahiet-l’Avocat avait quitté la petite ville de Nointel. Un homme coiffé d’un bonnet de laine, vêtu d’un vieux sarrau de toile grise, portant bissac au dos et gros bâton à la main, entrait dans Paris par la porte Saint-Denis : c’était Guillaume Caillet, le père d’Aveline-qui-jamais-n’a-menti. Le vieux paysan semblait encore plus sombre que d’habitude ; son œil cave et ardent, ses joues creuses, son sourire amer, témoignaient de sa douleur profonde et concentrée. Elle céda pourtant tout d’abord à l’étonnement que causait à Guillaume l’aspect tumultueux des rues de Paris, où il entrait pour la première fois. Cette multitude affairée, ces costumes divers, ces chevaux, ces chariots, ces litières, qui se croisaient en tous sens, donnaient au campagnard une sorte de vertige ; tandis que ses oreilles tintaient au bruit assourdissant des cris incessamment poussés par les marchands ou leurs apprentis, qui, debout au seuil des boutiques, provoquaient les chalands. Étuves chaudes, bains chauds, — criaient les baigneurs. — Échaudés, croquants, pâtés frais, — criaient les pâtissiers. — Vin nouveau ! il arrive d’Argenteuil et de Suresne, — criait un tavernier armé d’un grand hanap d’étain, en conviant les buveurs du geste et du regard. — Qui veut faire raccommoder son pourpoint ? — criait le tailleur. — Le four est chaud ; qui veut faire cuire son pain ? — criait le fournier. Plus loin, on criait un édit royal annoncé d’abord par le tambour ou la trompette ; ailleurs, des moines quêteurs d’une confrérie criaient en tendant leur escarcelle : — Donnez pour le rachat des âmes du purgatoire ! — tandis que des mendiants, étalant leurs plaies réelles ou feintes, criaient : — Donnez aux pauvres pour l’amour de Dieu ! Guillaume Caillet, avant de s’aventurer plus loin dans Paris, s’assit sur un montoir de pierre placé près d’une porte, voulant à la fois se reposer et accoutumer ses yeux et ses oreilles à ce spectacle et à ce bruit si nouveaux pour lui. Bientôt les crieries furent presque couvertes par une rumeur lointaine qui s’élevait de la rue Mauconseil ; à cette rumeur se joignaient de temps à autre les sourds roulements du tambour et les sons lugubres des clairons. Soudain le vieux paysan entendit répéter de bouche en bouche autour de lui, avec un accent à la fois sinistre et courroucé : « Voici l’enterrement de ce pauvre Perrin Macé ! » Puis tous les passants et grand nombre de marchands et d’apprentis, laissant leurs boutiques sous la garde des femmes de comptoirs, coururent aux abords de la rue Mauconseil et de la rue Où-l’on-cuit-les-oies, qui lui fait presque face et par laquelle devait défiler le funèbre cortége, après avoir traversé la rue Saint-Denis. Guillaume Caillet, frappé de l’empressement des Parisiens à se trouver sur le passage de cet enterrement, qui semblait un deuil public, suivit la foule, dont l’affluence devint bientôt considérable ; le hasard le plaça près d’un écolier de l’Université de Paris. Ce jeune homme, âgé de vingt-cinq ans environ, se nommait Rufin-Brise-Pot, surnom justifié de reste par la mine joviale et tapageuse de ce grand garçon, coiffé d’un mauvais chaperon de feutre devenu fauve de vétusté, habillé d’un surcot noir non moins rapiécé que ses chausses, et aussi dépenaillé que le fut jamais écolier de Paris. Guillaume, longtemps retenu par sa timidité rustique, n’avait osé adresser la parole à Rufin-Brise-Pot ; et cependant quelques propos tenus autour de lui dans la foule et par l’écolier lui-même augmentaient pour plusieurs motifs la curiosité du paysan ; telles étaient ces paroles :

— Pauvre Perrin Macé ! — disait un Parisien, — avoir eu le poing coupé et avoir été ensuite pendu sans jugement, de par le bon plaisir du régent et de ses courtisans !

— Voilà comment la cour respecte la fameuse ordonnance de notre ami Marcel !

— Oh ! cette noblesse !… c’est la peste et la ruine du pays !

— Les nobles ! — s’écria Rufin-Brise-Pot, — ce sont des chevaux de parade houssés, empanachés, bons à piaffer, sans rien porter ni tirer ; mais s’agit-il de donner un coup de collier, ils renâclent et reculent lâchement !

— Pourtant, messire écolier, — se hasarda de dire un gros homme à chaperon fourré, — la noble chevalerie est digne de nos respects à nous, bourgeois ?

— La chevalerie, — s’écria Rufin avec un éclat de rire méprisant, — la chevalerie ne sert qu’à tournoyer dans les tournois par le seul appât du gain, puisque le cheval et les armes du vaincu appartiennent au vainqueur ! Par Jupiter ! ces vaillants joutent à renverser leurs adversaires, de même que nous tâchons d’abattre des quilles pour gagner l’enjeu lorsque nous faisons une partie de mail dans notre Val-des-Écoliers ; mais, s’agit-il de risquer sa peau à la guerre sans autre gain que des horions, la noblesse fuit honteusement comme elle a fui dernièrement à la bataille de Poitiers, donnant l’exemple d’une lâche déroute à une armée de quarante mille hommes qui ont tourné les talons devant huit mille archers anglais ! Ventre du pape ! vous appelez cela des hommes ! moi je dis que ce sont des lièvres ! et lièvres de la plus couarde espèce !

— Allons, messire écolier, — reprit en riant un autre citadin, — ne médisons point de la noblesse. Ne nous a-t-elle pas débarrassés du roi Jean en le laissant prisonnier des Anglais ?

— Oui, — dit une voix, — mais il nous faudra payer la rançon royale et, en attendant, être gouvernés par le régent, un marmot de vingt ans à peine, qui fait pendre les gens lorsque, comme ce pauvre Perrin Macé, ils réclament l’argent que leur doit le trésor royal et rendent coup pour coup lorsqu’on les frappe.

— Grâce à Dieu, l’ami Marcel mettra bientôt ordre à tout cela… Patience… patience !

— Oh ! Marcel… c’est la providence de Paris !

— Vous n’avez, en vérité, mes compères, que le nom de Marcel à la bouche, — reprit l’homme au chaperon fourré, avec une aigreur sournoise ; — parce que maître Marcel est prévôt des marchands et président de l’échevinage, il n’est pas « Jean-fait-tout ; » les autres échevins le valent en prud’hommie, et, sans aller plus loin, maître Jean Maillart…

— Qui ose dire ici que quelqu’un peut être comparé au grand Marcel ? — s’écria Rufin-Brise-Pot. — Par Jupiter ! celui qui dit cette sottise parle comme un oison !

— Hum ! hum ! — reprit en grommelant l’homme au chaperon fourré, — c’est moi qui dis cela.

— Alors c’est vous qui parlez comme un oison ! — reprit Brise-Pot. — Quoi ! vous osez soutenir que Marcel n’est pas le premier des citoyens ! lui, l’ami, le père du peuple !

— Oui, oui, — répondit la foule, — Marcel est notre sauveur ; sans lui, Paris était pris et ravagé par les Anglais.

— Marcel, — reprit Rufin-Brise-Pot avec un enthousiasme croissant, — lui qui a rétabli l’économie dans les finances, l’ordre et la sécurité dans la cité : ventre du pape ! j’en sais quelque chose ! En voulez-vous un exemple ? Il y a quinze jours, vers les minuit, je tapageais, en compagnie de mon ami Nicolas-Poire-Molle, à la porte d’une honnête maison de la rue Trace-Pute ; la dame du lieu, Jeanne-la-Bocacharde, refusait de nous recevoir, prétendant que Margot-la-Savourée et Audruche-la-Bernée n’étaient point au logis. À cette réponse, moi et mon ami Poire-Molle nous avons failli enfoncer la porte ; mais à ce moment passait une ronde d’arbalétriers institués par Marcel pour maintenir la police dans les rues, et ils nous ont arrêtés, puis fourrés, moi et mon Nicolas-Poire-Molle, à la prison du Châtelet, malgré nos priviléges d’écoliers de l’Université de Paris !… Dites maintenant que Marcel ne maintient pas l’ordre dans la cité !

— Il se peut, — reprit l’homme au chaperon fourré ; — mais tout autre échevin eût agi pareillement ; et maître Jean Maillart, par exemple, aurait…

— Jean Maillart ! — s’écria Brise-Pot. — Ventre du pape ! si lui ou tout autre, ou le roi lui-même, avait osé attenter aux franchises de l’Université, les écoliers, soulevés en masse, seraient descendus en armes de leur quartier Saint-Germain, et il y aurait eu bataille dans Paris. Mais ce que l’on permet à Marcel, parce qu’il est, à bon droit, l’idole des Parisiens, on ne le permettrait à nul autre.

— L’écolier a raison, — s’écria-t-on dans la foule ; — Marcel est notre idole, parce qu’il est juste, parce qu’il prend l’intérêt des bourgeois contre les courtisans, des petits contre les grands.

— Sans l’activité de Marcel, sans son courage, sa prévoyance, Paris serait déjà mis à feu et à sang par les Anglais, grâce à la couardise de la noblesse.

— Marcel n’a-t-il pas aussi empêché notre ville d’être affamée, lorsqu’il est allé lui-même, à la tête de la milice, jusqu’à Corbeil pour défendre et sauver un arrivage de grains que les Navarrais voulaient piller ?

— Je ne dis point non, — reprit l’homme au chaperon fourré avec une envieuse ténacité ; — mais, au lieu et place de Marcel, maître Maillart eût agi comme Marcel.

— Certainement, si l’échevin Maillart avait le génie de Marcel, il ferait, pardieu ! tout ce que fait Marcel, — reprit Rufin-Brise-Pot. — Il en est ainsi de Jeannette-la-Bocacharde : si elle portait barbe au menton, elle serait Jeannot-le-Bocachard !

Cette saillie de l’écolier fut accueillie par les rires approbatifs de l’assistance ; car l’immense majorité des Parisiens éprouvait pour Marcel autant d’attachement que d’admiration. Guillaume Caillet, renfermé dans un sombre silence, écoutait attentivement ces propos divers et y trouvait la confirmation de ce que Mahiet-l’Avocat, quelque temps auparavant, lui avait dit à Nointel de la légitime et puissante influence du prévôt des marchands sur le peuple de Paris. Soudain le bruit des tambours, des clairons, et les rumeurs lointaines d’une foule considérable se rapprochèrent de plus en plus ; le convoi débouchait de la rue Mauconseil pour traverser la rue Saint-Denis. Une compagnie d’arbalétriers de la cité, commandée par son capitaine, ouvrait la marche, précédée des tambours et des clairons, qui tour à tour faisaient retentir des glas funèbres ; puis venaient deux hérauts de la ville, vêtus, à ses couleurs, d’habits mi-partie rouges et bleus. Ces hérauts criaient alternativement, et de temps à autre, cette psalmodie lugubre d’une voix solennelle :

« — Priez pour l’âme de Perrin Macé, bourgeois de Paris, injustement supplicié !

»— Jean Baillet, trésorier du régent, — reprenait l’autre héraut, — avait, au nom du roi, emprunté une somme d’argent à Perrin Macé.

» — Celui-ci réclama son argent, en vertu du nouvel édit qui ordonne aux officiers royaux de payer ce qu’ils ont acheté ou emprunté pour le roi, sous peine de voir leurs créanciers leur courir sus en vertu de la loi !

» — Jean Baillet, refusant de payer, a injurié, menacé, frappé Perrin Macé.

» — Perrin Macé, usant de son droit de légitime défense et du droit que lui donnait le nouvel édit, a rendu coup pour coup, a tué Jean Baillet, et s’est rendu dans l’église de Saint-Méry, lieu d’asile d’où il a réclamé des juges.

» — Le duc de Normandie, régent, a aussitôt envoyé l’un de ses courtisans, le maréchal de Normandie, à l’église de Saint-Méry, en compagnie d’une escorte de soldats et du bourreau.

» — Le maréchal de Normandie a arraché Perrin Macé de l’église ; et sur l’heure et sans jugement, Perrin Macé, après avoir eu le poing coupé, a été pendu.

» — Priez pour l’âme de Perrin Macé, bourgeois de Paris, injustement supplicié ! »

Après ces paroles, alternativement prononcées d’une voix solennelle par les deux hérauts, les sourds roulements du tambour et les sons plaintifs des clairons retentissaient de nouveau et dominaient à peine les imprécations de la foule, indignée contre le régent et sa cour. À la suite des hérauts venaient des prêtres avec leurs croix et leurs bannières ; puis, recouvert d’un long drap noir brodé d’argent, le cercueil du supplicié, porté par douze notables vêtus de longues robes et coiffés de chaperons mi-partie rouges et bleus, ainsi qu’en portaient presque tous les partisans de la cause populaire ; le collet de leurs robes était fermé par des agrafes d’argent ou de vermeil, aussi émaillés rouge et bleu, sur lesquelles on lisait cette devise ou cri de ralliement donné par Marcel : À bonne fin (J) ! Derrière le cercueil s’avançaient les échevins de Paris, ayant à leur tête Étienne Marcel, prévôt des marchands. Ce bourgeois obscur, sorti de sa boutique de drapier pour devenir l’un des plus illustres citoyens de la Gaule, atteignait alors la pleine maturité de l’âge ; sa taille, moyenne mais robuste, s’était un peu voûtée par suite des fatigues, car sa prodigieuse activité d’homme d’action et de pensée ne lui laissait aucun repos. Sa figure ouverte et mâle, fortement caractérisée, se terminait par une épaisse touffe de barbe brune ; mais ses joues et ses lèvres étaient rasées. Les agitations fiévreuses et son incessante préoccupation des affaires publiques avaient dégarni le front de Marcel, creusé ses traits, sans altérer en rien cette auguste sérénité qu’une conscience irréprochable donne à la physionomie de l’homme de bien. Rien de plus doux, de plus affectueux, que son sourire, lorsqu’il était sous l’impression des sentiments délicats et tendres, si familiers à son cœur ; rien de plus imposant que son attitude, de plus redoutable que son regard, lorsque Marcel, aussi puissant orateur que grand citoyen, tonnait, avec l’indignation d’une âme honnête et courageuse, contre les lâchetés, les trahisons et les crimes de la noblesse féodale et de la royauté despotique ! Le prévôt des marchands portait le chaperon rouge et bleu et l’agrafe à devise de ralliement ainsi que les échevins dont il était accompagné.

Fils de Joel, gardez en souvenir et honorez les noms de ces échevins ; car, sauf un traître (Jean Maillart), ils furent, comme Marcel, martyrs de la liberté. Ils se nommaient : Delille, — Philippe Giffart, — Simon-le-Paonnier, — Jean Sorel, — Consac, — Josserand, — Pierre Caillart, — Jean Godard, — Pierre Puisier, et Jean Maillart. Ce dernier prêtait souvent son bras à Marcel, qui, fatigué de cette longue marche à travers les rues de Paris, acceptait cordialement l’appui de l’un de ses plus vieux amis ; car, depuis son enfance, il vivait dans une étroite intimité avec Maillart. Celui-ci, sans manifester ouvertement les ressentiments d’envie et de jalousie que lui inspirait la gloire du prévôt des marchands, ne put cependant s’empêcher de sourire amèrement lorsqu’il entendit les clameurs enthousiastes dont la foule salua le passage de Marcel, plus que jamais l’idole des Parisiens.

Une femme vêtue de longs habits de deuil et dont la présence semblait étrange au milieu d’une pareille cérémonie, marchait à côté de Maillart ; c’était sa femme Pétronille, jeune encore, assez belle, mais d’une figure bilieuse et revêche. Aussitôt après que les hérauts de la ville avaient terminé la psalmodie lugubre, qu’ils recommençaient de temps à autre, Pétronille Maillart éclatait en sanglots, en gémissements, et s’écriait, se tordant les mains de désespoir :

— Malheureux Perrin Macé ! vengeance à ses cendres ! vengeance !

Mais les cris plaintifs et les contorsions de dame Maillart paraissaient exciter dans la foule plus de surprise que d’intérêt.

— Par Jupiter ! — s’écria Rufin-Brise-Pot, — que diable vient faire cette hurleuse à l’enterrement ? qu’a-t-elle à se démener ainsi comme une possédée ? Elle n’est ni la veuve ni la parente de Perrin Macé !

— C’est là ce qui rend sa présence ici encore plus admirable, — s’écria l’homme au chaperon fourré en s’adressant à la foule. — La voyez-vous, mes compères, la digne épouse de Jean Maillart ? Voyez-vous comme elle témoigne par son désespoir la part qu’elle prend, ainsi que son mari, au terrible sort du pauvre Perrin Macé ?… Vous en êtes témoins, mes amis, dame Pétronille est la seule parmi toutes les femmes des échevins qui assiste à la cérémonie !

— C’est vrai, — dirent plusieurs voix, — pauvre chère femme ! il faut qu’elle soit courageuse et fièrement désolée.

— Oui, et il n’en est pas sans doute ainsi de la femme de Marcel, notre premier magistrat ; celle-là et les autres restent tranquillement chez elles sans le moindre souci de ce deuil public, — reprit l’homme au chaperon fourré ; — remarquez cela, mes amis.

— Ventre du pape ! — s’écria Brise-Pot, — la femme de Marcel agit en personne sensée ; elle a raison de ne pas venir ici se donner en spectacle et pousser des glapissements à rendre Belzébuth sourd, juste au moment que les tambours ou les clairons se taisent… car l’affliction de cette hurleuse me paraît notée comme un papier de musique.

— Vous avez beau plaisanter, messire écolier, — reprit l’homme au chaperon fourré, — on saura que l’épouse de maître Maillart assistait à l’enterrement de Perrin Macé et que l’épouse de Marcel n’y assistait point. Hum ! hum ! mes amis, cela fait soupçonner beaucoup de choses, ou plutôt cela confirme certains bruits.

— Quoi ? — reprit Rufin-Brise-Pot, — quelles choses ? quels bruits ?

Mais l’homme au chaperon fourré, sans répondre à l’écolier, se perdit dans la foule en parlant bas à ses voisins. Durant ce léger incident, le cortége avait continué de défiler ; les notables, portant des torches funéraires, venaient à la suite de l’échevinage ; puis les corporations des artisans de métiers, précédées de leurs bannières ; puis enfin une foule de gens de tous états éclatant en imprécations contre le régent et ses courtisans, et acclamant Marcel avec un redoublement d’enthousiasme, Marcel qui saurait, disait la foule, tirer vengeance d’une nouvelle et sanglante iniquité de la cour.

Bientôt le bruit circula de proche en proche qu’après la cérémonie Marcel haranguerait le peuple dans la grande salle du couvent des Cordeliers. Guillaume Caillet avait silencieusement assisté à cette scène qui semblait l’impressionner profondément. Aussi, après quelques moments de réflexion, surmontant sa timidité sauvage, il arrêta par le bras Rufin-Brise-Pot au moment où celui-ci allait se perdre dans la foule. L’écolier se retourna et, cédant à la jovialité de son caractère et voulant berner le campagnard, selon l’antique usage de l’Université de Paris, il lui dit en ricanant : — Je gage, mon rustique, que tu m’as tout à l’heure entendu parler de Jeannette-la-Bocacharde, honnête matrone de la rue Trace-Pute ? Hein ! je te devine, champêtre sylvain ! tu voudrais admirer les beautés citadines ? Ventre du pape ! tu n’auras que le choix ! sans parler d’Audruche-la-Bernée et de Margot-la-Savourée, je connais une certaine Isabiau-la-Boudinière, non moins appétissante que ses compagnes ; Agnès-la-Tronchette et Jehanne-la-Clopine

Guillaume Caillet, blessé des railleries de l’écolier, lui répond-il brusquement : — Je suis étranger à Paris, je viens de loin et je…

— Bon… tu veux sans doute entrer à l’Université ? — dit Rufin en interrompant Guillaume et redoublant d’hilarité. — Tu es un peu barbon pour un bachelier ; mais il n’importe ; quelle faculté choisiras-tu ? la théologie ou la médecine ? les arts, les lettres ou le droit canon ?

— Ah ! ces gens des villes, — reprit le vieux paysan avec une poignante amertume, — ils ne valent pas mieux que les gens des châteaux ! Va, pauvre Jacques Bonhomme, tu as partout des ennemis et nulle part des amis !

Et Guillaume fit un pas pour s’éloigner ; mais Rufin, touché de l’accent navré du campagnard, lui dit : — Ami, si je vous ai blessé, excusez-moi… Non, nous ne sommes pas les ennemis de Jacques Bonhomme, nous autres citadins, car nous avons un ennemi commun : la noblesse.

Guillaume, toujours soupçonneux, gardait le silence et tâchait de lire sur les traits de l’écolier si ses paroles ne cachaient pas un piége ou une nouvelle raillerie. Rufin devina la pensée du serf, l’examina plus attentivement, et, frappé du caractère sinistre de ses traits résolus, il reprit : — Que je meure comme un chien si je ne vous parle pas sincèrement ! Ami, vous paraissez avoir beaucoup souffert ; vous êtes étranger ; disposez de moi ! Je ne vous offre pas ma bourse, car je n’en ai point ; mais je vous offre la moitié du grabat où je couche, dans une chambre d’écoliers de ma province et votre part de notre maigre pitance !

Le paysan, convaincu cette fois de la franchise du citadin, lui répondit : — Je n’ai pas le temps de rester à Paris ; je voudrais seulement parler à deux personnes : à Mahiet-l’Avocat et à Marcel ; les connaissez-vous ?

— Mahiet-l’Avocat, — reprit vivement Rufin, et une expression de tristesse rembrunit sa figure joviale, — vous le connaissiez, ce pauvre Mahiet ?

— Lui est-il donc arrivé malheur ?

— Il était parti pour aller assister à un tournoi en Beauvoisis, il y a déjà quelque temps de cela, et le pauvre garçon n’est jamais revenu… Son vieux père, déjà malade, est mort de chagrin par suite de la disparition de son fils… Brave Mahiet ! je suis entré à l’Université un an avant qu’il en sortît ! C’était le meilleur, le plus vaillant garçon du monde… il aura été tué au tournoi ou assassiné en revenant à Paris, car les routiers infestent tous les chemins.

— Non, il n’a pas été tué au tournoi de Nointel, car, dans la nuit qui a suivi la passe d’armes, j’ai vu Mahiet monter à cheval pour s’en retourner à Paris.

— Vous l’avez vu ? vous êtes donc du Beauvoisis ?

— Oui, — répondit Guillaume Caillet. Puis il ajouta avec un soupir : — Allons, ce jeune homme est mort ; c’est dommage ; ils sont rares ceux qui, comme lui, aiment Jacques Bonhomme. — Et, après un moment de silence : — Et pour parler à Marcel comment faire ?

— Me suivre au couvent des Cordeliers ou, après l’enterrement, doit se rendre le prévôt des marchands pour haranguer le peuple.

— Marchez, — dit Guillaume, — je vous suis.

— Venez, nous sortirons par la porte au Coquillier ; ce sera le chemin le plus court.

Le vieux paysan marcha silencieusement à côté de Rufin qui voulut lui arracher quelques paroles au sujet de son voyage ; mais le serf resta impénétrable. Sortis par la porte Saint-Denis, et suivant les rues des faubourgs, beaucoup moins encombrées de population, Guillaume et son guide venaient de quitter la rue Traversine pour entrer dans la rue Montmartre extra muros, lorsqu’ils entendirent au loin les chants lugubres que le clergé psalmodie pour les enterrements, et, de temps à autre, retentissait une plaintive sonnerie de clairons. À ce bruit, au lieu de courir avec empressement au devant du convoi, ainsi qu’avait fait la foule lors du passage du cercueil de Perrin Macé, les passants rétrogradaient et les habitants de la rue fermaient leurs portes.

— Pardieu ! — dit l’écolier, — le hasard nous sert à souhait ; vous venez de voir honorer par le prévôt des marchands et par le peuple les cendres de Perrin Macé ; vous allez voir honorées les cendres de Jean Baillet, cause première de la sanglante iniquité dont Paris s’est indigné ; oui, honorées par le régent et par sa cour… Venez, venez ; sans doute le cortége reconduit le cercueil au couvent des Augustins.

Et l’écolier hâtant sa marche, suivi du paysan et de quelques rares curieux, ils atteignirent l’angle de la rue Montmartre et de la rue Quoque-Héron, en face de laquelle se trouve l’entrée du couvent des Augustins, dont les portes s’ouvrirent pour recevoir le cercueil.

— Voyez, — dit l’écolier à Guillaume, — rien de plus significatif que le contraste offert par ces deux enterrements : à celui de Perrin Macé se pressait un peuple immense, grave, recueilli dans sa juste indignation ; à l’enterrement de Jean Baillet assistent seulement le régent, les princes ses frères, les courtisans et les officiers ou serviteurs de la maison royale ; mais de peuple, point !… Non, non, il fait le vide autour de cette manifestation royale, jetée comme un défi à la manifestation populaire. Dites, ami, l’aspect même de ces deux convois ne parle-t-il pas aux yeux ? À l’enterrement de Perrin Macé, c’était une innombrable multitude de bourgeois, d’artisans simplement ou pauvrement vêtus ; au convoi de Jean Baillet, c’est une poignée de courtisans, d’officiers ou de serviteurs splendidement parés de soie, de velours, de brocart d’or et d’argent ou de livrées splendides. Ici la cour, c’est-à-dire la magnificence, l’oisiveté, la tyrannie ; là-bas le peuple, le peuple immense, pauvre, industrieux, laborieux, forgeant et dorant les armes somptueuses de ses maîtres, tissant les riches étoffes dont ils parent leur orgueilleuse fainéantise ; le peuple qui use sa vie, qui voit sa famille souffrir, languir et mourir par suite de privations incessantes, afin de payer l’impôt que les rois et leurs favoris dissipent en prodigalités ruineuses. Par Jupiter ! ne faut-il pas que le populaire soit bien patient, bien clément ou bien stupide pour se résigner à un pareil sort !

Guillaume Caillet, après avoir attentivement écouté l’écolier en attachant sur lui ses yeux perçants, secoua la tête d’un air pensif et reprit :

— Mahiet ne me trompait pas. — Puis, après une pause : — Mais qu’attendent-ils donc, ces Parisiens ? Nous sommes prêts, nous autres, et depuis longtemps !

— Que voulez-vous dire ? — demanda Rufin.

Mais le paysan, retombant dans sa sombre taciturnité, ne répondit rien. Le cortége, en ce moment, défilait ; le cercueil de Jean Baillet, décoré d’une housse magnifique et précédé de hérauts et de sergents royaux, était porté par douze serviteurs du régent richement habillés à ses livrées. Le jeune prince et ses frères, accompagnés des seigneurs de leur cour, suivaient le cercueil. Charles, duc de Normandie et régent des Français comme fils aîné du roi Jean, alors prisonnier des Anglais, avait, ainsi que ses frères et la noblesse française, ignominieusement pris la fuite à la bataille de Poitiers. Ce jouvenceau, qui gouvernait alors la Gaule, atteignait à peine sa vingtième année ; il était frêle et pâle, sa figure maladive cachait, sous un masque benin et timide, un grand fonds d’obstination, de perfidie, de ruse et de méchanceté, vices odieux généralement rares chez les adolescents autres que ceux des races royales. Magnifiquement vêtu de velours vert brodé d’or, coiffé d’un chaperon noir orné d’une chaîne de pierreries et d’une aigrette, le régent, chétif et languissant, marchait à pas lents et s’appuyait sur une canne. À peu de distance de lui s’avançaient les princes ses frères, puis les seigneurs de sa cour ; parmi ceux-ci, le maréchal de Normandie, qui, par ordre du jeune prince, avait présidé à la mutilation et au supplice de Perrin Macé. Le maréchal et le sire de Conflans, autre conseiller favori du régent, tous deux superbes, arrogants, jetèrent sur les rares spectateurs du cortége des regards dédaigneux et menaçants, et échangèrent quelques mots à demi-voix avec le sire de Charny, courtisan non moins aimé du prince que détesté du peuple. Soudain Rufin-Brise-Pot sentit son bras brusquement saisi par la main vigoureuse de Guillaume Caillet, qui, les yeux fixes, étincelants, la poitrine bondissante, disait à l’écolier d’une voix entrecoupée :

— Regarde… les voilà !… les voilà tous deux !…

— Qui cela ?

— Le seigneur de Nointel ! et l’autre, le chevalier Gérard de Chaumontel !… Oh ! les vois-tu tous deux avec leurs chaperons écarlates, là-bas, à côté de ce gros homme qui porte un manteau d’hermine ?

— Oui, oui, je vois ces deux seigneurs, — reprit l’écolier, surpris de l’émotion du paysan ; — mais pourquoi tremblez-vous ainsi ?

— Au pays on les croyait morts ou prisonniers des Anglais, — reprit Guillaume ; — heureusement, il n’en est rien… Les voilà… les voilà… je les ai vus de mes yeux !… — Puis, les lèvres contractées par un sourire effrayant, le serf ajouta en levant ses deux poings vers le ciel : — Oh ! Mazurec !… oh ! ma fille ! enfin les voilà de retour ces deux hommes ! Ils vont retourner au pays pour le mariage de la belle Gloriande… nous les tenons… nous les tenons !…

— Le regard de cet homme me donne le frisson, — se dit l’écolier en contemplant le paysan avec stupeur ; et il ajouta tout haut : — Ces deux seigneurs dont vous parlez, quels sont-ils ?

Mais Guillaume reprit, sans répondre à Rufin : — Oh ! plus que jamais, j’ai hâte de parler à Marcel !

— En ce cas, — reprit l’écolier, — venez vous reposer chez moi, et à la tombée du jour nous irons attendre le prévôt des marchands au couvent des Cordeliers, où il doit ce soir haranguer le peuple. Mais, encore une fois, quelle est la cause de votre surprise à la vue de ces deux seigneurs de la suite du régent ? Vous les connaissez donc ?

Le paysan jeta un regard oblique et défiant sur l’écolier, resta muet et devint de plus en plus sombre.

— Ventre du pape ! — se dit Rufin-Brise-Pot, — j’ai là un singulier compagnon ; il reste muet ou il parle en énigmes. Il m’attriste, moi qui ne suis pas d’humeur chagrine ; il m’effraye, moi qui ne suis pas d’humeur poltronne !

Et l’écolier, accompagné de Guillaume Caillet, se dirigea vers le quartier de l’Université.




La maison d’Étienne Marcel était située près de l’église Saint-Huitace (Saint-Eustache), dans le quartier des Halles. La boutique, remplie de pièces de drap rangées sur des tablettes, située au rez-de-chaussée, communiquait avec une salle où l’on mangeait ; dans cette salle aboutissait un escalier conduisant à l’appartement du premier étage.

La nuit venue, le magasin fermé, Marguerite, femme de Marcel, et Denise, sa nièce, étaient remontées dans l’une des chambres du premier étage, où elles s’occupaient d’un travail de couture à la clarté d’une lampe. Marguerite est âgée de quarante-cinq ans environ ; elle a dû être belle ; son visage est doux, pensif et grave. Sa nièce Denise touche à sa dix-huitième année ; son gracieux visage, habituellement d’une sérénité candide, semble ce soir-là profondément attristé. Depuis quelques instants, les deux femmes, diversement absorbées, sont silencieuses. Denise, la tête baissée, ralentit peu à peu le mouvement de son aiguille ; bientôt ses mains retombent sur ses genoux et des larmes coulent de ses yeux ; Marguerite, non moins rêveuse que sa nièce, lève machinalement son regard vers la jeune fille, et, remarquant ses pleurs, lui dit avec tendresse :

— Pauvre enfant ! je devine la cause de ton chagrin ; car je connais ta pensée constante. Je ne voudrais pas te faire partager une espérance qu’à peine je conserve moi-même ; mais enfin, quoique la durée de l’absence de Mahiet justifie nos craintes, rien n’est pourtant désespéré… il reviendra peut-être…

— Non, non, — répondit Denise, donnant un libre cours à ses larmes ; — si Mahiet vivait encore, il n’aurait pas laissé son père dans la cruelle incertitude qui a hâté la fin de ses jours ; si Mahiet vivait encore, il aurait instruit de son sort mon oncle Marcel, qu’il aimait et vénérait à l’égal de son père ! Non, non, — ajouta Denise en sanglotant, — il est mort ; je ne le verrai plus !

— Mon enfant, qui sait si, entraîné par son imprudent courage, Mahiet n’est pas allé combattre à Poitiers, où il sera peut-être resté prisonnier des Anglais ? Or, de prison l’on revient ! aussi, je t’en conjure, ne t’afflige pas ainsi… je souffre tant de te voir pleurer !

La jeune fille, au lieu de répondre à Marguerite, se rapprocha d’elle, prit ses deux mains, qu’elle baisa, et lui dit :

— Chère et bonne tante, oubliant vos chagrins, vous tâchez de consoler les miens… Ah ! j’ai honte de ne pouvoir contenir ma douleur, lorsque vous vous montrez si ferme, si courageuse, devant maître Marcel et votre fils !

— En vérité, Denise, je ne te comprends pas, — dit Marguerite avec un léger embarras ; — ma vie est si heureuse, qu’il ne me faut aucun courage pour la supporter…

— Mon Dieu ! ne vous vois-je pas chaque jour accueillir maître Marcel et André, votre fils, le sourire aux lèvres et le front tranquille, tandis que votre cœur est bourrelé d’angoisses…

— Denise… tu es dans l’erreur.

— Oh ! croyez-moi, ce n’est pas une curiosité indiscrète qui m’a guidée lorsque j’ai tâché de pénétrer vos sentiments ; c’est le désir de ne rien dire qui puisse blesser votre pensée secrète quand je suis seule avec vous, ainsi que cela m’arrive si souvent maintenant.

— Excellente enfant ! — reprit Marguerite en embrassant Denise avec effusion et ne retenant plus ses larmes ; — comment ne serais-je pas profondément touchée de tant de délicatesse et d’affection ? comment ne pas y répondre par une confiance sans réserve ? — Puis, après un dernier moment d’indécision et faisant un effort sur elle-même, Marguerite ajouta : — Eh bien, oui, je l’avoue, tu ne t’es pas trompée ! oui, ma vie se passe dans les angoisses, dans les alarmes. merci à toi de m’avoir, par ta tendresse, arraché cette confidence ; maintenant, du moins, je pourrai devant toi pleurer sans contrainte ! épancher mon cœur !… et, ce tribut payé à la faiblesse, me montrer plus ferme aux yeux de mon mari et de mon fils !… Hélas ! je l’avoue, ma seule crainte est de leur laisser deviner ce que je souffre ! Je sais l’affection de Marcel pour moi : elle égale celle que j’ai pour lui… et, s’il me savait malheureuse, peut-être ferais-je faiblir en lui ce calme, cette force d’esprit, qui ne l’ont jamais abandonné jusqu’ici et dont, plus que jamais, il a besoin dans ces temps difficiles…

— Ah ! les femmes qui vous envient vous plaindraient à cette heure si elles vous entendaient !

— Oui, — reprit Marguerite avec amertume, — l’on envie la femme de Marcel, l’idole du peuple… de Marcel, le vrai roi de Paris… On l’envie… la compagne de ce grand citoyen dont l’éloge est dans tous les cœurs, le nom dans toutes les bouches… et elle, quand le voit-elle son mari ? Pendant quelques instants à peine !… Oh ! tendres épanchements, douces joies du foyer, bonheur des plus humbles ! depuis longtemps je ne vous connais plus ! L’artisan, le commerçant, leur journée de labeur accomplie, leur boutique close au couvre-feu, jouissent du moins, au sein de leur famille, du repos jusqu’au lendemain ; et moi, que de fois j’ai vu l’aube faire pâlir la lampe à la clarté de laquelle Marcel avait veillé toute la nuit !... Et ce n’est rien encore, grand Dieu !… trembler chaque jour, trembler à chaque heure pour la vie de son mari, pour la vie de son fils !…

— Que dites-vous ? Trembler pour la vie de maître Marcel, lui qui ne peut faire un pas sans être entouré, pressé par une foule idolâtre prête à sacrifier sa vie pour la sienne ?

— Et la haine du régent ? et la haine des nobles, des courtisans contre Marcel, la crois-tu éteinte ?

À ce moment, Agnès-la-Béguine, servante de confiance de Marguerite, entra dans la chambre et dit à sa maîtresse : — Madame, la femme de maître Maillart l’échevin vient vous visiter.

— Quoi ! si tard ! Et tu lui as dit que j’étais céans ?

— Oui, madame.

Marguerite fit un mouvement d’impatience chagrine, essuya en hâte ses yeux pleins de larmes et dit à mi-voix à Denise :

— Tout à l’heure tu parlais des envieuses… Pétronille Maillart est de ce nombre… Aussi, je t’en conjure, cache tes pleurs ; cette femme ferait mille suppositions sur notre tristesse !… Elle est cruellement jalouse de la popularité de Marcel ; et Maillart partage, je le crois, les envieux sentiments de sa femme.

— Lui… jaloux de mon oncle, son ami d’enfance !

— Maillart est faible, et sa femme le domine.

— Faible, maître Maillart !… mais il parle toujours de courir aux armes !…

— Denise, la violence n’est pas la force, et les caractères les plus emportés sont souvent aussi les moins fermes… Mais silence ! voici Pétronille… Quel peut être le but de sa visite à cette heure ? Cela m’inquiète.

Pétronille Maillart entrait à ce moment, encore vêtue de ses habits de deuil. Dès son arrivée dans la chambre, elle jeta un regard inquisiteur sur l’épouse de Marcel et sur Denise, remarquant sans doute les traces de leurs larmes récentes ; car un sourire de triomphe effleura ses lèvres. Puis elle dit, en affectant une commisération protectrice :

— Excusez-moi, dame Marguerite, de venir si tard, et surtout si mal à propos. 


— Mais vous êtes toujours la bienvenue dans notre logis, dame Pétronille !…

— Pas en ce moment, je le crains.

— Pourquoi cela ?

— C’est que le chagrin aime la solitude, ma voisine ; et je m’aperçois avec douleur que vos yeux et ceux de votre chère nièce sont encore rouges de larmes. Juste ciel ! est-ce que vous auriez quelques craintes pour notre excellent ami Marcel ? est-ce que l’on aurait l’ingratitude de méconnaître les services qu’il a rendus à Paris ? est-ce que la popularité commencerait à l’abandonner ? est-ce que ?…

— Rassurez-vous, madame, — reprit Marguerite en interrompant Pétronille ; — Dieu merci, je n’éprouve aucune crainte au sujet de mon mari. Denise et moi nous sommes en effet fort attristées ; car, peu d’instants avant votre arrivée, nous parlions de l’un de nos amis dont le sort nous cause de cruelles inquiétudes. Vous l’avez souvent vu ici ; c’est Mahiet-l’Avocat.

— Certainement, je me le rappelle fort bien ; c’était un véritable Hercule… Ainsi donc le pauvre garçon est trépassé ? C’est vraiment dommage !

— Non, non… nous ne voulons pas croire à un pareil malheur ; mais depuis longtemps nous n’avons reçu aucune nouvelle de Mahiet, et cela nous chagrine beaucoup.

— Rien de plus naturel, dame Marguerite ; et je m’explique alors votre tristesse. Maintenant, j’arrive au but de ma visite, qui, vu l’heure avancée, doit vous surprendre ; car le couvre-feu a depuis longtemps sonné. Vous savez combien Maillart et moi nous sommes affectionnés à votre mari et à vous ?

— Je vous sais gré de cette assurance.

— Or, le devoir des vrais amis est de parler en toute sincérité, n’est-ce pas ?

— Certes, rien de plus précieux, rien de plus rare que des amis sincères ! 


— Eh bien ! chère dame Marguerite, l’on a malheureusement remarqué votre absence à l’enterrement de tantôt.

— Quel enterrement ?

— L’enterrement de ce pauvre Perrin Macé. J’en arrive ; vous le voyez à mes habits de deuil. Je devais, en ma qualité de femme d’échevin, rendre ce dernier hommage à la mémoire de cette pauvre victime d’une épouvantable iniquité.

— Madame… je ne puis que plaindre la victime.

— Quoi ! vous n’êtes pas révoltée en songeant au sort de cet infortuné !

— Cette grande iniquité a révolté mon mari. En sa qualité de premier magistrat de la cité, il a…

— Premier magistrat de la cité ! — reprit dame Maillart avec une sorte d’aigreur, — jusqu’à ce que l’on en choisisse un autre, bien entendu, puisque tous les échevins peuvent devenir prévôts des marchands.

— Certainement, — dit Marguerite en échangeant un regard avec Denise qui, triste et silencieuse, avait repris son travail de couture. — Le devoir de mon mari, poursuivit la femme de Marcel, était d’abord de protester contre le crime des courtisans du régent en se rendant solennellement à l’enterrement de Perrin Macé… Ce devoir, mon mari l’a accompli. Quant à moi, dame Pétronille, sachant que la coutume n’est pas que les femmes assistent à ces tristes cérémonies, je suis restée à la maison.

— La coutume… — s’écria dame Maillart, — est-ce qu’en de si graves circonstances l’on a souci de la coutume ! On consulte, ce me semble, d’abord son cœur ; ainsi ai-je fait. De noir vêtue de la tête aux pieds, comme vous le voyez, j’ai suivi l’enterrement en gémissant et pleurant toutes les larmes de mon corps ; aussi je vous le dis en amie, chère dame Marguerite, il est très-regrettable que vous ne m’ayez pas imitée.

— Chacun, n’est-ce pas, est juge de sa conduite, madame ?


— Oh ! sans doute, lorsqu’il ne s’agit que de soi ; mais, dans cette affaire, il s’agissait aussi de votre mari, notre excellent ami Marcel. Aussi je crains qu’en cette circonstance vous ne lui ayez fait grand tort !

— Moi ! que voulez-vous dire ?

— Hé ! mon Dieu ! pauvre chère dame ! est-ce que je me serais empressée d’accourir céans après le couvre-feu, s’il ne s’agissait de vous donner un avis charitable ?

— Je ne doute pas de votre bonne volonté, madame ; mais, encore une fois, Marcel a lui-même provoqué le caractère solennel que l’on a donné aux funérailles de Perrin Macé ; il y a assisté à la tête des échevins.

— Sans doute, mon mari ne venait qu’après le vôtre, madame, — reprit l’envieuse avec dépit, — puisque, quant à présent du moins, maître Marcel a le pas sur tout l’échevinage en sa qualité de prévôt des marchands…

— Eh, madame ! il ne s’agit pas du rang, — s’écria Marguerite ; — je voulais seulement vous dire que Marcel a assisté à ces funérailles.

— Oui, mais vous n’y assistiez pas, dame Marguerite ; aussi savez-vous ce que l’on disait dans le peuple ? — « Tiens, la femme de maître Maillart l’échevin suit le convoi de Perrin Macé ! Oh ! oh ! elle ne se soucie point de la coutume, celle-là ; avant tout elle a voulu, comme son mari, protester par sa présence et par ses larmes contre l’iniquité de la cour. Pourquoi donc l’épouse de Marcel, le premier de nos magistrats, reste-t-elle chez elle ? Est-ce que maître Marcel serait moins courroucé qu’il ne le paraît contre l’attentat des courtisans du régent ? Est-ce que maître Marcel voudrait ménager, comme on dit, la chèvre et le chou ? se préparer secrètement des moyens de rapprochement avec la cour ? est-ce qu’en un mot maître Marcel voudrait trahir le peuple ? »

— Oh ! c’est infâme ! — s’écria Denise, ne pouvant contenir son indignation, — oser accuser maître Marcel de trahison parce que ma tante, en femme de bon sens, n’est pas allée à cet enterrement faire montre et enseigne d’une douleur de commande !

— Denise ! — dit vivement Marguerite à la jeune fille, craignant d’envenimer cette discussion, puérile en apparence, mais dont les suites pouvaient être dangereuses pour Marcel. Il était trop tard, et dame Pétronille, se levant, reprit aigrement en s’adressant à Denise :

— Apprenez, ma mie, que ma douleur, non plus que celle de mon mari, n’était point une douleur de commande.

— Dame Pétronille, — ajouta Marguerite avec anxiété, — ce n’est pas là ce que Denise a voulu dire… écoutez-moi de grâce.

— Madame, — répondit sèchement la femme de Maillart, — j’étais venue ici pour vous avertir charitablement et en véritable amie des propos, sans doute peu réfléchis, mais dangereux, oh ! très-dangereux, madame, pour la popularité de maître Marcel ; car, à cette heure, ces propos circulent dans tout Paris… Loin de me remercier, l’on m’accueille ici par des paroles insultantes. La leçon est bonne, j’en profiterai…

— Mais, dame Pétronille, je…

— Il suffit, madame ; ni moi ni mon mari nous ne remettrons jamais les pieds chez vous. Je voulais amicalement vous signaler le danger que courait la bonne renommée de maître Marcel ; j’ai fait mon devoir, advienne que pourra !

— Dame Pétronille ! — répondit Marguerite avec une dignité triste et sévère, — depuis que Marcel a consacré sa vie aux affaires publiques, il n’est pas une de ses paroles, pas un de ses actes, dont il ne puisse répondre le front haut ; il a fait le bien pour le bien, sans rien attendre de la reconnaissance des hommes ; il saura rester indifférent à leur ingratitude ; si un jour ses services sont méconnus, il emportera dans sa retraite la conscience de s’être toujours conduit en honnête homme. Quant à moi, je bénirai le jour où mon mari quittera les affaires publiques pour reprendre notre vie obscure et paisible. 


Marguerite s’exprimait avec une si évidente sincérité en parlant de son goût pour la retraite et l’obscurité que dame Pétronille, furieuse de n’avoir pu blesser cruellement la femme qu’elle enviait, perdit toute mesure, et s’écria :

— Votre erreur est grande, madame ; en ces temps-ci il ne dépend pas d’un homme comme maître Marcel de s’ensevelir tranquillement dans la retraite ; non, non, quand on a été l’idole de Paris, il s’agit de conserver, ou non, la confiance du peuple. Si on la perd, on est regardé comme traître, et vous savez, madame, ce que l’on fait des traîtres ?

— Les ennemis de Marcel auraient-ils donc l’exécrable audace de vouloir le signaler comme un traître ? — s’écria dame Marguerite les larmes aux yeux ; — est-ce à sa vie que l’on en veut ?

Cet entretien fut interrompu par l’arrivée du prévôt des marchands. Quoiqu’il parût harassé de fatigue, sa figure rayonnait de joie, et dès la porte il s’écria : — Marguerite ! Denise ! bonne nouvelle ! excellente nouvelle !

À peine eut-il prononcé ces mots, que Pétronille Maillart, le saluant d’un air sec et guindé, passa rapidement devant lui et sortit sans prononcer une parole. Très-surpris de ce brusque et silencieux départ, le prévôt des marchands regarda Marguerite et Denise d’un air interrogatif ; puis, remarquant le trouble et l’inquiétude éveillés en elles par les odieuses calomnies de dame Pétronille, il dit : — Marguerite, qu’as-tu ? Pourquoi la femme de notre ami nous quitte-t-elle d’une façon si étrange ?

— Ah ! mon oncle, — dit la jeune fille les larmes aux yeux, — il y a des gens cruellement méchants !…

— Il faut les plaindre, mon enfant ; mais tu ne parles pas, je l’espère, de méchantes gens à propos de la femme de Maillart ?

— Mon ami, — reprit Marguerite avec embarras, — il faut, je le sais, mépriser les sots propos ; cependant, la sottise, en ces temps-ci, peut avoir des résultats si graves, que…



— Allons, dit tristement Marcel, — je n’avais qu’une heure à passer près de vous ; je suis brisé de fatigue ; j’espérais goûter quelque repos ; j’arrivais tout joyeux d’une bonne nouvelle qui devait vous rendre aussi heureuses que moi, et voilà tout mon plaisir gâté ! Ils sont pourtant si doux pour moi ces moments de paix et d’épanchement que je goûte près de vous deux !

— Ces moments-là sont bien rares, — dit Marguerite avec un soupir mélancolique ; — et ils nous sont aussi précieux qu’à toi…

— Je le sais ; mais heureusement tu n’es pas de ces femmes sans courage dont les continuelles anxiétés font le tourment de l’époux qui les aime et qui souffre de leurs angoisses ! Non, tu es vaillante, tu acceptes avec fermeté la condition que les événements m’ont faite, certaine que je me conduis en homme de bien ; aussi je te vois toujours le front tranquille, le sourire aux lèvres ; et, dans ta sage et douce sérénité, je me retrempe, je reprends de nouvelles forces pour la lutte ; car maintenant ma vie n’est qu’une lutte. Cette lutte est sainte, glorieuse, féconde… mais elle épuise… et du moins, grâce à toi, chère Marguerite, je retrouve toujours dans notre foyer ce calme heureux, ce confiant abandon qui est à l’âme ce qu’un paisible sommeil est au corps ! Pourquoi, mon Dieu ! faut-il qu’aujourd’hui ?…

— Cher Étienne, nous parlerons plus tard de la visite de dame Pétronille, — reprit Marguerite en interrompant son mari et craignant de troubler les quelques instants de repos qu’il venait chercher auprès d’elle. — Tu nous annonces une bonne nouvelle ; dis-nous-la d’abord.

— J’aime mieux cela, — répondit le prévôt des marchands avec un soupir d’allégement en s’asseyant entre sa femme et Denise, tandis que celle-ci le débarrassait avec prévenance de son chaperon et de son manteau. — En montant ici, — ajouta Marcel, — j’ai dit à Agnès de mettre un couvert de plus pour le souper.

— Notre fils reviendrait-il ce soir de la Bastille Saint-Antoine ? — demanda vivement Marguerite ; — est-ce la bonne nouvelle que tu nous apportais ?

— Non, non, André ne reviendra que demain matin, après avoir passé sa nuit de guet à la Bastille avec sa compagnie d’arbalétriers. Plus que personne mon fils doit donner l’exemple de la régularité dans le service.

— Et qui donc viendra ce soir souper avec nous, mon oncle ?

— Qui cela, chère Denise ? — répondit Marcel en souriant, — qui cela ? L’un de nos meilleurs amis.

— Simon-le-Paonnier ? Pierre Caillart ? maître Delille ? Philippe Giffart ?

— Non, Denise. Ne cherche pas notre convive parmi mes compères les échevins ; il n’est pas encore d’âge à occuper ces graves fonctions. Mais, tiens, pour t’aider à deviner, j’ajouterai que notre convive de ce soir arrive de province.

— Serait-ce donc mon bon vieux cousin qui réside avec sa fille à Vaucouleurs ? aurait-il quitté la paisible vallée de la Meuse pour venir nous voir ?

— Non, chère Denise ; l’ami que nous attendons est seulement absent de Paris depuis quelque temps.

— Depuis quelque temps ?… — reprit d’abord machinalement Denise ; puis, frappée d’une idée soudaine, mais osant à peine y arrêter son esprit, la pauvre enfant pâlit, joignit ses deux mains tremblantes, et, attachant sur le prévôt des marchands un regard à la fois rempli d’angoisse et d’espérance, elle balbutia : — Mon oncle, que dites-vous ?

— J’ajouterai, de plus, que le sort de cet ami nous a causé de vives inquiétudes…

— Lui ! — s’écria Denise en se jetant au cou de Marcel ; — il serait vrai… Mahiet est de retour !…

— Mahiet ! — reprit à son tour Marguerite, partageant la surprise et la joie de sa nièce. — Tu l’as vu ? Il est à Paris ? 


— Oui, ce matin, à l’Hôtel de ville, j’ai vu ce digne garçon. Il est en bonne santé, quoiqu’il ait beaucoup souffert.

Il faut renoncer à peindre l’émotion, les douces larmes de Denise. Cette émotion calmée, le prévôt des marchands dit à sa femme et à sa nièce :

— Je présidais ce matin à l’Hôtel de ville notre conseil des échevins, lorsqu’un de nos sergents me remet une lettre : je l’ouvre et je lis que Mahiet demande à m’entretenir. On le fait monter, par mon ordre, dans la chambre où je travaille, et j’y cours aussitôt après notre séance… Ah ! ma pauvre Denise ! je l’avoue, j’ai eu peine à reconnaître notre ami, tant il était changé, maigri…

— Que lui est-il donc arrivé, mon Dieu ? — demanda Denise. — Est-il, ainsi que le craignait ma tante, allé guerroyer contre les Anglais ? Sort-il de prison ?

— Il sort de prison ; mais il n’est point allé à la guerre, — reprit Marcel. — Voici ce qui lui est arrivé : il était, vous le savez, parti pour Nointel en Beauvoisis. Après avoir quitté Nointel dans la nuit et s’être reposé une heure au point du jour à Beaumont-sur-Oise, il se remet en route ; au bout de quelque temps, il entend derrière lui le galop précipité d’un cheval, et il voit venir, fuyant à toute bride, un homme ayant une femme en croupe, poursuivi par trois cavaliers armés qui accouraient au loin. Le couple s’arrête à quelques pas de Mahiet, et l’homme, un jouvenceau de vingt ans au plus, dit à notre ami : « — Nous fuyons le château du sire de Beaumont ; il est le tuteur de ma sœur, qui m’accompagne, et a voulu la violenter. Il accourt sur nos pas avec ses hommes ; vous êtes armé, par pitié, protégez-nous, aidez-moi à détendre ma sœur !… »

— Je connais le cœur et le courage de Mahiet, — dit Denise avec émotion ; — il aura pris la défense de ces malheureux !

— Sans aucune hésitation ; car, « en sa qualité d’avocat, m’a-t-il dit, il ne pouvait refuser une si bonne cause. » Le sire de Beaumont arrive avec ses deux écuyers… 


— Et le combat s’engage ! — s’écria Denise en joignant les mains. — Pauvre Mahiet ! ainsi seul contre trois…

— Il était de force à les vaincre. Malheureusement, au début de l’action, l’un des combattants lui assène par derrière un si furieux coup de masse d’armes sur la tête, que le casque de Mahiet est brisé. Il tombe sans connaissance aux pieds de son cheval… et quand il revient à lui, il se trouve demi-nu sur la paille au fond d’un cachot.

— Pauvre Mahiet ! — dit Marguerite. — Ce cachot était sans doute l’une des prisons du château de Beaumont, où l’on avait, après le combat, transporté notre ami dépouillé de ses armes ?

— Oui, chère Marguerite ; et c’est dans ce cachot que Mahiet est resté durant sa longue absence de Paris.

— Hélas ! combien il a du souffrir ! Mais, mon oncle, comment a-t-il pu s’échapper de prison ?

— Le sire de Beaumont, peu de jours après avoir fait emprisonner Mahiet, était parti avec ses hommes pour guerroyer contre les Anglais. A-t-il été tué ou retenu captif lors de cette honteuse déroute de Poitiers ? Mahiet l’ignore ; mais, il y a deux jours, le château du sire de Beaumont a été attaqué et enlevé par la bande d’un certain capitaine Griffith.

— Ce terrible aventurier anglais qui est venu jusqu’à Saint-Cloud, ce jour où nous avons eu tant de frayeur ; car, parti à la tête de la milice, vous l’avez combattu et heureusement refoulé loin de Paris. Grand Dieu ! — ajouta Denise avec effroi, — entre quelles mains le pauvre Mahiet était-il tombé !

— Rassure-toi, chère enfant ; car, par un singulier hasard, notre ami n’a eu qu’à se louer de cet aventurier.

— Quoi ! le capitaine Griffith !

— Cet homme féroce et étrange a parfois quelques mouvements de générosité. Donc, ses Anglais, après avoir, selon leur coutume, mis à sac le château de Beaumont, massacré les hommes, violenté les femmes, ont, dans leur ardeur du pillage, fouillé le manoir jusqu’aux souterrains. Ils arrivent au cachot de Mahiet, brisent ses chaînes et le conduisent devant le capitaine Griffith, heureusement ce jour-là en belle humeur. Après avoir interrogé notre ami, frappé sans doute de sa vaillante et robuste apparence, il lui propose d’entrer dans sa compagnie ; Mahiet refuse. Alors le capitaine Griffith, sans doute à moitié ivre, lui fait donner des vêtements, deux florins d’argent, et lui dit, faisant allusion à la maigreur de notre ami : « — Lorsque tu as de la viande sur les os, tu dois être un rude compagnon ; si je te retrouve, je serai content de rompre une lance contre toi. Tu es libre, va-t’en ; et que le diable, mon patron, te soit en aide ! »

— Le capitaine Griffith est un effroyable bandit, — reprit Denise, — et cependant je ne puis m’empêcher de lui être reconnaissante d’avoir rendu la liberté à Mahiet.

— De sorte qu’en quittant le château de Beaumont, — reprit Marguerite, — notre ami est revenu directement à Paris ?

— Oui, — répondit tristement Marcel ; — et un chagrin cruel et imprévu l’attendait ici.

— Hélas ! — dit Denise, — la mort de son père ?

— Ce coup a été affreux pour lui. Jugez de sa douleur : en arrivant, il court joyeux à la maison de notre vieil ami Lebrenn-le-Libraire… et là, Mahiet apprend la perte navrante qu’il a faite… Il a passé la fin du jour d’hier et cette nuit dans la solitude et dans les larmes. Ce matin, ainsi que je vous l’ai dit, il est venu me trouver à l’Hôtel de ville ; et ce soir nous pourrons du moins lui offrir les consolations d’une amitié éprouvée…

Agnès-la-Béguine, entrant à ce moment, dit à Marcel en lui remettant une petite médaille d’or émaillée de vert, sur laquelle on voyait un C et une N surmontés d’une couronne : — Un homme, encapé jusqu’au nez et dont on voit à peine les yeux, est dans la boutique ; il désire vous entretenir à l’instant, maître Marcel ; et il m’a donné cet émail en me recommandant de vous l’apporter. 


Marcel, à la vue de la médaille, tressaillit de surprise et dit à sa femme : — Chère Marguerite, cette heure de repos sur laquelle je comptais, je n’en jouirai même pas… Laissez-moi seul ; descends avec Denise. Mahiet ne peut tarder à venir ; ne m’attendez pas pour souper. — Puis, s’adressant à Agnès-la-Béguine : — Faites monter ici cet homme.

— Marcel, — reprit Marguerite avec inquiétude, tandis que la servante sortait pour accomplir les ordres de son maître, — tu es harassé de fatigue, et tu n’auras pas même le temps de prendre ton repas ?

— Tout à l’heure, en descendant, je mangerai à la hâte quelque chose avant de sortir.

— Quoi ! mon ami, encore une nuit de veillée !

— J’ai convoqué une réunion nocturne au couvent des Cordeliers. Ah ! Marguerite ! — ajouta Marcel, dont les traits s’assombrirent, — l’enterrement de Perrin Macé sera peut-être le signal de grands événements !

Le prévôt des marchands s’interrompit à la vue de l’homme encapé qu’Agnès venait d’introduire. Marguerite sortit d’autant plus alarmée que les paroles inachevées de son mari réveillaient en elle le souvenir de son dernier entretien avec Pétronille Maillart. Après le départ des deux femmes, l’étranger, s’assurant que la porte était close, se débarrassa de sa chape et la jeta sur un meuble. Cet homme, d’une très-petite stature, âgé de vingt-cinq ans au plus et simplement vêtu d’un pourpoint de buffle, avait des traits fins et réguliers ; mais, malgré la grâce de sa figure, l’affabilité de ses manières et la douceur presque caressante de sa voix, quelque chose de sardonique dans son sourire et d’insidieux dans son regard trahissait la méchanceté de son âme et la dangereuse perversité de son esprit. Marcel, de plus en plus soucieux, semblait accepter la visite de l’étranger comme l’une de ces nécessités pénibles que subissent souvent les hommes mêlés aux grandes affaires publiques ; mais son attitude glaciale, son coup d’œil soupçonneux, révélaient sa répulsion pour ce personnage, auquel il dit : — Je ne m’attendais pas à recevoir cette nuit dans ma maison le roi de Navarre.

Charles-le-Mauvais (c’était son surnom mérité) répondit en souriant et de sa voix insinuante, l’un de ses charmes les plus perfides : — Les rois ne se visitent-ils pas entre eux ? Quoi d’étonnant à ce que Charles, roi de Navarre, vienne visiter Marcel, roi du peuple de Paris ?

— Sire, — répondit Marcel avec impatience, — que me voulez-vous ?

— Tu es bref dans tes paroles !

— Bref est le langage des affaires ; et d’ailleurs, il est bon de mesurer les paroles qu’on vous dit.

— Tu te défies donc toujours de moi ?

— Toujours et beaucoup.

— J’aime ta franchise.

— Sire… au fait que voulez-vous ?

Charles-le-Mauvais resta un moment silencieux ; puis, attachant hardiment son œil de vipère sur le prévôt des marchands, il répondit lentement en pesant sur chacun de ses mots : — Ce que je veux, Marcel ? Je veux être roi des Français !… Cela t’étonne ?

— Non, — répondit le prévôt des marchands avec un sang-froid qui stupéfia d’abord Charles-le-Mauvais ; — tôt ou tard vous deviez en venir à cette ouverture.

— Tu prévois les choses de loin… Et cette prévision, quand t’est-elle venue ?

— Lorsque j’ai vu votre créature Robert-le-Coq, évêque de Laon, se jeter avec ardeur dans le parti populaire, et se montrer l’un des plus fougueux ennemis du roi Jean, dont vous avez épousé la fille…

— Cependant, si j’ai bonne mémoire, tu t’es fort servi de l’influence de l’évêque de Laon sur les États-généraux pour leur faire accepter ta fameuse ordonnance de réformes. 


— Tout instrument qui m’aide à faire le bien, je l’emploie.

— Et ensuite, tu le brises ?

— Oui, si cela est nécessaire ; mais Robert-le-Coq est trop souple pour qu’on le brise. Pourtant, malgré sa finesse, j’ai deviné son but secret.

— Et ce but ?

— Le peuple de Paris, dans son bon sens, a surnommé l’évêque de Laon une bisaguë à deux tranchants ; et le peuple, sire, a raison.

— Explique-toi.

— En se montrant si hostile au roi Jean, votre beau-père, et plus tard si hostile au régent, votre beau-frère, l’évêque de Laon jouait un double jeu : il voulait, à l’aide du parti populaire, d’abord détrôner la dynastie régnante…

— Et puis ?

— Et puis… vous donner la couronne. Voilà pourquoi, sire, je ne m’étonne point lorsque vous me dites : « Je veux être roi des Français. »

— Et de ma prétention que penses-tu ?

— Vous avez quelques chances de monter sur le trône.

— Avec ton concours ?

— Peut-être.

— Il serait vrai ! — s’écria le roi de Navarre pouvant à peine dissimuler sa joie. Puis, réfléchissant et jetant sur le prévôt des marchands un regard défiant, il garda un moment le silence et reprit : — Marcel, tu me tends un piége… Je sais comment, et plus d’une fois, tu t’es exprimé sur mon compte.

— Sire, on vous appelle Charles-le-Mauvais, et je vous tiens pour bien nommé ; mais vous êtes actif, subtil, aventureux ; vous commandez à de nombreuses bandes armées ; vos partisans sont puissants, vos richesses considérables ; vous êtes, en un mot, une force qui, le moment venu, peut être utile. Aussi vous ai-je fait délivrer de la prison où vous retenait le roi Jean, votre beau-père.

— De sorte que moi, Charles, roi de Navarre, je ne serais qu’un instrument entre les mains de Marcel le marchand drapier ?

— Sire, vous avez vos vues ; j’ai les miennes. Les voici. Entouré de détestables conseillers, le régent, hypocrite et tenace, se fait un jeu de ses serments. Il a signé, promulgué les ordonnances de réformes ; il m’a embrassé en pleurant, en m’appelant son bon père ; il a juré Dieu et tous ses saints qu’il voulait le bien du peuple, qu’il s’associait loyalement aux grandes mesures décrétées par l’Assemblée nationale. Le régent manque à toutes ses promesses : sa ruse, son inertie calculée, son mauvais vouloir, l’audace croissante de ses courtisans et de la noblesse, souveraine en ses domaines, entravent ou empêchent l’exécution des nouveaux édits. Le régent excite en secret la jalousie de grand nombre de villes communales, contre Paris, qui veut, dit-on, « gouverner seul la Gaule. » La noblesse, dans son inaction raisonnée, se renferme à l’abri de ses châteaux forts et laisse les Anglais étendre leurs ravages jusqu’aux portes de Paris. La fausse monnaie royale continue de ruiner le commerce, d’anéantir le crédit. Enfin, il y a deux jours, des favoris du régent font mutiler et supplicier un bourgeois de Paris sous leurs yeux, affichant ainsi l’insolent mépris de la cour pour les lois rendues par les États-généraux. Le plan de la cour est simple : lasser le pays à force de désastres ; rendre impossible le bien que l’on attendait si justement de l’Assemblée nationale, gouvernement populaire ayant le roi, non plus pour maître, mais pour agent ; enfin l’on espère pouvoir dire un jour au peuple, dont ces odieuses menées auront rendu la misère intolérable : « Peuple, voilà les fruits de ta rébellion. Au lieu de demeurer soumis, comme par le passé, à l’autorité souveraine de tes rois, tu as voulu régner par toi-même, en envoyant tes députés aux États-généraux ; tu portes aujourd’hui la peine de ta sotte audace. Puisse cette rude leçon te prouver une fois de plus que les princes sont nés pour commander en maître, les peuples pour obéir en sujets. Et maintenant, reprends avec une humble repentance ton joug séculaire ! »

— Vrai Dieu ! tu aurais, comme moi, assisté souvent aux secrets entretiens de mon beau-frère et de ses conseillers, que tu ne serais pas mieux instruit de leurs projets !… Et s’ils triomphent, te voilà désespéré ?

— Désespéré pour aujourd’hui, sire ; mais plein d’espoir pour demain. La conquête de la liberté est aussi certaine qu’elle est lente, laborieuse et pénible… Mais je ne désespère pas encore d’aujourd’hui : je veux essayer une dernière tentative sur le régent.

— Et si tu échoues, tu viens à moi ?

— Entre deux maux, sire, il faut bien choisir le moindre.

— Enfin, tu crois trouver en moi ce qui manque au régent ?

— Vous avez sur lui un avantage immense.

— Lequel ?

— Vous voulez devenir roi ; et la naissance du régent l’a fait roi.

— Oublies-tu ma royauté de Navarre ?

— En effet, sire, je l’oubliais… ainsi que vous l’oubliez pour la couronne de France. Je disais donc qu’un roi par droit de naissance regarde toute réforme comme une atteinte à son pouvoir… Vous, au contraire, vous regarderez les réformes comme un moyen d’usurper le pouvoir. Or, si perfide, si méchant que vous soyez, Charles-le-Mauvais, je vous défie de ne pas signaler votre avénement au trône, et cela dans votre seul intérêt, par de grandes mesures utiles au bien public. Ce sera autant d’acquis… plus tard nous aviserons…

— À me renverser ?

— J’y tâcherais, sire, et de toutes mes forces, du moment où vous vous écarteriez de la bonne voie.

— Ainsi, tu détruirais sans remords ton ouvrage ?

— Sans remords ! Et puis, voyez-vous, sire, il est bon que ce ne soient plus, comme au temps de la première et de la seconde race, les maires du palais ou les grands seigneurs féodaux qui détrônent les rois et changent les dynasties !

— Et qui donc accomplirait cette rude besogne ?

— Le peuple, sire !… Il faut que par expérience il apprenne, ce peuple encore enfant et crédule, qu’il peut d’un souffle balayer ses maîtres souverains, issus de la conquête et sacrés par l’Église. Aussi, lorsqu’un jour, dans des siècles peut-être, ce peuple atteindra l’âge de virilité, il comprendra la ruineuse et redoutable superfluité du pouvoir royal ; mais ces temps sont lointains ! De nos jours, le peuple, ignorant et coutumier, voudra, s’il détrône un maître, en couronner un autre, à condition qu’il soit prince. Vous êtes, sire, de ces prédestinés ; vous pouvez même quelque peu prétendre à régner sur la Gaule au nom d’une de vos aïeules dépossédée, je crois, de la couronne au bénéfice de son cousin Philippe de Valois, ancêtre du roi Jean. Donc, je vous l’ai dit, sire : il n’est point impossible que vous régniez un jour… éventualité déplorable ; mais réelle !

— Il te faut du courage pour me parler ainsi !

— Non, sire. Au lieu de vous dire la vérité, je vous flatterais bassement que, roi demain, votre premier soin serait toujours de vous défaire de moi.

— De toi, qui m’aurais si utilement servi ?

— À plus forte raison, car ma présence vous rappellerait sans cesse votre dette… Mais il n’importe ; que je meure aujourd’hui ou demain, que vous soyez roi ou non, que ma dernière tentative sur le régent échoue, que le parti de la cour triomphe, quoi qu’il arrive, si le présent échappe au parti populaire, l’avenir lui appartient. Oui, quoi qu’on fasse, l’ordonnance des réformes de 1356 et l’action souveraine de l’Assemblée nationale en ces temps-ci laisseront des traces impérissables. J’ai semé trop hâtivement, disent les uns… et ils ajoutent : « À semaille hâtive, moisson tardive ; » soit, mais j’ai semé… le grain est en terre, tôt ou tard l’avenir récoltera ! ma tâche est accomplie, je puis mourir. Maintenant, sire, je me résume ; si je ne réussis point dans ma dernière tentative sur le régent, j’ai recours à vous. L’on vous nommera d’abord capitaine général de Paris… ce sera votre premier pas vers le trône… ensuite nous aviserons à conduire la chose à bonne fin, selon notre devise.

— Mes premières paroles, en entrant chez toi, ont été : — Marcel, je veux être roi des Français. J’avais mon projet ; j’y renonce pour me ranger au tien, — dit Charles-le-Mauvais en reprenant sa chape. — Tu es un de ces hommes inflexibles que l’on ne convainc pas plus que l’on ne les corrompt. Je ne chercherai pas à te faire revenir de tes préventions contre moi, ou à acheter ton alliance. Si dangereuse qu’elle puisse être pour moi, je l’accepte telle que tu me l’offres ; je retourne à Saint-Denis attendre l’événement ; dans le cas où ma présence serait nécessaire à Paris, écris-moi et j’arrive. Je te demande un secret absolu sur notre entrevue.

— Ce secret… nos intérêts communs l’exigent.

— Adieu, Marcel.

— Adieu, sire.

Et le roi de Navarre, s’encapant jusqu’aux yeux, quitta le prévôt des marchands. Celui-ci le suivit du regard et se dit après le départ de Charles-le-Mauvais : — Nécessité fatale ! concourir à l’élévation de cet homme ! et pourtant il le faut ! Ce changement de dynastie peut m’aider à sauver la Gaule, si demain le régent trompe ma dernière espérance… Oui, Charles-le-Mauvais, pour usurper et conserver la couronne, entrera forcément dans cette large voie de réformes qui seules peuvent alléger le poids qui écrase le peuple des villes et surtout le peuple des champs ! Ô pauvre plèbe rustique ! si patiente dans ton martyre séculaire ! ô pauvre Jacques Bonhomme ! ainsi que t’appelle la noblesse dans son insolent et féroce orgueil, ton jour d’affranchissement approche ! Uni pour la première fois dans une cause commune avec la bourgeoisie et le peuple des cités, lorsque tu seras debout et en armes, Jacques Bonhomme, comme tes frères des villes, nous verrons si ce Charles-le-Mauvais, si mauvais qu’il soit, osera dévier de la voie où il faudra bien qu’il marche ! — À ce moment une cloche ayant sonné, Marcel tressaillit et ajouta : — J’aurai à peine le temps de me rendre au couvent des Cordeliers pour préparer nos amis à la mesure de demain… elle est terrible ! mais légitime comme la loi du talion… loi suprême et nécessaire en ces temps désastreux, où la violence ne peut être combattue, vaincue que par la violence ! Ah ! que le sang versé retombe sur ceux qui, poussant le peuple à bout, ont provoqué ces luttes impies !

Et ce disant, le prévôt des marchands descendit l’escalier de sa boutique pour aller rejoindre sa femme, sa nièce et Mahiet-l’Avocat, qui, selon le désir de Marcel, soupaient en l’attendant.




Guillaume Caillet, après s’être reposé dans la demeure de Rufin-Brise-Pot, l’avait accompagné au couvent des Cordeliers, où se pressait une foule avide d’entendre le prévôt des marchands. Les Cordeliers, ordre monacal pauvre, jalousant profondément les autres ordres et le haut clergé, si splendidement dotés, s’étaient rangés du parti de la ville contre la cour ; la grande salle de leur couvent servait habituellement de lieu de réunion aux assemblées populaires. Rufin, connaissant le frère portier, obtint pour lui et pour son compagnon la permission d’attendre Marcel dans le réfectoire, qu’il devait traverser avant de se rendre dans la salle où il devait haranguer le peuple. Cette salle immense, aux murailles et aux voûtes de pierre, seulement éclairée par deux lampes brûlant sur une sorte de tribune placée à l’une de ses extrémités, déjà s’encombrait d’une foule impatiente dont les premiers rangs étaient seuls vivement éclairés ; les autres, selon qu’ils s’éloignaient de plus en plus de la lumineuse estrade, restaient dans une demi-obscurité qui, à l’autre bout de la salle, se changeait presque en ténèbres. L’auditoire se composait de bourgeois et d’artisans dont un grand nombre portaient des chaperons mi-partie rouges et bleus, couleurs adoptées par le parti populaire, et des agrafes ayant pour devise ces mots : À bonne fin ! Les deux enterrements qui avaient eu lieu durant le jour, et dont le contraste et la signification étaient si évidents, servaient de texte aux entretiens de la réunion bruyante et animée ; les esprits les moins clairvoyants pressentaient l’imminence d’une crise décisive et d’un conflit inévitable entre le parti de la cour et le parti populaire, représentés, l’un par le régent, l’autre par le prévôt des marchands. Aussi, l’arrivée de ce dernier était-elle attendue avec autant d’impatience que d’anxiété. Au bout de peu d’instants, il entra par une porte pratiquée près de la tribune, et accompagné de plusieurs échevins, parmi lesquels se trouvait Jean Maillart ; puis venaient Mahiet-l’Avocat, Rufin-Brise-Pot et Guillaume Caillet. Ce dernier s’était assez longuement entretenu avec Mahiet et le prévôt des marchands avant leur entrée dans la grand’salle. Des acclamations enthousiastes saluèrent l’arrivée de Marcel et des échevins ; il monta sur l’estrade, au pied de laquelle resta Maillart ; les autres échevins s’assirent non loin de Marcel, qui bientôt s’exprima de la sorte au milieu du profond silence qui se fit peu à peu :

— Mes amis, le moment est grave : pas de découragement ; mais plus d’illusion. Le régent et la cour ont jeté le masque ! Ce matin, à notre protestation solennelle contre l’arrêt inique et sanglant qui, au mépris des lois, a frappé Perrin Macé, la cour a répondu en suivant le convoi de Jean Baillet ; c’est un défi… Acceptons le défi !

— Oui ! oui ! — s’écria la foule ; — le régent et ses courtisans ne nous feront pas reculer !

— Un moment effrayé par l’énergie de l’Assemblée nationale, le régent avait accordé, juré l’accomplissement des réformes ! Les députés des villes de la Gaule réunis à Paris en États-généraux, devaient, avec le loyal concours du régent, régir sagement, paternellement, le pays tout entier, comme les magistrats des communes régissent les cités. Ainsi, plus de tyrannie royale et féodale, plus de prodigalités ruineuses, plus de fausse monnaie, plus de justice vénale, plus d’impôts immodérés, plus de taxes arbitraires, plus d’exactions pillardes au nom du roi et des princes, plus d’odieux priviléges pour l’Église et pour la noblesse ; enfin, plus de ces droits seigneuriaux infâmes, horribles, qui soulèvent le cœur et révoltent la raison. Oui, voilà ce que nous voulions ; mais, décidément, le régent et la cour ne le veulent pas !…

— Sang et tuerie ! il faudra bien qu’ils le veuillent ! — s’écria Maillart d’une voix tonnante en se dressant sur son siége et gesticulant ; — sinon, nous les massacrerons tous, depuis le régent jusqu’au dernier de ses courtisans ! Pas de criminelle faiblesse ! à mort les traîtres ! aux armes !

Grand nombre de voix dans la foule applaudirent à l’exaltation des paroles de Maillart ; et l’homme au chaperon fourré, qui se trouvait à cette réunion ainsi qu’il s’était trouvé le matin au convoi de Perrin Macé, allait disant de groupe en groupe : — Hein ? mes amis, quel intrépide que maître Maillart ! il ne parle que de sang et de massacre ! Maître Marcel, au contraire, semble toujours craindre de se compromettre. Cela ne m’étonne point ; car l’on dit qu’il a secrètement embrassé le parti de la cour.

— Lui… Marcel… trahir le peuple de Paris !… — répondirent plusieurs voix ; — vous radotez, bonhomme !

— Enfin, mes amis, tenez, voyez ; Marcel se tait et ne répond pas à l’appel aux armes si bravement jeté par maître Maillart.

— Hé ! comment voulez-vous que Marcel parle au milieu de ce bruit ? On ne l’aurait pas entendu ! et nous tenons à l’entendre. Mais silence ! il parle ; écoutons !

— Pas de criminelle faiblesse, vous a dit mon vieil ami Maillart, — reprit Marcel. — Il a raison ; mais aussi pas de vengeance aveugle !… Aux armes ! vous a encore dit Maillart dans sa bouillante ardeur. Ah ! il faudra que bientôt peut-être ce cri : Aux armes ! cri suprême de l’opprimé réduit à en appeler à la force, éclate d’un bout à l’autre de la Gaule ; et dans les villes et dans les campagnes ! 


— Eh ! que nous importent les campagnes ? — s’écria Maillart. — Faisons nos affaires nous-mêmes, pour nous-mêmes ; et vite et tôt retroussons nos manches et frappons sans pitié !

— Ami, ton courage t’emporte, — dit Marcel à Maillart avec un accent de reproche cordial. — Est-ce que le bonheur et la liberté doivent être le privilége de quelques-uns ? est-ce que nous autres, bourgeois et artisans des cités, nous sommes le peuple entier ? est-ce qu’il n’y a pas des millions de serfs, de vassaux, de vilains, abandonnés sans merci au pouvoir féodal ? Et de ces malheureux, qui prend souci ? Personne ! Qui représente leurs intérêts aux États-généraux ? Personne !… — Mais se retournant vers Guillaume Caillet, qui, à l’écart et dans l’ombre, écoutait attentivement le prévôt des marchands, il désigna le vieux paysan aux regards de l’auditoire et ajouta : — Je me trompe !… Les serfs, en ce jour, sont ici représentés. Contemplez ce vieillard, et écoutez-moi…

Tous les yeux se tournèrent vers Guillaume, qui, dans sa timidité rustique, baissa la tête ; Marcel continua :

— Écoutez-moi ! et votre cœur, comme le mien, bondira d’indignation ; comme moi, vous crierez : Justice et vengeance ! L’histoire de ce vassal est celle de tous nos frères des campagnes.

Cet homme avait une fille, la seule consolation de ses misères ; le nom de cette enfant, aussi belle que sage, vous dira sa candeur : on l’appelait Aveline-qui-jamais-n’a-menti. Elle fut fiancée à un garçon meunier, vassal comme elle ; lui, à cause de sa douceur, on l’appelait Mazurec-l’Agnelet. Le jour de leur mariage est fixé… Mais de nos jours, oui, de nos jours, à l’heure que je vous parle, la première nuit de noces de l’épousée appartient à son seigneur… Ils appellent cela le droit de prémices…

— C’est une honte ! — s’écria la foule dans son indignation furieuse, — une exécrable honte !

— Et de cette honte exécrable, ne sommes-nous pas complices en laissant nos frères la subir ? — s’écria Marcel d’une voix tonnante qui domina les frémissements courroucés de la foule. Puis il reprit, au milieu d’un profond silence : — Les seigneurs, si la mariée est laide ou s’ils sont las de violenter leurs vassales, se montrent bons princes : l’époux leur donne de l’argent, et il échappe à l’ignominie. Guillaume Caillet, c’est le nom du père de l’épousée, cet homme qui est là, que vous voyez, veut soustraire sa fille à la honte ; le bailli, en l’absence du seigneur, consentait au rachat du droit de prémices. Guillaume vend son unique bien : sa vache nourricière, et en remet le prix à Mazurec, qui, tout heureux, se rend au château pour redimer l’honneur de sa femme. Un chevalier passait d’aventure sur la route ; il dévalise le vassal. Celui-ci, arrivant éploré au manoir, reconnaît son voleur parmi les hôtes de son seigneur, récemment de retour ; le vassal lui demande grâce pour sa femme et justice contre son larron. « — Ah ! ta fiancée, dit-on, est jolie, et tu accuses de larcin un de mes nobles hôtes, — reprend le seigneur. — Je mettrai ta fiancée dans mon lit ; et tu seras puni de mort comme diffamateur d’un chevalier… » — Ce n’est pas tout… attendez ! — s’écria Marcel en comprimant du geste une nouvelle explosion de la foule, de plus en plus indignée. — Le vassal, désespéré, injurie son seigneur ; on jette le vassal en prison, c’est la coutume ; on traîne la fiancée au château… Elle résiste à son seigneur… il peut la garrotter et la violer ; le fait-il ? Non. Cela vous étonne ? Écoutez encore… Il s’agit de donner une éclatante leçon à Jacques Bonhomme ; de violer sa femme, non plus seulement au nom du droit du plus fort, mais de la violer au nom de la loi, au nom de la justice, au nom de ce qu’il y a de plus sacré en ce monde après Dieu ! Le seigneur se donne cette féroce jouissance. Il dépose à la sénéchaussée de Beauvoisis une plainte, entendez-vous bien ? une plainte contre la résistance de sa vassale ! Les juges s’assemblent ; un arrêt est rendu au nom du droit, de la justice et de la loi. Cet arrêt, le voici : « Le seigneur ayant droit aux prémices de l’épousée sa vassale, il usera de son droit sur elle ; l’époux, ayant osé se révolter contre le légitime exercice de ce droit, fera, les mains jointes et à genoux, amende honorable à son seigneur ! De plus, ledit vassal ayant accusé de larcin un noble homme, et celui-ci demandant à prouver son innocence par les armes, nous ordonnons le duel judiciaire. Le chevalier, selon la loi, se battra armé de toutes pièces et à cheval, le serf à pied, armé d’un bâton ; et s’il est vaincu et qu’il survive, il sera noyé comme diffamateur d’un chevalier. »

À ces dernières paroles de Marcel, une explosion de fureur éclata dans l’auditoire ; Guillaume Caillet cacha dans ses mains son pâle et sombre visage. Le prévôt des marchands, dominant le tumulte, continua de la sorte :

— La justice a prononcé ; l’arrêt est exécuté. On traîne la vassale garrottée dans le lit de son seigneur ; il la déshonore, et on la rend ensuite à son époux. Ce malheureux fait amende honorable à genoux devant son suzerain ; puis il va combattre demi-nu le chevalier couvert de fer… L’issue de ce duel, vous la devinez… le vassal, vaincu, est mis dans un sac et jeté à la rivière…

— Et aujourd’hui, ma fille porte en son flanc un enfant de son seigneur ! — s’écria Guillaume Caillet, effrayant de haine et de rage, en faisant quelques pas vers l’auditoire, frémissant encore d’horreur et d’épouvante. — Que faudra-t-il en faire de cet enfant, s’il vient au monde, hein ? bourgeois de Paris ? — ajouta le vieux paysan. — Vous avez aussi des femmes, des filles, des sœurs, vous autres ! répondez, que feriez-vous ? Cet enfant de la honte et du viol, faudra-t-il l’aimer comme l’enfant de ma pauvre fille ? faudra-t-il le haïr comme l’enfant du noble, du bourreau d’Aveline ? et au jour de la naissance du louveteau, lui briser la tête pour qu’il ne devienne pas loup ?

À ces paroles de Guillaume Caillet, personne ne répondit. Un morne silence régna dans la foule, et Marcel s’écria :

— Voilà donc ce qui se passe aux portes de nos cités ! Le peuple des campagnes livré sans pitié à la merci des seigneurs ! les femmes violées ! les hommes mis à mort ! Les vassaux, dans leur désespoir, invoquent-ils la justice des hommes, suprême espérance des opprimés ? La justice, par ses arrêts, consacre le droit de viol, consacre le droit de meurtre ! Que voulez-vous qu’ils fassent alors, ces vassaux ? dites ? Et si, poussés à bout par la misère, par la rage, répondant à leurs seigneurs par de terribles représailles, ils se vengent, eux et leurs pères, d’un martyre de tant de siècles, qui oserait les condamner ?

— Personne ! — cria la foule, — personne ne les blâmerait !

— Ne pas les blâmer, est-ce assez ? Ne sont-ils pas nos frères ? ne sont-ils pas, comme nous, fils de notre mère-patrie ? Ah ! longtemps, trop longtemps, par notre criminelle indifférence, nous avons été complices des bourreaux de tant de victimes ! De notre égoïsme nous portons aujourd’hui la peine méritée ! Oui, nous avons cru, nous autres habitants des villes, suffire à dompter les seigneurs et la royauté, à réformer les exécrables abus qui nous écrasent ; voyez ce qui se passe aujourd’hui, sous nos yeux ! Le régent et ses partisans trahissent leurs serments, ruinent nos espérances ; en vain, pour rappeler à ce prince ses promesses sacrées, je lui ai demandé audience sur audience, au nom des États-généraux… les portes du Louvre m’ont été fermées. L’audace du régent est grande ; mais d’où lui vient-elle, cette audace ? le savez-vous ? De ce que notre pouvoir finit aux portes de nos villes, là où commence l’exécrable tyrannie des seigneurs ! Quoi ! ils tiennent dans la servitude et la terreur les trois quarts du peuple de la Gaule, qu’ils pressurent jusqu’à la moelle, jusqu’au sang ! et nous, bonnes gens, nous avons cru que la noblesse ne se liguerait pas avec la royauté pour empêcher l’exécution des lois nouvelles ! Est-ce que ces lois, abolissant d’odieux priviléges, ne tendaient pas à assurer le salut et l’affranchissement du pays tout entier ? est-ce que l’affranchissement du pays ne mettrait pas terme à la domination de ces fainéants couronnés, mitrés et casqués, qui vivent de nos labeurs quotidiens ou des impôts dont ils nous écrasent, nous, bourgeois, artisans ou laboureurs ? Comprendrez-vous enfin que jamais nous n’obtiendrons de réformes sincères, durables et fécondes, sans une étroite alliance avec les gens des campagnes ? Est-ce que si demain, à un signal donné, les serfs se soulevaient en armes contre leurs seigneurs, les gens des villes contre les officiers royaux, il y aurait au monde une puissance humaine capable de dominer ce soulèvement de tout un peuple ? Le régent et quelques milliers de seigneurs et d’hommes d’armes voudraient-ils résister ?… Ils seraient emportés, anéantis, dans cette tempête populaire ; et, le ciel redevenu serein, le peuple des Gaules, jadis asservi et déshérité par la conquête, rentrant en possession de sa liberté, de son sol, verrait s’ouvrir pour lui un avenir de paix, de grandeur et de prospérité sans fin !… Et cette espérance n’est pas chimérique, cet avenir, il dépend de vous de le réaliser, en vous unissant étroitement avec nos frères les paysans !… Le voulez-vous ?

— Oui ! oui ! — s’écrièrent les échevins présents à cette réunion.

— Oui ! oui ! — répétèrent les mille voix de la foule avec un enthousiasme impossible à rendre ; — unissons-nous à nos frères des campagnes ! Leur cause est la nôtre ; que notre devise soit aussi la leur : À bonne fin pour les gens des villes ! À bonne fin pour les paysans !

— Viens, pauvre martyr ! — s’écria Marcel les yeux baignés de larmes, en pressant contre sa poitrine Guillaume Caillet, non moins ému que le prévôt des marchands, — viens ! J’en prends à témoin le ciel et ces cris échappés de tant de cœurs généreux apitoyés par le récit des tortures de ta famille… viens… elle est conclue, en ce jour solennel, l’indissoluble alliance de tous les enfants de notre mère-patrie ! Unissons-nous contre l’ennemi commun ! Artisans, bourgeois et paysans, ici, jurons-le : Tous pour chacun ; chacun pour tous ! et à bonne fin la bonne cause !

Ô fils de Joel ! moi, Mahiet-l’Avocat, qui écris cette légende, jamais je n’oublierai l’élan sublime, le saint enthousiasme de la foule à la vue du prévôt des marchands, vêtu de la robe magistrale, serrant dans ses bras le serf aux mains calleuses et vêtu de haillons ! Et moi, je me disais : « — La voilà donc à jamais cimentée cette alliance si ardemment désirée par Fergan, notre aïeul ; cette alliance qui peut seule mesurer l’affranchissement de la Gaule ! Va-t-il enfin se lever ce beau jour prédit par Victoria-la-Grande ?… »

Guillaume, profondément surpris et touché de ce qu’il voyait et entendait, se sentit, malgré sa rudesse énergique, prêt à défaillir ; il fut obligé de s’adosser au mur, tandis que Marcel s’écriait :

— Mes amis, que tous ceux qui veulent mener la bonne cause à bonne fin se trouvent demain matin en armes sur la place de l’église Saint-Éloi ; vous ne m’y attendrez pas longtemps, et je vous ferai part de ma résolution.

— Compte sur nous, Marcel ! — cria la foule ; — nous serons tous au rendez-vous ! — Nous te suivrons les yeux fermés ! — Vive Marcel ! — Vivent les paysans ! — À bonne fin ! à bonne fin !

Et la foule sortit en tumulte de la grand’salle du couvent des Cordeliers.

— Voyez-vous, mes compères, à quel point ce Marcel se défie du bon peuple de Paris ! — dit l’homme au chaperon fourré à plusieurs citadins qui, comme lui, quittaient la salle. — L’avez-vous entendu ? J’en crois à peine mes oreilles !…

— Quoi ! qu’a-t-il dit ?

— Comment ! il appelle à son secours les manants ! les rustres des campagnes ! Ne sommes-nous donc pas assez vaillants pour faire nous-mêmes nos affaires sans l’appui de messire Jacques Bonhomme ? Vraiment, maître Marcel n’a jamais montré plus ouvertement tout le mépris qu’il a pour nous ! Ah ! maître Jean Maillart est bien autrement ami du peuple !




Le soleil est depuis longtemps levé. Le régent, qui, récemment et pour cause, est venu habiter la tour du Louvre, a quitté son lit, placé au fond de sa vaste chambre à solives peintes et dorées, aux tentures magnifiques ; de riches fourrures couvrent le plancher. Quelques favoris ont l’insigne honneur d’assister au lever de ce mièvre et sournois jouvenceau qui règne sur la Gaule. L’un de ces courtisans, le seigneur de Norville, jaloux de l’emploi des serviteurs du prince, s’est agenouillé à ses pieds et lui chausse ses souliers, à longues pointes recourbées ; tandis que le régent, assis au bord de sa couche, la tête baissée, soucieux, pensif et faisant, selon son habitude, tourner ses pouces, se laisse machinalement chausser. Hugues, sire de Conflans, maréchal de Normandie, l’ordonnateur de la mutilation et du supplice de Perrin Macé, s’entretient à voix basse dans l’embrasure d’une fenêtre avec Robert, maréchal de Champagne, autre conseiller du prince. Celui-ci, après avoir pendant quelque temps encore regardé ses pouces tourner, lève la tête, et, de sa voix grêle, appelant le maréchal de Normandie, lui dit : — Hugues, à quelle heure ferme-t-on le barrage de la Seine au-dessous de la poterne qui conduit au bord de la rivière ?

— Sire, le barrage est fermé à la tombée du jour. — Et le maréchal ajouta avec un ricanement sardonique : — C’est l’ordre de Marcel !

— De sorte que, la nuit venue, aucun bateau ne peut sortir de Paris ?

— Non, sire ; la nuit venue, personne ne peut sortir de Paris ni par eau ni par terre ; toujours par ordre de Marcel.

— En ce cas, — reprit le régent sans regarder son interlocuteur et après avoir réfléchi pendant quelques instants, — tu te procureras ce matin un bateau ; tu le feras amarrer sur la rive en dehors du barrage, à peu de distance de la poterne où aboutit le petit escalier de la tour. Toi et Robert, — ajouta le régent en désignant du geste le maréchal de Champagne, — vous vous tiendrez prêts à m’accompagner lorsque la nuit sera venue.

Les deux favoris restèrent un moment muets de surprise ; puis le maréchal s’écria : — Quoi ! sire, vous songeriez à quitter Paris de nuit et furtivement ? vous laisseriez ainsi la place à ce misérable Marcel ? Eh ! mordieu ! si cet insolent bourgeois vous gêne, sire, suivez le conseil que je vous ai donné tant de fois ! Faites pendre le Marcel et son échevinage, comme j’ai fait pendre Perrin Macé ! Cette exécution a-t-elle soulevé les Parisiens ? Non, pas un de ces musards n’a osé broncher ; ils se sont couardement contentés de se rendre en masse aux funérailles du pendu ! Je vous le répète, sire, chargez-moi de vous débarrasser de Marcel ainsi que de sa bande ; et tout sera dit.

— Il y a entre autres croquants à pendre haut et court, — ajouta le maréchal de Champagne, — un certain Maillart qui ne tarit point en propos violents et meurtriers contre la cour !

— Maillart ! — dit vivement le régent en attachant sur ses courtisans son regard morne et faux, — qu’on ne touche pas à un cheveu de la tête de Maillart !

— Soit, sire, — répondit le maréchal de Normandie assez surpris des paroles du prince, — épargnez Maillart ; mais, pour Dieu ! que ces autres insolents meneurs des États-généraux soient mis à mort, et Marcel le premier de tous !

— Hugues, — répondit le prince en se levant pour endosser sa robe, que le seigneur de Norville s’empressa d’offrir à son maître après l’avoir chaussé, — que le bateau soit, selon mes ordres, préparé pour ce soir.

— Quoi, sire ! — s’écria le maréchal presque courroucé, — vous n’écoutez pas mes avis ! prenez garde… votre clémence pour ces vils bourgeois vous perdra !

— Ma clémence ! — reprit le jeune prince en jetant sur le maréchal un regard d’une expression tellement sinistre que le courtisan, comprenant la secrète pensée de son maître, répondit : — Si vous êtes décidé à faire prompte justice de cette insolente bourgeoisie, pourquoi tant tarder, sire ? 


— Oh ! oh ! pourquoi ? — dit le jeune prince en hochant la tête ; puis restant de nouveau pensif, il reprit après quelques moments de silence : — Que ce soir le bateau soit prêt !

Les favoris du régent connaissaient trop sa ténacité indomptable et sa profonde dissimulation pour essayer d’obtenir de lui qu’il s’expliquât plus clairement ; cependant le maréchal de Normandie allait de nouveau reprendre la parole lorsqu’un des officiers du palais entra et dit : — Sire, le seigneur de Nointel et le chevalier de Chaumontel demandent à être introduits pour prendre congé de vous, faveur que vous leur avez accordée hier.

Le régent ayant fait un signe de tête affirmatif, Conrad de Nointel et son ami entrèrent dans la chambre royale et s’inclinèrent respectueusement devant le prince. Les fatigues de la guerre n’avaient en rien altéré la santé des deux chevaliers, revenus de la bataille de Poitiers sans la plus légère blessure ; tous deux avaient des premiers lâchement tourné bride à la tête de la noblesse ; et le fiancé de la belle Gloriande de Chivry ne ramenait point les dix prisonniers anglais que la noble demoiselle voulait voir conduits enchaînés à ses pieds, comme gage de la vaillance de son futur époux.

— Ainsi donc, Conrad de Nointel, tu quittes déjà notre cour pour retourner dans ta seigneurie ? — dit le régent. — Nous espérons te revoir en de meilleurs temps ; nous aimons toujours à compter un Neroweg parmi nos fidèles, car ta famille est, dit-on, aussi ancienne que celle des premiers rois franks qui ont conquis cette terre des Gaules… N’as-tu pas un frère aîné ?

— Oui, sire ; la branche aînée de ma famille habite, en Auvergne, ses domaines qu’elle doit à l’épée de mes aïeux, compagnons de guerre de Clovis. Mon père avait quitté son château de Ploërmel, situé près de Nantes, pour venir habiter Nointel, qui lui était échu en héritage de ma mère. Il préférait le voisinage de Paris et de la cour au voisinage de la sauvage Bretagne ! Je suis de l’avis de mon père, et jamais je ne mettrai les pieds dans les lointains domaines qui sont régis par mes baillis.

— J’espère que tu tiendras ta promesse, car l’illustre antiquité de ta race me rend plus jaloux encore de te conserver à ma cour.

— Sire, j’y reviendrai pour un double motif, car voir la cour est le plus grand désir de la damoiselle de Chivry, ma fiancée ; c’est pour aller l’épouser que j’ai hâte de quitter Paris ; puis aussi pour recueillir l’argent nécessaire à notre rançon.

— Quoi ! vous avez été tous deux prisonniers des Anglais ?

— Oui, sire, — reprit le chevalier de Chaumontel ; — mais comme je ne possède que mon casque et mon épée, Conrad, en loyal frère d’armes, se charge de payer pour moi…

— Les Anglais vous ont donc laissés libres sur parole ?

— Oui, sire, — répondit Conrad de Nointel, — j’ai été pris par les hommes du duc de Norfolk ; il a mis notre rançon au prix de six mille florins. « Soit, duc, — lui ai-je dit ; — mais, si tu me gardes ici, jamais mon bailli ne pourra obtenir de mes vassaux une somme si considérable ; pour l’arracher à ces vilains, il faut la main vigoureuse de leur seigneur. Laisse-moi donc retourner dans mes domaines, et je te jure ma foi de catholique et de chevalier que je te rapporterai les six mille florins de ma rançon. »

— Et l’Anglais a accepté ?

— Sans hésitation, sire, et apprenant que ma seigneurie était située dans le Beauvoisis, il m’a dit : — « J’ai un certain bâtard, nommé le capitaine Griffith, qui bat depuis longtemps les environs du Beauvoisis avec sa bande. »

— Il est vrai, — dit l’un des courtisans ; — mais heureusement les châteaux fortifiés des seigneurs sont à l’abri des ravages de ce chef d’aventuriers ; car il met, depuis deux mois, le pays plat à feu et à sang ! On dit que c’est lamentable !

— Eh bien ! — reprit le régent avec un sourire cruel, — que les bourgeois, qui prétendent gouverner à notre place, fassent cesser ces désastres ! — Puis s’adressant au seigneur de Nointel : — Continue et apprends-nous ce que ce capitaine aventurier a de commun avec ta rançon !

— Sire, c’est à ce Griffith que je dois remettre le prix de mon rachat, ainsi qu’une lettre que m’a donnée pour lui le duc de Norfolk, et…

Le maréchal de Normandie, prêtant l’oreille du côté de la fenêtre, interrompit Conrad de Nointel en disant : — Quel est ce bruit ?… il me semble entendre des rumeurs lointaines.

— Des rumeurs ! — s’écria le seigneur de Norville en regardant le régent d’un air respectueusement courroucé, — quels audacieux se permettraient de pousser des rumeurs aux abords du palais du roi, notre souverain maître !

— Ce ne sont plus des rumeurs, mais des cris menaçants, — ajouta vivement le maréchal de Champagne en courant à la porte qu’il ouvrit, et aussitôt une bouffée de clameurs furieuses pénétra dans la chambre royale ; presque en même temps un des officiers du palais, accourant du fond d’une longue galerie, pâle et épouvanté, s’écria en se précipitant dans l’appartement : — Sire, fuyez ! le peuple de Paris envahit le Louvre ! vos gardes sont désarmés ! fuyez, sire ! il en est temps encore ! fuyez !

— À moi, mes amis !… — s’écria le régent, blême de terreur, en se réfugiant sur son lit et tâchant de se cacher dans les rideaux, — défendez-moi… ces scélérats en veulent à ma vie.

Au premier signal du danger, les maréchaux de Normandie et de Champagne, ainsi que quelques autres courtisans, avaient résolûment mis l’épée à la main ; Conrad de Nointel et son ami le chevalier de Chaumontel, d’une vaillance toujours tempérée par une extrême prudence, cherchèrent des yeux une issue protectrice, tandis que le seigneur de Norville, sautant sur le lit, tâchait de se cacher sous le même rideau que le régent, en s’écriant : — Je n’abandonne pas mon maître. — Soudain une seconde porte, faisant face à celle de la galerie, s’ouvrit, et un grand nombre d’officiers du palais, de prélats et de seigneurs, entrèrent précipitamment ; ils avaient jusqu’alors attendu dans une salle voisine le lever du régent, et ils accouraient éperdus en criant : — Le Louvre est envahi par le peuple !… Marcel est à la tête d’une bande de meurtriers ! Sauvez le régent !

Presque au même instant les courtisans virent apparaître au fond de la galerie aboutissant à la chambre royale, Marcel accompagné d’une foule compacte armée de piques, de haches et de coutelas. Ces hommes, bourgeois ou artisans de Paris, ne poussaient plus aucun cri ; l’on n’entendait que le piétinement de leurs pas sur les dalles de la galerie. Le silence de cette foule armée semblait plus redoutable que les clameurs qu’elle poussait naguères. À sa tête s’avançait le prévôt des marchands, calme, grave et résolu ; un peu derrière lui marchaient Guillaume Caillet armé d’une pique, Rufin-Brise-Pot tenant une masse d’armes, et Mahiet-l’Avocat l’épée à la main. Pendant le peu d’instants que Marcel mit à traverser la galerie, ces courtisans éperdus tinrent à mots rompus une sorte de conseil ; mais aucun de ces avis confus et précipités ne prévalut ; le régent resta caché dans les rideaux de son lit, ainsi que le seigneur de Norville ; la majorité des courtisans, pâles et tremblants, mais que le respect humain empêchait de fuir, se pressèrent dans la partie la plus reculée de la chambre, tandis que Conrad de Nointel et son ami, moins scrupuleux, ayant trouvé moyen de se rapprocher de la seconde porte qui donnait sur un autre appartement, s’esquivèrent prudemment.

Marcel, en se présentant au seuil de la chambre royale, ne trouva prêts à en défendre l’accès que les deux maréchaux l’épée à la main. Mais, en ce moment suprême, soit que l’aspect du prévôt des marchands leur en imposât, soit qu’ils reconnussent l’inutilité d’une lutte mortelle pour eux, ils abaissèrent leurs épées.

— Où est le régent ? — demanda Marcel d’une voix haute et ferme, — je désire lui parler ; il n’a rien à craindre de nous. 


L’accent du prévôt des marchands était si sincère, la loyauté de sa parole si généralement reconnue, même par ses ennemis, que, cédant à la fois à un sentiment de dignité royale et à la confiance que lui inspirait la promesse de Marcel, le jeune prince sortit de derrière ses rideaux, enhardi d’ailleurs par la présence des gens de cour et par l’attitude en apparence impassible des gens armés qui venaient d’envahir le Louvre :

— Me voici, — dit le régent en faisant quelques pas à la rencontre de Marcel, et pouvant à peine, malgré sa profonde dissimulation, cacher la colère qui succédait chez lui à l’épouvante ; — que me veut-on ?

Marcel se retourna vers les hommes armés dont il était suivi, leur demanda du geste et du regard de rester silencieux et de ne pas dépasser la porte de la chambre royale où il entra seul ; le régent, après s’être consulté pendant quelques instants à voix basse avec ses courtisans, reprit d’une voix de plus en plus rassurée en s’adressant au prévôt des marchands : — Ton audace est grande !… entrer en armes dans mon palais !…

— Sire ! depuis longtemps je vous ai en vain demandé par lettres une audience ; j’ai dû forcer vos portes pour vous faire entendre, au nom du pays, un langage d’une sincérité sévère…

— Finissons, — dit le régent avec impatience. — Que veux-tu ?

— Sire ! d’abord l’accomplissement loyal des ordonnances de réformes que vous avez signées et promulguées. Ces réformes peuvent seules sauver le pays…

— On t’appelle le roi de Paris, — répondit le régent avec un sourire amer et sardonique. — Eh bien ! règne… sauve le pays !… N’es-tu pas tout-puissant ?

— Sire ! la voix de l’Assemblée nationale a été écoutée à Paris et dans quelques grandes villes ; mais vos partisans et vos officiers, souverains dans leurs seigneuries, ou dans les pays qu’ils gouvernent en votre nom, se liguent pour empêcher l’exécution des lois dont dépend le salut de la Gaule. Il faut qu’un pareil état de choses cesse, promptement, sire… très-promptement !

Le régent se retourna vers un groupe de prélats et de seigneurs, à la tête desquels se trouvait le maréchal de Normandie, se consulta de nouveau pendant quelques instants avec eux à voix basse ; puis il répondit au prévôt des marchands d’un ton hautain : — Sont-ce là toutes tes doléances ?

— Ce ne sont point, sire, des doléances ; ce sont d’impérieux avertissements.

— Que demandes-tu encore ?

— Un acte de justice et de réparation, sire : Perrin Macé, bourgeois de Paris, a été mutilé, puis mis à mort, au mépris du droit et des lois, par l’ordre de l’un de vos courtisans… Il faut, sire, que celui-là qui a fait supplicier un innocent soit condamné au supplice qu’a subi sa victime !

— Par la croix du Sauveur ! — s’écria le régent, — tu oses venir me demander ici la condamnation du maréchal de Normandie, le meilleur de mes amis !

— Le pire de vos ennemis, sire ! Cet homme vous perd par ses détestables conseils.

— Quoi ! impudent coquin ! — s’écria le maréchal de Normandie furieux, en menaçant Marcel de son épée, — tu as l’audace de…

— Pas un mot de plus, — reprit le régent en interrompant son favori et abaissant d’un geste l’épée dont il menaçait Marcel, — c’est à moi de répondre ici ; et je répondrai à maître Marcel de sortir de céans et sur l’heure.

— Sire, — répondit le prévôt des marchands avec une sorte de commisération protectrice, — vous êtes jeune, et j’ai les cheveux gris… votre âge est impétueux, le mien est calme… donc, je vous en conjure au nom du pays, au nom de votre couronne, accomplissez loyalement vos promesses ; et, si pénible qu’elle vous semble, accordez la réparation que je vous demande au nom de la justice. Prouvez ainsi que, lorsque la loi est audacieusement violée, vous punissez le coupable, quel que soit son rang… Sire, croyez-moi, il est temps pour vous, plus que temps, d’écouter enfin la voix de l’équité !…

— Et moi, je te dis, maître Marcel, — s’écria le prince, furieux, — qu’il est temps, plus que temps, de mettre terme à tes insolentes requêtes ! Sors d’ici à l’instant !…

— Oui, hors d’ici ce manant rebelle à son roi ! — s’écrièrent les courtisans, rassurés et trompés, comme le régent, par l’attitude des gens armés dont Marcel était accompagné, et qui demeuraient immobiles et muets ; aussi, s’adressant à eux, le maréchal de Normandie s’écria :

— Et vous, bonnes gens de Paris, qui maintenant regrettez, je le vois, la criminelle démarche où cet endiablé rebelle vous a entraînés malgré vous, joignez vous à nous, les vrais amis de votre roi, pour punir la trahison de ce misérable Marcel…

Le prévôt des marchands étouffa un soupir de regret, se recula de deux pas pour se mettre hors d’atteinte de l’épée dont le maréchal le menaçait, se retourna vers ses hommes et leur dit : — Faites ce pourquoi vous êtes venus (K).

À ces mots, les hommes armés, jusqu’alors fidèles aux recommandations de Marcel, se dédommagèrent de leur silence et de leur contrainte prolongée par une explosion de cris indignés, menaçants, qui frappèrent de stupeur et d’épouvante le régent et ses courtisans. Rufin-Brise-Pot s’élança sur le maréchal de Normandie et le saisit au collet en lui disant : — Tu as fait mutiler et pendre Perrin Macé ; tu seras à ton tour pendu !… Viens, ta potence est préparée…

— Tiens, truand ! — répondit le maréchal en portant à l’écolier un coup d’épée qui lui traversa le bras gauche ; — la corde qui doit me pendre n’est pas encore tressée.

— Non ; mais le fer qui t’assommera est forgé, mon noble homme ! — répondit l’écolier en assénant sur la tête du maréchal un furieux coup de masse d’armes. — On m’appelait Rufin-Brise-Pot ; par Jupiter ! on m’appellera Rufin-Brise-Tête !…

L’écolier disait vrai : le crâne du maréchal éclata ; et il expira en tombant aux pieds du régent, dont il ensanglanta la robe. Durant le tumulte qui suivit ces justes représailles, le maréchal de Champagne s’élança sur Marcel, le poignard à la main ; mais Guillaume Caillet, qui jusqu’alors avait cherché d’un œil ardent le sire de Nointel parmi la foule brillante, se jeta au devant du prévôt des marchands, prévint Mahiet, qui s’élançait dans la même intention, et le vieux paysan plongea sa pique dans le ventre du maréchal en s’écriant avec une joie farouche : — Et d’un !… c’est mon premier !… — Le corps du courtisan roula sur le plancher. Pendant la rapide exécution de ces représailles, les seigneurs et les prélats qui étaient successivement accourus dans la chambre royale s’enfuirent éperdus par la porte qui leur avait donné accès ; et lorsque le régent, qui, défaillant de terreur, venait de s’affaisser sur son lit en cachant sa figure entre ses mains, rouvrit les yeux, il se vit seul avec Marcel, non loin des cadavres de ses deux conseillers. Les hommes armés s’étaient lentement retirés dans la galerie, ainsi que Guillaume ; et Mahiet s’occupait, près d’une fenêtre, de bander, à l’aide de son mouchoir, la blessure de l’écolier ; enfin, dépassant l’une des draperies du lit, derrière lesquelles il s’était jusqu’alors tapi immobile et coi, l’on voyait les pieds du seigneur de Norville, qui n’avait pas même eu la force de fuir.

— Grâce ! maître Marcel ! — s’écria le régent, livide d’épouvante, en se jetant aux genoux du prévôt des marchands et levant vers lui ses mains suppliantes et ses yeux noyés de larmes ; — ne me tuez pas, ayez pitié de moi, mon bon père !

— Vous tuer ! — dit Marcel péniblement ému de ce soupçon et se courbant pour relever le régent, — vous tuer ! Ah ! que mon nom soit maudit si la pensée d’un pareil crime m’est jamais venue ! Ne craignez rien, sire, et relevez-vous ! 


— Non, bon père ! c’est à genoux que je vous demande pardon d’avoir si longtemps méconnu vos sages avis et écouté de mauvais conseillers. — Puis, éclatant en sanglots, le jeune prince ajouta en se tordant les mains de désespoir : — Hélas ! mon Dieu ! seul et si jeune, loin de mon pauvre père, prisonnier… est-ce ma faute si j’ai placé ma confiance dans les hommes dont j’étais entouré ? — Jetant alors les yeux sur les cadavres des deux maréchaux, il reprit avec un accent de douleur déchirante : — Ah ! les voilà ceux qui m’ont perdu ! Ils m’aimaient, ils m’avaient vu naître ; mais, comme moi, ils étaient aveuglés par l’erreur !… Ah ! bon père ! ne me reprochez pas de pleurer sur le sort de ces malheureux ; ce sont les derniers adieux que je leur adresse ! — Et le régent, toujours agenouillé, s’affaissa sur lui-même, cacha sa figure dans ses mains et continua de sangloter.

Marcel, depuis longtemps, connaissait par expérience la profonde duplicité du régent, duplicité presque incroyable dans un âge si tendre ; cependant, la sincérité de l’accent de ce jeune homme, ses prières touchantes, ses pleurs, les regrets qu’il ne craignait pas de témoigner au sujet de la mort de ses deux conseillers, tout fit penser au prévôt des marchands que le prince, effrayé des terribles représailles accomplies sous ses yeux, se reprochait amèrement ses erreurs, et qu’enfin, convaincu que son intérêt surtout lui commandait de rompre avec un passé funeste, il voulait fermement marcher dans la bonne voie. Aussi Marcel, se félicitant de cet heureux changement, dit tout bas à Mahiet : — Fais retirer nos gens de la galerie ; qu’ils sortent du palais et aillent s’assembler avec le peuple sous la grande fenêtre du Louvre ; toi et Rufin, restez près de moi. Je vais emmener le régent hors de cette chambre : la vue de ces deux cadavres lui est trop pénible.

Mahiet et l’écolier exécutèrent les ordres du prévôt des marchands. Le régent, affaissé sur lui-même, continuait de sangloter ; le seigneur de Norville sortit de sa cachette sans être remarqué du prince et, s’approchant sur la pointe du pied, lui dit : — Sire, le plus fidèle de vos serviteurs est glorieux d’avoir bravé mille morts plutôt que de vous laisser seul avec ces rebelles scélérats ; souffrez, noble et cher maître, que je vous aide à vous relever.

Le régent obéit machinalement, et, s’apercevant que Marcel, occupé de donner ses instructions à Mahiet et à Rufin, ne pouvait ni le voir ni l’entendre, il dit tout bas à Norville : — Ne me quitte pas, épie le moment où je pourrai te parler sans être vu de personne. — Remarquant alors que Marcel se rapprochait de lui, tandis que l’avocat et l’écolier sortaient de la chambre, le régent, poussant un sanglot lamentable, se tourna vers les cadavres des deux maréchaux et murmura d’une voix étouffée : — Adieu, ô vous qui m’aimiez et de qui j’ai partagé les funestes erreurs… Adieu ! une dernière fois, adieu…

— Venez, sire, venez ! — dit Marcel avec douceur en emmenant le régent dans la galerie ; — venez, appuyez-vous sur moi !

Le seigneur de Norville suivit le prince, qu’il couvait de l’œil, et dit à demi-voix au prévôt des marchands : — Ah ! maître Marcel, soyez le protecteur, le tuteur de mon pauvre jeune maître… il a toujours eu un grand fonds de tendresse pour vous !

— Maintenant, sire, deux mots, — dit Marcel au régent lorsqu’ils eurent fait quelques pas. — Je crois à vos promesses… je crois à la salutaire influence du terrible exemple dont vous avez été témoin !… Ah ! ce sont là de douloureuses extrémités ; mais la violence engendre fatalement la violence !… Il dépend de vous, sire, que de pareilles représailles ne se renouvellent plus… Donnez le premier l’exemple de votre respect pour la loi ; faites qu’elle règne, et non la force. Tous alors en appelleront à la loi au lieu d’en appeler à la force, dernier recours des hommes lorsqu’en vain ils ont invoqué la justice ! Sire, je vous le déclare, le moment est décisif ; si vous trompiez encore nos espérances… nos dernières espérances ; s’il nous était malheureusement démontré par une suprême épreuve que vous êtes incapable ou indigne de régner, sous le contrôle vigilant et sévère des États-généraux, élus par la nation, je vous le dis sincèrement, sire, le peuple, à bout de déceptions, de souffrances, de désastres, de misères, respecterait votre vie, mais se choisirait un roi plus soucieux du bien public…

— Hélas ! bon père ! à quoi bon ces menaces ? Je suis un pauvre jeune homme à votre merci !

— Sire, je ne vous menace pas ; loin de moi une pareille lâcheté ! Je vous montre les choses sous leur véritable aspect : il dépend de vous de puissamment concourir au salut du pays ; vous pouvez faire bénir votre nom ; le voulez-vous ?

— Si je le veux !… Grand Dieu ! oh ! parlez, parlez, bon père… je vous obéirai comme le fils le plus respectueux ; je vous le jure sur le salut de mon âme : désormais vous serez mon seul conseiller… Parlez ; qu’ordonnez-vous ?

— Le peuple est assemblé devant le Louvre… il sait déjà la mort du maréchal de Normandie. Paraissez à la fenêtre… dites à la foule quelques bonnes paroles ; annoncez hautement vos sages résolutions ; déclarez que la cause du peuple est désormais la vôtre ; et, tenez, sire, — ajouta Marcel en ôtant son chaperon et le présentant au régent : — En gage d’alliance, de bon vouloir et de concorde, portez mon chaperon aux couleurs du parti populaire ; les habitants de Paris vous sauront gré de cette première preuve de bon accord (L).

— Donnez, donnez, — reprit vivement le jeune prince en se coiffant avec empressement du chaperon de Marcel, chaperon mi-partie rouge et bleu. — Seul, un ami comme vous, bon père, pouvait ainsi me conseiller… Ouvrez cette fenêtre, je veux parler à mon bien-aimé peuple de Paris, — ajouta le régent, s’adressant au seigneur de Norville, qui, se tenant à l’écart durant l’entretien de Marcel et du prince, s’était peu à peu rapproché de lui.

— Mahiet, — reprit à demi-voix Rufin-Brise-Pot à l’avocat pendant que le régent, se dirigeant lentement vers la fenêtre que le sire de Norville s’empressait d’ouvrir, semblait se consulter avec Marcel, — que penses-tu des bonnes résolutions de ce jeune homme ?

— Ainsi que maître Marcel, je les crois sincères ; non que je me fie au cœur de ce garçon de race royale, mais il est de son intérêt de suivre de sages avis… et il les suit…

— Hum ! hum !

— Supposes-tu le régent assez dissimulé ou assez fou pour tromper maître Marcel ?

— Aussi vrai qu’Homerus est le roi des rapsodes ! jamais Margot-la-Savourée n’a été si près de me jouer un tour sournois et scélérat que lorsqu’elle m’appelle son rat musqué, son beau roi, son canard doré, et autres dénominations non moins flatteuses que fallacieuses.

— Mais Rufin, quel rapport…

— Écoute-moi jusqu’à la fin… Donc j’ai justement rendez-vous ce soir près du Louvre, au bord de la rivière, avec Margot-la-Savourée, parce que, m’a-t-elle dit, Jeannette-la-Bocacharde ne veut pas me voir dans sa maison. Eh bien, j’en jure par Ovidius, le poète chéri de Cupido, cette Margot s’est montrée si câline, si chatte en me demandant d’aller humer, en l’attendant, les brouillards de la Seine, que je suis presque certain qu’elle me manquera de parole ce soir.

— Rufin, parlons sérieusement.

— Sérieusement, Mahiet, je crains qu’il en soit des promesses du régent comme des promesses de Margot ! Tiens… j’aurais préféré recevoir un coup d’épée de plus, quoique celui que j’ai emboursé me cuise diablement, et avoir assommé ce mièvre jouvenceau comme j’ai assommé son maréchal de Normandie.

— Allons, ce sont là de mauvaises exagérations dignes de Jean Maillart… Mais, à propos, où est-il donc ? est-ce qu’il ne nous a pas accompagnés au palais ?

— Non, non ; après avoir, à l’insu de Marcel et de toi qui marchiez en tête de nos amis, poussé quelques misérables brutes à massacrer maître Dubreuil qui passait sur sa mule, le Maillart a disparu ! — Ciel et terre ! ce meurtre est déplorable ! L’on connaissait, il est vrai, ce Dubreuil comme l’un des plus méchants coquins du parlement et l’un des plus exécrables conseillers du régent, mais c’était assez des représailles contre le maréchal de Normandie. Ah ! Marcel sera navré de ce meurtre, dont l’odieux peut rejaillir sur notre cause.

— Eh ! c’est justement ce qu’aura voulu le Maillart ; moi, je le tiens pour un traître.

— Écoutons, écoutons… — reprit Mahiet en interrompant son compagnon et lui montrant le régent qui, s’étant avancé sur le balcon, s’adressait au peuple rassemblé dans la rue.

— Bien-aimés habitants de ma bonne cité de Paris, — disait le jeune prince d’une voix émue et pleine de larmes, — je me présente à vous fermement résolu de réparer mes torts. Je le jure par ces couleurs qui sont les vôtres et qui seront désormais les miennes, — ajouta-t-il en portant la main au chaperon rouge et bleu dont il s’était coiffé. — Le maréchal de Normandie, l’un de mes conseillers, avait, je le reconnais, fait injustement supplicier Perrin Macé, honnête bourgeois de Paris. Le maréchal vient d’être mis à mort ; puisse cette réparation vous satisfaire, chers et bons Parisiens ! Je vous en supplie, oublions nos discordes ; unissons-nous dans un commun accord pour le bien du pays… Aimons-nous, aidons-nous ! J’avoue mes erreurs ! ne me les pardonnerez-vous pas ? Hélas ! je suis si jeune ! de mauvais conseillers m’avaient égaré ; mais je n’en aurai qu’un seul : ce conseiller… le voilà. — Et le régent, se tournant vers Marcel, ajouta : — Bons habitants de Paris, recevez cet embrassement que je vous donne du fond du cœur dans la personne du grand citoyen que nous chérissons, que nous vénérons tous. — En prononçant ces derniers mots, le jeune prince se jeta en pleurant dans les bras du prévôt des marchands et le serra contre sa poitrine avec effusion. 


À ce spectacle touchant, les clameurs enthousiastes de la foule mobile et crédule retentirent de toutes parts, et les cris prolongés de : — Vive Marcel ! vive le régent ! à bonne fin ! — saluèrent ce rapprochement comme un heureux augure pour l’avenir.

Marcel, profondément ému, dit au régent en rentrant avec lui dans la galerie : — Sire, vous l’entendez ; le peuple, plein d’espoir et de confiance, acclame de ses cris joyeux une ère de paix, de justice, de grandeur et de prospérité. Ne trompez pas tant d’heureuses espérances ; le bien vous est si facile ! il est si beau de léguer à la postérité un nom glorieux et béni de tous !

— Mon bon père ! — répondit le régent d’une voix palpitante, — mes yeux s’ouvrent à la lumière ; mon cœur s’épanouit… je renais pour une vie nouvelle… Venez, vous ne me quitterez pas de la journée, de la nuit s’il le faut. À l’œuvre, à l’œuvre… prenons de concert des mesures promptes, énergiques… Ah ! vos vœux seront exaucés ; je léguerai à la postérité un nom béni de tous… venez, mon bon père ! — Et le jeune prince, passant avec une familiarité filiale son bras au cou de Marcel, fit quelques pas avec lui dans la galerie en se dirigeant vers son cabinet de travail ; mais, s’arrêtant soudain, il ajouta de l’air le plus naturel en paraissant réfléchir : — Ah ! j’oubliais ! — Et, quittant le prévôt des marchands, il fit quelques pas au devant du seigneur de Norville, l’appela. Celui-ci accourut, et le prince lui dit à voix basse : — Ce soir, à la tombée de la nuit, qu’un bateau, monté de deux hommes sûrs, m’attende en dehors du barrage de la rivière en face de la poterne du Louvre… Rassemble dans un coffre mon or, mes pierreries, et tiens-toi prêt à m’accompagner cette nuit.

— Sire, comptez sur moi !

— Eh bien ! Mahiet, — disait Marcel à l’avocat pendant le secret entretien du régent et de son courtisan, — tu le vois… mon espoir n’était pas trompeur. La leçon a été terrible, mais salutaire… Retourne chez moi et dis à Marguerite que je ne rentrerai qu’à une heure assez avancée de la soirée ; je veux mettre à profit sur-le-champ les bonnes résolutions de ce jeune homme. Lui et moi nous travaillerons peut-être une partie de la nuit.

— Pardonnez-moi, bon père, — dit le régent au prévôt des marchands en revenant près de lui ; — nous veillerons fort tard sans doute, et je voulais faire prévenir la reine que je ne la verrai pas de la journée. — Puis, replaçant son bras autour du cou de Marcel, il lui dit en l’emmenant vers son cabinet : — Et maintenant à l’œuvre ! mon bon père, à l’œuvre ! et promptement…

Tous deux, suivis du seigneur de Norville, quittèrent la galerie d’où Mahiet et Rufin sortirent aussi en devisant.

— Après ce que tu viens d’entendre, — disait l’avocat à l’écolier, — peux-tu conserver encore quelques doutes sur la sincérité du régent ?

— Te rappelles-tu, Mahiet, qu’à l’Université nous avions coutume de viser quelque but avec une pierre en nous disant : — « Si ma pierre frappe au but, mon premier désir sera exaucé ! »

— Rufin, — reprit tristement l’avocat d’armes, — depuis qu’en arrivant à Paris j’ai appris la mort de mon père, j’ai perdu ma gaieté. Je te le demande encore, parlons sérieusement.

— Je ne voudrais pas, mon brave Mahiet, blesser ta douleur que je respecte, et pourtant, si étranges que te paraissent mes paroles, et par Jupiter elles sont sincères ! je ne peux te répondre que ceci : Avant-hier, Margot-la-Savourée m’a donné, avec grand renfort de câlines chatteries, rendez-vous ce soir au bord de la rivière, près de la tour du Louvre. Si Margot est fidèle à sa promesse, je croirai le régent fidèle à ses bonnes résolutions.

— Au diable le fou ! — dit Mahiet en haussant les épaules avec impatience, et il sortit de la galerie en précédant Rufin qui se disait d’un air cogitatif : — Décidément, Rufin-Brise-Tête, mon ami, tu deviens fataliste comme un mahométan de Turquie ! Cela est honteux, mais cela est.




Marcel n’avait pas encore reparu chez lui, quoique la soirée fût assez avancée ; Marguerite, Denise et Guillaume Caillet étaient rassemblés dans l’une des chambres hautes de la maison ; les deux femmes écoutaient avec un intérêt croissant et douloureux le récit de Mahiet qui venait de leur raconter l’histoire d’Aveline-qui-jamais-n’a-menti et de Mazurec-l’Agnelet.

— Délivré des prisons du château de Beaumont, grâce à la bizarre générosité de ce bandit de capitaine Griffith, — disait l’avocat, — je me rendis en hâte à Paris, et à mon arrivée, — ajouta le jeune homme sans pouvoir retenir ses larmes, — j’appris la mort de mon pauvre père.

— Ah ! du moins il vous a aimé jusqu’à la fin, — dit Denise partageant l’émotion de Mahiet ; — presque chaque jour votre père venait ici, et nous ne parlions que de vous !

— Oui, que cette pensée vous console, Mahiet, — reprit Marguerite, — votre père vous regardait comme le meilleur des fils !

— Ah ! je le sais, dame Marguerite, et, vous l’avez dit, cette pensée sera du moins une des consolations de mes chagrins ; avant sa mort il m’a donné une preuve d’attachement qui me prouve la confiance qu’il avait dans mon respect et ma tendresse ; sans cela il ne m’eût pas fait un aveu toujours pénible pour un père.

— Quel aveu ? — demanda Marguerite.

— Je vous ai fait connaître le profond intérêt que m’inspirait Mazurec, l’époux de la fille de Guillaume, — répondit Mahiet avec émotion ; — eh bien ! d’après les dernières révélations de mon père, je ne peux plus en douter ; Mazurec est mon frère !

— Vous en êtes certain ? — s’écrièrent à la fois Marguerite et Denise. — Cet infortuné serait votre frère ?

— Est-ce possible ? — dit à son tour Guillaume Caillet non moins surpris, — et comment le savez-vous ?

— Lorsque je perdis ma mère, — reprit Mahiet, — j’étais enfant et mon père fort jeune. Un jour, quatre ou cinq ans après son veuvage, rentrant dans Paris par les faubourgs à la tombée du jour, il trouva, sur le bord d’un chemin, évanouie et blessée, une jeune paysanne. Ému de pitié, il la releva et la porta dans une auberge voisine ; la jeune fille, revenue à elle, lui apprit qu’elle était vassale de l’évêché de Paris, et qu’ayant perdu sa mère au berceau, elle fuyait les mauvais traitements d’une marâtre impitoyable qui, le même jour, en la battant avait failli la tuer. Cette jeune fille s’appelait Gervaise. Mon père, touché de sa jeunesse, de son malheur et de sa beauté, la plaça comme apprentie chez une lavandière, voisine de notre maison ; il visita souvent sa protégée ; tous deux s’aimèrent, et un jour Gervaise apprit à mon père qu’elle portait dans son sein le fruit de leur commun égarement. Mon père comprit en honnête homme son devoir ; mais, forcé de quitter momentanément Paris pour un voyage, il promit par serment à Gervaise de l’épouser à son retour. Plusieurs semaines, un mois, deux mois, se passèrent… mon père ne revint pas…

— Il était pourtant incapable de manquer à une promesse sacrée, — reprit dame Marguerite. — Pendant longues années nous avons connu votre père, nous savons la droiture, la bonté de son cœur.

— Il n’a jamais démérité le jugement que vous portez de lui, dame Marguerite. Mais, presque arrivé au terme de son voyage, il fut dévalisé, blessé, laissé pour mort par une bande de routiers qui dès lors infestaient la Gaule.

— Et il ne put, sans doute, donner de ses nouvelles à Gervaise ?

— Non, dame Marguerite, car il languit longtemps dans un état désespéré. Aussi, la malheureuse jeune fille, effrayée du silence de mon père, se crut abandonnée. Les suites de sa faute commençaient à trahir sa faiblesse. Alors en proie à la honte et au désespoir, elle quitta Paris.

— L’infortunée !

— Mon père, à peine convalescent, se hâta d’écrire à Gervaise pour lui annoncer son prochain retour ; mais, lorsqu’il arriva, elle avait disparu. Malgré toutes ses recherches, jamais il ne put parvenir à la retrouver ; sa disparition fut pour lui le chagrin et le remords de sa vie. Tel est l’aveu qu’il m’a fait dans une lettre écrite peu de temps avant sa mort, me conjurant, si, par un hasard presque impossible à prévoir, je rencontrais Gervaise ou son enfant, de réparer les torts qu’involontairement il avait eus.

— Ainsi, grâce à une rencontre étrange, — reprit dame Marguerite, — vous êtes certain que ce malheureux Mazurec, dont vous nous racontiez l’histoire navrante, est votre frère ?

— Je n’en puis douter. Gervaise, ayant quitté Paris, est venue mendiant son pain en Beauvoisis peu de temps avant de mettre Mazurec au monde, et lui-même m’a dit que sa mère se nommait Gervaise, qu’elle avait les cheveux blonds, les yeux noirs et une cicatrice au-dessus du sourcil gauche… Ce portrait répondait complétement à celui que mon père m’a laissé de cette pauvre créature. La cicatrice provenait du coup qu’elle avait reçu de sa marâtre. Enfin, dernière preuve, la mère de Mazurec, en l’appelant ainsi, lui donnait l’un des noms de mon père…

— Ah ! — reprit tristement Denise, — du moins il a quitté la vie sans connaître l’horrible sort du fils de Gervaise !

À ce moment des pas s’étant fait entendre dans l’escalier, Marguerite prêta l’oreille, se leva vivement et se dirigea vers la porte en disant : — C’est Marcel ! ah ! béni soit Dieu ! — Et elle ajouta tout bas en s’adressant à Denise qui la suivait : — J’avais peine à cacher mon inquiétude ; l’absence prolongée de mon mari m’alarmait.

Le prévôt des marchands entra bientôt, et, après avoir répondu aux témoignages de tendresse de sa femme et de sa nièce, il leur dit en souriant : — Vous me croyez harassé de fatigue ? Il n’en est rien. Je viens de passer la journée et une partie de la nuit au travail avec le régent, et jamais je ne me suis senti plus allègre, plus dispos ! C’est un délassement si doux que le bonheur ; et heureux ! oh ! profondément heureux, j’étais en voyant ce jeune homme revenir comme par enchantement au bien, à l’équité, regretter sincèrement ses erreurs, les expier résolument… Ah ! je l’ai toujours dit : ne désespérons jamais de la jeunesse !

— Ainsi, mon ami, — dit Marguerite, — le régent n’a pas trompé tes dernières espérances ?

— Il les a dépassées, te dis-je. Nous venons de prendre les mesures les plus promptes, les plus énergiques pour que ces réformes si justes, si fécondes, promulguées l’an passé par l’Assemblée nationale, soient enfin réalisées. Nous ferons appel à tous les courages, à tous les dévouements du pays pour terminer cette guerre désastreuse contre les Anglais. Ce n’est pas la noblesse, mais le peuple tout entier, paysans, bourgeois, artisans, que nous appellerons à cette guerre sainte ! et, marchant à leur tête, nous chasserons enfin l’étranger de notre sol ! Ce grand triomphe sera le signal de l’affranchissement de nos frères des campagnes, — ajouta le prévôt des marchands en tendant la main à Guillaume. — Oui, ceux-là qui auront glorieusement vaincu, chassé l’ennemi, redevenus libres par leur victoire, seront à jamais délivrés de la tyrannie des seigneurs, ces lâches qui n’ont pas su défendre notre mère-patrie. Oh ! mes amis, que d’angoisses, que de souffrances cet espoir me fait oublier ! voir enfin la Gaule victorieuse et affranchie, paisible et prospère !

Soudain ces mots prononcés dans l’escalier d’une voix haletante : — Maître Marcel, trahison… trahison ! — interrompirent le prévôt des marchands et firent tressaillir ceux qui l’écoutaient ; presque aussitôt Rufin-Brise-Pot entra précipitamment dans la salle en répétant : — Maître Marcel… trahison… trahison !

— Quelle trahison ? — s’écria Mahiet, — parle.

— Te rappelles-tu que ce matin, au Louvre, — répondit Rufin essoufflé, — je te disais : « Si Margot-la-Savourée vient au rendez-vous qu’elle m’a donné, je croirai à la sincérité des promesses du régent ? »

— Jeune homme, — reprit sévèrement Marcel en voyant sa femme et sa nièce rougir d’embarras aux amoureuses confidences de l’écolier, — est-ce pour vous livrer à de méchantes plaisanteries que vous venez jeter l’inquiétude dans cette maison ?

— Je ne vous répondrai qu’un mot qui sera mon excuse, maître Marcel, — répondit respectueusement Rufin en essuyant son front baigné de sueur : — le régent est parti de Paris…

— Le régent ! — s’écria Marcel frappé de stupeur ; puis il reprit : — C’est impossible, je l’ai quitté depuis une demi-heure à peine !

— Bien, — dit l’écolier, — c’est justement le temps qu’il lui a fallu pour descendre du Louvre, sortir par la poterne qui s’ouvre sur la rive au dehors du barrage et monter dans un batelet qui l’attendait.

— Tu rêves, — reprit Mahiet, tandis que le prévôt des marchands semblait pouvoir à peine croire à ce qu’il entendait, — tu rêves ou tu sors de quelque taverne l’esprit troublé par les fumées du vin ?

— Par Bacchus le dieu du vin et par Morphéus le dieu du sommeil, — s’écria l’écolier, — je suis aussi certain d’être éveillé que de n’être point ivre ! De mes deux yeux j’ai vu le régent monter en bateau ; de mes deux oreilles j’ai entendu le régent dire à un confident qui l’accompagnait : — « Je quitte cette ville maudite, et je fais serment de n’y rentrer que lorsque Marcel, les échevins et les autres chefs de rebelles auront payé de leur tête leur insolente audace et la révolte de ces damnés Parisiens. » Est-ce clair ? et d’ailleurs oserais-je venir ici conter des bourdes à maître Marcel, qu’autant que personne j’admire, je respecte ; surtout depuis que, bravant les priviléges de l’Université, il m’a fait fourrer au Châtelet, ainsi que mon ami Nicolas-Poire-Molle, pour cause de tapage nocturne à la porte de Jeannette-la-Bocacharde ! — Rufin-Brise-Pot, voyant que, malgré certains détails saugrenus de son récit, l’on commençait d’ajouter foi à ses paroles, poursuivit ainsi, tandis que le prévôt des marchands semblait en proie à un douloureux étonnement et à une indignation croissante : — En deux mots, voici les faits : J’avais donc un rendez-vous au bord de la rivière, en dedans du barrage, avec Margot-la-Savourée. Lassé d’attendre en vain cette fallacieuse pécore, j’allais me retirer lorsque je vois, de l’autre côté du barrage, poindre la lueur d’une lanterne dans l’enfoncement de la poterne du Louvre ; sachant, comme tout le monde, que le couloir voûté de cette issue aboutit à l’un des escaliers de la grosse tour, un soupçon me vient ; car ce matin, je te l’ai dit, Mahiet, je me défiais du régent.

La nuit était profonde, et au risque de me noyer et d’aller chez Pluto attendre de nouveau Margot-la-Savourée, mais cette fois aux bords du Styx, je parviens, à l’aide des pieux et de la chaîne du barrage, à l’escalader. À ce moment, le porteur de la lanterne, qui avait sans doute voulu s’assurer de la présence du bateau, rentra dans le palais. Je me glisse le long de la muraille du Louvre jusqu’à la poterne, et là, caché par le battant de la porte restée ouverte, j’entends bientôt une voix dire : — « Venez, venez, sire, le bateau et les deux bateliers sont sur la rive ; » à quoi le régent répond par ces mots que j’ai déjà rapportés à maître Marcel : — « Je quitte cette ville maudite, et je fais serment de n’y rentrer que lorsque Marcel, les échevins et les autres chefs de ces rebelles auront payé de leur tête leur insolente audace et la révolte de ces damnés Parisiens. » Le régent et son confident se dirigent aussitôt vers la rive, et bientôt le bruit des rames du bateau qui s’éloignait rapidement se perd dans la nuit. — Puis, l’écolier, s’adressant à Mahiet d’un air triomphant : — Hein ! que te disais-je ce matin ? tu me traitais de fou ! et pourtant tu le vois, Margot-la-Savourée m’a envoyé me morfondre au bord de la rivière, et le régent a quitté Paris en le menaçant de sa vengeance ! Maugrebleu ! la croyance au fatalisme est une belle chose !

Marguerite, en apprenant les nouveaux dangers que courait Marcel, échangea furtivement avec Denise un regard d’angoisses, tâchant de cacher sa frayeur à son mari, afin de ne pas augmenter ses soucis. Guillaume Caillet, pressentant que la trahison du régent allait hâter le soulèvement des serfs des campagnes, hochait la tête avec une expression de triomphe sinistre. Le prévôt des marchands, les bras croisés sur sa poitrine, le front penché, les lèvres contractées par un sourire amer, dit lentement après quelques moments de silence : — Telles ont été les paroles du régent en me quittant : — « Mon bon père, je vous en conjure, allez prendre un peu de repos, la nuit s’avance, et je désire, demain au point du jour, reprendre nos travaux avec une ardeur nouvelle. Allez vous reposer, mon bon père, et comme moi vous jouirez de ce doux sommeil que nous donne la conscience d’avoir fait le bien. » Oui, telles ont été les dernières paroles de ce jeune homme.

— Ah ! Marcel ! — dit Marguerite avec abattement, — combien tu dois regretter ta confiance en lui !

— Ne regrettons jamais d’avoir cru au repentir des hommes, car nous deviendrions impitoyables. Et puis, il est des trahisons si noires, si monstrueuses que, pour les soupçonner, il faudrait être presque capable de les commettre. — Et, après un nouveau silence méditatif, Marcel reprit : — Je croyais épargner à la Gaule de nouveaux déchirements ! vaine espérance ! Allons, c’est la guerre ! ce jeune homme l’aura voulu ! Malheureux fou ! quel glorieux avenir il sacrifie ! je le plains !

— Tu le plains, — s’écria Marguerite, — et ses dernières paroles ont été des menaces de mort contre toi !

— Chère femme ! s’il ne s’agissait que de ma tête, je n’engagerais pas une lutte terrible. J’ai, quoi qu’il arrive, accompli des actes qui, tôt ou tard, porteront leurs fruits. Ma part en ce monde a été belle et grande ; aussi, demain je quitterais la vie le cœur plein d’espoir et de sérénité. Non, ce n’est pas ma tête que je veux disputer au régent, c’est la vie de tous nos échevins, c’est la vie d’une foule de nos concitoyens menacée par l’impitoyable vengeance de la cour ! Ce que je veux défendre, ce sont nos libertés si chèrement conquises par nos pères ; ce que je veux assurer, c’est l’affranchissement de ces millions de serfs poussés à bout par l’oppression des seigneurs ; ce que je veux enfin, c’est le salut de la Gaule, aujourd’hui épuisée, mourante ! Le sort en est jeté, le régent et les seigneurs incorrigibles veulent la guerre ! ils auront la guerre ! guerre terrible !… oh ! terrible ! telle que jamais on n’en aura vu de mémoire d’homme ! — Et le prévôt des marchands s’assit à une table et écrivit rapidement quelques lignes sur un parchemin.

— Non, — reprit Guillaume Caillet avec un frémissement de rage, — non, jamais l’on n’aura vu ce que l’on va voir… Allons, debout, Jacques Bonhomme ! — s’écria le vieux paysan avec une exaltation sauvage, — debout ! prends ta faux, hardi ! et fauche-moi seigneurs et seigneuries ! Fais la moisson, Jacques Bonhomme, et fais-la rude ! ta sueur et le sang de tes pères l’ont arrosée depuis bien des siècles !… Va, fauche à plein bras ! fauche court et dru ; que pas un brin ne reste à glaner après toi !… — Et tendant à Marcel sa main tremblante, le serf ajouta : — Adieu, je pars content ; ce matin j’ai déjà tué un de ces loups. Demain soir je serai au pays ; et à l’aube, Jacques Bonhomme sera debout en Beauvoisis, en Picardie, en Laonnais !

— Suspends ton départ pendant une heure seulement, — répondit le prévôt des marchands en scellant la lettre qu’il venait d’écrire ; — je vais au Louvre ; et à mon retour tu partiras.

— Mon ami, — dit Marguerite avec angoisse, — que vas-tu faire au Louvre ?

— M’assurer du départ du régent, quoiqu’à ce sujet le récit de Rufin ne me laisse presque aucun doute. Je veux, avant de recourir à de terribles extrémités, être certain de la trahison du régent.

Marcel parlait ainsi lorsque sa servante, Agnès-la-Béguine, entra précipitamment et lui remit une lettre que l’un des sergents de la ville venait d’apporter en hâte. Marcel prit cette lettre, la lut rapidement et s’écria : — Les échevins sont assemblés à l’Hôtel de ville et m’attendent. L’un d’eux, instruit par un des gens du palais de la fuite du régent, a couru au Louvre, s’est assuré du fait, et a convoqué en hâte l’échevinage. Plus de doute, la trahison du régent est avérée. — Remettant alors à Mahiet la lettre qu’il venait d’écrire, Marcel ajouta : — Monte à cheval et porte ce billet au roi de Navarre à Saint-Denis ; n’attends pas la réponse, et pour cause… Ensuite, reviens ici.

— À Saint-Denis ? c’est ma route, — s’écria Guillaume Caillet. — Je monte en croupe derrière toi, Mahiet ; j’arriverai au pays quelques heures plus tôt.

— C’est dit, — reprit l’Avocat ; et s’adressant au prévôt des marchands : — Quand j’aurai remis votre lettre au roi de Navarre, maître Marcel, je poursuivrai ma route avec Guillaume pour rejoindre mon frère, le pauvre Mazurec.

— C’est ton devoir ! Va, — répondit Marcel en tendant ses bras à Mahiet. — Embrasse-moi ; qui sait si nous devons jamais nous revoir ! — Puis le prévôt des marchands, après avoir serré l’Avocat contre sa poitrine, prit la main de Denise, qui détournait la tête pour cacher ses larmes, et dit : — Quoi qu’il m’arrive, Denise sera ta femme à ton retour… tu ne saurais avoir une plus digne compagne, et elle un plus digne époux… Mets ta main dans la sienne, vous êtes fiancés… Fasse le ciel que j’assiste à votre union ! Si, plus tard, quelque danger te menace, tu trouveras un abri sûr en Lorraine, à Vaucouleurs, chez les parents de ma nièce.

Denise, fondant en larmes, presque défaillante et soutenue par Marguerite, non moins émue, tendit sa main à Mahiet, qui la couvrit de baisers, tandis que Marcel disait à Guillaume Caillet : — Maintenant, l’heure a sonné ! Aux armes, Jacques Bonhomme ! Paysans, artisans et bourgeois, tous pour chacun ! chacun pour tous ! À bonne fin la bonne cause !

— Oui, — reprit le serf en frémissant d’impatience, — à bonne fin la bonne cause ! à mauvaise fin les seigneurs ! et debout Jacques Bonhomme ! 


— Et moi, — s’écria l’écolier s’adressant à Guillaume, pendant que Marcel donnait à voix basse quelques dernières instructions à l’Avocat, — je t’accompagne aussi. J’ai des jarrets d’acier à lasser un cheval ; je dépasserai la monture de Mahiet ! À bonne fin la bonne cause ! Je représente l’alliance de l’Université avec la gent rustique ! Rufin-Brise-Pot était mon nom de paix ; Rufin-Brise-Tête devient mon nom de guerre ! Et, par le dieu Sylvanus, génie des champs et des forêts ! je ferai rage dans cette guerre sylvestre et bocagère !

Bientôt Guillaume Caillet, accompagné de l’Avocat et de l’écolier, quittait la maison du prévôt des marchands pour gagner le Beauvoisis en traversant Saint-Denis.