Les Origines de la France contemporaine/Tome 11/Avant-Propos

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Librairie Hachette et Cie (Vol. 11. Le régime moderne, tome 3e.p. i-xx).

AVANT-PROPOS[1]



« Église, École, Famille, description du Milieu moderne, examen des facilités et des difficultés qu’une société constituée comme la nôtre trouve à vivre dans ce milieu[2] », tel était le programme de ce dernier volume des Origines de la France contemporaine. Par la première partie de ce programme, il continuait le volume précédent ; après la commune et le département, après les sociétés locales, il étudiait ce que sont devenues les sociétés morales dans la France reconstruite par Napoléon. Cette étude achevée, ce dernier pas franchi, l’auteur touchait au faîte. Sur la France contemporaine, il allait pouvoir jeter un regard d’ensemble, l’apercevoir, non plus dans le détail de ses organes en voie de formation, mais dans toute sa vie actuelle, non plus isolée, mais baignant avec les autres sociétés occidentales dans le « milieu moderne », subissant les effets d’un événement général qui altère la condition intellectuelle et physique des hommes, et dissout les sentiments qui les groupaient autrefois, plus ou moins capable enfin de s’adapter aux nouvelles circonstances, et de s’organiser suivant le type qui convient pour traverser l’âge que nous voyons s’ouvrir devant nous.

De ce dernier volume, une partie seulement a été rédigée, celle qui concerne l’Église et l’École. C’est là que la Mort a soudain mis le trait final. À ce moment, par l’étude de « l’Association » et de la Famille », M. Taine allait achever son analyse des sociétés secondaires en France. — Pour tous ceux qui l’ont suivi jusque-là, il est déjà clair que le vice intime dont souffre notre société française, c’est l’émiettement des individus, isolés, diminués aux pieds de l’État trop puissant, rendus incapables par de lointaines causes historiques, et plus encore par la législation moderne, de « s’associer spontanément autour d’un intérêt commun ». Très probablement — et nous pouvons en juger par deux études de plan, provisoires sans doute, mais dont les idées étaient arrêtées depuis longtemps — M. Taine eût d’abord décrit cette législation, défini ses principes et ses caractères généraux. Il voulait la montrer de plus en plus systématique, hostile de parti pris à l’endroit des entreprises collectives, considérant les corps secondaires non comme des « organes distincts, spéciaux », doués de vie indépendante, « entretenus et stimulés par l’initiative des individus », mais comme des agents de l’État « qui les fabrique sur un type commun, leur imposant leur forme et leur prescrivant leur œuvre ». — Cela fait, ce défaut signalé, l’auteur énumérait les conséquences, le corps social altéré, « non seulement dans ses proportions, mais dans sa texture intime », l’affaiblissement des tendances par lesquelles les individus s’agrègent en groupes de durée plus longue qu’eux-mêmes, chacun d’eux réduit à sa propre personne, son instinct égoïste développé pendant que s’atrophie son instinct social, son imagination quotidienne bornée à des buts viagers, son incapacité politique faute de sphères d’action où il puisse faire son apprentissage, proportionnées à son expérience et à ses facultés », son étiolement dans le désœuvrement et l’ennui de la province française ou sa soif de plaisir et de succès personnel, — en somme, un appauvrissement organique de toutes les facultés de cohésion, aboutissant à la destruction des centres de groupement naturels et, par suite, à l’instabilité politique[3].

Restait une association d’espèce particulière, la plus spontanée, la plus vivace de toutes, si ancienne que toutes les autres dérivent d’elle, si nécessaire que, lorsqu’on l’attaque, on voit dépérir et diminuer la substance même du corps social. — Sur la nature de la Famille, sur ses origines profondes et physiologiques, sur son rôle essentiel qui est de prolonger et de « perpétuer l’individu » en lui présentant « le seul remède à la Mort », sur sa constitution primitive chez les hommes de notre race, sur son organisation et son développement historique « autour du foyer », sur la nécessité, pour qu’elle subsiste et continue, d’assurer la durée de ce foyer, sur ses autres besoins, avec son habitude de la recherche des causes et des lois, avec sa connaissance de l’Homme et de son histoire, M. Taine avait médité un paragraphe de fond analogue à ceux qu’il a consacrés à l’esprit classique, à l’origine de l’honneur et de la conscience, à l’essence de la société locale, sortes de blocs exacts qu’il dressait de loin en loin, et plantait profondément pour y asseoir sa critique des institutions. Ayant posé les caractères propres et les besoins permanents de la Famille, il pouvait étudier la législation qui la concerne, d’abord « les lois jacobines sur le mariage, le divorce, la puissance paternelle, l’éducation publique et forcée des enfants », puis les lois napoléoniennes, celles qui nous régissent encore, le Code civil « avec la portion qu’il a conservée de l’esprit égalitaire et niveleur », avec « sa tendance à ne voir dans la propriété qu’un moyen de jouissance », et non le point de départ et le support « d’un établissement à perpétuité ». — Le système exposé, M. Taine voulait considérer ses effets, ceux des institutions ambiantes, et décrire la famille française actuelle. Il eût d’abord étudié « la tendance au mariage », pesé les motifs qui, en général, l’affaiblissent ou la fortifient, cherché ceux qui sont absents et présents en France. Selon lui, « l’idéal sain pour un jeune homme est de fonder une famille, une maison de durée indéfinie, de créer et de gouverner ». Pourquoi, dans la France moderne, songe-t-il d’abord « à s’amuser et à primer dans sa carrière » ? Pourquoi voit-il le mariage « sans enthousiasme, comme une fin, un rangement, et non pas comme un commencement, l’entrée de la vraie carrière, en lui subordonnant les autres, en les regardant, pécuniaires et professionnelles, comme des auxiliaires et des moyens » ? — Après la tendance au mariage, la tendance à la paternité ». Comment la famille rétrécie se replie-t-elle sur elle-même ? Comment les autres intérêts manquant, maison, domaine, atelier, œuvres locales durables, tout le cœur, indifférent maintenant à la postérité invisible, vient-il se reporter sur les enfants visibles » ? Dans un pays où les débouchés manquent, où les carrières sont encombrées, quels sont les effets de cette « paidolâtrie », et, pour résumer en un mot, de quelle façon le système français converge-t-il tout entier pour développer aujourd’hui la plus fatale de ses conséquences : la décroissance de la natalité ?

Là s’arrêtait l’étude des grandes institutions. Autrefois M. Taine avait songé à achever son œuvre par une description de la France contemporaine, ce produit dont il avait scruté les origines et suivi la formation. Ayant dégagé ses facteurs, il voulait les rassembler, les montrer s’unissant, agissant de concert, aboutissant tous aux grands faits actuels qui commandent les autres et déterminent l’ordre et la structure de la société moderne. Comme il avait fait le tableau de la vieille France, il avait voulu tracer celui de la France que nous voyons, avec ses différents groupes, village, petite ville, grande cité, avec ses catégories d’hommes, paysans, ouvriers, bourgeois, fonctionnaires et rentiers, avec les forces qui conduisent chaque classe, passions, idées, volontés. Outre la statistique numérique des personnes, il voulait dresser la statistique morale des âmes. Suivant lui, il existe des conditions psychologiques qui rendent possible ou impossible l’association active des hommes. Et, plus particulièrement, « étant donnée une société, il y a toujours un état psychologique qui provoque l’état de cette société ». Dans le roman, dans la poésie, dans les arts depuis 1820, c’est-à-dire dans les œuvres qui nous renseignent sur les diverses espèces d’idéal régnant qui se sont succédé, dans la philosophie, dans la religion, dans l’industrie, dans toutes les branches de la pensée et de l’action françaises, il voulait chercher les indices des tendances psychologiques des Français modernes à tel état social. Quel eût été ce livre ? M. Taine l’avait entrevu de si loin, il y a si longtemps qu’il y avait renoncé et qu’il n’en parlait plus, que rien ne reste qui puisse nous en donner idée. Mais, à cette entreprise demandant tant de science, tant de sens intuitif, tant d’habitude de l’observation juste, de la vue des ensembles et des généralisations précises, à cette vaste étude exigeant une connaissance si approfondie, non seulement de la France, mais des sociétés qui peuvent offrir des points de comparaison avec elle, on peut affirmer qu’eût suffi l’auteur des Notes sur Paris, des Notes sur l’Angleterre, de l’Ancien Régime, le critique habitué à interpréter les civilisations par les littératures et les œuvres d’art, le penseur enfin qui, pour se préparer à sa dernière et à sa plus grande tâche, avait fait cinq fois le tour de la France, observant sa vie avec des yeux d’artiste, à la lumière de l’histoire et de la psychologie, et faisant précéder son étude philosophique d’une enquête visuelle[4].

Depuis plusieurs années déjà, sentant bien que le temps lui était mesuré, M. Taine avait rapproché la limite de son travail. Mais ce que son œuvre perdait en étendue et en richesse de détail, elle l’eût regagné en profondeur et en puissance. Toutes les idées maîtresses eussent été là, concentrées et raccourcies. Cherchant toujours dans un groupe ce qu’il appelait ses génératrices, intellectuelles et morales aussi bien que politiques, il eût décrit toutes celles qui expliquent le groupe français. Malheureusement, là encore, les éléments font défaut, qui permettraient de se figurer ce que devaient être cette analyse et cette construction dernières. M. Taine n’écrivait pas à l’avance. Longtemps avant de prendre la plume, il avait extrait ses grands faits significatifs et trouvé ses formules. Il les portait dans sa tête : c’est là que tout s’ordonnait de soi-même. Dix lignes de notes, quelques souvenirs de conversation — pauvres reflets, sur nous qui l’entourions, des grandes lumières intérieures, — on n’a que cela pour essayer d’indiquer une ou deux des principales idées qui devaient achever les Origines de la France contemporaine.

« Le Milieu moderne », c’était le titre du dernier livre. Il s’agissait de découvrir les grandes caractéristiques de la période dans laquelle sont entrées récemment et vont vivre les sociétés européennes. S’élevant à un point de vue plus haut que celui où il s’était tenu pour regarder la France, M. Taine apercevait sa métamorphose comme un cas d’une transformation aussi générale que le passage de la Cité antique à l’Empire romain ou de l’Empire romain à l’État féodal. Aujourd’hui, comme autrefois, cette transformation est l’effet d’un « changement dans la condition intellectuelle et physique des hommes », c’est-à-dire, en dernière analyse, du milieu qui les entoure. Tels l’arrivée d’une nouvelle période géologique, d’une période glaciaire, par exemple, ou, plus exactement encore, « le soulèvement très lent, puis accéléré, d’un continent, obligeant les espèces sous-marines qui respirent par des branchies à se transformer en espèces respirant par des poumons ». Impossible de deviner dans quel sens cette accommodation doit se faire, si l’on ne comprend pas l’événement, c’est-à-dire si l’on n’aperçoit pas son point de départ et la force intime qui le produit. Selon Taine, dans le cas présent, cette force est le progrès, l’autorité croissante de la science positive et vérifiable. Quelle définition il nous eût donnée de cette science et de son essence, quel tableau de ce progrès, l’homme dont la pensée se forma au moment où l’esprit scientifique entrait dans l’histoire et la littérature, qui le respira dans sa jeunesse avec la fièvre et l’émotion sacrée d’un poète qui voit le monde s’éclairer et s’expliquer devant lui, et qui, dès vingt-cinq ans, lui demandait une méthode, l’introduisant pour les renouveler dans la critique et la psychologie ! Équivalent mécanique de la chaleur, sélection naturelle, analyse spectrale des astres, théorie microbienne, aperçus récents de la physique sur la constitution de la matière, critique des sources historiques, analyse psychologique des textes, extension des données orientales, découverte du préhistorique, étude comparative des sociétés barbares, toutes les grandes idées du siècle auxquelles lui-même a contribué, toutes celles par lesquelles la science embrasse un morceau de plus en plus grand de l’univers, il les voyait contenant la même essence, s’unissant pour altérer la conception du monde, pour lui en substituer une autre, cohérente et logique dans les hautes têtes, puis trouble et déformée à mesure qu’elle descend lentement au sein des foules. — Il nous eût décrit cette descente, cette graduelle diffusion, la puissance grandissante de la nouvelle Idée, le ferment actif qu’elle renferme à la façon d’un dogme, d’un dogme bienfaisant ou pernicieux suivant les cervelles où il s’établit, capable d’armer les hommes et de les lancer en sauvages vers les destructions pures s’ils ne le comprennent pas tout entier, capable de les organiser à nouveau s’ils savent saisir son véritable sens. — Ses premiers effets ne sont que destructeurs, car, par le Darwinisme, par la psychologie expérimentale, par la physiologie cérébrale, par l’exégèse biblique, par l’étude comparée des sociétés sauvages et de leurs morales, la conception nouvelle ébranle d’abord l’idée religieuse qu’elle tend à remplacer ; même, chez les esprits novices et de demi-culture elle aboutit à la négation pure, à l’hostilité contre les religions existantes. Tout groupement social se faisant autour de l’idée religieuse qui le produit et le soutient, quel bouleversement dans le système séculaire que formaient, ordonnés ensemble, mutuellement adaptés, le droit, les coutumes, la morale, les institutions ! Quelle rupture de l’équilibre intérieur qui faisait l’homme immobile et tranquille ! Quelle agitation de l’intelligence, conduisant à quelles fièvres, à quelles impulsions, à quelles ambitions, à quelles langueurs, à quelles tristesses, à quel désordre de tous les sentiments qui jusque-là maintenaient toutes les espèces de société, famille, commune, église, association libre, État ! — Maintenant, à côté de ces effets immédiats de la science sur les habitudes intellectuelles des hommes, considérez ceux que produisent ses applications sur leur condition matérielle, d’abord leur bien-être accru, leur puissance augmentée, puis la rupture des attaches qui les retenaient au lieu de naissance, leur concentration en masses ouvrières dans les villes où les appelle la grande industrie rapidement développée, l’afflux des idées étrangères, des renseignements de toutes sortes, la mort graduelle des vieux préjugés héréditaires de caste et de paroisse qui agissaient, automatiques comme des instincts, utiles comme des instincts aux petits groupes où naissait et vivait enfermé l’individu. Comment un changements si profond de la condition humaine n’atteindrait-il pas partout l’ordre suivant lequel s’assemblaient les hommes ? Comment le nouveau milieu n’attaquerait-il pas à la fois toutes les anciennes formes de société ? — Car, au moment où il s’établit, il existe en Europe une forme générale de société manifestée par de grands traits communs : une monarchie — royauté héréditaire, avec dynastie, le plus souvent limitée, au moins en fait, — une noblesse privilégiée ayant le service militaire pour fonction spéciale, un clergé organisé en Église, propriétaire et plus ou moins privilégié, des corps locaux ou spéciaux, propriétaires aussi, — provinces, communes, universités, confréries, corporations, — des lois et des coutumes fondant la famille sur l’autorité du père, la perpétuant sur le sol natal et dans le rang social, bref des institutions que l’idée moderne ébranle de toutes parts, puisque son premier effet est, en développant l’esprit de doute et d’examen, de défaire la subordination au roi, au gentleman, au noble, et en général de dissoudre les sociétés fondées sur l’hérédité. Déjà, chez toutes, on note les mêmes phénomènes : l’écrasement des corps faibles par l’État, sa tendance croissante à l’ingérence, à l’absorption de tous les services, la descente du pouvoir aux mains de la majorité numérique. — Sur quel plan sont-elles donc en train de se reconstruire, ces sociétés, et, puisqu’elles appartiennent toutes à un type commun, quelles sont leurs ressources et leurs difficultés communes d’adaptation ? Dans quel sens la métamorphose doit-elle se faire pour aboutir à des créatures viables ? Et pour quitter le problème général, pour en revenir à cette France contemporaine que nous avons vue apparaître et se constituer, comment le grand événement moderne l’affecte-t-il ? comment ce « facteur commun se combine-t-il avec les facteurs spéciaux, permanents et temporaires » de notre système ? Chez ces Français dont on peut définir l’esprit et le caractère héréditaires, dans cette société fondée sur les institutions napoléoniennes, mue par un « mécanisme administratif », quelles sont les tendances particulières de la démocratie égalitaire qui cherche tout de suite à s’établir ? Parmi les maladies qui nous sont particulières, la natalité faible, l’instabilité politique, le manque de vie locale, le retard du développement industriel et commercial, la tristesse et le pessimisme, peut-on démêler quelle part provient d’un défaut d’aptitude à nous transformer dans le sens voulu par le nouveau milieu ? Étant donné ce que l’on sait de nos origines, de notre psychologie, de notre constitution présente, de nos circonstances, quels espoirs nous sont permis ?

M, Taine n’aurait pas achevé sur ces interrogations. Si, au lendemain de nos désastres, au moment où nous essayions encore une fois de nous constituer à nouveau, quittant la littérature, l’art, la philosophie, les nobles contemplations et les spéculations pures, laissant là des œuvres ébauchées, il se mettait à l’étude technique du droit, de l’économie politique, de l’histoire administrative, s’il s’y enfermait, si, pendant vingt ans, il poursuivait sa tâche, — au prix de quel effort prolongé, de quelle tension de la pensée, de quelle fatigue, de quels dégoûts parfois ! — s’il y abrégeait sa vie, c’était pour s’acquitter de ce qu’il jugeait un devoir envers cette France malade qu’il aimait avec une passion tendre et silencieuse, le devoir d’aider à la guérir en établissant le diagnostic général qu’un historien-philosophe pouvait porter après une longue étude de sa constitution profonde. L’examen achevé, il se croyait en droit de porter ce diagnostic. — Non que sa modestie se permît de prédire l’avenir ou de dicter des réformes. Quand à propos de telle réforme on lui demandait son avis, le plus souvent il se récusait : « Je ne suis qu’un médecin consultant, disait-il ; sur cette question spéciale je n’ai pas de détails suffisants ; je ne suis pas assez au courant des circonstances, qui varient au jour le jour. » — En effet, selon lui, il n’y a pas de principe général d’où l’on puisse déduire une série de réformes. Au contraire, le premier avertissement qu’il nous eût donné, c’est, en matière politique et sociale, de ne pas chercher les solutions simples, de procéder par tâtonnements, par tempéraments, en acceptant l’irrégulier et l’incomplet. — On s’y résigne à mesure que, par l’étude de l’histoire, on acquiert le « sens des milieux et des développements ». Là est le remède général aux effets destructeurs qu’a produits le brusque progrès de la science, et c’est elle-même qui le fournit lorsque, de hâtive et de théorique, elle devient expérimentale et se fonde sur l’observation des faits et de leurs liaisons. « Par des récits psychologiques, par l’analyse des états psychologiques qui ont produit, maintenu ou modifié telle ou telle institution, à chaque question de réforme on peut trouver une solution partielle », peu à peu découvrir des lois, établir les conditions générales qui rendent possible ou impossible telle fin que l’on se propose. — Ainsi constituées, puis développées, reconnues, respectées, appliquées aux affaires humaines, les sciences de l’humanité peuvent devenir un instrument nouveau de puissance et de civilisation, et, comme les sciences de la nature nous ont appris à tirer parti des forces physiques, elles nous enseigneront à tirer parti des forces morales. Pour ce genre d’études, M. Taine croyait les Français très bien doués : si tel autre peuple y apporte de plus grandes facultés de mémoire et une connaissance plus commune de la philologie, il croyait que nous avons en notre faveur la supériorité du sens psychologique.

À côté de ce principe bienfaisant qui peut fournir des règles générales d’hygiène, M. Taine aurait-il suggéré des remèdes immédiats ? Cela n’est guère probable : mais certainement il n’était point partisan d’une décentralisation hâtive. Lorsque, sous l’influence d’un mauvais régime, un organisme a contracté un vice qui l’atteint jusque dans ses éléments, ce régime lui devient presque nécessaire[5] ; en tous cas il ne faut pas songer à le modifier tout d’un coup : on ne peut que tenter d’en atténuer par des expédients les effets pernicieux. Faisant la part à l’imprévu, s’entourant de réserves, notant quelques symptômes favorables qui l’avaient frappé, — par exemple une certaine renaissance sous la troisième république de l’esprit d’association, — laissant aux hommes politiques le soin « d’ajuster les moyens à la diversité et à la mobilité des choses », on peut croire que M. Taine se serait borné à indiquer dans quel sens il convient, avec prudence, de nous orienter. Pour cela, il lui suffisait, en posant les conditions de durée et de progrès des sociétés modernes, de résumer son diagnostic. En matière aussi vitale, personne n’ose parler à sa place. Aussi bien, si la conclusion n’est pas écrite, qui sait lire peut la deviner. Telle qu’elle est, l’œuvre est achevée ; elle contient déjà toutes ses idées : l’œil intelligent n’a qu’à les suivre pour les voir converger et se réunir.


André CHEVRILLON.

Menthon-Saint-Bernard, octobre 1893.
  1. Cet Avant-propos était placé en tête du dernier volume des Origines, paru après la mort de H. Taine, et qui formait le tome VI de l’édition in-octavo. — Le volume était complété par un Index général, que nous publierons à part.
  2. Cf. Préface du Régime moderne, tome IX.
  3. Sur quelques-unes de ces idées déjà indiquées, voyez tome IX.
  4. Cf. Les carnets de voyage.
  5. Sur cette idée, voyez tome X, livre IV, ch. II, § III à VIII.