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Les Noces chymiques de Christian Rosenkreutz/Jour 4

La bibliothèque libre.
Traduction par Auriger.
Chacornac Frères (Les Écrits rosicruciens) (p. 68-86).

QUATRIÈME JOUR


Je reposais encore sur ma couche en regardant tranquillement les tableaux et les statues admirables quand j’entendis soudain les accords de la musique et le son du triangle ; on aurait cru que la procession était déjà en marche. Alors mon page sauta de son lit comme un fou, avec un visage si bouleversé qu’il ressemblait bien plus à un mort qu’à un vivant. Qu’on s’imagine mon désarroi lorsqu’il me dit qu’à l’instant même mes compagnons étaient présentés au Roi. Je ne pus que pleurer à chaudes larmes et maudire ma propre paresse, tout en m’habillant à la hâte. Cependant mon page fut prêt bien avant moi et sortit de l’appartement en courant pour voir où en étaient les choses. Il revint bientôt avec l’heureuse nouvelle que rien n’était perdu, que j’avais seulement manqué le déjeuner parce qu’on n’avait pas voulu me réveiller à cause de mon grand âge, mais qu’il était temps de le suivre à la fontaine où mes compagnons étaient déjà assemblés pour la plupart. À cette nouvelle je repris mon calme ; j’eus donc bientôt achevé ma toilette et je suivis mon page à la fontaine.

Après les salutations d’usage, la vierge me plaisanta de ma paresse et me conduisit par la main à la fontaine. Alors je constatai qu’au lieu de son épée, le lion tenait une grande dalle gravée. Je l’examinai avec soin et je découvris qu’elle avait été prise parmi les monuments antiques et placée ici pour cette circonstance. La gravure était un peu effacée à cause de son ancienneté ; je la reproduis ici exactement pour que chacun puisse y réfléchir.


PRINCE HERMÈS,
APRÈS TOUT LE DOMMAGE
FAIT AU GENRE HUMAIN,
RÉSOLU PAR DIEU :

PAR LE SECOURS DE L’ART,
JE SUIS DEVENU REMÈDE SALUBRE ;
JE COULE ICI.

Boive qui peut de mes eaux ; s’en lave qui veut ;
les trouble qui l’ose.
BUVEZ, FRÈRES, ET VIVEZ.[1]



Cette inscription était donc facile à lire et à comprendre ; aussi l’avait-on placée ici, parce qu’elle était plus aisée à déchiffrer qu’aucune autre.

Après nous être lavés d’abord à cette fontaine, nous bûmes dans une coupe tout en or. Puis nous retournâmes avec la vierge dans la salle pour y revêtir des habits neufs. Ces habits avaient des parements dorés et brodés de fleurs ; en outre chacun reçut une deuxième Toison d’or garnie de brillants, et de toutes ces Toisons se dégageaient des influences selon leur puissance opérante particulière. Une lourde médaille en or y était fixée ; sur la face on voyait le soleil et la lune face à face ; le revers portait ces mots : Le rayonnement de la Lune égalera le rayonnement du Soleil ; et le rayonnement du Soleil deviendra sept fois plus éclatant. Nos anciens ornements furent déposés dans des cassettes et confiés à la garde de l’un des serviteurs. Puis notre vierge nous fit sortir dans l’ordre.

Devant la porte les musiciens habillés de velours rouge à bordure blanche nous attendaient déjà. On ouvrit alors une porte — que j’avais toujours vue fermée auparavant, — donnant sur l’escalier du Roi.

La vierge nous fit entrer avec les musiciens et monter trois cent soixante-cinq marches. Dans cet escalier de précieux travaux artistiques étaient réunis ; plus nous montions plus les décorations étaient admirables ; nous atteignîmes enfin une salle voûtée embellie de fresques.

Les soixante vierges, toutes vêtues richement, nous y attendaient ; elles s’inclinèrent à notre approche et nous leur rendîmes leur salut du mieux que nous pûmes ; puis on congédia les musiciens qui durent redescendre l’escalier.

Alors, au son d’une petite clochette, une belle vierge parut et donna une couronne de laurier à chacun de nous ; mais à notre vierge elle en remit une branche. Puis un rideau se souleva et j’aperçus le Roi et la Reine.

Quelle n’était la splendeur de leur majesté !

Si je ne m’étais souvenu des sages conseils de la reine d’hier, je n’aurais pu m’empêcher, débordant d’enthousiasme, de comparer au ciel cette gloire indicible. Certes, la salle resplendissait d’or et de pierreries ; mais le Roi et la Reine étaient tels que mes yeux ne pouvaient soutenir leur éclat. J’avais contemplé, jusqu’à ce jour, bien des choses admirables, mais ici les merveilles se surpassaient les unes les autres, telles les étoiles du ciel.

Or, la vierge s’étant approchée, chacune de ses compagnes prit l’un de nous par la main et nous présenta au Roi avec une profonde révérence ; puis la vierge parla comme suit :

« En l’honneur de Vos Majestés Royales, Très Gracieux Roi et Reine, les seigneurs ici présents ont affronté la mort pour parvenir jusqu’à Vous. Vos Majestés s’en réjouiront à bon droit car, pour la plupart, ils sont qualifiés pour agrandir le royaume et le domaine de Vos Majestés, comme Elles pourront s’en assurer en éprouvant chacun. Je voudrais donc les présenter très respectueusement à Vos Majestés, avec l’humble prière de me tenir quitte de ma mission et de bien vouloir prendre connaissance de la manière dont je l’ai accomplie, en interrogeant chacun ». Puis elle déposa sa branche de laurier.

Maintenant, il aurait été convenable que l’un de nous dise aussi quelques mots. Mais comme nous étions tous trop émus pour prendre la parole, le vieil Atlas finit par s’avancer et dit au nom du Roi :

« Sa Majesté Royale se réjouit de votre arrivée et vous accorde sa grâce royale, à vous tous réunis ainsi qu’à chacun en particulier. Elle est également très satisfaite de l’accomplissement de ta mission, chère vierge, et, comme récompense, il te sera réservé un don du Roi. Sa Majesté pense cependant que tu devrais les guider aujourd’hui encore car ils ne peuvent avoir qu’une grande confiance en toi ».

La vierge reprit donc humblement la branche de laurier et nous nous retirâmes pour la première fois, accompagnés par nos vierges.

La salle était rectangulaire à l’avant, cinq fois aussi large que longue, mais, au bout elle prenait la forme d’un hémicycle, complétant ainsi, en plan, l’image d’un porche ; dans l’hémicycle, on avait disposé suivant la circonférence du cercle trois admirables sièges royaux ; celui du milieu était un peu surélevé.

Le premier siège était occupé par un vieux roi à barbe grise, dont l’épouse était par contre très jeune et admirablement belle.

Un roi noir, dans la force de l’âge était assis sur le troisième siège ; à son côté on voyait une vieille petite mère, non couronnée, mais voilée.

Le siège du milieu était occupé par deux adolescents ; ils étaient couronnés de lauriers et au-dessus d’eux était suspendu un grand et précieux diadème. Ils n’étaient pas aussi beaux à ce moment que je me l’imaginais, mais ce n’était pas sans raison.

Plusieurs hommes, des vieillards pour la plupart, avaient pris place derrière eux sur un banc circulaire. Or, chose surprenante, aucun d’eux ne portait d’épée ni d’autre arme ; en outre je ne vis point de garde du corps, sinon quelques vierges qui avaient été parmi nous hier et qui s’étaient placées le long des deux bas-côtés aboutissant à l’hémicycle.

Je ne puis omettre ceci : Le petit Cupidon y voletait. La grande couronne exerçait un attrait particulier sur lui ; on l’y voyait voltiger et tournoyer de préférence. Parfois il s’installait entre les deux amants, en leur montrant son arc en souriant ; quelquefois même il faisait le geste de vous viser avec cet arc ; enfin ce petit dieu était si malicieux qu’il ne ménageait même pas les petits oiseaux qui volaient nombreux dans la salle, mais il les tourmentait chaque fois qu’il le pouvait. Il faisait la joie et la distraction des vierges ; quand elles pouvaient le saisir il ne s’échappait pas sans peine. Ainsi toute réjouissance et tout plaisir venaient de cet enfant.

Devant la Reine se trouvait un autel de dimensions restreintes mais d’une beauté incomparable ; sur cet autel un livre couvert de velours noir rehaussé de quelques ornements en or très simples ; à côté une petite lumière dans un flambeau d’ivoire. Cette lumière quoique toute petite brûlait, sans s’éteindre jamais, d’une flamme tellement immobile que nous ne l’eussions point reconnu pour un feu si l’espiègle Cupidon n’avait soufflé dessus de temps en temps. Près du flambeau se trouvait une sphère céleste, tournant autour de son axe ; puis une petite horloge à sonnerie près d’une minuscule fontaine en cristal, d’où coulait à jet continu une eau limpide couleur rouge sang. À côté, une tête de mort, refuge d’un serpent blanc, tellement long que malgré qu’il fit le tour des autres objets, sa queue était encore engagée dans l’un des yeux, alors que sa tête rentrait dans l’autre. Il ne sortait donc jamais complètement de la tête de mort, mais quand Cupidon s’avisait à le pincer, il y rentrait avec une vitesse stupéfiante.

En outre de ce petit autel, on remarquait ça et là dans la salle des images merveilleuses, qui se mouvaient comme si elles étaient vivantes avec une fantaisie tellement étonnante qu’il m’est impossible de la dépeindre ici. Ainsi, au moment où nous sortions, un chant tellement suave s’éleva dans la salle que je ne saurais dire s’il s’élevait du chœur des vierges qui y étaient restées ou des images mêmes.

Nous quittâmes donc la salle avec nos vierges, heureux et satisfaits de cette réception ; nos musiciens nous attendaient sur le palier et nous descendîmes en leur compagnie ; derrière nous la porte fut fermée et verrouillée avec soin.

Quand nous fûmes de retour dans notre salle, l’une des vierges s’exclama :

« Ma sœur, je suis étonnée que tu aies osé te mêler à tant de monde ».

— « Chère sœur », répondit notre présidente, « celui-ci m’a fait plus de peur qu’aucun autre ».

Et ce disant elle me désigna. Ces paroles me firent de la peine car je compris qu’elle se moquait de mon âge ; j’étais en effet le plus âgé. Mais elle ne tarda pas à me consoler avec la promesse de me débarrasser de cette infirmité à condition de rester dans ses bonnes grâces.

Puis le repas fut servi et chacun prit place à côté de l’une des vierges dont la conversation instructive absorba toute notre attention ; mais je ne puis trahir les sujets de leurs causeries et de leurs distractions. Les questions de la plupart de mes compagnons avaient trait aux arts ; j’en conclus donc que les occupations favorites de tous, tant jeunes que vieux, se rattachaient à l’art. Mais moi, j’étais obsédé par la pensée de pouvoir redevenir jeune et j’étais un peu plus triste à cause de cela. La vierge s’en aperçut fort bien et s’écria :

« Je sais bien ce qui manque à ce jouvenceau. Que gagez-vous qu’il sera plus gai demain, si je couche avec lui la nuit prochaine ? »

À ces mots elles partirent d’un éclat de rire et quoique le rouge me montât au visage, je dus rire moi-même de ma propre infortune. Mais l’un de mes compagnons se chargea de venger cette offense et dit :

« J’espère que non seulement les convives, mais aussi tes vierges ici présentes ne refuseront pas de témoigner pour notre frère et certifieront que notre présidente lui a formellement promis de partager sa couche cette nuit ».

Cette réponse me remplit d’aise ; la vierge répliqua :

« Oui, mais il y a mes sœurs ; elles ne me permettraient jamais de garder le plus beau sans leur consentement ».

— « Chère sœur », s’écria l’une d’elles, « nous sommes ravies de constater que ta haute fonction ne t’a pas rendue fière. Avec ta permission, nous voudrions bien tirer au sort les seigneurs que voici, afin de les partager entre nous comme compagnons de lit ; mais tu auras, avec notre consentement, la prérogative de garder le tien ».

Cessant de plaisanter sur ce sujet nous reprenions notre conversation ; mais notre vierge ne put nous laisser tranquilles et recommença aussitôt :

« Mes seigneurs, si nous laissions à la fortune le soin de désigner ceux qui dormiront ensemble aujourd’hui ? »

— « Eh bien ! » dis-je, « s’il le faut absolument nous ne pouvons refuser cette offre ».

Nous convînmes d’en faire l’expérience aussitôt après le repas ; alors aucun de nous ne voulant s’y attarder plus longtemps, nous nous levâmes de table ; de même nos vierges. Mais notre présidente nous dit :

« Non, le temps n’en est pas encore venu. Voyons cependant comment la fortune nous assemblera ».

Nous quittâmes nos compagnes pour discuter sur la manière de réaliser ce projet, mais cela était bien inutile et les vierges nous avaient séparés d’elles à dessein. En effet, la présidente nous proposa bientôt de nous placer en cercle dans un ordre quelconque ; elle nous compterait alors en commençant par elle-même et le septième devrait se joindre au septième suivant, quel qu’il fût. Nous ne nous aperçûmes d’aucune supercherie ; mais les vierges étaient tellement adroites qu’elles parvinrent à prendre des places déterminées tandis que nous pensions être bien mêlés et placés au hasard. La vierge commença donc à compter ; après elle, la septième personne fut une vierge, en troisième lieu encore une vierge et cela continua ainsi jusqu’à ce que toutes les vierges fussent sorties, à notre grand ébahissement, sans que l’un de nous eût quitté le cercle. Nous restions donc seuls, en butte à la risée des vierges, et nous dûmes confesser que nous avions été trompés fort habilement. Car il est certain que quiconque nous aurait vu dans notre ordre aurait plutôt supposé que le ciel s’écroulerait que de nous voir tous éliminés. Le jeu se termina donc ainsi et il fallut laisser rire les vierges à nos dépens.

Cependant le petit Cupidon vint nous rejoindre de la part de Sa Majesté Royale, sur l’ordre de Qui une coupe circula parmi nous ; il pria notre vierge de se rendre près du Roi et nous déclara qu’il ne pouvait rester plus longtemps en notre compagnie pour nous distraire. Mais la gaieté étant communicative, mes compagnons organisèrent rapidement une danse, avec l’assentiment des vierges. Je préférais rester à l’écart et je prenais grand plaisir à les regarder ; car, à voir mes mercurialistes se mouvoir en cadence, on les aurait pris pour des maîtres en cet art.

Mais bientôt notre présidente revint et nous annonça que les artistes et les étudiants s’étaient mis à la disposition de Sa Majesté Royale pour donner, avant Son départ, une comédie joyeuse en Son honneur et pour Son plaisir ; il serait agréable à Sa Majesté Royale et Elle nous serait gracieusement reconnaissante si nous voulions bien assister à la représentation et accompagner Sa Majesté à la Maison Solaire. En remerciant très respectueusement pour l’honneur qu’on nous faisait, nous offrîmes bien humblement nos faibles services, non seulement dans le cas présent mais en toutes circonstances. La vierge se chargea de cette réponse et revint bientôt avec l’ordre de nous ranger sur le passage de Sa Majesté Royale. On nous y conduisit bientôt et nous n’attendîmes pas la procession royale car elle y était déjà ; les musiciens ne l’accompagnaient pas.

En tête du cortège s’avançait la reine inconnue qui avait été parmi nous hier, portant une petite couronne précieuse et revêtue de satin blanc ; elle ne tenait rien qu’une croix minuscule faite d’une petite perle, qui avait été placée entre le jeune Roi et sa fiancée ce jour même. Cette reine était suivie des six vierges nommées plus haut qui marchaient en deux rangs et portaient les joyaux du Roi que nous avions vus exposés sur le petit autel. Puis vinrent les trois rois, le fiancé étant au milieu. Il était mal vêtu, en satin noir, à la mode italienne, coiffé d’un petit chapeau rond noir, garni d’une petite plume noire et pointue. Il se découvrit amicalement devant nous, afin de nous montrer sa condescendance ; nous nous inclinâmes comme nous l’avions fait auparavant. Les rois étaient suivis des trois reines dont deux étaient vêtues richement ; par contre le troisième qui s’avançait entre les deux autres, était tout en noir et Cupidon lui portait la traîne. Puis on nous fit signe de suivre. Après nous vinrent les vierges et enfin le vieil Atlas ferma la procession.

C’est ainsi qu’on nous conduisit par maints passages admirables à la Maison du Soleil ; et là nous prîmes place sur une estrade merveilleuse, non loin du Roi et de la Reine, pour assister à la comédie. Nous nous tenions à la droite des rois : — mais séparés d’eux, — les vierges à notre droite, excepté celles à qui la Reine avait donné des insignes. À ces dernières, des places particulières étaient réservées tout en haut ; mais les autres serviteurs durent se contenter des places entre les colonnes, tout en bas.

Cette comédie suggère bien des réflexions particulières ; je ne puis donc omettre d’en rappeler ici brièvement le sujet.

Premier acte

Un vieux roi apparaît entouré de ses serviteurs ; on apporte devant son trône un petit coffret que l’on dit avoir trouvé sur l’eau. On l’ouvre et on y découvre une belle enfant, puis à côté de quelques joyaux, une petite missive en parchemin, adressée au roi. Le roi rompt le cachet aussitôt et, ayant lu la lettre, se met à pleurer. Puis il dit à ses courtisans que le roi des nègres a envahi et dévasté le royaume de sa cousine, et exterminé toute la descendance royale sauf cette enfant.

Or, le roi avait fait le projet d’unir son fils à la fille de sa cousine ; il jure donc une inimitié éternelle au nègre et à ses complices et décide de se venger. Il ordonne ensuite que l’on élève l’enfant avec soin et que l’on fasse des préparatifs de guerre contre le nègre.

Ces préparatifs, ainsi que l’éducation de la fillette — elle fut confiée à un vieux précepteur dès qu’elle eut grandi un peu, — emplissent tout le premier acte par leur développement plein de finesse et d’agrément.

Entr’acte

Combat d’un lion et d’un griffon ; nous vîmes parfaitement que le lion fut vainqueur.

Deuxième acte

Chez le roi nègre ; ce perfide vient d’apprendre avec rage que le meurtre n’est pas resté secret et que, de plus, une fillette lui a échappé par ruse. Il réfléchit donc aux artifices qu’il pourrait employer contre son puissant ennemi ; il écoute ses conseillers, gens pressés par la famine qui se sont réfugiés près de lui. Contre toute attente la fillette tombe donc de nouveau dans ses mains et il la ferait mettre à mort immédiatement s’il n’était trompé d’une manière fort singulière par ses propres courtisans. Cet acte se termine donc par le triomphe du nègre.

Troisième acte

Le roi réunit une grande armée et la met sous les ordres d’un vieux chevalier valeureux. Ce dernier fait irruption dans le royaume du nègre, délivre la jeune fille de sa prison et l’habille richement. On élève ensuite rapidement une estrade admirable et on y fait monter la vierge. Bientôt arrivent douze envoyés du roi. Alors le vieux chevalier prend la parole et apprend à la vierge comment son très gracieux Seigneur, le Roi, ne l’avait pas seulement délivrée une seconde fois de la mort, après lui avoir donné une éducation royale, — et ceci quoiqu’elle ne se soit pas toujours conduite comme elle l’aurait dû — mais encore que Sa Majesté Royale l’avait choisie comme épouse pour son jeune seigneur et fils et donnait ordre de préparer les fiançailles ; celles-ci devaient avoir lieu dans certaines conditions. Puis, dépliant un parchemin, il donne lecture de ces conditions, qui seraient bien dignes d’être relatées ici si cela ne nous entraînait trop loin.

Bref, la vierge prête le serment de les observer fidèlement et remercie en outre avec grâce pour l’aide et les faveurs qui lui ont été accordées.

Cet acte se termine par des chants à la louange de Dieu, du Roi et de la vierge.

Entr’acte

On nous montra les quatre animaux de Daniel tels qu’ils lui apparurent dans sa vision et tels qu’il les décrit minutieusement. Tout cela a une signification bien déterminée.

Quatrième acte

La vierge a repris possession de son royaume perdu ; on la couronne et elle paraît sur la place dans toute sa magnificence au milieu de cris de joie. Ensuite les ambassadeurs, en grand nombre font leur entrée pour lui transmettre des vœux de bonheur et pour admirer sa magnificence. Mais elle ne persévère pas longtemps dans la piété car elle recommence déjà à jeter des regards effrontés autour d’elle, à faire des signes aux ambassadeurs et aux seigneurs, et, vraiment, elle ne montre aucune retenue.

Le nègre, bientôt instruit des mœurs de la princesse en tire parti adroitement. Cette dernière, trompant la surveillance de ses conseillers, se laisse aveugler facilement par une promesse fallacieuse, de sorte que, pleine de défiance pour son Roi, elle se livre peu à peu, et en secret, au nègre. Alors celui-ci accourt et quand elle a consenti à reconnaître sa domination, il parvient par elle à subjuguer tout le royaume. Dans la troisième scène de cet acte il la fait emmener, puis dévêtir complètement, attacher au pilori sur un grossier échafaud et fouetter ; finalement il la condamne à mort.

Tout cela était si pénible à voir que les larmes vinrent aux yeux à beaucoup des nôtres.

Ensuite la vierge est jetée toute nue dans une prison pour y attendre la mort par le poison. Or ce poison, ne la tue pas mais la rend lépreuse.

Ce sont donc des événements lamentables qui se déroulent au cours de cet acte.

Entr’acte

On exposa un tableau représentant Nabuchodonosor portant des armes de toutes sortes, à la tête, à la poitrine, au ventre, aux jambes, aux pieds, etc… Nous en reparlerons par la suite.

Cinquième acte

On apprend au jeune roi ce qui s’est passé entre sa future épouse et le nègre. Il intervient aussitôt auprès de son père avec la prière de ne point la laisser dans cette affliction. Le père ayant accédé à ce désir, des ambassadeurs sont envoyés pour consoler la malade dans sa prison et aussi pour la réprimander pour sa légèreté. Mais elle ne veut pas les accueillir et consent à devenir la concubine du nègre. Tout cela est rapporté au roi.

Voici maintenant un chœur de fous, tous munis de leur bâton ; avec ces bâtons ils échafaudent une grande sphère terrestre et la démolissent aussitôt. Et cela fut une fantaisie fine et amusante.

Sixième acte

Le jeune roi provoque le nègre en combat. Le nègre est tué, mais le jeune roi est également laissé pour mort. Cependant il reprend ses sens, délivre sa fiancée et s’en retourne pour préparer les noces ; en attendant il la confie à son intendant et à son aumônier.

D’abord l’intendant la tourmente affreusement, puis c’est le tour du moine qui devient si arrogant qu’il veut dominer tout le monde.

Dès que le jeune roi en a connaissance, il dépêche en toute hâte un envoyé qui brise le pouvoir du prêtre et commence à parer la fiancée pour les noces.

Entr’acte

On nous présenta un éléphant artificiel énorme, portant une grande tour, remplie de musiciens ; nous le regardâmes avec plaisir.

Septième et dernier acte

Le fiancé paraît avec une magnificence inimaginable ; — je me demande comment on put réaliser cela. — La fiancée vient à sa rencontre avec la même solennité. Autour d’eux le peuple crie : Vivat Sponsus, vivat Sponsa.

C’est ainsi que, par cette comédie, les artistes fêtaient d’une manière superbe le Roi et la Reine, et — je m’en aperçus aisément — ils y étaient très sensibles.

Enfin les artistes firent encore quelquefois le tour de la scène dans cette apothéose et, à la fin, ils chantèrent en chœur,

I

Ce jour nous apporte une bien grande joie avec les noces du Roi ; chantez donc tous pour que résonne : Bonheur à celui qui nous la donne.

II

La belle fiancée que nous avons attendue si longtemps lui est unie maintenant. Nous avons lutté mais nous touchons au but. Heureux celui qui regarde en avant.

III

Et maintenant qu’ils reçoivent nos vœux. Que votre union soit prospère ; elle fut assez longtemps en tutelle. Multipliez-vous dans cette union loyale pour que mille rejetons naissent de votre sang.

Et la comédie prit fin au milieu des acclamations et de la gaieté générale et à la satisfaction particulière des personnes royales.

Le jour était déjà à son déclin quand nous nous retirâmes dans l’ordre de notre arrivée ; mais, loin d’abandonner le cortège, nous dûmes suivre les personnes royales par l’escalier dans la salle où nous avions été présentés. Les tables étaient déjà dressées avec art et, pour la première fois, nous fûmes conviés à la table royale. Au milieu de la salle se trouvait le petit autel avec les six insignes royaux que nous avions déjà vus.

Le jeune roi se montra constamment très gracieux envers nous. Cependant il n’était guère joyeux, car, tout en nous adressant la parole de temps en temps, il ne put s’empêcher de soupirer à plusieurs reprises, ce dont le petit Cupidon le plaisanta. Les vieux rois et les vieilles reines étaient très graves ; seule, l’épouse de l’un d’eux était assez vive, chose dont j’ignorais la raison.

Les personnes royales prirent place à la première table ; nous nous assîmes à la seconde ; à la troisième, nous vîmes quelques dames de la noblesse. Toutes les autres personnes, hommes et jeunes filles, assuraient le service. Et tout se passa avec une telle correction et d’une manière si calme et si grave que j’hésite d’en parler de crainte d’en dire trop. Je dois cependant relater que les personnes royales s’étaient habillées de vêtements d’un blanc éclatant comme la neige et qu’elles avaient pris place à table ainsi vêtues. La grande couronne en or était suspendue au-dessus de la table et l’éclat des pierreries dont elle était ornée, aurait suffi pour éclairer la salle sans autre lumière.

Toutes les lumières furent allumées à la petite flamme placée sur l’autel, j’ignore pourquoi. En outre j’ai bien remarqué que le jeune roi fit porter des aliments au serpent blanc sur l’autel, à plusieurs reprises, et cela me fit réfléchir beaucoup. Le petit Cupidon faisait presque tous les frais de la conversation à ce banquet ; il ne laissa personne en repos, et moi en particulier. À chaque instant il nous étonna par quelque nouvelle trouvaille.

Mais il n’y avait aucune joie sensible et tout se passait dans le calme. Je pressentis un grand danger et l’absence de musique augmenta mon appréhension, qui s’aviva encore quand on nous donna l’ordre de nous contenter de donner une réponse courte et nette si l’on nous interrogeait. En somme tout prenait un air si étrange que la sueur perla sur tout mon corps et je crois que le courage aurait manqué à l’homme le plus audacieux.

Le repas touchait presqu’à sa fin, quand le jeune roi ordonna qu’on lui remit le livre placé sur l’autel et il l’ouvrit. Puis il nous fit demander encore une fois par un vieillard si nous étions bien déterminés à rester avec lui dans l’une et l’autre fortune. Et quand, tout tremblants, nous eûmes répondu affirmativement, il nous fit demander tristement si nous voulions nous lier par notre signature. Il nous était impossible de refuser ; d’ailleurs il devait en être ainsi. Alors nous nous levâmes à tour de rôle et chacun apposa sa signature sur ce livre.

Dès que le dernier eut signé, on apporta une fontaine en cristal et un petit gobelet également en cristal. Toutes les personnes royales y burent, chacune selon son rang ; on nous le présenta ensuite, puis pour finir à tous ceux qui étaient présents. Et cela fut l’épreuve du silence[2].

Alors toutes les personnes royales nous tendirent la main en nous disant que, vu que nous ne tiendrions plus à elles dorénavant, nous ne les reverrions plus jamais ; ces paroles nous mirent les larmes aux yeux. Mais notre présidente protesta hautement en notre nom, et les personnes royales en furent satisfaites.

Tout à coup une clochette tinta ; aussitôt nos hôtes royaux pâlirent si effroyablement que nous avons failli nous évanouir de peur. Elles changèrent leurs vêtements blancs contre des robes entièrement noires ; puis la salle entière fut tendue de velours noir ; le sol fut couvert de velours noir et on garnit de noir la tribune également. — Tout cela avait été préparé à l’avance.

Les tables furent enlevées et les personnes présentes prirent place sur le banc. Nous nous revêtîmes de robes noires. Alors notre présidente, qui venait de sortir, revint avec six bandeaux de taffetas noir et banda les yeux aux six personnes royales.

Dès que ces dernières furent privées de l’usage de leurs yeux, les serviteurs apportèrent rapidement six cercueils recouverts et les disposèrent dans la salle. Au milieu on posa un billot noir et bas.

Enfin un géant, noir comme le charbon, entra dans la salle ; il tenait dans sa main une hache tranchante. Puis le vieux roi fut conduit le premier au billot et la tête lui fut tranchée subitement et enveloppée dans un drap noir. Mais le sang fut recueilli dans un grand bocal en or que l’on posa près de lui dans le cercueil. On ferma le cercueil et on le plaça à part.

Les autres subirent le même sort et je frémis à la pensée que mon tour arriverait également. Mais il n’en fut rien ; car, dès que les six personnes furent décapitées, l’homme noir se retira ; il fut suivi par quelqu’un qui le décapita à son tour juste devant la porte et revint avec sa tête et la hache que l’on déposa dans une petite caisse.

Ce furent, en vérité, des noces sanglantes. Mais, dans l’ignorance de ce qui allait advenir, je dus dominer mes impressions et réserver mon jugement. En outre, notre vierge, voyant que quelques-uns d’entre nous perdaient la foi et pleuraient, nous invita au calme. Elle ajouta :

« La vie de ceux-ci est maintenant en vos mains. Croyez-moi et obéissez-moi ; alors leur mort donnera la vie à beaucoup ».

Puis elle nous pria de goûter le repos et de laisser tout souci, car ce qui s’était passé était pour leur bien. Elle nous souhaita donc une bonne nuit et nous annonça qu’elle veillerait les morts. Nous conformant à ses désirs nous suivîmes nos pages dans nos logements respectifs.

Mon page m’entretint avec abondance de nombreux sujets dont je me souviens fort bien. Son intelligence m’étonna au plus haut point ; mais je finis par remarquer qu’il cherchait à provoquer mon sommeil ; je fis donc semblant de dormir profondément, mais mes yeux étaient libres de sommeil car je ne pouvais oublier les décapités.

Or, ma chambre donnait sur le grand lac, de sorte que de mon lit, placé près de la fenêtre, je pus facilement en parcourir toute l’étendue du regard. À minuit, à l’instant précis où les douze coups sonnèrent, je vis subitement un grand feu sur le lac ; saisi de peur, j’ouvris rapidement la fenêtre. Alors je vis au loin sept navires emplis de lumière qui s’approchaient. Au-dessus de chaque vaisseau brillait une flamme qui voletait ça et là et descendait même de temps en temps ; je compris aisément que c’étaient les esprits des décapités.

Les vaisseaux s’approchèrent doucement du rivage avec leur unique pilote. Lorsqu’ils abordèrent, je vis notre vierge s’en approcher avec une torche ; derrière elle on portait les six cercueils fermés et la caisse, qui furent déposés dans les sept vaisseaux.

Je réveillai alors mon page qui m’en remercia vivement ; il avait fait beaucoup de chemin dans la journée, de sorte que, tout en étant prévenu, il aurait bien pu dormir pendant que se déroulaient ces événements.

Dès que les cercueils furent posés dans les navires, toutes les lumières s’éteignirent. Et les six flammes naviguèrent par delà le lac ; dans chaque vaisseau l’on ne voyait plus qu’une petite lumière en vigie. Alors quelque cent gardiens s’installèrent près du rivage et renvoyèrent la vierge au château. Celle-ci mit tous les verrous avec soin ; j’en conclus aisément qu’il n’y aurait plus d’autres événements avant le jour. Nous cherchâmes donc le repos.

Et, de tous mes compagnons, nul que moi n’avait son appartement sur le lac ; et seul j’avais vu cette scène. Mais j’étais tellement fatigué que je m’endormis malgré mes multiples préoccupations.

  1. Hermes Princeps, post tot illata generi humano damna, Dei consilio : Artisque adminiculo, medecina salubris factus ; heic fluo. Bibat ex me qui potest ; lavet qui vult ; bibite Fratres, et vivite.
  2. Haustus silentii