Les Nuits d’Orient/Le Diamant aux mille facettes/3

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 159-169).
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Killy et Katrina

Killy et Katrina.



L’histoire d’Héro et de Léandre est une légende de tous les pays. Léandre traversait, toutes les nuits, à la nage, le détroit d’Abydos ; Killy faisait une chose plus facile ; toutes les nuits, il traversait, sur une barque, le lac de Ben-Lomon, en Écosse : il lui était impossible de se servir de voile pour ce petit voyage, car on sait qu’un vent perpétuel, descendu des cimes neigeuses d’Arthur-Hill, désole pendant l’hiver ces parages humides, et briserait le mât le plus solide taillé dans le chantier de Chatam. Il fallait pousser la barque à la rame, et lutter contre des vagues qui submergeaient la frêle coquille à chaque instant.

Killy surmontait avec courage et joie tous ces obstacles, parce qu’il allait revoir sa jeune fiancée à Cold-Stream, de l’autre côté du lac. L’œil fixé sur un foyer de broussailles, allumé comme un phare sur le rivage voisin, Killy souriait aux embûches du lac, et puisait, à chaque effort, une énergie nouvelle dans son amour.

Killy ne courait pas les mêmes dangers que Léandre ; sa barque ne risquait pas d’être submergée ; mais dans la plus violente tempête, elle suivait les vagues dans leurs fougueuses ondulations, et remontait toujours à leurs cimes ; cependant au milieu d’un hiver polaire, le froid était si rigoureux sur le lac que le jeune Killy, malgré son éducation robuste, était obligé de couvrir ses épaules d’un manteau de laine écossaise, que le vent arrachait avec une force irrésistible, en dépit des nœuds et des agrafes, et emportait au loin sur les ondes comme une feuille sèche, de sorte que Killy se trouvait beaucoup plus maltraité que Léandre lorsqu’il arrivait au rivage ; il n’était pas noyé, mais il était transi et pâle comme l’agonisant aux abois.

Katrina, la fiancée de Cold-Stream, attisait le feu de broussailles dès qu’elle voyait poindre, dans une éclaircie boréale, la barque de Killy, et cette précaution, tant bonne qu’elle fût, ne remédiait au mal que lorsque le mal était consommé. Souvent la première lueur de l’aube retrouvait encore Killy pâle et muet devant les tisons à demi éteints.

Killy avait ainsi abandonné aux ouragans du lac tous les manteaux et les plaids héréditaires de sa famille ; peu favorisé de la fortune, comme tous les Highlanders, il se voyait ruiné par les déprédations nocturnes du vent de l’hiver, et, chose bien plus terrible ! il lui devenait impossible de continuer ses traversées sur le lac si son dernier manteau paternel allait rejoindre les autres dans les abîmes du Ben-Lomon. Dans toutes les zones, il y a une fatalité qui poursuit les amants qui abusent des ténèbres protectrices de la nuit pour insulter par leur bonheur les mortels raisonnables qui dorment. Léandre se noie devant la tour d’Abydos ; Dhéran est dévoré par une panthère devant les ruines des Sept-Pagodes ; Killy est dépouillé de son manteau sur le lac de Ben-Lomon. La moralité de ceci semble dire que Dieu a fait la nuit pour le sommeil.

— Je n’ai plus qu’un manteau, disait Killy à Katrina, et que deviendrai-je si le vent du lac me l’emporte, selon son habitude ? Il faudra donc renoncer à vous voir, car, vous le savez, nos deux familles sont en guerre, comme toutes les familles d’Écosse, pour imiter les parents de Lucie de Lammermoor et d’Edgar de Ravenswood ; il nous est impossible de nous voir pendant le jour ; malheur à nous si votre père nous surprenait ; vous verriez renouveler, par ce puritain, l’histoire de Jephté l’Israélite. Laissez-moi vous sauver ; laissez-moi partir ; nous nous reverrons dans des temps plus heureux ; vous serez à moi, un jour ; rien ne peut changer notre destinée, ni déchirer notre contrat nuptial.

— Mais, dit naïvement la jeune Katrina, puisqu’il vous reste, dites-vous, encore un manteau, pourquoi me faites-vous, ce matin, de si tristes adieux ?

— Le manteau qui me reste, dit Killy, est une relique sacrée ; un de mes aïeux le portait à la bataille du pont de Bothwell ; il est renfermé dans un coffre de sapin tout parfumé de camphre, et l’aîné de la famille ne l’en retire qu’une seule fois dans l’année, pour s’en parer avec orgueil, la veille de Saint-Valentin. Si le vent du Ben-Lomon me volait ce dernier manteau, je le suivrais dans les abîmes du lac, et je ne reparaîtrais plus à la surface des ondes, même pour voir ma fiancée, ma belle Katrina.

— Écoutez-moi, Killy, — dit la jeune fille en regardant les premières lueurs de l’aube, comme on regarde une horloge, pour s’assurer si on a le temps de prolonger un dangereux entretien ; — écoutez-moi… Nous, les filles rêveuses de Cold-Stream, nous avons des secrets que nos mères nous ont appris, et que nous ne révélons qu’à nos maris, parce que le mariage ne fait qu’un être de deux êtres, et qu’il n’est pas permis à l’homme d’ignorer ce que sait sa femme. Cependant, je veux devancer l’heure des confidences, du moins par un seul secret, car puisque nous sommes fiancés, nous sommes époux.

— Nous sommes époux, dit Killy comme un écho attendri.

— Il y a dans les pierres, comme dans les fleurs, poursuivit Katrina, il y a des vertus mystérieuses que le hasard ou l’inspiration fait découvrir : l’aimant attire le fer, l’ambre attire la paille, nous le savons tous ; l’effet existe, la cause est ignorée ; elle le sera toujours : jamais l’esprit ne comprendra les relations occultes qui lient deux choses inertes et mortes, et toujours l’homme surprendra par hasard quelques nouvelles relations du même genre, et ajoutera ainsi une nouvelle énigme aux mystères qui l’entourent et confondent son esprit… Avez-vous quelquefois remarqué, mon cher Killy, cette pierre qui agrafe le tissu de laine sur mon sein ?

— Je la regardais encore, à présent, dit Killy.

« Eh bien ! continua la jeune fille, cette pierre est une topaze d’Écosse. C’est la troisième espèce des topazes ; celle-ci n’a pas le vif éclat de jaune jonquille, comme la topaze d’Orient, ni le jaune rougeâtre de la topaze du Brésil ; on voit que la nôtre a été formée sous un soleil froid, et qu’elle a le tranquille reflet des aurores boréales du septentrion ; comme l’aimant, comme l’ambre, notre topaze possède une vertu mystérieuse que les pâtres des hautes terres connaissent bien, et se soucient fort peu d’expliquer ; car telle est la sagesse des hommes voisins de la nature, ils se servent des effets sans s’inquiéter des causes.

» La topaze d’Écosse désarme la colère des tempêtes ; elle semble éteindre le souffle du vent ; elle porte avec elle une immuable sérénité ; prenez ce bijou, Killy ; je vous le donne ; ce sera l’agrafe du manteau de vos ancêtres, et avec ce talisman vous pourrez défier tous les ouragans nocturnes que la montagne d’Arthur envoie au Ben-Lomon ; jamais votre vêtement séculaire ne quittera vos épaules tant qu’il sera défendu par cette petite pierre d’un jaune verdâtre, muette, mystérieuse, et puissante comme l’ambre et l’aimant, dont elle est sœur. »

La confiance et la foi marchent avec le véritable amour.

Killy prit la topaze d’Écosse, et ne douta point de ses vertus.

La nuit suivante, Killy jeta respectueusement sur ses épaules le vénérable manteau de ses aïeux, et l’agrafa sous le menton avec la topaze d’Écosse, sans douter un seul moment de l’efficacité de cette mystérieuse précaution. Ensuite, le jeune fiancé monta sur sa chétive barque, et agita les rames dans la direction de Cold-Stream.

L’air n’exhalait pas le moindre souffle ; le lac était uni comme un miroir ; toutes les voix d’Arthur-Hill restaient dans leurs grottes brumeuses ; Killy remarqua sagement que ce silence de la nature ne pouvait être attribué à la vertu de la topaze ; il n’y a pas de tempêtes continuelles, et le ciel le plus orageux se repose quelquefois, comme un orchestre épuisé par ses explosions. Killy regrettait même les puissantes rafales des autres nuits ; il aurait été si heureux d’essayer l’influence du précieux bijou, et de se montrer à sa fiancée, avec un manteau, enfin respecté par les démons aériens du lac !

Une brise de terre souffla de Cold-Stream, et repoussa la barque, après le coup de minuit ; les rames la faisaient avancer avec des mouvements imperceptibles.

Killy se désespérait.

— Au moins, se disait-il, les colères d’Arthur-Hill qui m’enlevaient mes manteaux, me lançaient comme une flèche vers le rivage adoré de Cold-Stream, et ce calme semble clouer ma barque sur chaque ride du lac ! Fantômes des grottes de Fingal, réveillez-vous ! Unissez vos souffles, et emportez-moi dans vos tourbillons vers les bruyères de Katrina !

Les fantômes de la grotte de Fingal ne se réveillèrent pas.

Une traînée d’opale blanchit les brumes de l’orient, et Killy avait encore devant lui une immense étendue de lac à traverser. Le feu de broussailles pâlissait à l’horizon, comme une lampe aux premiers rayons du jour. Katrina, sans doute, avait regagné la maison de son père, emportant dans son cœur un mystère et un désespoir.

Le soleil, quoique invisible, était levé depuis deux heures, quand le jeune Killy aborda au rivage. Aucune voix ne lui répondit ; un cercle de cendres tièdes attestait seulement la vigilance assidue de Katrina, et un long tourment d’attente, souffert sans témoins.

Killy ne demanda aucun conseil à la prudence vulgaire ; il amarra sa barque à des racines de bruyères, et s’achemina rapidement vers la maison d’Augustus Hartwood, le farouche père de Katrina.

Le jeune Killy était vraiment merveilleux à voir dans son costume d’aïeul ; le vénérable manteau qu’il portait lui donnait un caractère de physionomie féodale, tout à fait perdu aujourd’hui, et qu’on ne retrouve plus que sur les tableaux des vieux manoirs.

Au moment où Killy entrait dans une allée d’ifs qui aboutissait au perron d’Augustus Hartwood, le père de Katrina partait pour la chasse, et ils se rencontrèrent si brusquement que celui des deux qui voulait éviter l’autre resta immobile sur ses pieds. Augustus Hartwood regarda Killy avec une attention singulière, et fut frappé du costume de ce jeune homme, et de la grâce montagnarde avec laquelle il était porté. Puis, reconnaissant le fils d’une race ennemie, il mit la main sur le pommeau d’une arme de chasse, pour se défendre dans une attaque imprévue.

Killy croisa les bras sur sa poitrine et prit une pause simple et digne, qui ne laissait voir ni bravade, ni peur.

Si je venais ici pour vous tuer ou me battre avec vous, dit le jeune homme, je tiendrais une arme dans ma main, ou je la porterais à ma ceinture. Mais vous, Augustus Hartwood, si vous voulez me tuer, l’occasion est belle ; nous sommes seuls ; voilà ma poitrine découverte ; je suis votre ennemi, par la haine de mes pères, frappez.

Il y a de brusques et inexplicables revirements dans le cœur des hommes ; Augustus Hartwood laissa glisser sa main sur son arme, comme s’il n’eût voulu que la caresser, et il accueillit par un sourire les paroles de Killy. L’ouragan de colère qui grondait dans le cœur du sauvage Écossais se calma subitement comme la tempête qui tombe avec le soleil qui se couche ; il tendit la main à Killy et lui dit avec douceur :

— Si vous ne veniez pas vous battre avec moi, ou m’assassiner, que veniez-vous donc faire ici avec ce manteau de vos aïeux, que le jour n’a pas vu depuis trois siècles au moins ?

— Augustus Hartwood, dit Killy, je me suis paré de ce manteau, pour me présenter devant vous avec les pensées de mes aïeux ; ils m’ont parlé dans leur tombe ; vous les voyez, en me voyant ; vous les écoutez, en m’écoutant ; je suis eux, ils sont moi. Je viens donc, comme un Highlander des anciens jours, vous dire que toute guerre est mauvaise, et qu’il n’y a de bon sur la terre que la paix ; acceptez-vous la paix ?

Augustus Hartwood sourit, et fit un mouvement de bonhomie qui était le prélude d’un traité de paix entre les deux familles.

— Que le diable me caresse ! dit-il, cela m’est égal ! je manque peut-être à de vieux serments. Les morts s’en consoleront ; c’est aux vivants à arranger les affaires de famille. Les morts ont tort comme les absents ; j’accepte la paix ; donnons-nous un bon serrement de main ; c’est plus gai qu’un coup de poignard.

Augustus et Killy se réconcilièrent ainsi, et un instant après, ils étaient assis devant une table, comme d’anciens amis, car rien n’est plus ardent qu’un sentiment de haine qui se change tout à coup en amitié.

Lorsqu’ils se séparèrent, Augustus Hartwood présenta une bague à Killy, en lui disant :

— Voici un souvenir de moi ; c’est un bijou de réconciliation, faites-moi votre présent à votre tour. Killy n’avait rien à donner en échange, et il hésita, en faisant une pantomime qui signifiait je suis fort embarrassé, je n’ai rien à pouvoir vous offrir.

— Vous avez là, dit Augustus, une belle topaze d’Écosse qui m’a charmé les yeux depuis le moment où je vous ai aperçu dans mon allée d’ifs.

Impossible de refuser, en pareille occasion, un léger présent demandé avec tant de grâce. Killy détacha la topaze, et la donna au père de Katrina.

Après cet échange, renouvelé des guerriers d’Homère, sur un champ de bataille, Killy prit congé d’Augustus Hartwood, et cherchant d’un œil timide sa belle fiancée qu’il n’aperçut pas, il se dirigea vers le lac.

On devine très-bien que cette première visite ne fut pas la dernière. Killy ne traversait plus le lac pendant la nuit, il se rendait en plein jour à la maison d’Augustus Hartwood, et pour abréger la série inutile des détails intermédiaires, nous nous hâterons de dire ce que le lecteur attend comme dénouement prévu : Killy épousa Katrina.

— Mon ami, — dit la jeune fille à Killy, la veille de ses noces, — c’est à ma topaze que nous devons notre union et notre bonheur.

— Oui, Katrina, dit Killy, vous avez raison ; j’ai remarqué comme vous ce concours de circonstances heureuses qui remontent à la topaze et qui m’ont amené ici, pour la première fois, chez votre père ; mais il me reste un regret ; j’aurais bien voulu faire l’essai de la vertu de votre topaze sur une de ces bonnes tempêtes, comme j’en ai tant vu sur le lac.

— Killy, — dit Katrina en souriant, — cette vertu n’est pas menteuse, croyez-le bien ; la sagesse des femmes d’Écosse ne peut se tromper dans l’étude des mystères de la nature. Une tempête sur le lac, ce n’est rien, ce n’est que du vent ; mais un orage dans le cœur de l’homme, c’est beaucoup, c’est la haine. Ma topaze a bien plus fait que la chose prédite ; elle a calmé, elle a éteint la haine de mon père ; que demandez-vous de plus ?

— Rien, Katrina, dit Killy, rien que l’éternité de votre amour.

— C’est bien peu, dit Katrina ; vous l’aurez.

Le sage-brahmane Kosrou, ayant écouté ce récit, tomba en réflexion, et, secouant la tête avec un sourire triste, il répondit :

— Oui, j’ai entendu dire par ceux qui ont beaucoup vu, qu’il y a en effet des pays où l’homme passe sa vie dans des atmosphères de brouillards, de pluie et de neige, sans jamais voir le bleu du firmament, et l’or du soleil… Mon fils, gardez-vous bien de visiter ces pays qui n’ont jamais reçu un sourire du ciel.

— Sage brahmane, dit le prince, un jour j’ai visité la province indienne où s’élève Jellalabad ; la neige tombait sur le pauvre, qui mourait de faim, et emprisonnait le riche, qui mourait d’ennui. On m’apprit que cette saison se nommait l’hiver, et qu’elle durait cent jours et plus quelquefois. Comment se fait-il, dis-je à ces malheureux, que vous consentiez à vivre le tiers de votre vie au milieu des angoisses du froid, lorsque l’Asie a de la place au soleil pour tous les enfants de Dieu ?

Les malheureux me répondirent ceci :

— Nous sommes nés à Jellalabad, et nous y restons, parce que la patrie natale nous est chère.

— Oui, leur répondis-je, la patrie natale est chère, lorsqu’elle est belle, mais lorsqu’elle est atroce comme la vôtre, je ne comprends pas pourquoi vous l’aimez.

Alors, ils soulevèrent la tête et ne dirent rien de plus.

Ils avaient tout dit.

Ce fut la seule réflexion que voulut bien communiquer le brahmane à Zeb-Sing, après le récit de la topaze, Il parait que le sage Indien n’avait été frappé que de la peinture du climat de l’Écosse, et que tout le reste lui paraissait indifférent.