Les Nibelungen/20

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Anonyme
Traduction par Émile de Laveleye.
Librairie internationale, A. Lacroix, Verboekhoven et Cie (p. 173-194).

XX. COMMENT LE ROI ETZEL ENVOYA EN BURGONDIE DEMANDER KRIEMHILT.

C’était au temps où dame Helche [1] mourut et où le roi Etzel[2] cherchait une autre femme. Ses amis chevauchèrent au pays des Burgondes, vers une veuve altière : elle s’appelait dame Kriemhilt.

La belle Helche, ayant perdu la vie, ils dirent : — « Si vous voulez obtenir une noble et excellente épouse et de la plus haute lignée, prenez cette femme-là ; le fort Siegfrid était son mari. »

Le puissant roi répondit : — « Comment cela pourrait-il se faire, puisque je suis païen et que je n’ai pas reçu le baptême ? Elle est chrétienne et ne voudra pas m’épouser. Ce serait un prodige, si jamais cette alliance avait lieu. »

Les guerriers rapides reprirent : — « Peut-être y consentirait-elle, à cause de votre haute renommée et de votre grande richesse. Il faut cependant tenter de réussir auprès de cette très noble femme. Vous pourrez l’aimer beaucoup, à cause de sa grande beauté. »

Le grand roi dit : — « Qui d’entre vous connaît le pays et les gens des bords du Rhin ? » Le bon Ruedigêr de Bechlâren répondit : — « Je connais dès mon enfance les très hauts et très nobles rois.

« Gunther et Gêrnôt, ces glorieux et bons chevaliers ; le troisième s’appelle Gîselher ; chacun d’eux pratique, le plus qu’il peut, l’honneur et les vertus, et tous leurs ancêtres ont toujours agi de même. »

Etzel parla : — « Ami, dis-moi, portera-t-elle la couronne dans mon pays ? Si sa beauté est aussi grande qu’on me l’a dit, mes meilleurs amis ne s’en repentiront pas. »

— « Elle ressemble pour la beauté à ma dame, la puissante Helche. Il ne peut y avoir au monde plus belle femme de roi. Celui qu’elle choisira pour ami, certes vivra heureux. »

Etzel dit : — « Si je te suis cher, Ruedigêr, demande-la en mariage, et si jamais Kriemhilt partage ma couche, je veux t’en récompenser de mon mieux, car tu auras réellement amené l’accomplissement de mes désirs.

« Je te ferai donner sur mon trésor de quoi te faire vivre joyeusement, toi et tes compagnons, des chevaux, des vêtements, et tout ce que tu voudras. Voilà ce que je ferai préparer en abondance pour les messagers. »

Ruedigêr, le riche margrave, répondit : — « Si je désirais ton bien, ce serait peu louable. Je serai volontiers ton messager aux bords du Rhin, au moyen de mes propres biens, que je tiens de tes mains. »

Alors le roi puissant parla : — « Maintenant, quand voulez-vous aller vers cette femme très digne d’amour ? Que Dieu vous conserve en tout honneur durant le voyage, ainsi que mon épouse. Puisse m’arriver ce bonheur qu’elle nous accorde sa faveur ! »

Mais Ruedigêr reprit : — « Avant que nous quittions le pays, il nous faut préparer des armes et des vêtements, afin que nous paraissions honorablement devant ces princes. Je veux conduire vers le Rhin cinq cents hommes superbes,

« Afin que, quand on nous verra chez les Burgondes, moi et les miens, chacun puisse dire : que jamais roi n’a envoyé de si loin, vers le Rhin, autant d’hommes que tu le fais ;

« Si toutefois tu n’abandonnes pas ton projet pour ce motif qu’elle était soumise jadis à Siegfrid, le meilleur des hommes, le fils de Sigemunt que tu as vu ici. On peut avec vérité lui reconnaître une très grande gloire. »

Le roi Etzel reprit : — « Si elle a été la femme de ce guerrier, ce noble prince était bien digne d’affection et je ne dédaignerai pas la reine pour cette raison. Elle me plaît déjà beaucoup à cause de sa grande beauté. »

Le margrave parla : — « Je vous annonce que nous partirons d’ici, dans vingt-quatre jours. Je ferai savoir à Gœtelint, ma femme bien-aimée, que je serai moi-même le messager vers Kriemhilt. »

Ruedigêr envoya vers Bechlâren. La margrave fut triste et fière à la fois. Il lui faisait dire qu’il allait demander une femme pour le roi ; elle pensa affectueusement à la belle Helche.

Quand la margrave apprit cette nouvelle, elle en fut affligée. Elle pouvait bien pleurer, dans l’incertitude de savoir si elle aurait une maîtresse, comme celle qu’elle avait perdue ; au souvenir de Helche, elle éprouvait intérieurement une grande affliction.

Ruedigêr quitta la Hongrie au bout de sept jours. Le roi Etzel en fut ému et joyeux. Il fit préparer les vêtements dans la ville de Wiene[3] et ne voulut point subir un plus long retard.

Gœtelint l’attendait à Bechlâren avec la jeune margrave, la fille de Ruedigêr. Elles allaient voir avec joie, l’une, son père, et l’autre son mari. De belles femmes attendaient là avec une tendre impatience.

Avant que Ruedigêr quittât Wiene pour chevaucher vers Bechlâren, tous les vêtements étaient prêts et attachés sur les bêtes de somme. Il y en avait beaucoup et on ne leur en enleva guère.

Quand ils arrivèrent à Bechlâren, dans la ville, il offrit le logement à ses compagnons de route, en hôte très amical, et il leur procura toutes leurs aisances. Gœtelint, la riche, voyait arriver le seigneur avec bonheur.

Il en était de même de sa fille chérie, la jeune margrave. Jamais son arrivée ne pouvait être plus agréable. Comme elle voyait avec plaisir les héros du Hiunen-lant ! D’une bouche souriante la noble jeune fille parla :

— « Soyez le très bien venu, ô mon père, avec tous vos compagnons. » Les bons et nobles chevaliers remercièrent gracieusement à l’envi la jeune margrave. Gœtelint connaissait bien les volontés du seigneur Ruedigêr.

La nuit, quand elle reposa à côté de son époux, la margrave se prit à lui demander affectueusement où l’avait envoyé le roi du pays des Hiunen. Il dit : — « Ma femme Gœtelint, je vous le ferai volontiers connaître.

« Je vais demander en mariage une autre épouse pour mon maître, puisqu’il a perdu la belle Helche. Je veux aller aux bords du Rhin vers Kriemhilt qui deviendra ici la dame très puissante des Hiunen. »

— « Dieu veuille, dit Gœtelint, qu’il puisse en être ainsi, puisque nous entendons qu’on lui accorde tant de vertus. Peut-être que dans nos vieux jours, elle me consolera de la perte de ma maîtresse. Nous pouvons bien volontiers lui laisser porter la couronne parmi les Hiunen.

Le margrave parla : — « Ô ma bien-aimée, il faut offrir gracieusement de vos biens à ceux qui doivent m’accompagner aux bords du Rhin. Quand les guerriers voyagent avec quelques richesses, ils portent le cœur haut. »

Elle dit : — « Il n’en est pas un de ceux qui voudront accepter mes dons, à qui je ne donnerai pas ce qui lui convient le mieux, avant que vous partiez d’ici, vous et vos hommes. » — Le margrave dit : « Ce sera pour moi une grande satisfaction. »

Oh ! que de riches étoffes on prit dans son trésor ! On distribua à ces nobles guerriers de quoi les vêtir complètement de la tête jusqu’à l’éperon. Ce qui leur plaisait, Ruedigêr le choisissait pour eux.

Au septième matin, le seigneur avec ses hommes partit de Bechlâren, chevauchant. Ils emportèrent à profusion, à travers le Beierlant[4], des armes et des vêtements. Sur la route ils ne furent guère attaqués par les brigands.

Douze jours après, ils cheminaient sur les bords du Rhin. La nouvelle n’en pouvait rester secrète : on dit au roi et à ses hommes que des étrangers arrivaient. Le chef du pays se prit à demander

Si quelqu’un les connaissait et qu’on devait le lui dire. On voyait leurs chevaux de charge porter de lourds fardeaux et l’on connaissait à cela qu’ils étaient très opulents. On prépara aussitôt des logements dans la grande ville.

Quand les inconnus entrèrent dans la cité, on considéra attentivement ces seigneurs. On se demandait, avec étonnement, d’où ils pouvaient être venus jusqu’aux bords du Rhin. Le roi interrogea Hagene pour savoir quels étaient ces guerriers.

Le héros de Troneje : — « Je ne les ai pas encore vus. Quand nous les aurons examinés, je puis vous affirmer que, n’importe d’où ils arrivent, ils devront venir de bien loin pour que je ne les reconnaisse pas. »

Les hôtes avaient occupé leurs logements. Voici que le messager s’avance magnifiquement vêtu avec ses compagnons. Ils chevauchent vers la cour du palais. Ils portaient de bons vêtements très habilement découpés.

Hagene le rapide parla : — « Si je ne me trompe pas, car il y a longtemps que je n’ai vu ces seigneurs, leur allure me fait croire que c’est Ruedigêr du Hiunen-lant, une vaillante et magnanime épée. »

— « Comment admettre, s’écria aussitôt le roi, que de Bechlâren, il soit venu en ce pays ? » Gunther achevait ces mots quand l’intrépide Hagene vit le bon Ruedigêr.

Lui et ses amis coururent à sa rencontre. Cinq cents chevaliers sautèrent à bas de leurs chevaux. Ceux du Hiunen-lant furent bien reçus ; jamais messagers ne portèrent d’aussi riches vêtements.

Hagene de Troneje parla à haute voix : — « Soyez les très bien venus, guerriers, vous chef de Bechlâren et tous vos hommes. » On reçut les Hiunen rapides, avec grand honneur.

Les plus proches parents du roi s’approchèrent. Ortwîn de Metz dit à Ruedigêr : — « En aucun temps, nous n’avons vu des hôtes qui nous soient aussi agréables ; je puis vous l’affirmer avec sincérité. »

Ils remercièrent avant tout le guerrier de sa salutation. Puis ils se rendirent avec la suite dans la salle où se tenait le roi, avec maint homme vaillant à ses côtés. Le chef se leva de son siège ; il le faisait par grande courtoisie.

Il s’avança avec une véritable affabilité vers le messager ; Gunther et Gêrnôt reçurent avec empressement l’étranger et ses compagnons, ainsi qu’il convenait. Le roi prit Ruedigêr par la main.

Et le conduisit jusqu’au siège où lui-même était assis. Il fit verser aux hôtes — et on le faisait volontiers — d’excellent hydromel et le meilleur vin qu’on pouvait trouver dans tout le pays le long du Rhin.

Gîselher et Gêre étaient venus tous deux. Dancwart et Volkêr apprirent bientôt l’arrivée des étrangers ; ils étaient très satisfaits et ils saluèrent, en présence du roi, ces bons et nobles chevaliers.

Hagene de Troneje dit à son maître : — « Vos fidèles doivent reconnaître, par leurs services, l’amitié que nous fait le margrave. Il convient que l’époux de la belle Gœtelint en reçoive récompense. »

Le roi Gunther parla : — « Je ne veux point le remettre. Dites-moi comment se portent Etzel et Helche du Hiunen-lant. » Le margrave répondit : — « Je vous le ferai savoir avec plaisir. »

Il se leva de son siège, ainsi que tous ses hommes et dit au roi : — « Puisque vous me le permettez, ô prince. Je ne veux point tarder davantage. Je vous ferai connaître très volontiers la nouvelle que je vous apporte. »

Gunther dit : — « Quelle que soit la nouvelle qu’on vous ait chargé de me transmettre, sans demander le conseil de mes amis, je vous autorise à la dire. Faites-la connaître à moi et à mes fidèles, car vous pouvez prétendre ici à tous les honneurs. »

Le messager loyal prit la parole : — « Mon puissant maître vous présente, chef du Rhin, ses services les plus fidèles, à vous et à tous les amis que vous pouvez avoir. Aussi ce message est-il rempli avec grande sincérité.

« Le noble roi m’ordonne de vous faire compatir à sa peine. Son peuple est sans joie ; sa dame est morte, Helche, la très riche, la femme de mon maître. Par cette mort sont devenues orphelines maintes jeunes filles,

« Enfants de nobles princes, qu’elle élevait. C’est pourquoi le pays est rempli d’affliction ; hélas ! elles n’ont plus personne qui prenne soin d’elles avec tendresse. Je pense aussi que la douleur du roi ne s’apaisera que bien lentement. »

— « Que Dieu le récompense, dit Gunther, de ce qu’il offre si gracieusement ses services à moi et à mes amis. Je reçois avec plaisir ses salutations. À leur tour, mes parents et mes fidèles seront ses serviteurs dévoués. »

Le guerrier Gêrnôt de Burgondie parla : — « Le monde doit pleurer toujours la mort de la belle Helche, à cause de toutes les vertus qu’elle pratiquait. » Hagene, la très superbe épée, confirma ce discours.

Alors Ruedigêr, le noble chevalier, parla : — « Si vous me le permettez, ô roi, je dirai ce dont mon maître chéri m’a encore chargé pour vous, son âme étant pleine d’affliction à cause de la perte d’Helche.

« On a dit à mon souverain que le seigneur Siegfried était mort, et que Kriemhilt était sans époux. En est-il ainsi, elle portera la couronne devant les guerriers d’Etzel, si vous y consentez. Voilà ce que mon maître m’a ordonné de vous dire. »

L’opulent roi parla avec grande bienveillance : — « Elle satisfera à mes vœux, si elle accepte votre proposition. Je vous le ferai savoir d’ici en trois jours. Comment pourrais-je refuser à Etzel, avant de connaître sa volonté à elle ? »

Pendant ce temps, on procura aux étrangers toutes leurs aisances. Ils étaient si bien traités, que Ruedigêr reconnut qu’il avait des amis parmi les hommes de Gunther. Hagene le servait volontiers, comme lui Ruedigêr avait jadis servi Hagene.

Ruedigêr demeura là jusqu’au troisième jour. Le roi appela son conseil et agit très sagement. Il demanda à ses parents s’il leur paraissait bon que Kriemhilt prit le noble roi pour époux.

Ils le lui conseillèrent tous, excepté Hagene. Il parla à Gunther » le brave guerrier : — « Si vous avez le sens droit, vous vous en garderez soigneusement : quand même elle le voudrait, n’y consentez jamais. »

— « Pourquoi donc n’y consentirais-je pas ? répondit Gunther. J’accéderai très volontiers à tout ce qui pourra faire plaisir à la reine, car elle est ma sœur. Nous devrions aller au devant de tout ce qui peut être à son honneur. »

Mais Hagene répondit : — « Abandonnez ces propos. Si vous connaissiez Etzel, comme moi je le connais, vous en éprouveriez, et non sans motif, bien des peines et des soucis, dans le cas où elle s’attacherait à lui, ainsi que je vous l’entends dire. »

— « Pourquoi donc ? reprit le roi. Je puis très bien éviter de me rapprocher de lui, et ne pas m’exposer à souffrir de sa haine, quand même elle deviendrait sa femme. » Hagene parla à son tour : — « Jamais ma bouche ne vous donnera ce conseil. »

On fit quérir Gêrnôt et Gîselher pour leur demander s’il leur semblait bon à tous deux que Kriemhilt prit pour époux le puissant et noble roi. Hagene le déconseilla encore, mais nul autre que lui.

Gîselher, la bonne épée des Burgondes, parla : — Maintenant, ami Hagene, vous pouvez montrer encore quelque loyauté. Dédommagez-la des maux que vous lui avez causés. Cessez de combattre ce qui peut être un bien pour elle.

« Car vous avez déjà occasionné tant de douleurs à ma Sœur. » Puis Gîselher, le héros très magnanime, ajouta encore ; — « Si elle avait de la haine contre vous, ce ne serait pas sans motif. Nul n’a jamais ravi à une femme tant de bonheur. »

— « Eh bien, je veux tous faire connaître ce que je vois clairement. Si elle prend Etzel pour époux et qu’elle continue à vivre, elle nous causera beaucoup de maux, n’importe comment il faudra qu’elle s’y prenne. Car, maints guerriers superbes seront là à son service. »

Le hardi Gêrnôt répondit à ces mots : — Il peut bien arriver que nous ne visitions pas le pays d’Etzel, avant leur mort à tous deux. Nous lui serons fidèles et il nous en viendra de l’honneur. »

Mais Hagene reprit : — « Personne ne me soutiendra cela. Je répète que si la noble Kriemhilt doit porter la couronne d’Helche, j’ignore comment elle fera, mais il nous en arrivera malheur. Abandonnez donc ce projet ; cela vaudra mieux pour vous, guerriers. »

Gîselher, le fils de la belle Uote, répondit avec colère : — « Non, nous n’agirons pas tous traîtreusement. Nous devons être joyeux des honneurs qui l’attendent. Quoi que vous puissiez dire, Hagene, je la servirai, moi, fidèlement. »

Quand Hagene entendit ces mots, il s’irrita. Gêrnôt et Gîselher, les fiers et bons chevaliers, et Gunther le riche décidèrent enfin que si Kriemhilt le voulait, ils consentiraient au mariage, sans nul mauvais vouloir.

Alors le prince Gêre parla : — « Je dirai à ma dame qu’elle doit agréer le roi Etzel : tant de guerriers lui sont soumis avec respect. Il peut la dédommager de toutes les peines qu’elle a souffertes. »

Le héros rapide se rendit là où se trouvait Kriemhilt. Elle le reçut amicalement. Comme il lui parla promptement : — « Oui, vous pouvez bien volontiers me saluer et me faire présenter le don du messager. Un grand bonheur vient vous tirer de vos afflictions.

« Pour l’amour de vous, ô dame, un des meilleurs rois qui jamais aient obtenu un royaume avec gloire, ou qui aient porté la couronne, a envoyé en ce pays de nobles chevaliers qui vous demandent en mariage. Voilà ce que vos frères vous font dire. »

— La femme riche en malheurs parla : — « Dieu vous défend, à vous et à tous mes amis, de se jouer à ce point de moi, pauvre infortunée. Que puis-je être pour un homme qui mérita l’amour d’une femme excellente ? »

Elle fit mainte objection. Mais Gêrnôt, son frère, et Gîselher l’enfant, arrivèrent bientôt ; ils la supplièrent amicalement et consolèrent son âme, lui disant que si elle acceptait le roi, ce serait certainement un grand bonheur pour elle.

Nul ne put obtenir de la femme qu’elle consentit à aimer encore un autre homme. Les guerriers insistèrent : « Consentez du moins, si vous ne voulez faire davantage, à recevoir les messagers avec calme. »

— « Je ne m’y refuserai point, dit la noble femme, je verrai volontiers Ruedigêr, à cause de ses nombreuses vertus. Tout autre messager n’eût pas été admis. »

Elle ajouta : — « Vous lui direz de se rendre demain en mes appartements. Je veux qu’il m’entende, et je lui ferai volontiers connaître moi-même ma décision. » Et elle se reprit à gémir lamentablement.

Le noble Ruedigêr ne désirait rien de plus que de voir l’illustre reine. Il se savait si habile, qu’il croyait, si la chose était possible qu’elle se laisserait persuader par lui.

Le lendemain matin de bonne heure, tandis qu’on chantait la messe, vinrent les nobles messagers. La foule était grande ; on voyait maints guerriers superbes, richement vêtus, qui voulaient accompagner Ruedigêr à la cour.

La belle Kriemhilt, au cœur pur, attendait l’illustre et bon envoyé. Il la trouva dans les vêtements qu’elle portait tous les jours, mais sa suite portait de très riches costumes.

Elle alla à leur rencontre jusqu’à la porte et reçut avec grande bonté les hommes d’Etzel. Il s’avança, lui douzième, et on leur fit des offres de service : jamais on n’avait reçu de plus noble messager.

On fit asseoir le chef et ses hommes. Les deux margraves Eckewart et Gêre, ces chevaliers de haute lignée, se tenaient debout devant elle. La présence de la reine en imposait à tous les étrangers.

Ils voyaient assises, devant elle, maintes belles vierges. La très haute dame était tout entière à sa douleur. Le vêtement qui couvrait sa poitrine était humide de larmes brûlantes. Le noble margrave vit bien l’affliction de Kriemhilt.

L’illustre envoyé prit la parole : — « Très noble fille de roi, permettez à moi et à mes compagnons qui sont venus avec moi, de nous tenir debout devant vous, suivant la coutume, et d’exposer la mission qui nous a fait chevaucher jusqu’ici. »

— « II vous est permis, répondit la reine, de dire ce que vous voulez. Je suis disposée à vous écouter très volontiers, car vous êtes un envoyé digne d’estime. » Les autres entendaient bien que son intention était de ne pas céder.

Le chef Ruedigêr de Bechlâren parla : — « Animé d’un grand amour, ô dame, Etzel le puissant roi envoie vers vous jusqu’en ce pays. Pour obtenir votre affection, il a fait partir maints bons guerriers.

« Il vous offre un tendre amour sans nul mélange d’amertume et il est prêt à vous vouer un constant attachement, comme celui qu’il voua à Helche, qui lui tenait tant au cœur. Le regret des vertus de sa femme a souvent attristé ses jours. »

La reine répondit : — « Margrave Ruedigêr, qui connaîtrait ma poignante affliction, certes ne me presserait pas d’aimer encore un autre homme. J’ai perdu un époux plus grand que femme n’en obtint jamais. »

— « Qu’est-ce qui peut consoler de la douleur, reprit le guerrier très hardi, si ce n’est un tendre amour, quand on peut s’y livrer et qu’on peut choisir quelqu’un qui arrive à votre cœur ? Pour tirer votre âme de sa désolation, rien ne vous serait plus salutaire.

« Et si vous consentez à aimer mon noble seigneur, vous aurez en votre puissance trente riches couronnes, et mon maître y ajoutera trente pays de princes que son bras très puissant a su conquérir.

« Et vous deviendriez aussi la souveraine d’un grand nombre d’hommes qui étaient soumis à ma maîtresse Helche et de maintes femmes de race royale, sur lesquelles elle avait puissance. » Voilà ce que dit le fier et brave chevalier.

« Si vous consentez à porter la couronne à ses côtés, mon seigneur vous donnera encore — c’est ce qu’il me charge de vous dire — l’autorité souveraine possédée par Helche. Vous en jouirez avec plein pouvoir sur les hommes d’Etzel. »

La reine parla : — « Comment mon âme pourrait-elle désirer l’alliance de ce héros ? La mort m’a frappée d’un coup si cruel, que j’en dois souffrir jusqu’à mon dernier jour. »

Les Hiunen reprirent : — « reine puissante, votre existence auprès d’Etzel sera si magnifique que, si nos vœux se réalisent, votre bonheur sera complet ; car le puissant roi a tant de guerriers superbes !

« Les jeunes filles de Helche et vos vierges ne formeront ensemble qu’une même troupe gracieuse, qui réjouira le cœur des chevaliers. Dame, suivez notre conseil ; vous vous en trouverez bien. »

Elle dit avec courtoisie : — « Abandonnons ce discours jusqu’à demain matin : alors vous reviendrez et je répondrai au sujet de ce qui vous tient si fort à cœur. » Ils durent suivre sa volonté, ces guerriers bons et vaillants.

Quand ils furent tous rentrés en leur logement, la noble dame fit appeler Gîselher et sa mère. Elle dit à tous les deux qu’il lui seyait de pleurer et rien de plus.

Son frère Gîselher prit la parole : — « Ma sœur, on me dit et je veux bien le croire, que le roi Etzel adoucira toutes tes douleurs, si tu le prends pour époux, et quoi qu’on puisse te conseiller, il me semble que tu ferais bien d’y consentir.

— « Certes, il pourra te consoler, ajouta Gîselher. Du Roten[5] jusqu’au Rhin, de l’Elbe jusqu’à la mer, nul roi n’est aussi puissant, et tu peux le réjouir grandement s’il te choisit pour femme. »

Elle répondit : — « Frère chéri, comment peux-tu me donner ce conseil ? Pleurer et gémir, voilà ce qui me convient désormais. Comment oserais-je me présenter à cette cour, devant ces guerriers ? Si mon corps jadis avait quelque beauté, il l’a maintenant complètement perdue. »

Dame Uote dit alors à sa fille bien-aimée : — « Fais, chère enfant, ce que tes frères te conseillent, suis tes amis ; il t’en arrivera bonheur. Je t’ai vue si longtemps plongée en une si profonde douleur ! »

Souvent elle avait prié Dieu d’accorder encore à Kriemhilt de pouvoir distribuer de l’or, de l’argent et des vêtements, comme elle le faisait jadis avec son époux, quand il vivait. Mais elle ne vécut plus pour d’aussi heureux jours.

Kriemhilt se disait en elle-même : — « Mais si je dois abandonner mon corps à un païen, moi, femme chrétienne, il me faudra toujours sur la terre en porter la honte. Quand il me donnerait tous ses royaumes, non, je ne dois pas le faire. »

Elle en resta là, et toute la nuit jusqu’au jour, la dame reposa sur sa couche en proie à mille pensées. Ses yeux si brillants versèrent des larmes jusqu’au matin, à l’heure où elle se rendit à matines.

Au temps de la messe, les rois étaient arrivés et avaient pris leur sœur par la main, lui conseillant d’agréer la demande du roi du Hiunen-lant. Mais aucun d’eux ne trouva la pauvre femme plus joyeuse.

On fit venir les hommes d’Etzel, qui auraient désiré obtenir leur congé pour partir, soit avec un consentement, soit avec un refus, quoi qu’il en pût être. Quand Ruedigêr arriva à la cour, ses guerriers lui dirent

Qu’il leur semblait bon à tous qu’on pressentit les dispositions du noble Gunther et qu’on le fit à temps, le chemin pour retourner vers leur pays étant bien long. Ruedigêr fut introduit auprès de Kriemhilt.

Le héros se mit à supplier avec grande douceur la noble reine, afin qu’elle fit savoir ce qu’elle voulait répondre au roi Etzel. Il ne trouva chez elle que résistance.

Elle ne voulait plus jamais s’attacher à un autre homme. Le margrave répondit : — « Oh ! comme ce serait mal agir ! Comment voulez-vous laisser dépérir un si beau corps, tandis que vous pouvez devenir avec honneur la femme d’un excellent homme ?

Leurs prières ne servirent de rien, jusqu’à ce que Ruedigêr eût dit secrètement à la noble princesse : — « Il vous vengera du mal que vous avez souffert. » Sa grande souffrance commença de s’adoucir un peu.

Il dit à la reine : — « Cessez de gémir. Quand, chez les Hiunen, vous n’auriez que moi, mes parents dévoués et mes fidèles, si quelqu’un vous avait offensée, il aurait à le payer chèrement. »

L’affliction de Kriemhilt fut diminuée par ce propos. Elle dit : — « Jurez-moi donc par serment que, quoi qu’on me fasse, vous serez le premier à venger mon offense. » Le margrave répondit : — « Je suis prêt à le faire, ô dame. »

Alors Ruedigêr et tous ses hommes lui jurèrent de la servir toujours fidèlement et lui promirent que les magnanimes guerriers du pays d’Etzel ne lui refuseraient jamais rien de ce que pourrait réclamer son honneur. La main de Ruedigêr confirma ses paroles.

La femme fidèle pensait : — « Si je puis me faire tant d’amis, je laisserai les gens dire de moi, femme infortunée, tout ce qu’ils voudront. Que m’importe, si je puis venger encore la mort de mon époux bien-aimé ! »

Elle se disait aussi : — Puisqu’Etzel a tant de guerriers, je ferai ce que je voudrai quand je les commanderai. Il est si riche, que j’aurai de quoi donner. Ah ! le cruel Hagene m’a dépouillée de tout mon bien ! »

Elle dit à Ruedigêr : — « Si je n’avais point appris qu’il est païen, volontiers je me serais rendue à ses désirs et je l’eusse pris pour époux. » Le margrave répondit : — « Ô dame, laissez-là ce discours.

« II n’est pas complètement païen, soyez en sûre. Il était presque converti, mon cher maître, quand il s’est derechef éloigné de la foi. Si vous consentiez à l’aimer, ô dame, il y aurait encore de l’espoir.

« II a tant de guerriers chrétiens, que jamais nul ennui ne vous atteindra près du roi. Qui sait ? peut-être l’amènerez-vous à se faire baptiser ; c’est un motif pour désirer de devenir la femme du roi Etzel. »

Alors ses frères parlèrent : — « Promettez-le, ô ma sœur, et arrachez-vous à votre affliction. » Ils la supplièrent si longtemps, qu’enfin sa triste bouche promit, en présence de ces héros, qu’elle serait la femme d’Etzel.

Elle dit : — « Je vous suivrai, moi, reine infortunée. Je partirai pour le pays des Hiunen aussitôt que possible, si j’avais des amis pour me conduire en ce pays. » Et la belle Kriemhilt offrit sa main aux guerriers.

Le margrave répondit : — « Si vous avez seulement deux hommes, moi j’en ajouterai un grand nombre, et nous parviendrons à vous conduire avec honneur au delà du Rhin. Il n’est point nécessaire, ô dame, que vous restiez plus longtemps parmi les Burgondes.

« J’ai cinq cents hommes et mes parents, qui vous serviront à votre volonté ici et quand nous serons arrivés là-bas, ô reine. Et moi aussi j’agirai de même, quand vous m’en avertirez, afin de ne jamais subir de honte.

« Et maintenant faites préparer vos vêtements pour chevaucher. Jamais les conseils de Ruedigêr ne vous tourneront à mal ; avertissez les vierges que vous voulez emmener. Nous rencontrerons sur la chemin maints guerriers d’élite. »

Elle possédait encore de riches ornements, pour lesquels on joutait du temps de Siegfrid et, au moment de partir, mainte jeune fille pouvait les porter avec honneur. Ah ! que de bonnes selles on prépara alors pour les belles femmes.

Les riches vêtements qu’elles avaient portés jadis, elles les préparèrent tous maintenant pour le voyage ; car on leur disait tant de choses du grand roi ! Elles ouvrirent les coffres qui jusque-là étaient restés bien fermés.

Pendant cinq jours et demi, elles furent très occupées. Elles tirèrent des enveloppes tout ce qui y était enfermé. Kriemhilt commença d’ouvrir son trésor ; elle voulait faire riches tous les hommes de Ruedigêr.

Elle avait encore de l’or du Nibelunge-land, qu’elle avait l’intention de distribuer de sa main aux Hiunen. Cent mulets ne purent suffire à le transporter. Hagene apprit ce qui concernait Kriemhilt.

Il dit : — « Puisque dame Kriemhilt ne me rendra plus jamais sa faveur, il faut du moins que l’or de Siegfrid reste ici. Pourquoi laisserais-je tant de richesses à mes ennemis ? Je sais trop bien ce que Kriemhilt compte faire de ce trésor.

« Si elle l’emporte d’ici, je suis convaincu qu’elle le distribuera pour fomenter de la haine contre moi. Ils n’ont pas de chevaux pour l’emporter : Hagene veut le garder ; qu’on en prévienne Kriemhilt. »

Quand elle apprit ces paroles, ce fut pour elle une douleur mêlée de colère. On les répéta aussi aux trois rois, qui voulurent s’y opposer. Mais cela n’ayant pas eu lieu, le noble Ruedigêr dit très joyeusement :

— « reine très puissante, pourquoi regretteriez-vous cet or ? Le roi Etzel vous est si extraordinairement attaché, que si ses yeux vous voient, il vous donnera tant de richesses que vous ne pourrez jamais les dissiper. Je vous en donne l’assurance. »

La reine répondit : — « Très illustre Ruedigêr, jamais fille de roi n’acquit des richesses aussi grandes que celles dont Hagene m’a dépouillée. » Son frère Gêrnôt s’avança vers la chambre du trésor.

Par l’autorité du roi il introduisit la clef dans la porte. Il distribua l’or de Kriemhilt, d’une valeur de trente mille marcs et plus, et le fit accepter par les étrangers : Gunther l’approuva.

Le guerrier de Bechlâren, l’époux de Gœtelint, prit la parole : — « Quand ma souveraine Kriemhilt pourrait avoir tout l’or qui lui fut apporté du Nibelunge-lant, ni la main de la reine, ni la mienne n’y toucheraient.

« Vous pouvez bien conserver ce trésor, car pour moi je n’en veux pas. J’ai apporté de mon pays suffisamment de mon bien, pour ne manquer de rien le long du chemin, et en partant d’ici j’ai de quoi pourvoir largement aux frais du voyage. »

Mais cependant on offrit aux femmes de la reine, douze coffres remplis du meilleur or qu’on pût trouver. Elles les emportèrent avec elles, ainsi que les ornements de dames dont elles devaient faire usage dans ce voyage.

La violence de Hagene parut par trop forte à Kriemhilt. Elle avait bien encore mille marcs de l’or des offrandes ; elle les distribua, pour l’âme de son cher époux, entre ses hommes dévoués. Il sembla à Ruedigêr qu’elle agissait avec grande bonté.

La reine infortunée dit : — « Où sont mes amis qui pour l’amour de moi veulent quitter leur patrie ? Ils me suivront au pays des Hiunen et prendront mes richesses, pour acheter des chevaux et des habillements. »

Le margrave Eckewart dit à la reine : — « Depuis que j’ai été le premier de votre suite, je vous ai servie avec dévoûment, et jusqu’à la fin de ma vie je veux agir de même envers vous ; » ainsi parla ce guerrier.

« Je veux aussi emmener avec moi cinq cents de mes hommes, qui vous serviront tous avec grand dévoûment. La mort seule pourra nous séparer. » Kriemhilt le remercia de ces paroles ; elle en était profondément touchée.

On fit avancer les haquenées, car ils voulaient partir. Que de larmes versées par des amis ! Uote la très riche et mainte belle jeune fille montrèrent combien elles regrettaient dame Kriemhilt.

Elle emmena avec elle cent riches vierges, vêtues ainsi que cela leur seyait. Les larmes coulèrent de leurs yeux brillants. Elle connut encore la joie, depuis lors, auprès d’Etzel.

Le sire Gîselher et Gêrnôt aussi vinrent avec leur suite, ainsi que l’ordonnait la courtoisie, afin d’accompagner leur sœur chérie. Ils conduisaient au moins mille fiers guerriers d’entre leurs hommes.

Se joignirent à eux Gêre le rapide et Ortwîn et Rumôlt, le chef des cuisines, qui devait aussi les suivre. Ils firent préparer des logements pour la nuit jusqu’aux rives de la Tuonouw[6]. Gunther ne chevaucha point au delà de quelque distance hors de la ville.

Avant de quitter le Rhin, ils envoyèrent en avant des messagers très rapides, vers le pays des Hiunen, afin d’annoncer au roi que Ruedigêr lui avait obtenu pour femme la noble et fière princesse.

Les messagers hâtèrent leur course. Il leur fallait arriver vite, à cause du grand honneur et du riche don du messager qui les attendait. Quand ils apportèrent la nouvelle dans leur pays, jamais le roi Etzel n’en avait reçue d’aussi agréable.

Pour cette douce annonce le roi fit donner aux messagers de tels présents que désormais ils purent vivre en joie et liesse, jusqu’à leur mort. Le plaisir avait chassé l’affliction et les soucis du roi.



  1. L’histoire connaît une femme d’Attila du nom de Kerka ou Reka.
  2. Etzel, Attila.
  3. Vienne, en Autriche.
  4. La Bavière.
  5. Le Rhône.
  6. Taonouw, Daunau en allemand moderne, le Danube.