Les Nuits du Père Lachaise/40

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A. Lemerle (3p. 243-272).
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Lord Glenmour et le comte de Madoc.


Lord Glenmour fut obligé de s’arrêter un instant en face de la rue de Grammont et de s’adosser contre un arbre, il étouffait comme s’il eût été plongé dans la vapeur d’une étuve.

C’est un combat, se dit-il après quelques instants donnés au besoin de reprendre sa respiration… et un Glenmour doit se montrer ferme dans le combat.

Ce raisonnement artificieux lui inspira assez de force pour accomplir le trajet qui lui restait à faire pour arriver jusqu’à l’Opéra. Il entre, jette une pièce de quarante francs au contrôleur pour qu’il le laisse passer, car les bureaux sont fermés depuis longtemps, et il monte les marches intérieures.

La salle est comble, elle regorge, c’est un bénéfice. De place, nulle part. Par la lucarne d’une loge, il plonge un regard dans l’immense pourtour de la salle. Qui voir ? qui distinguer sur les parois mouvantes de ce puits formé de têtes superposées, agitées, bariolé de couleurs, éblouissant, fatigant de lumières ?

Le spectacle vient de finir, c’est le moment suprême où tous les spectateurs, levés en masse, attendent en silence la présence de la bénéficiaire. Jamais Glenmour n’eût rencontré parmi ces milliers de visages celui qu’il cherchait avec le vertige le plus profond, si dans ce moment tous les regards n’eussent été tournés, non du côté du rideau, près de se lever une dernière fois, mais vers une loge du milieu.

Le magnétisme général l’entraîne, sa vue se porte vers cette loge… Il pousse un cri de rage qui s’éteint dans le murmure de la foule. Il se précipite, furieux, dans les couloirs, s’élance à travers les marches qui conduisent aux galeries supérieures, où il a vu sa femme, mais dans la confusion de ses idées qui bouillonnent, il ne sait ni où il est ni où il va.

Ce labyrinthe brumeux de marches, d’escaliers, de couloirs à demi obscurs, confondent toutes ses notions… Sa tête n’y est plus… ses pieds seuls et ses lèvres s’agitent… Ses pas tombent au hasard, ses lèvres répètent avec frénésie… Madoc ! Mousseline… lady Glenmour… lady Glenmour… Madoc… Mousseline… C’est qu’il les a vus tous les trois sur la même ligne, dans la même loge, lady Glenmour, Madoc et Mousseline, exposés à la mitraille des commentaires railleurs, des moqueries d’une salle entière… Et ne pas arriver jusqu’à eux, ne pas briser les barreaux de cette cage dorée autour de laquelle il rôde en rugissant !…

Nouveau contre-temps plus désastreux que le premier : le spectacle est fini, les portes des loges s’ouvrent toutes béantes, et trois mille personnes coulent comme les ondes multiples d’une cataracte et envahissent l’espace en battant les murs.

Il veut s’élancer, pas d’issue, pas de passage, il pousse, il est poussé ; le fleuve vivant s’échappe… on descend… on se croise… le désordre est partout… Un désordre mouvant et compact. Des murs qui marchent. De quel côté se diriger ? Mais le double perron intérieur est pavé de gens qui sortent, qui vont lentement, qui se pavanent, qui se coudoient délicatement de peur de se blesser. Glenmour se rue pourtant à travers ces riches toilettes qu’il chiffonne et déchire sans nul égard, pousse, écrase, renverse ; il arrive enfin à la porte d’entrée.

Trente voitures au moins, s’ouvrent et se referment avec fracas.

Chaque femme qu’il aperçoit, c’est la sienne… Il approche… Visages étrangers, portières qui se ferment, chevaux qui partent… Cependant deux voix connues frappent son oreille au milieu du tumulte. Il marche à cette indication… Oh ! cette fois, il les tient ; il se précipite sur le comte de Madoc, entrant le dernier dans la voiture où sont déjà sa femme et Mousseline. Sa main effleure le bord de son petit manteau de soirée ; mais le cocher a donné un coup de fouet et les chevaux emportent le comte et les deux femmes qui sont avec lui… Rage et désespoir !

Hors de la ligne des voitures privilégiées, était un fiacre qui attendait fortune.

— Cinq cents francs pour toi, dit-il au cocher, si tu rattrapes cette voiture là-bas ! là-bas ! vois-tu ?

— Montez, mon bourgeois.

Par un prodige à noter dans les fastes hippiatriques, les deux chevaux du fiacre étaient excellents.

Fouettés jusqu’au sang, ils courent comme des éperdus, et bientôt ils galopent dans le sillon de la voiture poursuivie. Celle-ci s’arrête, au bout de dix minutes, à une porte cochère de la rue du Mont-Blanc. Le cocher du fiacre où était lord Glenmour comprend qu’il s’agit de quelque espionnage. Il s’arrête sans affectation à dix pas plus loin, devant une porte bâtarde et descend.

— C’est bien ça, n’est-ce pas, mon bourgeois ?

— Parfaitement. Voilà ta course.

— Prenez mon numéro, si vous avez jamais besoin de moi…

— Sont-ils entrés ? lui demanda Glenmour.

— Ce qu’il y a de plus entré.

Descendu du fiacre, Glenmour s’avance vers la maison où sa femme, Mousseline et le comte sont entrés, et il cherche alors à se souvenir… Il connaît cette maison… le numéro qu’elle porte revient à sa mémoire… qui loge dans cette maison ?

Il cherche, il cherche longtemps… Enfin il lui semble que les lettres d’invitation écrites de Ville-d’Avray à la comtesse de Boulac, portaient le nom de cette rue et le numéro de cette maison… Mais comment, se dit-il, Mousseline, le comte de Madoc et lady Glenmour vont en même temps chez cette vieille dame ?… Me tromperais-je, cette maison serait-elle celle de Mousseline ?… Lady Glenmour chez cette… Allons ! c’est impossible !… ce serait à regretter de s’être mis en colère…

Il sonne, on ouvre, il traverse une cour obscure au fond de laquelle se trouve le corps du logis.

— Qui va là ! demande le concierge du fond de sa tanière

— N’est-ce pas ici que demeure une femme, une jeune femme ?

— Il n’y a jamais eu de jeune femme ici, répond en grommelant le concierge.

— Une certaine femme connue sous le nom de Mousseline ?…

— La maison à l’angle de la rue, répliqua l’interlocuteur hargneux.

— Mais alors ?… s’écrie lord Glenmour au milieu de la cour.

— Mais alors, allez-vous-en, monsieur ; et fermez la porte…

— Est-ce que je ne suis pas chez madame la comtesse de Boulac ?

— Vous avez attendu jusqu’à présent pour le demander ? Au premier, la porte à droite, mais elle doit être couchée… À une heure et demie… excusez !…

Lord Glenmour grimpait déjà dans l’escalier et sonnait en maître à la porte de l’appartement de la comtesse de Boulac… Personne ne répond.

Il sonne encore… Une chienne enrhumée aboie dans une troisième ou quatrième pièce.

— C’est ici qu’ils sont entrés, se dit lord Glenmour ; c’est ici que j’entrerai. Ils ne peuvent être ailleurs ; il n’y a qu’une maison et la maison n’a qu’un étage…

Le troisième coup de sonnette de lord Glenmour était de ceux qui n’admettent pas le doute sur les intentions de celui qui sonne. Il signifie ceci : Vous ouvrirez, ou j’ouvrirai…

On vint lui ouvrir.

Un vieux domestique à demi déshabillé le reçut dans l’antichambre.

— Votre maîtresse ?

— Madame la comtesse est couchée.

— Conduisez-moi dans sa chambre.

— Mais, monsieur…

— Vous savez qui je suis, vous êtes venu à mon château.

— Mais, monsieur…

— Allez m’annoncer.

Il n’y avait pas à balancer ; le domestique alluma un second flambeau à celui qu’il tenait, le posa sur le marbre du salon où il introduisit lord Glenmour, et alla remplir sa commission.

Tous ces incidents étaient, pour ainsi dire, l’amusement du martyre qu’il subissait ; c’étaient les fleurs de la torture… Mais il avait dit : C’est un combat, et il tenait bon…

— Comme tout est calme, silencieux, ici… Pas le moindre bruit de paroles… Si je m’étais trompé… Impossible… Pourtant, on entendrait quelque chose… Mais rien… rien !… Où sont-ils donc ?…

Le domestique revint.

— Madame la comtesse peut recevoir monsieur… Il passa devant lord Glenmour en ajoutant : C’est drôle ! je croyais madame la comtesse couchée depuis onze heures… je me trompais… madame lisait encore.

— Tu mens ! se dit lord Glenmour ; je ne suis pas dupe de ton mensonge… Il y a quelque chose…

Il fut introduit dans la chambre à coucher de la vieille comtesse de Boulac, qui, en effet, relevant ses lunettes d’or et fermant un volume, parut s’être livrée à la lecture tout le cours de la soirée.

— À cette heure ! s’exclama la vieille comtesse ; à cette heure, vous recevoir chez moi, lord Glenmour ! Savez-vous que si j’étais plus jeune ?…

— Mon excuse, madame, est dans le motif qui m’amène.

— Et quel motif si grave, si impérieux ?…

— Je ne sais si je suis sous le coup d’une préoccupation folle, mais il m’a semblé que lady Glenmour venait d’entrer chez vous…

— Ce n’est pas sensé, ce que vous dites-là ; permettez-moi de vous le dire…

— J’ai le mérite de vous l’avoir dit le premier, madame la comtesse.

Lord Glenmour ne cessait, en parlant, d’étudier les dispositions de l’appartement qui était, il s’en rendait parfaitement compte, tout en surface, et prenait la longueur de la cour. Il continua :

— Il m’a semblé aussi qu’une autre femme était avec la mienne… une… une autre femme, enfin…

— Je ne connais pas cela…

— Ah ! vous ne connaissez pas cela ! il me semble aussi qu’un jeune homme accompagnait ces deux dames.

— Mon cher lord, il vous a semblé beaucoup de choses, cette nuit. Mais où donc aurais-je logé tous ces gens-là ? Voyez mon appartement…

— Puisque vous le permettez, dit lord Glenmour en s’emparant du flambeau, je verrai votre appartement.

En marchant d’un pas délibéré de pièce en pièce, lord Glenmour alla de la première à la dernière ; quand il les eut toutes parcourues il revint, posa le flambeau sur la table et reprit sa place.

— Vous avez oublié la cave et les toits, lui dit la comtesse de Boulac, dont la pâleur se cachait sous une couche de rouge et la peur sous l’ironie. Eh bien ! êtes-vous convaincu ?

— Je suis convaincu, répliqua lord Glenmour en se levant, que ma femme n’est pas ici.

— C’est bien heureux…

— Mais qu’elle est venue ici il n’y a pas dix minutes !

— Cher lord, je vous rappellerai que c’est l’heure où je devrais être couchée.

Par cette remarque assez crue, la vieille comtesse exaspéra son étrange visiteur.

Celui-ci, la regardant avec un nouvel accès de frénésie, redit :

— Oui, elle est venue ici !…

— Pourquoi faire ? monsieur, demanda-t-elle.

— Pourquoi faire ? répéta lord Glenmour, qui suivait en ce moment la direction du regard de la comtesse, et qui ajoutait l’interprétation qu’il en tirait aux observations dont il s’était déjà entouré en examinant la disposition de l’appartement et de la maison. Elle est venue ici pour passer ailleurs… Ces deux femmes et cet homme, madame, ont laissé, en traversant votre chambre des traces de leur passage : les parfums de leur toilette les a trahis… Mais où sont-ils allés ? où sont-ils allés ? s’écria violemment Glenmour, qui ne quittait pas les regards de la comtesse de Boulac fixement portés vers un point du mur.

— Monsieur ! à la fin cette inquisition me lasse et je vais appeler mes gens… vous m’y forcez !…

— Pourquoi les appeler, madame, je n’ai pas besoin d’eux pour enlever ce tableau, enfoncer ce panneau qu’il cache et m’introduire dans ce mauvais lieu, dont votre chambre est le vestibule et vous la matrone.

La menace de Glenmour était déjà exécutée ; le tableau avait été enlevé, le panneau ouvert et il s’avançait hardiment dans un étroit couloir, au bout duquel il vit luire des lumières…

— Je craignais, dit froidement la vieille comtesse, qu’il ne remarquât pas ce passage secret que je me donnais tant de mal à lui désigner par mes regards… Enfin, il l’a vu. La Martinier sera contente demain quand elle apprendra l’aventure. Ce cher Zéphirin et ce cher Beaurémy seront vengés des quolibets de la course de chevaux à Ville-d’Avray, et la Martinier et moi de l’exclusion des samedis de lady Glenmour, de la mylady ! Pas mal pour deux vieilles… Ah ! nous sommes deux vieilles ! attrape !…

Au milieu de son élan dans l’obscur couloir qu’il franchissait, Glenmour ravisé s’arrêta… La vengeance a ses instincts… Il diminua ses pas, les assourdit, fit patte de tigre, et c’est sans bruit qu’il arriva jusqu’à la porte du boudoir…

Un coup-d’œil révéla tout ; il aurait vu le monde entier dans l’explosion de ce regard.

À demi-morte de frayeur, — quoiqu’il paraissait évident qu’aucun des trois personnages de cette scène n’eût entendu l’invasion de Glenmour, — lady Glenmour avait une main dans la main du comte de Madoc, l’autre main dans celle de Mousseline.

Il fut impossible à lord Glenmour d’entendre un seul mot de ce qu’ils disaient ; ils étaient trop loin de lui, et ses oreilles sifflaient comme au milieu d’un combat, quand toutes les batteries lâchent leurs bordées.

Un instant après, Mousseline se leva et tourna le dos à lady Glenmour et au comte comme pour chercher un flacon sur sa toilette…

Profitant de cet instant, prolongé avec affectation par Mousseline, le comte de Madoc prit doucement par la tête lady Glenmour, l’attira vers lui…

Lord Glenmour parut…

Pas un cri ne fut jeté.

Après ce calme de terreur et de mort, lord Glenmour dit à sa femme :

— Madame, cet homme est le comte de Madoc et cette femme est une prostituée.

Lady Glenmour, sans pousser un seul cri, tomba sur le parquet comme une masse de plomb.

Mousseline disparut.

— Mylord, dit alors le comte de Madoc à lord Glenmour avec le ton glacial qu’il retrouvait en reprenant son caractère, mylord, je vous ai déshonoré.

— Oui, monsieur le comte.

— Que voulez-vous maintenant ?

— Vous le savez.

— Je le sais en effet. Et quelle arme ?

— La carabine chargée de trois balles mâchées.

— La distance ?

— Cinq pas, et nous tirerons ensemble.

— L’endroit ?

— Je vous le ferai connaître demain.

— J’attendrai vos ordres.

Lord Glenmour sonna.

Il dit au domestique :

— Allez chercher une voiture…

— Il y en a une à la porte, répondit le domestique.

— Emportez cela, lui ordonna Glenmour, en désignant le corps évanoui de sa femme.

Le domestique obéit en tremblant.

— Marchez, je vous suis.

Le comte de Madoc arrêta lord Glenmour.

— Un mot, s’il vous plaît ! Et nos témoins ?

— Pas de témoins.

Lady Glenmour était encore évanouie quand le fiacre arriva à l’hôtel de la rue de Rivoli. Des domestiques la montèrent au salon et la déposèrent sur le divan.

Lord Glenmour s’enferma avec elle après avoir demandé tout ce qu’il fallait pour écrire.

Pendant plusieurs heures il mit ordre à ses affaires ; il écrivit à ses amis et rédigea son testament. Il ne s’interrompait que pour s’approcher du divan où était sa femme, qu’il contemplait en se tordant les mains de rage, de tristesse et de désespoir.

Voilà ce que lui livrait le comte de Madoc !!!

Comme cet homme s’était vengé !

Il achevait de tracer ses dernières dispositions quand lady Glenmour sortit enfin de son long évanouissement. Elle ouvrit pesamment les yeux, se redressa peu à peu, passa les mains sur son front, chercha…

Il lui fallut quelques minutes pour se rendre compte de l’endroit où elle était et de l’état de son esprit. Sa pâleur n’avait pas encore disparu ; elle semblait encore plus livide sous ses longs cheveux noirs, défaits, ruisselants sur sa riche robe de soirée, et entortillés, emmêlés avec ses fleurs et ses diamants.

Elle ressemblait à Ophélia retirée des eaux.

— C’est bien vous, madame, et c’est bien moi…

— Oui, mylord.

Ici il se fit une longue pause, après laquelle lord Glenmour reprit en souriant, mais quel sourire !

— Avez-vous peur ?… Vous tremblez…

— Mylord, j’ai froid…

— Du courage… en un pareil moment ?… Mais c’est de l’effronterie… c’est…

— Non, mylord…

— Qu’est-ce donc ?

— Ce qu’il vous plaira…

Une seconde pause amena un silence de quelques minutes.

— Mon parti est pris et le vôtre, madame ?

— Il est pris depuis longtemps, mylord.

— Votre trahison était donc méditée, calculée ?

— Il n’y a pas de trahison.

— Et ce que j’ai vu ? Et le comte de Madoc ?

— Mylord, vous ne m’aimez pas…

— Continuez, dit Glenmour en brisant d’un coup de poing une superbe table en malachite, continuez.

— J’ai fini…

Avec un ricanement infernal, Glenmour reprit :

— En effet, que me diriez-vous ?… Est-ce que je ne sais pas tout ?… Vous avez fini ?… Je commence, alors, madame ; et je vous dis en face que c’est vous qui ne m’avez jamais aimé, que c’est vous qui ne m’avez jamais rendu que froideur pour…

— Pour froideur… interrompit tristement lady Glenmour.

La poitrine gonflée de douleur et de larmes, son mari poursuivit :

— Mais, madame, vous ne savez pas tout ce qu’il y avait d’ardeurs contenues, de tendresses comprimées, d’élans étouffés au fond de cette âme loyale qui se couvrait de neige pour se confondre avec la vôtre. À femme de cour je tenais le langage de cour, à lèvres de marbre j’opposais un cœur de marbre, et dans ce pénible mensonge imposé à ma noble et franche nature, je sentais crier et se révolter mon énergie d’homme et de marin. Je m’abaissais en rougissant, je m’humiliais en brisant toutes les fibres de ma volonté ; je faisais de mes nerfs des fils de soie et de mon sang de l’eau, pour vous plaire, pour attirer votre attention, pour ressembler à tous ces mannequins de cour auxquels vous étiez habituée… Et vous dites que je ne vous ai pas aimée ?…

Lord Glenmour, en parlant ainsi, s’était, sans s’en apercevoir, rapproché du divan où était sa femme, qui le regardait avec une effrayante curiosité, le coude enfoncé dans un coussin, la bouche béante…

— Moi, chacun le sait, qui ne parlais autrefois qu’avec la liberté brutale des marins à toutes celles que j’ai aimées avant vous. Et qu’auriez-vous donc fait, madame ? continua lord Glenmour, si au lieu de ce langage blafard et musqué, au lieu de ces manières mielleuses dont la fadeur devait pourtant merveilleusement vous convenir, si au lieu de ces attentions poussées jusqu’au fanatisme de l’afféterie, je vous eusse traitée…

Ici lord Glenmour, qui s’amusait avec une distraction féroce, depuis quelques minutes, à arracher avec les cheveux de lady Glenmour les diamants et les fleurs qui y étaient pêle-mêle enchevêtrés, glissa sa main droite sous cette sombre chevelure, et à mesure qu’il parlait il l’enroulait autour de son poignet.

— Si au lieu de cela, reprit-il, je vous eusse traitée comme mes amours de voyage et de garnison ; si je vous eusse parlé le commandement à la bouche, le juron aux lèvres, la menace dans les yeux, la cravache à la main, car nous autres officiers de marine nous traitons ainsi les belles, et si je me fusse servi de cette cravache pour caresser vos bras et votre visage si beau, si jeune et si affreusement hypocrite, et si…

En disant cela, Glenmour avait tellement roulé la chevelure de sa femme autour de son bras, qu’il la lui avait raidie, et que le dernier tour de ces circonvolutions cruelles lui tendait déjà le front… Il ne se connaissait plus ; il s’était peint avec tant de force d’expansion que le naturel avait éclaté dans cette peinture.

— Qu’auriez-vous dit alors… répondez ! s’écria-t-il en la traînant sur le sofa, comme s’il eût voulu l’étouffer, nouvelle Desdemona, à la manière d’Othello… et en la redressant ensuite d’un coup sec, toujours par sa chevelure, et opposant sa face renversée par la colère à la face décolorée de lady Glenmour ; vous qui, lorsque j’étais complaisant et doux, m’avez joué, trahi, déshonoré… qu’auriez-vous fait, alors ?

— Je t’aurais aimé ! répondit lady Glenmour.

— Tu m’aurais aimé !!

Ce cri d’amour, sorti vivant des entrailles de la douleur, fut si vrai, si brûlant, si impérieux, si spontané, si expressif, qu’il éclata sur le front de lord Glenmour comme une révélation… Il s’arrêta ; il redescendit dans le passé, se souvint des conseils de Patrick, se rappela la lettre où celui-ci, en lui dépeignant le caractère du faux sir Archibald Caskil, lui disait : « Il est vif, colère, il vous ressemble, et pourtant, malgré sa trivialité, il plaît à lady Glenmour… »

Lord Glenmour déroula involontairement un tour de la chevelure passée autour de son bras…

Cet homme, pensa-t-il, a été ce que j’aurais dû être, et c’est ainsi qu’il a plu à ma femme… Il a été dangereux en étant moi, et je n’ai pas eu l’amour de ma femme en voulant être lui…

Il déroula encore un tour de la chevelure…

— Mylady ! s’écria-t-il ensuite, par l’âme de ma mère et de la vôtre, deux nobles âmes, dites-moi si cet homme…

Lady Glenmour ne lui donna pas le temps d’achever.

— Non, mylord ! répondit-elle.

— N’importe, il m’a toujours déshonoré ! et c’est tout ce qu’il voulait… l’infâme !

Il était tombé dans un abîme de réflexions ; il en sortit en disant d’un ton grave et solennellement résolu :

— Mylady, avez-vous du courage ?

— Oui, mylord.

— Mais beaucoup ?

— Je le crois.

— Plus qu’aucune femme dans votre position n’en a jamais eu ?

— J’essaierai…

— Plus que n’en a jamais eu aucun homme ?

Lady Glenmour hésita.

— Vous balancez ?

— Non, mylord, commandez.

— Déshabillez-vous et mettez-vous au lit.

— Ensuite ?

— Vous m’attendrez… Nous nous reverrons.

— Quand ?

— Dans cinq minutes.

Lord Glenmour quitta sa femme et monta au troisième étage de l’hôtel, dans la chambre où il était entré à son arrivée et où il avait trouvé le docteur Patrick en prière près de Paquerette morte.

Son ministère de médecin et d’homme pieux étant fini, Patrick avait abandonné la jeune fille à la paix de cette première solitude par laquelle passent les morts avant d’être tout à fait livrés à celle dont ils ne sortent plus. Ils s’essaient à la grande indifférence qui les attend.