Les Nicandres, ou Les Menteurs qui ne mentent point/Acte I
ACTE PREMIER.
SCENE PREMIERE.
Me trompois-je, Iacinte, est-ce là sa demeure ?
C’est là même.
Et tu dis qu’il viendra tout à l’heure ?
Il me suit.
Ah, Iacinte !
Et quoi donc…
Ce que je souhaitois, à présent je le crains :
D’une fille en aimant le malheur est extrême
Alors qu’elle est réduite à le dire elle-même ;
Et que l’objet charmant qui la comble d’ennui
A donné de l’amour, sans en prendre pour lui.
Je m’étois résolue à parler de ma flamme ;
Mais Iacinte au moment…
À qui cherche à vous plaire expliquez votre mais ;
Mais ?
Mais je ne croi pas que j’en parle jamais.
Courage ; quand la chose est si bien préparée,
Faire la scrupuleuse, & la sainte sucrée ?
Et que lui direz-vous, car il vient sur mes pas ?
En ne lui disant rien, que ne dirai-je pas ?
Quand on voit ce qui plaît, quoiqu’une âme projette
Les yeux ont une voix, si la langue est muette ;
Et pour bien découvrir son aimable tourment,
Affecter le silence est parler clairement.
Et de cette façon vous croyez faire entendre…
Je vous le disois bien j’apperçois ce Nicandre ;
Il avance.
SCENE II.
Madame, il doit m’être bien doux
De jouir du bonheur qui m’approche de vous ;
Mais achevez de grace, & pour comble de joie
De vous mieux obéïr découvrez une voie.
Parlez.
Comme elle parle, écoutez, Diablezot ?
Ma maîtresse, Monsieur, parle sans dire mot.
Dites-moi, sans frayeur ce que c’est qui vous touche,
Je suis homme…
Madame.
C’est peut-être…
Nicandre, éloignez ce valet.
Dans une heure au plus tard tu viendras me reprendre.
Mais…
Sors.
Mais…
Sors, te dis-je, & te va faire pendre.
Et votre honneur, Monsieur, il est fort en danger ;
Quand on n’en a plus guére, il le faut ménager.
Qu’elle est belle ! vois-tu ? J’en ai l’âme surprise.
Déjà de son honneur tout le reste agonise.
Qu’il est âpre !
Sors donc.
Mais.
Encore une fois.
Adieu l’honneur.
SCENE III.
Nicandre, & mes yeux, & ma voix…
Je me sens interdite, & le charme qui brille…
Quand on est inquiéte, & qu’on est une fille…
Le mérite sublime a pour moi tant d’appas…
J’ose… le trouble… Et quoi ne m’entendez-vous pas ?
Moi, Madame !
Iacinte, il ne veut pas m’entendre.
Parlez sans façonner, & vous faites comprendre
Aussi ; car le moyen jusqu’ici qu’il ait pû ?
Si vous dites deux mots, c’est à bâton rompu ;
Laissez moi lui parler, je suis bien plus hardie.
Permettez, ô Monsieur, qu’à présent je vous die…
Ma Maîtresse Hipolite a depuis peu de jours…
Quand on est à son âge, & qu’on rêve toujours…
Je ne puis deviner, mais enfin je suis sûre…
A tous ses mouvemens j’apperçois qu’elle est mûre…
Je ne sçai quoi pour elle a des charmes si doux…
Dites-moi, s’il vous plaît, Monsieur, m’entendez-vous ?
Me joüer c’est vous plaire, & je m’offre moi-même…
À quoi tant de façons : ma maîtresse vous aime.
Ciel !
O Dieux !
Dame, ô Dieux ! je ne puis niaiser.
Madame…
Je vous aime ; ce mot est sans doute blâmable ;
Il m’échappe à regret, mais il est véritable,
Je vous aime.
Est-il vrai, m’aimez-vous ?
Je l’ai dit.
De vos rares bontés je me sens interdit,
Mais, Madame…
Ce mais pourra bien la confondre.
Mais enfin…
Mais enfin, je ne puis y répondre.
Justement !
O Ciel !
A me favoriser votre cœur se dispose,
Mais un serment horrible à mon bonheur s’oppose :
Pour ne pas en douter écoutez seulement.
Ecoutons.
D’où je sors on vivait noblement.
Après.
Ma mere est morte aussi-bien que mon pere ;
Pour cela ?
De parens je n’ai plus qu’un seul frere.
Hé bien ?
Ce frere & moi sommes freres jumeaux.
Qu’en est-il ?
Tous ses traits à mes traits sont égaux.
Est-ce tout ?
Pour nos mœurs il en est tout de même.
A la fin ?
Ce qu’il aime est aussi ce que j’aime.
Et qu’importe ?
Que pour voir tous les deux, il ne faut en voir qu’un.
Quoi ?…
D’avoir dit mon secret je déteste.
Il se pâme de joie à présent qu’il sçait tout.
Voyez-vous du depuis comme il tient son bon bout ;
Le manœuvre ?
Iacinte, est-ce là ta conduite ?
De mon âpre malheur pour apprendre la suite,
De ce frere si cher dont j’ignore le sort,
De qui j’ai le visage, & la voix, & le port ;
De ce frere, en un mot qui si fort me ressemble,
Qu’on nous prend l’un pour l’autre à nous voir être ensemble ;
D’un frere…
Concluez.
Madame…
De ce frere un serment vous engage…
Depuis plus de six ans je voyage, il voyage,
Mais en nous séparant nous jurâmes tous deux
De jamais à l’Hymen ne contraindre nos vœux,
Que de l’un ou de l’autre une bouche fidelle
De la mort ou la vie eut appris la nouvelle.
Voyez donc à mon sort quelle peine se joint,
Je le cherche, il me cherche, & ne nous trouvons point ;
Je ne puis deviner quel endroit le recelle :
Et pour comble de maux je vous trouve si belle,
Qu’il falloit que mon cœur, qu’Hipolite asservit
Ou jamais ne jurât, ou jamais ne vous vît.
Adieu, Madame.
SCENE IV.
Hé bien, que dis-tu ?
Moi ? j’enrage.
Le serment qu’il a fait de jamais…
Il se raille, Madame.
Est-il vrai ?
Tout de bon.
Mais il m’aime, tu vois.
Je m’en suis aperçue, il biaise, il bricole,
Quand il parle de frere, il vous fiche la cole ;
Je vous le garantis franc donneur de canards.
Tu crois donc que quelqu’autre ait surpris ses regards ?
Si je le crois ? vraiment ; ce matois, ce Nicandre…
SCENE V.
Nicandre ! le seroit-ce ? essayons de l’apprendre.
Ce Nicandre, Madame, à mon cœur est bien cher,
Je le cherche.
Peu m’importe.
Avoüez.
Dépêchez, que Monsieur se recouche,
S’l déplaît, c’est tant pis, & s’il plaît, c’est tant mieux.
Ce n’est pas sans raison que je suis curieux ;
Il vous aime ?
Peut-être.
Vous, l’aimez-vous, Madame, à votre tour ?
Peut-être.
L’aime-t elle ?
Selon.
Sera-t’il son époux ?
C’est selon.
Justes Dieux !
Vous en êtes jaloux ?
De celui que je dis si vous êtes l’épouse
Je puis être allarmée, & paroître jalouse ;
L’infidéle !
Jalouse !
Ce que c’est que nos yeux qui s’étoient fourvoyez ;
Elle est fille, elle-même elle s’est éclaircie ;
Ah le joli garçon par la superficie !
Qu’il est drôle !
Elle est fille !
Et ce que vous aimez est ce que je poursuis.
L’infidéle Nicandre…
Achevez, l’infidéle…
Dans Lyon à ses yeux je parus assez belle ;
Je lui plûs, il me plût ; & dans un même jour
Je donnai tout ensemble & reçus de l’amour.
Il me voit, me demande, & m’obtient de mon pere.
On nous veut épouser, & le traître differe,
Et pour toutes raisons parle confusément
Et de frere semblable, & d’horrible serment :
Me soutient qu’il m’adore : ardemment me conjure
De ne pas endurer qu’il devienne parjure ;
Et d’une ame charmée, & qui l’aime toujours
Pour rejoindre ce frere il exige huit jours.
Il me quitte, le traître, & j’en sens mille peines ;
Cependant du depuis j’ai compté huit semaines.
Et tel est de mon sort le cruel traitement
Que je trouve Nicandre, & je perds mon amant.
D’où naissoit le refus qui si fort vous afflige ?
Voyez-vous ?
Apprens…
Paix.
Mon courroux…
Et ne lui dites rien qui nourrisse ses feux.
Il vous peut à son aise adresser tous ses vœux ;
Demander son logis seroit perdre ma peine.
Redoutez seulement la présence d’Ismene ;
De Rivale à Rivale on ne s’accorde rien,
Mais je puis le trouver par un autre moyen.
Je vous laisse.
SCENE VI.
Il vous aime ?
Il me hait l’infidéle.
Vous devez au Seigneur une belle chandelle,
Madame ; il a pour vous une grande amitié ;
Je ne me défens pas d’en payer la moitié.
Car enfin la nature est aisée à surprendre ;
Et si pour votre époux vous aviez eu Nicandre,
Avecque son valet, qui n’a pas mauvais air,
Mon honneur eût pu faire un méchant pas de Clerc.
Haïssez désormais, aussi-bien cette fille…
Elle est belle, bien faite, & paroît de famille,
Elle cherche Nicandre, & j’en ai du souci ;
Mais l’amour est aveugle, & je la suis aussi.
Que Nicandre l’adore, ou Nicandre l’abuse,
Qui n’a point de mérite a du moins de la ruse,
Et peut-être…
Madame, il revient dans ce lieu.
SCENE VII.
A la fin votre frere est trouvé.
Plût à Dieu !
Je l’ai vû.
Quoi, Madame !…
Il vous est tout semblable.
Madame, êtes-vous Ange, ou bien êtes-vous Diable ?
Quoi ! sans vous dire mot vous sçavez nos secrets ?
Il est vrai que tous deux nous avons mêmes traits,
J’ai la voix, le visage, & la taille de même,
J’ai l’humeur…
De vous poussez à bout le perfide a fait vœu.
Vous le connoissez donc, ce frere ?
Quelque peu.
Il vous voit ?
Quelquefois.
Diroit-on qu’elle y touche ?
Et je pense… Madame, admirez ce bâtier !
Ce n’est pas son valet que ce galefretier ;
Avec cette finesse il prétend qu’on s’embourbe.
Ainsi…
Et vous vous y prenez de mauvaise façon.
Parbleu ! pas tant bigote, elle change de ton.
Et quoi…
Qui vous aimoit a pour vous de la haine.
On me hait ! mais, Madame…
On connaît votre Isméne.
Mon Isméne !
Il demande huit jours, & demeure deux mois.
Mon Isméne, bons Dieux ! ô parole cruelle !
St, st ; une autrefois battez moins la semelle
Monsieur.
Tes sots discours…
Je parle à cœur ouvert.
Il enrage tout vif de se voir découvert ;
Il ne se doutoit pas qu’on eût pu tout apprendre.
Et comment croyez-vous qu’on me nomme ?
Fourbe, artificieux, diseur de faussetés.
Puis qu’il ne répond rien, d’accord des qualités.
Il est vrai qu’à l’amour je n’ai pû satisfaire,
Mais par votre moyen si je trouve mon frere,
Pour rendre un juste hommage à de rares appas
Isméne…
Imposteur.
La servir est ma gloire, & l’aimer est ma joye :
Pour quelque autre beauté qui respire le jour
J’ai des civilités, & non pas de l’amour.
Son intérêt vous touche, & je vous en rens grace ;
Embrassez…
Et je vous ferai voir, dès ce jour, si je puis,
Comme Isméne me touche, & ce que je lui suis.
Vous verrez qu’à l’outrage une fille est sensible :
Qu’à ses vœux méprisés il n’est rien d’impossible ;
Et quoique depuis peu vous soyez à Paris,
Ainsi que votre nom je sçai votre logis ;
Pensez-y bien.
SCENE VIII.
De grace, ayez plus de tendresse.
Dites-moi qui des deux est Suivante ou Maîtresse ;
Je vous trouve bien faite, est-ce vous qu’elle sert ?
Oüi.
Madame…
Courage.
Les gaillardes.
Madame, écoutez en revanche…
Voyez-vous cette main au fin bout de ma manche ?
Elle pourroit tomber dessus votre museau ;
Allez-vous-en chercher votre frere jumeau :
Ou dessus cette joue un puissant cataplâme…
Adieu.
SCENE IX.
Connoissez-vous cette bonne Madame ?
Nullement.
Nullement ?
Je ne la vis jamais.
Songez bien…
Je ne la vis jamais en aucune maniére.
A la premiére vûë elle est bien familiére.
Des soufflets tout d’abord !
D’hier au soir seulement j’arrivai dans Paris.
De la nuit noire en Diable il étoit plus d’une heure.
Et déja toutes deux ont appris ma demeure
Crispin.
Garre après votre queuë un troupeau de Sergens.
Et si votre personne est par eux attrapée,
Vous aurez une femme, ou la tête coupée.
Ce n’est pas qu’entre nous je ne sçache fort bien
Qu’avec une Maitresse on ne fait souvent rien ;
Mais à votre prison pour donner une cause
Vous serez accusé d’avoir fait quelque chose ;
Et vous en sortirez, si le Ciel vous y met
Pour aller à la Noce, ou du moins au gibet.
Quoi ! tu penses qu’Isméne ait si peu de constance…
Je ne sçai, par ma foi, ce qu’il faut que je pense ;
Il faut bien vous aimer pour attendre toujours :
Et je trouve deux mois bien plus longs que huit jours.
En laissant à Lyon cette belle lionne,
Tu me créves le cœur, disiez-vous, ma Pouponne :
Mais enfin mon départ ne doit pas t’irriter,
Je te quitte un moment pour ne plus te quitter ;
Laisse agir mon amour, je te tire de peine,
Ou je me donne au Diable, & dans une semaine,
Mon Fanfan ; de mon frere ou la vie, ou la mort
Me remet le pouvoir de conclure mon sort,
De quelqu’un que je crois j’en aurai la nouvelle.
Depuis à vous attendre elle fait sentinelle,
Tandis qu’en galopant & par vaux & par monts
Nous passons vous & moi pour de francs vagabonds.
Voyez si la Donzelle a sujet de bien rire.
Ah ! Crispin, de ce frere on n’a pû me rien dire,
Je m’en meurs. Cependant va dedans mon logis,
On me veut faire piéce, & j’ai peur d’être pris :
Dis qu’il n’est pas besoin qu’aujourd’hui l’on m’attende.
Si je suis pris pour vous, & qu’après on me pende
Aussi ?
Te pendre ! à tort on l’auroit prétendu.
Et qu’importe comment on puisse être pendu ?
Soit à tort, soit à droit, n’est-ce pas toujours l’être ?
Tu te moques, te dis-je, obéis à ton Maître.
Je t’attends en ce lieu.
Mais, Monsieur…
Hâte-toi.
Daignez donc pour le moins me répondre de moi ;
Car enfin…
Crispin sort.
Attendant qu’il revienne allons voir Clidimace ;
Comme dans cette ville il a bien du crédit
Cet ami…
SCENE X.
Je reviens comme vous m’avez dit,
Est-ce fait ?
Que veux-tu ?
Je reviens.
Que je meure…
Dites en conscience, ai-je mis plus d’une heure ?
Que veux-tu, mon ami ? dis-le moi.
Je reviens.
Accordons un peu mieux tes discours & les miens ;
A tout ce que tu dis je ne puis rien comprendre.
Il ne vous souvient pas que je viens vous reprendre ?
Le secret de la Dame à la fin est-il sçû ?
Dites-moi.
Quel es-tu ?
Ragotin.
Passe ton chemin, passe.
Moi je vous connois.
Toi, me connoître ?
A peu prés.
Tu t’abuses, mon cher, ton erreur est extrême :
Passe.
Est-ce pas ?
Je commence à beaucoup m’ennuyer.
En gambades, je pense, il prétend me payer.
Je vous sers.
Tu me sers !
Hé nenni ?
Maraut…
Payez-moi donc ; & sortons quite à quite.
Je te dois quelque chose, insolent ! je vois bien…
Si vous me devez ! non, vous ne me devez rien.
Et qui peut me devoir quinze mois de mes gages ?
Laisse-là ta sottise ; en un mot tu m’outrages,
Je me fais violence, & je dois de ce pas…
Vous devez, il est vrai ; mais vous ne payez pas.
Sais-tu bien, goguenard, qu’à bons coups de nazardes,
Si tu railles encore, & que tu goguenardes,
Que de tes mots bouffons tu me fasses l’objet…
Je bouffonne ! Vraiment j’en ai bien du sujet !
Mis dehors, pas le soû ; ne sçavoir chez qui vivre…
Quoi ! vous vous en allez.
Et tu penses me suivre ?
Je le pense, & repense.
Que si tu l’entreprens, je te casse les bras ?
Suis-moi donc si tu veux ; viens, tu n’as rien à craindre.
Il sort.
SCENE XI.
Il ne faut que cela pour m’achever de peindre.
Peu courtois courtisan en chassant ton valet
Que la peste t’étouffe, & te saute au colet :
Qu’au fin fond des Enfers le grand diable te plonge.
Mais j’enrage de faim, à propos, quand j’y songe,
Pour branler la machoire, & nous faire laquais
Allons chercher fortune aux dégrés du Palais.