Les Nicandres, ou Les Menteurs qui ne mentent point/Acte II
ACTE II
SCENE PREMIERE.
La charmante Hipolite a pour moi de l’estime,
Et je n’ose répondre au beau feu qui l’anime !
A mon cruel serment tous mes sens occupés…
SCENE II.
Ou je vois l’infidéle, ou mes yeux sont trompés.
C’est lui-même, le traître ! A quoi rêve Nicandre ?
Et par quelle raison souhaiter de l’apprendre ?
Vous m’aimiez autrefois, & j’ai dû présumer…
Si je vous ai connu, j’ai bien pu vous aimer ;
Où vous ai-je pû voir ? tirez-moi d’une peine.
A Lyon.
A Lyon ! votre nom c’est…
Isméne.
J’ai beau pour vous connoître employer mes efforts…
Je ne vous parois pas ce que j’étois alors,
Vous sçavez que l’on change.
Mais c’est beaucoup changer qu’être méconnoissable ;
A Lyon j’ai pû faire un passable séjour,
Mais…
Mais, quoi qu’il en soit vous rêviez à l’amour ?
J’y rêvois, je l’avoue, une Dame si belle…
Vous l’aimez ?
Et vous êtes fidéle ?
Vouloir toute ma vie adorer ses appas…
Ingrat, c’est le paroître, & c’est ne l’être pas.
Ouvre les yeux.
Monsieur…
De ton frere, perfide, as-tu sçû quelques choses ?
Un langage si haut me rend tout interdit…
Ta maîtresse, infidéle, est dessous cet habit.
Vois Isméne, vois traître ; & que l’œil te dessille.
Quoi ! dessous cet habit j’aperçois une fille !
Ah ! Madame…
Ta honteuse inconstance a trahi ma vertu :
Sont-ce là ces huit jours ? est-ce là cette flamme…
Expliquez cette énigme, & de grace, Madame…
Cet énigme ? volage : ah cruel, plût aux Dieux !
Mais ton crime visible a-t-il rien de douteux
Infidéle ?
Mon crime !
Est-ce donc ta vertu que trahir ta Maitresse ?
Moi, trahir ma Maitresse ?
Oüi, toi, lâche.
Moi ?
Toi.
Je ne vous connois pas, & j’ignore pourquoi…
Tu ne me connois pas ? toi, perfide ? toi, traître ?
Hé bien, je veux t’apprendre à pouvoir me connoître ;
Et te faire toi-même à toi-même avoüer
Que tu m’as oubliée, & n’ai pû t’oublier.
Prens-y garde.
SCENE III.
J’ignore à quoi tend sa querelle
A l’entendre, autrefois je soupirai pour elle.
Moi, bons Dieux ! moi pour elle avoir pû soûpirer !
Je ne la vis jamais, & ne puis pénétrer…
Mais à quoi je m’amuse ? à quoi songe mon âme ?
Si j’ai quelques momens je les dois à ma flamme ;
Hipolite… Iacinte en ce lieu se fait voir ;
Iacinte…
SCENE IV.
Il dit mon nom ! qui vous l’a fait sçavoir ?
Vous me démaitressez, maître fourbe.
Où s’adresse…
Dites-moi qui des deux est suivante ou Maitresse ?
Je vous trouve bien faite, est-ce vous qu’elle sert ?
Parlez plus clairement ; avez-vous découvert…
Rien du tout.
D’où vient donc que je comprens à peine…
On connoît…
Quoi ? parlez, qui connoît-on ?
Isméne.
Je vous entens, Iacinte ; Hipolite sçait bien…
Que gens faits comme vous ne vaudront jamais rien.
Adieu, passe-volant.
Au malheureux Nicandre apprenez une chose.
J’allois voir Hipolite…
Hipolite ! vous !
Moi.
C’est bien fait.
Croyez-vous…
Je croi, si vous osez dans sa chambre paroître
Que vous n’en sortirez que par une fenêtre.
Hipolite piquée…
Elle ?
Non ; qui donc ? moi ?
Et qui l’a pû piquer ?
Vos discours outrageans, votre langue qui jouë…
Ma langue est imprudente, & je la désavouë ;
Non, je ne prétens pas qu’elle parle jamais,
S’il ne faut d’Hipolite applaudir les attraits.
Me hait-elle, Iacinte ? avoüez.
Pour vous aimer encore est peut être assez sote ;
Mais si j’en étois cruë…
Pour me bien obliger retournez sur vos pas.
Dites-lui tout l’excès de ma flamme amoureuse ;
Dites…
Monsieur.
Et ce sera…
Mentir justement comme il faut.
Puisque vous refusez d’aller dire que j’aime,
Offrez-moi le moyen de le dire moi-même.
Que je voye Hipolite, & lui puisse parler ;
Qu’un moment…
Vous l’aimez ?
Ou…
De vous croire moi-même en secret je rougis ;
Cependant sans façon je retourne au logis :
J’allois faire un message, & pour vous je differe ;
A propos, Hipolite accompagne son pere ;
Mais il peut la quitter, il ne faut qu’un instant…
A la prochaine rue un intime m’attend ;
Je m’en vais le trouver ; où vous dois-je reprendre ?
Dans une petite heure ayez soin de vous rendre…
Où dirai-je ? ici même, en ce coin à l’écart.
C’est assez, & de plus…
Et de plus, Dieu vous gard.
SCENE V.
Téméraire serment sors de cette memoire ;
Ne fais pas un obstacle à l’excès de ma gloire.
Depuis plus de six ans je me suis défendu…
SCENE VI.
Monsieur, vous ne serez ni roüé, ni pendu ;
Je n’ai vû ni recors, ni bourreau, ni charette.
Tout va bien.
A qui parle ?…
Dans la peur que j’avois d’être pris au colet,
J’ai joüé de finesse, & l’ai mis dans ma poche
Voyez vous ? Pour l’Hôtesse elle tourne la broche ;
Elle dit qu’en tout cas votre lit sera prêt ;
Que peut-être…
Où vas-tu ? d’où viens-tu ? dis-le moi toute à l’heure :
Et je croi…
Comme il fait le gausseur ! d’où je viens, me dit-il ?
Il a crû tout d’abord que j’étais Algoüazil ;
Et qu’en vrai pas de loup je venois le surprendre.
Sçais-tu bien, mon ami, qu’on me nomme Nicandre,
Et que l’on me déplaît quand on fait le badin ?
Sçavez-vous bien, Monsieur, qu’on m’appelle Crispin ?
Moi, je sçaurois ton nom ?
Et nous nous connoissons aussi-bien l’un que l’autre.
Camarade !…
Pays !
Dis-moi, traître, es-tu sou ?
Mon cher Maître avoüez que vous êtes bien fou.
Moi ton Maître !
Et qui donc ?
Je t’ai dit, mon ami, qu’on m’appelle Nicandre :
Qu’un sot conte me choque, & qu’enfin…
Je vous ai répondu qu’on me nomme Crispin.
Et ce nom de Crispin suffira pour m’apprendre…
Tout comme il me suffit de celui de Nicandre.
Mais de bien te connoître offre moi le moyen ;
Que veux-tu ? quel es-tu ?
Je suis ce que je suis ; qui que je sois, je m’aime.
Et je ne voudrois pas être autre que moi-même.
Je me garantis tel.
Mais pourquoi ?…
Puisque vous êtes vous, je puis bien être moi.
Mon valet…
Je le suis.
Ta folie est extrême.
A tout autre que vous, je dirois, fou toi-même !
Et je pense…
Et si je n’avois hâte, insolent… où vas-tu ?
Où vous-même allez-vous ? J’accompagne mon Maître.
Je dois, si je le suis, te le faire paroître :
Il t’en faut une preuve, impudent ; la voilà !
SCENE VII.
Il a parbleu raison, il le prouve par là.
Le secret est joli pour se bien faire croire !
De sa chienne de patte enfoncer ma machoire,
Et souffrir sans souffler, qu’il me donne un soufflet,
C’est bien être le Maître, & Crispin le valet.
Quelle peste de preuve il me force de prendre !
Ce bon frere frappart est sans doute Nicandre :
Ce sont là de ses coups, je les sens à leur poids :
J’en reçois reglément près de cent tous les mois ;
Et de tous ses soufflets ce n’est pas là le moindre.
Mais où Diable à présent le pourrai-je rejoindre ?
Sa valise restée au logis d’où je viens,
Où parmi ses habits sont aussi tous les miens.
En tout cas… Le voici la gueule enfarinée,
Le bon traître !
SCENE VIII.
Qu’heureuse est pour moi la journée !
Ah, Crispin ! un ami généreux, bien-faisant,
Et non pas un ami comme ceux d’à présent,
Dont la langue est dorée, & dont l’ame est de bouë ;
Mais un ami sincere, obligeant…
Ah la jouë !
De me voir Clidimace a les sens tous ravis ;
Dans sa propre maison il me donne un logis.
A tous mes intérêts tout entier il se vouë,
Et je veux ce qu’il veut, pour lui plaire.
Ah la jouë !
Quel sujet te fait plaindre, & pourquoi le cacher ?
C’est peut être une dent qu’il te faut arracher ;
Une dent peut suffire à gâter une bouche,
Songes-y. Mais répons sur le fait qui me touche ;
As-tu vû mon hôtesse, aura-t-elle tout prêt ?…
A cela, mon ami, je n’ai point d’intérêt ;
Où vas-tu ? d’où viens-tu ? dis le moi tout-à-l’heure.
Que me dit ce coquin ! Je t’assomme ou je meure :
Parle ; dois-je tout craindre, ou ne redouter rien ?
Mais de bien te connoître, offre-moi le moyen ;
Que veux-tu ? Quel es-tu ?
Je puis facilement te le faire connoître :
Et sans avoir besoin d’être si retenu…
Ah ! Démentibuleur ; je l’ai trop reconnu.
De ne pas l’ignorer à présent je me pique ;
Et ma jouë en peut être un témoin authentique.
Faire pleine recette à deux doigts de mon nez
D’un soufflet plantureux, & des mieux assenez ;
D’un soufflet qu’une main bien plus noire que blanche,
Depuis plus de six mois mitonnoit dans sa manche ;
D’un soufflet qui par terre quasi répandu…
Si vous ne le payez je veux être pendu.
Est-ce pure gageure : ou bien si tu déterres…
C’est gageure.
Gageure :
Il chante de rage.
Voyez-vous ? Mon cadet… Là, là, là, là, là, là.
SCENE IX.
Il vous attend, Madame, & c’est lui que voilà.
Avancez.
à Nicandre.
A vous voir je l’ai fait condescendre.
Prés d’une heure Hipolite a voulu s’en défendre,
Mais j’ai tant de vos feux appuyé le parti ;
J’ai tant dit que mes soins vous avoient pressenti ;
Tant de fois répété que toujours pour Isméne
Loin d’avoir de l’amour vous auriez de la haine…
De la haine pour elle ! Ah ! je brûle d’amour,
Non, non…
Je l’ai sçû d’Iacinte ; Isméne est pourtant belle.
Elle est toute charmante, & je n’adore qu’elle ;
Son aimable visage a des charmes si doux…
Il se moque, Madame ; il n’adore que vous
Il me l’a dit.
Moi ?
Vous.
Loin de vous avoir dit que j’adore Madame…
Quoi, vous n’avez pas dit à moi-même en ce lieu…
Rien du tout.
Le méchant homme !
Quoi…
Quand vous êtes venu pour lui rendre visite…
Moi visite ! Crispin pourra dire au besoin…
Je vous sers de valet, & non pas de témoin.
Mais tu sçais…
Mais je me tais.
A ton rapport sans doute il n’a pas consenti.
J’ai dit vrai, je vous jure ; & Nicandre a menti.
Je n’ai pas, grace à Dieu, la mémoire débile ;
Il falloit que pour lors son valet fût en ville
Lui seul en cette place il faisoit l’idiot.
Quand vous m’avez parlé j’étois seul ! Répons.
Mot.
Où donc, lors qu’Iacinte a commencé sa guerre,
Etois-tu ?
Dans le monde.
En quel lieu ?
Sur la terre.
L’endroit, c’est…
Dans la France ; à Paris, que je croi.
En présence…
En présence ? en présence de moi.
Mais perfide Crispin, le dessein où tu butes…
Il ressouvient toujours à Crispin de ses flutes.
Ils s’entendent, Madame ; un indice trop grand…
Si je lui déchargeois un bon moule de gand ;
Madame, laissez-moi lui bailler sur la crête.
Ne prends point de conseil que celui de ta tête ;
J’en suis de moitié ; rosse.
D’avoir pu vous apprendre où j’adresse mes vœux ;
Ne vous souvenez pas qu’Hipolite vous aime ;
Oubliez…
Vous m’aimez !
Ingrat ; & ma foiblesse est allée à ce point…
En vérité, Madame, il ne m’en souvient point.
Vous m’avez, dites-vous, adorable Hipolite…
Une feinte si basse, & m’outrage, & m’irrite.
Je ne suis pas Iacinte, & vous vous méprenez…
Paumez-lui moi la gueule, & lui cassez le nez.
Faut-il tant de façons ? J’en enrage d’envie ;
Son valet qui me pousse, à cela me convie.
Tu la pousses, perfide ? & ton cœur est si bas…
Moi, loin de la pousser je lui retiens le bras.
Elle a menti.
Le valet se goberge aussi-bien que le maître.
Oses-tu ?… Voyez-vous ? il fait signe des yeux…
Vous mentez comme un Diable impudente.
Moi ?
C’est le compte tout rond ; & ma jouë applatie…
Ah ! Maîtresse coureuse, ou du moins apprentie…
Quoi ! bélître…
Votre sexe, & Madame ont ici tout pouvoir.
Essayez, ma petite, à vous rendre plus sage.
Pour vous, c’est à regret que ma voix vous outrage ;
D’avoir pû vous choquer j’ai beaucoup de douleur ;
Et de peur qu’il n’arrive un semblable malheur,
Je sors.
A ton peste de bras qui n’a pas la main morte,
Je souhaite la galle & qui mine ton corps ;
A tes pieds tout crochus je souhaite des cors ;
A ta jambe un ulcere ; à ta cuisse une goutte ;
Que de toi desormais tout chacun se dégoûte ;
Je souhaite à ton ventre une canine faim,
Et que pas un mortel ne te donne du pain ;
Loin d’avoir des appas, & des charmes qui brillent,
Je souhaite à ton sein des tétons qui brandillent ;
A ton bas de visage un menton fort pointu ;
A tes dents une bréche à passer tout vêtu ;
A ton nez la roupie ; aux yeux cire ; au front crasse ;
Et que de tes cheveux dont tu tires ta grace
On fasse des licous au Bourreau de Paris,
Pour pendre les laquais qui sont au Paradis.
Peste de Cagne !
SCENE X.
Hé bien ?
Dépêchez vîtement de jouer votre rolle ;
Au secours ! à la force ! embrassez l’intérêt…
Tout va le mieux du monde, Isidore paroît ;
Isidore !
SCENE XI.
Il s’exhibe où le cri prend son être
Qu’est-ce ?
Il faut qu’assurément il vous ait entendu.
Eclaircis ta matiere à mon individu.
A ma mémoire active à comprendre la chose,
De sa voix attractive incorpore la cause.
Articule tes mots, & divulgue le fait :
Puis après de la cause on descend à l’effet.
Déduis ta malencontre en maniere succincte.
Il est venu… Monsieur, demandez à Iacinte.
Oculaire témoin du malheur qu’elle tait,
Toi, qui peut à son pere inculquer son secret,
De le développer j’interpelle ton ame.
Il est venu… Monsieur, demandez à Madame.
J’appréhende si fort de vous voir indigné,
Qu’enfin…
Ma géniture, aurois-tu forligné ?
Ah !
Ah !
D’où dérive…
Et puisqu’un prompt remede est ici de saison,
Vous forcerez le traître à m’en faire raison.