Les Origines de la France contemporaine/Tome 4/Livre III/Chapitre 1

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LIVRE TROISIÈME

LA CONSTITUTION APPLIQUÉE



CHAPITRE I

I. Les fédérations. — Application populaire de la théorie philosophique. — Célébration idyllique du contrat social. — Différence de la volonté superficielle et de la volonté profonde. — Permanence du désordre. — II. Indépendance des municipalités. — Causes de leur initiative. — Le sentiment du danger. — Issy-l’Évêque en 1789. — L’exaltation de l’orgueil. — La Bretagne en 1790. — Usurpation des municipalités. — Prise des citadelles. — Violences contre les commandants. — Arrestation des convois. — Impuissance des directoires. — Impuissance des ministres. — Marseille en 1790. — III. Indépendance des groupes. — Causes de leur initiative. — Le peuple délibérant. — Impuissance des municipalités. — Violences qu’elles subissent. — Aix en 1790. — Le gouvernement partout désobéi ou perverti.

I

Si jamais utopie parut applicable, bien mieux, appliquée, convertie en fait, instituée à demeure, c’est celle de Rousseau en 1789 et dans les trois années qui suivent. Car non seulement ses principes ont passé dans les lois et son esprit anime la Constitution tout entière, mais encore il semble que la nation ait pris au sérieux son jeu d’idéologie, sa fiction abstraite. Cette fiction, elle l’exécute de point en point. Un contrat social effectif et spontané, une immense assemblée d’hommes qui, pour la première fois, viennent librement s’associer entre eux, reconnaître leurs droits respectifs, s’engager par un pacte explicite, se lier par un serment solennel, telle est la recette sociale prescrite par les philosophes : on la suit à la lettre. — Bien plus, comme la recette est réputée infaillible, l’imagination entre en branle, et la sensibilité du temps fait son office. Il est admis que les hommes, en redevenant égaux, sont redevenus frères[1]. Une subite et merveilleuse concorde de toutes les volontés et de toutes les intelligences va ramener l’âge d’or sur la terre. Il convient donc que le contrat social soit une fête, une touchante et sublime idylle, où, d’un bout de la France à l’autre, tous, la main dans la main, viennent jurer le nouveau pacte, avec des chants, des danses, des larmes d’attendrissement, des cris d’allégresse, dignes prémices de la félicité publique. En effet, d’un accord unanime, l’idylle se joue comme d’après un programme écrit.

Le 29 novembre 1789, à L’Étoile près de Valence, les fédérations ont commencé[2]. Douze mille gardes nationaux des deux rives du Rhône se promettent « de rester à jamais unis, de protéger la circulation des subsistances et de soutenir les lois émanées de l’Assemblée nationale ». — Le 15 décembre, à Montélimart, six mille hommes, représentants de vingt-sept mille autres, font un serment pareil, et se confédèrent avec leurs devanciers. — Là-dessus, de mois en mois et de province en province, l’ébranlement se propage. Les quatorze villes bailliagères de la Franche-Comté forment une ligue patriotique. À Pontivy, la Bretagne se fédère avec l’Anjou. Cent mille gardes nationaux du Vivarais et du Languedoc envoient leurs délégués à Voute. Quatre-vingt mille des Vosges ont leurs députés à Épinal. En février, mars, avril et mai 1790, dans l’Alsace, la Champagne, le Dauphiné, l’Orléanais, la Touraine, le Lyonnais, la Provence, même spectacle. À Draguignan, huit mille gardes nationaux jurent en présence de vingt mille spectateurs. À Lyon, cinquante mille hommes, délégués de plus de cinq cent mille autres, font le serment civique. — Mais, pour former la France, ce n’est pas assez des unions locales : il faut encore l’union générale de tous les Français. Nombre de gardes nationales ont écrit déjà pour s’affilier à celle de Paris, et le 5 juin, sur la proposition de la municipalité parisienne, l’Assemblée décrète la Fédération universelle. Elle se fera le 14 juillet, partout à la fois, aux extrémités et au centre. Il y en aura une au chef-lieu de chaque district, une au chef-lieu de chaque département, une au chef-lieu du royaume. Pour celle-ci, chaque garde nationale députe à Paris un homme sur deux cents, chaque régiment un officier, un sous-officier et quatre soldats. — Au Champ-de-Mars, théâtre de la fête, on voit arriver quatorze mille représentants de la garde nationale des provinces, onze à douze mille représentants de l’armée de terre et de mer, outre la garde nationale de Paris, outre cent soixante mille spectateurs sur les tertres de l’enceinte, outre une foule encore plus grande sur les amphithéâtres de Chaillot et de Passy. Tous ensemble se lèvent, jurent fidélité à la nation, à la loi, au roi, à la Constitution nouvelle. Au bruit du canon qui annonce leur serment, les Parisiens qui sont demeurés au logis, hommes, femmes, enfants, lèvent la main du côté du Champ-de-Mars, en criant qu’ils jurent aussi. De tous les chefs-lieux de département et de district, de toutes les communes de France part, le même jour, le même serment. — Jamais pacte social n’a été plus expressément conclu. Aux yeux des spectateurs, voici, pour la première fois dans le monde, une société véritable et légitime ; car elle est constituée par des engagements libres, par des stipulations solennelles, par des consentements positifs. On en possède l’acte authentique et le procès-verbal daté.

Il y a plus : à ne considérer que les dehors et le moment, les cœurs sont unis. Il semble que toutes les barrières qui séparent les hommes soient tombées et sans effort. Plus d’antagonisme provincial : les fédérés de la Bretagne et de l’Anjou écrivent qu’ils ne veulent plus être Angevins ni Bretons, mais seulement Français. Plus de discordes religieuses : à Saint-Jean-du-Gard, près d’Alais, le curé et le pasteur s’embrassent à l’autel ; dans l’église, le pasteur siège à la première place, et, dans l’assemblée des protestants, le curé, à la place d’honneur, écoute le prêche du pasteur[3]. Plus de distinctions de rang ni de condition : à Saint-Andéol, « l’honneur de prêter le serment à la tête du peuple est déféré à deux vieillards de quatre-vingt-treize et quatre-vingt-quatorze ans, l’un noble et colonel de la garde nationale, l’autre simple laboureur ». — À Paris, deux cent mille personnes de tout état, de tout âge et de tout sexe, officiers et soldats, moines et comédiens, écoliers et maîtres, élégants et déguenillés, grandes dames et poissardes, ouvriers de tous les métiers, paysans de toute la banlieue, sont venus s’offrir pour remuer la terre au Champ-de-Mars qui n’était pas prêt, et, en sept jours, d’une plaine unie, ils ont fait une vallée entre deux collines, tous égaux, camarades, volontairement attelés à la même besogne, roulant la brouette et maniant la pioche. — À Strasbourg, le général en chef, Lückner, habit bas, a travaillé comme le plus vigoureux terrassier, pendant une après-midi entière. Sur toutes les routes, les fédérés sont nourris, hébergés, défrayés. À Paris, les aubergistes et les maîtres d’hôtels garnis ont d’eux-mêmes baissé leurs prix, et ne songent point à rançonner leurs nouveaux hôtes. Bien mieux, « les districts festoient à l’envi les provinciaux[4] ; il y a tous les jours des repas de douze cents à quinze cents couverts ». Provinciaux, Parisiens, militaires, bourgeois, attablés et confondus, trinquent et s’embrassent. Surtout les soldats, les sous-officiers sont entourés, acclamés, régalés, jusqu’à en perdre la raison, la santé, et plus encore. Tel, « vieux cavalier qui compte plus de cinquante ans de service, meurt au retour, brûlé de liqueurs et excédé de plaisirs ». — Bref, l’allégresse déborde, comme il convient dans le jour unique où le vœu d’un siècle entier s’est accompli. Voilà bien le bonheur idéal, tel que les livres et les estampes du temps le montraient. L’homme naturel, enterré sous la civilisation artificielle, s’est dégagé, et reparaît comme aux premiers jours, comme à Otaïti, comme dans les pastorales philosophiques et littéraires, comme dans les opéras bucoliques et mythologiques, confiant, aimant, heureux. « L’âme se sent affaissée sous le poids d’une délicieuse ivresse à l’aspect de tout ce peuple redescendu aux doux sentiments de la fraternité primitive », et le Français, bien plus gai, bien plus enfant qu’aujourd’hui, s’abandonne, sans arrière-pensée, à ses instincts de sociabilité, de sympathie et d’expansion.

Tout ce que l’imagination du temps lui fournit pour ajouter à son émotion, tout le décor classique, oratoire et théâtral dont il dispose, il l’emploie pour embellir sa fête. Déjà exalté, il veut encore s’exalter davantage. — À Lyon, les cinquante mille fédérés du Midi se rangent en bataille autour d’un rocher artificiel haut de cinquante pieds et couvert d’arbustes, que surmontent un temple de la Concorde et une statue colossale de la Liberté ; on apporte les drapeaux sur les gradins du rocher, et une messe solennelle précède le serment civique. — À Paris, au milieu du Champ-de-Mars transformé en cirque colossal, s’élève l’autel de la Patrie ; alentour sont les troupes de ligne et les fédérations des départements ; en face est le roi sur un trône avec la reine et le dauphin, près de là les princes et les princesses dans une tribune, l’Assemblée nationale sur un amphithéâtre. Deux cents prêtres vêtus d’aubes avec des ceintures tricolores officient autour de l’évêque d’Autun ; trois cents tambours et douze cents musiciens jouent ensemble ; quarante pièces de canon tonnent d’un seul coup ; quatre cent mille vivats partent à la fois. Jamais on n’a tant fait pour enivrer tous les sens, pour faire vibrer la machine nerveuse au delà de ce qu’elle peut porter. — Au même degré et plus haut encore vibre la machine morale. Depuis plus d’un an, les harangues, les proclamations, les adresses, les journaux, les événements la montent tous les jours d’un ton. Cette fois, des milliers de discours, multipliés par des millions de gazettes, la tendent jusqu’à l’enthousiasme. De toutes parts, dans toute la France, la déclamation roule à gros bouillons dans un lit de rhétorique uniforme. En cet état d’excitation, on ne distingue plus l’emphase de la sincérité, le faux du vrai, la parole de l’action. La fédération devient un opéra que l’on joue sérieusement et dans la rue : on y enrôle des enfants, on ne s’aperçoit pas qu’ils sont des pantins, on prend pour des paroles du cœur les périodes apprises que l’on met dans leur bouche. — À Besançon, au retour des fédérés, des centaines de « jeunes citoyens[5] », âgés de douze à quatorze ans, en uniforme national, « le sabre à la main », viennent au-devant de l’étendard de la liberté. Trois fillettes de onze à treize ans, deux garçonnets de neuf ans prononcent chacun « un discours plein de feu et ne respirant que le patriotisme » ; puis une demoiselle de quatorze ans, élevant la voix et montrant le drapeau, harangue tour à tour l’assemblée, les députés, la garde nationale, le maire, le commandant des troupes, et la scène finit par un bal. C’est là le finale universel : partout hommes et femmes, enfants et adultes, gens du peuple et gens du monde, chefs et subordonnés, tous se trémoussent comme dans une pastorale de théâtre au dernier acte. — À Paris, écrit un témoin oculaire, « j’ai vu des chevaliers de Saint-Louis et des aumôniers danser dans la rue avec les individus de leur département[6] ». Au Champ-de-Mars, le jour de la Fédération, malgré la pluie qui tombe à flots, « les premiers arrivés commencent à danser ; ceux qui suivent se joignent à eux et forment une ronde qui embrasse bientôt une partie du Champ-de-Mars… trois cent mille spectateurs battaient la mesure avec les mains ». Les jours suivants, au Champ-de-Mars et dans les rues, on danse encore, on boit, on chante ; « il y a bal et rafraîchissement à la Halle au Blé, bal sur l’emplacement de la Bastille ». — À Tours, où cinquante-deux détachements des provinces voisines se sont assemblés[7], vers quatre heures du soir, par un élan irrésistible de gaieté folle, « les officiers, bas officiers et soldats, pêle-mêle, se mettent à courir dans les rues, les uns le sabre à la main, les autres formant des danses, criant Vive le roi ! Vive la nation ! jetant leurs chapeaux en l’air, et forçant à danser toutes les personnes qu’ils rencontrent sur leur chemin. Un chanoine de la cathédrale qui passait tranquillement est affublé d’un bonnet de grenadier », entraîné dans la ronde ; après lui, deux religieux ; « on les embrasse beaucoup », puis on les laisse aller. Arrivent les voitures du maire et de la marquise de Montausier : on monte dedans, derrière, sur les sièges du haut, tant qu’ils peuvent contenir, et l’on force les cochers à parader ainsi dans les principales rues. Ce n’est point malice, mais gaminerie, accès de verve. « Personne ne fut maltraité ni insulté, quoique tout le monde fût ivre. » — Pourtant, symptôme fâcheux, le lendemain, les soldats du régiment d’Anjou sortent de leurs casernes, « et passent toute la nuit dehors, sans qu’on puisse les en empêcher ». — Symptôme plus grave : à Orléans, après que les milices nationales ont dansé le soir sur la place, « un grand nombre de volontaires courent la ville avec des tambours en criant de toutes leurs forces qu’il faut détruire l’aristocratie, mettre à la lanterne les catholiques et les aristocrates ». Ils entrent dans un café suspect, en chassent les habitués avec injures, mettent la main sur un gentilhomme qui passe pour n’avoir pas crié aussi correctement et aussi fort qu’eux-mêmes : peu s’en faut qu’il ne soit pendu[8]. — Tel est le fruit de la sensibilité et de la philosophie du dix-huitième siècle : les hommes ont cru que, pour instituer une société parfaite, pour établir à demeure la liberté, la justice et le bonheur sur la terre, il leur suffisait d’un élan de cœur et d’un acte de volonté. Ils viennent d’avoir cet élan et de faire cet acte ; ils ont été transportés, ravis, guindés au-dessus d’eux-mêmes. À présent, par contre-coup, il faut bien qu’ils retombent en eux-mêmes. Leur effort a produit tout ce qu’il pouvait produire, c’est-à-dire un déluge d’effusions et de phrases, un contrat verbal et non réel, une fraternité d’apparat et d’épiderme, une mascarade de bonne foi, une ébullition de sentiment qui s’évapore par son propre étalage, bref un carnaval aimable et qui dure un jour.

C’est que, dans la volonté humaine, il y a deux couches, l’une superficielle dont les hommes ont conscience, l’autre profonde dont ils n’ont pas conscience : la première fragile et vacillante comme une terre meuble, la seconde stable et fixe comme une roche que leurs fantaisies et leurs agitations n’atteignent pas. Celle-ci détermine seule la pente générale du sol, et tout le gros courant de l’action humaine roule forcément sur le versant ainsi préparé. — Certainement ils se sont embrassés et ils ont juré ; mais, après comme avant la cérémonie, ils sont ce que les ont faits des siècles de sujétion administrative et un siècle de littérature politique. Ils gardent leur ignorance et leur présomption, leurs préjugés, leurs rancunes et leurs défiances, leurs habitudes invétérées d’esprit et de cœur. Ils sont hommes, et leur estomac a besoin d’être rempli tous les jours. Ils ont de l’imagination, et, si le pain est rare, ils craignent de manquer de pain. Ils aiment mieux garder leur argent que de le donner : partant, ils regimbent contre la créance que l’État et les particuliers ont sur eux ; ils se dispensent le plus qu’ils peuvent de payer leurs dettes ; ils font volontiers leur main sur les choses publiques quand elles sont mal défendues ; enfin, ils sont disposés à croire que les gendarmes et les propriétaires sont nuisibles, d’autant plus qu’on leur répète cela tous les jours, et depuis un an. — D’autre part, la situation n’a pas changé. Ils vivent toujours dans une société désorganisée, sous une Constitution impraticable, et les passions qui démolissent tout ordre public n’ont fait que s’aviver par le simulacre de fraternité sous lequel elles ont paru s’amortir. On ne persuade pas impunément aux hommes que le millénium est accompli ; car ils veulent en jouir tout de suite, et ne tolèrent pas d’être déçus dans leur attente. En cet état violent d’espérances illimitées, toutes leurs volontés leur semblent légitimes, et toutes leurs opinions certaines. Ils ne savent plus se défier d’eux-mêmes, se contenir ; dans leur cerveau regorgeant d’émotions et d’enthousiasme, il n’y a de place que pour une seule idée, intense, absorbante et fixe. Chacun abonde et surabonde dans son propre sens ; tous deviennent emportés, absolus, intraitables. Ayant admis que tous les obstacles sont levés, ils s’indignent contre chaque obstacle qu’ils rencontrent ; quel qu’il soit, à l’instant ils le brisent, et leur imagination surexcitée recouvre du beau nom de patriotisme leurs appétits naturels de despotisme et d’usurpation.

Aussi bien, pendant les trois années qui suivent la prise de la Bastille, c’est un étrange spectacle que celui de la France. Tout est philanthropie dans les mots et symétrie dans les lois ; tout est violence dans les actes et désordre dans les choses. De loin, c’est le règne de la philosophie ; de près, c’est la dislocation carlovingienne. « Les étrangers, dit un témoin[9], ne savent pas que, si nous avons donné une grande extension à nos droits politiques, la liberté individuelle est, dans le droit, réduite à rien, et, dans le fait, livrée à l’arbitraire de soixante mille assemblées constitutionnelles ; que rien ne peut mettre un citoyen à l’abri des vexations de ces corps populaires ; que, suivant l’opinion qu’ils se font des choses et des personnes, ils agissent dans un endroit d’une façon et dans un autre d’une autre… Ici, c’est un département qui, de son chef et sans en référer, met un embargo sur les navires ; là, un autre département qui ordonne l’expulsion d’un détachement militaire nécessaire à la sûreté des lieux dévastés par les brigands, et un ministre qui répond aux réclamations des intéressés : le Département le veut. Ailleurs, ce sont des corps administratifs qui, à l’instant où l’Assemblée nationale décrète le repos des consciences et la liberté des prêtres non assermentés, les chassent tous de leur domicile en vingt-quatre heures. Toujours en avant ou en arrière des lois, alternativement audacieux ou pusillanimes, osant tout lorsque la licence publique les seconde et n’osant rien faire pour la réprimer, se hâtant d’abuser de leur autorité du moment contre les faibles pour se faire des titres à venir de popularité, ne sachant maintenir l’ordre qu’au prix de la tranquillité et de la sûreté publiques, embarrassés dans les rênes de leur administration nouvelle et compliquée, joignant la fougue des passions à l’incapacité et à l’inexpérience : tels sont, en grande partie, ces hommes sortis du néant, vides d’idées et ivres de prétentions, sur lesquels reposent maintenant le soin de la force et de la richesse publiques, l’intérêt de la sûreté et les bases de la puissance du gouvernement. Dans toutes les divisions de l’empire, dans toutes les branches de l’administration, dans chaque rapport, on aperçoit la confusion des autorités, l’incertitude de l’obéissance, la dissolution de tous les freins, le vide des ressources, la déplorable complication des ressorts énervés, pas un moyen de force réelle, et, pour tout appui, des lois qui, en supposant la France peuplée d’hommes sans vices et sans passions, ont abandonné l’humanité à son indépendance originelle. » — Quelques mois après, au commencement de 1792, Malouet résumait tout en une phrase. « C’est la Régence d’Alger, moins le Dey ».

II

Les choses ne sauraient aller autrement. Car, avant le 6 octobre et la captivité du roi à Paris, le gouvernement était déjà détruit en fait ; maintenant, par les décrets successifs de l’Assemblée, il est détruit en droit, et chaque groupe local est confié à lui-même. — Les intendants sont en fuite ; les commandants militaires ne sont pas obéis ; les bailliages n’osent juger ; les parlements sont suspendus ; sept mois s’écoulent avant que les administrations de district et de département soient élues ; un an se passe avant que les nouveaux juges soient institués, et, après comme auparavant, tout le pouvoir effectif est aux mains de la commune. — À elle de s’armer, de choisir ses chefs, de s’approvisionner, de se garder contre les brigands, de nourrir ses pauvres. À elle de vendre ses biens nationaux, d’installer le curé constitutionnel, d’opérer la transformation par laquelle la société nouvelle se substitue à la société ancienne, au milieu de tant de passions avides et de tant d’intérêts froissés. À elle de parer seule aux dangers perpétuels ou renaissants qui l’assaillent ou qu’elle imagine. — Ils sont grands, et elle se les exagère encore. Elle est alarmée et elle est novice. Rien d’étonnant si, dans cet exercice d’un pouvoir improvisé, elle outrepasse ses bornes naturelles ou légales, si elle franchit sans s’en apercevoir la limite métaphysique que la Constitution pose entre ses droits et les droits de l’État. La faim, la peur, la colère, aucune passion populaire ne sait attendre ; on n’a pas le temps d’en référer à Paris. Il faut agir, agir tout de suite et avec les moyens qu’on a ; on se sauve comme on peut. Tel maire de village va se trouver général et législateur. Telle petite ville se donne une charte, comme Laon ou Vézelay au douzième siècle. — Le 6 octobre 1789[10], près d’Autun, le bourg d’Issy-l’Évêque s’érige en État indépendant. M. Carion, curé, a convoqué l’assemblée de la paroisse ; on l’a nommé membre du comité administratif et de l’état-major nouveau. Séance tenante, il fait adopter un statut complet, politique, judiciaire, pénal et militaire, en soixante articles. Rien n’y manque ; on y lit des règlements « sur la police de la ville, sur les alignements des rues et des places publiques, sur la réparation des prisons, sur les corvées et les prix des grains, sur l’administration de la justice, sur les amendes et confiscations, sur le régime des gardes nationales ». C’est un Solon de province, zélé pour le bien public et homme d’exécution. En chaire il explique ses ordonnances et menace les récalcitrants. À la maison de ville, il décrète et juge. Hors de la ville, à la tête de la garde nationale et sabre en main, il va prêter main-forte à ses arrêtés. Il fait décider que, sur un ordre écrit du comité, tout citoyen pourra être emprisonné. Il établit et perçoit des octrois, il fait abattre des murs de clôture, il va chez les cultivateurs lever des réquisitions de grains, il saisit les convois de ceux qui n’ont pas déposé leur quote-part dans son grenier d’abondance. Un matin, précédé d’un tambour, il se transporte hors des murs, y proclame « ses lois agraires », procède sur-le-champ au partage, et s’adjuge lui-même une part de territoire à titre d’ancien bien communal ou curial : le tout publiquement, en conscience, appelant notaire et tabellion pour dresser procès-verbal de ses actes, persuadé que, la société humaine ayant cessé, chaque groupe local a le droit de la recommencer à sa guise et de pratiquer, sans en référer à personne, la constitution qu’il s’est donnée. — Sans doute celui-ci parle trop haut, va trop vite, et le bailliage, puis le Châtelet, puis l’Assemblée nationale arrêtent provisoirement ses entreprises. Mais son principe est populaire, et les quarante mille communes de France vont agir comme autant de républiques distinctes sous les réprimandes sentimentales et de plus en plus vaines du pouvoir central.

C’est que maintenant les hommes, agités et redressés par un sentiment nouveau, s’abandonnent à l’orgueilleux plaisir de se sentir indépendants et puissants. Nulle part ce plaisir n’est si vif que chez les chefs locaux, officiers municipaux et commandants des gardes nationales. Car jamais une si haute autorité et une si grande importance ne sont venues tout d’un coup revêtir des hommes auparavant si nuls ou si soumis. — Jadis commis de l’intendant ou du subdélégué, désignés, maintenus, rudoyés par lui, tenus en dehors de toute affaire considérable, n’ayant que les représentations humbles pour se défendre contre les aggravations de taxes, occupés de préséances et de conflits d’étiquette[11], simples citadins ou paysans auxquels l’idée ne fût jamais venue d’intervenir dans la chose militaire, les voilà désormais souverains dans le militaire et dans le civil. — Tel, maire d’une bourgade ou syndic d’une paroisse, petit bourgeois ou villageois en sarrau, que l’intendant et le commandant militaire faisaient à volonté mettre en prison, requiert à présent un gentilhomme, capitaine de dragons, de marcher ou de rester, et, sur sa réquisition, le capitaine reste ou marche. De ce même bourgeois ou villageois dépend la sûreté du château voisin, du grand propriétaire et de sa famille, du prélat, de tous les personnages du canton. Pour qu’ils soient à l’abri, il faut qu’il les protège ; ils seront pillés si, en cas d’émeute, il n’envoie pas à leur secours la garde nationale et la troupe. C’est lui qui, avec son conseil communal, fixe au taux qu’il lui plaît leurs impositions. C’est lui qui, leur accordant ou leur refusant un passeport, les oblige à rester ou leur permet de partir. C’est lui qui, prêtant ou refusant la force publique à la perception de leurs fermages, leur donne ou leur ôte les moyens de vivre. Il règne donc, et à la seule condition de gouverner au gré de ses pareils, de la multitude bruyante, du groupe remuant et dominant qui l’a élu. — Dans les villes surtout, et notamment dans les grandes villes, le contraste est immense entre ce qu’il était et ce qu’il est, puisque à la plénitude du pouvoir s’ajoute pour lui l’étendue de l’action. Jugez de l’effet sur sa cervelle, à Marseille, Bordeaux, Nantes, Rouen, Lyon, où il tient dans sa main les biens et les vies de quatre-vingt ou cent mille personnes. D’autant plus que, parmi ces officiers municipaux des villes, les trois quarts, procureurs ou avocats, sont imbus des dogmes nouveaux et persuadés qu’en eux seuls, élus directs du peuple, réside l’autorité légitime. Éblouis par leur grandeur récente, ombrageux comme des parvenus, révoltés contre tous les pouvoirs anciens ou rivaux, ils sont en outre alarmés par leur imagination et par leur ignorance, vaguement troublés par la disproportion de leur rôle passé et de leur rôle présent, inquiets pour l’État, inquiets pour eux-mêmes, et ils ne trouvent de sécurité que dans l’usurpation. Sur des bruits de café, des municipalités jugent les ministres, décident qu’ils sont traîtres. Avec une raideur de conviction et une intrépidité de présomption extraordinaires, elles se croient en droit d’agir sans leurs ordres, contre leurs ordres, contre les ordres de l’Assemblée elle-même, comme si, dans la France dissoute, chacune d’elles était la nation.

Aussi bien, si la force armée obéit maintenant à quelqu’un, c’est à elles et à elles seules, non seulement la garde nationale, mais encore la troupe, qui, soumise à leurs réquisitions par un décret de l’Assemblée nationale[12], ne veut plus déférer qu’à leurs réquisitions. — Dès le mois de septembre 1789, les commandants militaires des provinces se déclarent impuissants : entre leurs ordres et celui d’une municipalité, c’est celui de la municipalité que les troupes exécutent. « Si pressant que soit le besoin de les porter aux lieux où leur présence est nécessaire, elles sont arrêtées par la résistance du comité de leur village[13]. » — « Sans aucun motif raisonnable, écrit le commandant de la Bretagne, Vannes et Auray se sont opposées au détachement que je croyais sage d’envoyer à Belle-Île pour en remplacer un autre… Le gouvernement ne peut plus faire un pas sans rencontrer des obstacles… Le ministre de la guerre n’est plus le maître de faire mouvoir les troupes… Aucun ordre n’est exécuté… Tout le monde veut commander, personne ne veut obéir… Comment le roi, le gouvernement et le ministre de la guerre pourraient-ils combiner les besoins des places et l’emplacement des troupes, si les villes se croient autorisées à donner des contre-ordres aux régiments, et à changer leur destination ? » — Bien pis[14], « sur la fausse supposition de brigands et de complots qui n’existent pas, on me demande dans les villes et dans les villages des armes, et même du canon… Bientôt toute la Bretagne sera dans un appareil de guerre effrayant par ses suites : car, n’ayant réellement aucuns ennemis, ils tourneront leurs armes entre eux-mêmes ». — Peu importe ; la panique est une épidémie » ; on veut croire « aux brigands et aux ennemis ». On répète à Nantes que les Espagnols vont débarquer, que des régiments français vont attaquer, qu’une armée de bandits approche, que le château est menacé, qu’il est menaçant, qu’il renferme trop d’engins de guerre. En vain le commandant de la province écrit au maire pour le rassurer, et pour lui représenter que « la municipalité, étant maîtresse du château, l’est aussi de tous les magasins qu’il renferme. Pourquoi donc conçoit-elle des alarmes pour des objets qui sont entre ses mains ? Pourquoi s’étonner qu’il y ait des armes et de la poudre dans un arsenal » ? — Rien n’y fait ; le château est envahi ; deux cents ouvriers se mettent à en démolir les fortifications ; la peur n’écoute rien et ne croit pouvoir prendre trop de précautions. Si inoffensives que soient les citadelles, on les tient pour dangereuses ; si accommodants que soient les chefs militaires, on les tient pour suspects. On regimbe contre la bride même lâche et flottante ; on la casse et on la jette à terre, pour qu’à l’occasion aucune main ne puisse la serrer. Chaque municipalité, chaque garde nationale veut régner chez elle, à l’abri de tout contrôle étranger ; c’est là ce qu’elle appelle la liberté. Partant son adversaire est le pouvoir central ; il faut le désarmer, de peur qu’il n’intervienne, et de tous côtés, avec un instinct sûr et persistant, par la prise des forteresses, par le pillage des arsenaux, par la séduction des soldats, par l’expulsion des généraux, la cité assure son omnipotence, en se garantissant d’avance contre toute répression.

À Brest, la municipalité veut qu’on livre au peuple un officier de marine, et, sur le refus du lieutenant du roi, le comité permanent ordonne à la garde nationale de charger ses fusils[15]. À Nantes, la municipalité refuse de reconnaître M. d’Hervilly, envoyé pour commander un camp, et les villes de la province écrivent pour déclarer qu’elles ne souffriront pas sur leur territoire d’autres troupes que leurs fédérés. À Lille, le comité permanent veut que tous les soirs l’autorité militaire lui remette les clefs de la ville, et, quelques mois après, la garde nationale, jointe aux soldats révoltés, s’empare de la citadelle, ainsi que du Commandant Livarot. À Toulon, le commandant de l’arsenal, M. de Rioms, et plusieurs officiers de marine sont mis au cachot. À Montpellier, la citadelle est surprise, et le club écrit à l’Assemblée nationale pour en demander la démolition. À Valence, le commandant, M. de Voisins, qui veut se mettre en défense, est massacré, et désormais c’est la municipalité qui donne les ordres à la garnison. À Bastia, le colonel de Rully tombe sous une grêle de balles, et la garde nationale s’empare de la citadelle et du magasin à poudre. — Ce ne sont pas là des échauffourées passagères : au bout de deux ans, le même esprit d’insubordination se retrouve partout[16]. En vain les commissaires de l’Assemblée nationale veulent faire sortir de Metz le régiment de Nassau : Sedan refuse de le recevoir ; Thionville déclare que, s’il vient, elle lèvera les ponts ; Sarrelouis menace, s’il approche, de tirer ses canons. À Caen, ni la municipalité ni le directoire n’osent appliquer la loi qui remet le château aux troupes de ligne ; la garde nationale refuse d’en sortir et défend au directeur de l’artillerie d’y inspecter les munitions. — En cet état des choses, un gouvernement subsiste encore de nom, mais non plus de fait ; car il n’a plus les moyens d’imposer l’obéissance. Chaque commune s’arroge le droit de suspendre ou d’empêcher l’exécution des ordres les plus urgents et les plus simples. En dépit de tous les passeports et de toutes les injonctions légales, Arnay-le-Duc a retenu Mesdames ; Arcis-sur-Aube retient Necker ; Montigny va retenir M. Gaillard, ambassadeur de France[17]. — Au mois de juin 1791, un convoi de quatre-vingt mille écus de six livres part de Paris pour la Suisse ; c’est un remboursement du gouvernement français au gouvernement de Soleure ; la date du versement est fixée, l’itinéraire est décrit ; toutes les pièces nécessaires sont fournies, il faut arriver pour l’échéance ; mais on a compté sans les municipalités et sans les gardes nationales. Arrêté à Bar-sur-Aube, c’est seulement au bout d’un mois et sur un décret de l’Assemblée nationale que le convoi peut se remettre en marche. À Belfort, il est saisi de nouveau, et, au mois de novembre, il y est encore. Vainement le directoire du Bas-Rhin a ordonné de le relâcher ; la municipalité de Belfort n’a pas tenu compte de cet ordre. Vainement le même directoire a envoyé sur place un commissaire ; ce commissaire a manqué d’être écharpé. Il faut que le général Lückner intervienne en personne, à main-forte, et le convoi ne franchit la frontière qu’après cinq mois de délai[18]. — Au mois de juillet 1791, sur la route de Rouen à Caudebec, un navire français qu’on dit chargé de barils d’or et d’argent est arrêté. Vérification faite, il a le droit de partir ; tous ses papiers sont en règle, et le département requiert le district de faire observer la loi. Mais le district répond que cela est impossible : « toutes les municipalités des côtes de la Seine attendent armées le navire au passage », et l’Assemblée nationale elle-même est obligée de décréter que le navire sera déchargé.

Si telle est la rébellion des petites communes, que doit être celle des grandes[19] ? Départements et districts ont beau requérir, la municipalité désobéit ou n’obéit pas. — « Depuis l’ouverture de ses séances, écrit le directoire de Saône-et-Loire, la municipalité de Mâcon n’a pas fait une démarche à notre égard qui n’ait été une infraction, n’a pas dit un mot qui ne soit une injure, n’a pas pris une délibération qui ne soit un outrage. » — « Si le régiment d’Aunis ne nous est pas rendu sur-le-champ, écrit le directoire du Calvados, s’il n’est pas pris des mesures efficaces et promptes pour nous procurer une force publique, nous abandonnerons tous un poste où il ne nous est plus permis de tenir au milieu de l’insubordination, de la licence, du mépris de toutes les autorités, et conséquemment de l’impossibilité absolue de remplir les fonctions qui nous sont confiées. » — Le directoire des Bouches-du-Rhône, envahi, s’enfuit devant les baïonnettes de Marseille. Le directoire du Gers, en conflit avec la municipalité d’Auch, est presque assommé. — Quant aux ministres, suspects par institution, ils sont encore moins respectés que les directoires. Incessamment on les dénonce à l’Assemblée ; des municipalités leur renvoient leurs lettres, sans avoir daigné les décacheter[20] ; et, vers la fin de 1791, leur impuissance croissante arrive à l’anéantissement parfait. Qu’on en juge par un seul exemple. — Au mois de décembre 1791, Limoges ne peut enlever les grains qu’elle vient d’acheter dans l’Indre ; il faudrait soixante cavaliers pour en protéger le transport et le directoire de l’Indre demande instamment aux ministres de lui procurer cette petite troupe[21]. Après trois semaines d’efforts, le ministre répond que la chose est au delà de son pouvoir : il a frappé inutilement à toutes les portes. « J’ai indiqué, dit-il, à MM. les députés de votre département à l’Assemblée nationale un moyen qui consisterait à retirer d’Orléans la compagnie du 20e régiment de cavalerie, et je les ai engagés à traiter cet objet avec MM. les députés du Loiret. » Pas de réponse encore ; il faut que les députés des deux départements soient tombés d’accord, sinon le ministre n’osera déplacer soixante hommes et protéger un convoi de grains. Il est clair qu’il n’y a plus de pouvoir exécutif, plus d’autorité centrale, plus de France, mais seulement des communes désagrégées et indépendantes, Orléans et Limoges qui, par leurs représentants, négocient entre elles, l’une pour ne pas manquer de troupes, l’autre pour ne pas manquer de pain.

Considérons sur place et dans un cas circonstancié cette dissolution générale. Le 18 janvier 1790, à Marseille, la nouvelle municipalité entre en fonctions. Selon l’usage, la majorité des électeurs n’a pas pris part au scrutin[22], et le maire Martin n’a été élu que par un huitième des citoyens actifs. Mais, si la minorité dominante est petite, elle est résolue et entend n’être gênée en rien. « À peine constituée[23] », elle députe au roi pour qu’il retire ses troupes de Marseille ; celui-ci, toujours accommodant et faible, finit par y consentir : on prépare les ordres de marche, et la municipalité en est avertie. Mais elle ne veut tolérer aucun délai, et sur-le-champ « elle rédige, imprime et débite une dénonciation à l’Assemblée nationale » contre le commandant et les deux ministres, coupables, selon elle, d’avoir supposé ou supprimé des ordres du roi. En même temps, elle s’équipe et se fortifie comme pour un combat. Dès ses débuts, elle a cassé la garde bourgeoise trop amie de l’ordre, et institué une garde nationale où bientôt les gens sans propriété seront admis. « Chaque jour elle ajoute à son appareil militaire[24] ; les retranchements, les barricades de l’hôtel de ville s’accroissent, l’artillerie s’augmente, l’intérieur de la ville est dans l’agitation d’un cantonnement militaire très près de l’ennemi. » Ayant ainsi la force, elle en use, et d’abord contre la justice. — Une insurrection populaire avait été réprimée au mois d’août 1789, et les trois principaux meneurs, Rébecqui, Pascal, Granet, étaient détenus au château d’If. Ce sont des amis de la municipalité ; il faut qu’elle les délivre. À sa demande, l’affaire est retirée des mains du grand prévôt, et remise à la sénéchaussée ; mais, en attendant, le grand prévôt et ses assesseurs seront punis d’avoir fait leur office. De sa propre autorité, la municipalité leur interdit toutes fonctions. Ils sont dénoncés publiquement, menacés de poignards, d’échafauds et de tout genre d’assassinat[25] ». Aucun imprimeur n’ose publier leur justification, par crainte des « vexations municipales ». Bientôt le procureur du roi et l’assesseur en sont réduits à chercher un asile dans le fort Saint-Jean ; le grand prévôt, après avoir tenu un peu plus longtemps, quitte Marseille, afin d’avoir la vie sauve. Quant aux trois détenus, la municipalité les visite en corps, réclame leur liberté provisoire ; l’un d’eux s’étant évadé, elle refuse au commandant l’ordre de le ressaisir ; les deux autres, le 11 avril, sortent en triomphe du château d’If, escortés par huit cents gardes nationaux ; ils se rendent pour la forme aux prisons de la sénéchaussée ; dès le lendemain, ils sont mis en liberté, et, à leur endroit, toute instruction cesse. — En revanche, le colonel de Royal-Marine, M. d’Ambert, coupable d’un mot trop vif contre la garde nationale et acquitté par le tribunal devant lequel on l’a traduit, ne peut être élargi qu’en secret et sous la protection de deux mille soldats ; la populace veut brûler la maison du lieutenant criminel qui a osé l’absoudre ; ce magistrat lui-même est en danger et forcé de se réfugier dans la maison du commandant militaire[26]. — Cependant, imprimés, écrits à la main, libelles injurieux de la municipalité et du club, délibérations séditieuses ou violentées des districts, quantité de pamphlets sont distribués gratis au peuple et aux soldats : de parti pris, on insurge d’avance les troupes contre leurs chefs. — En vain ceux-ci se font doux, conciliants, réservés. En vain le commandant en chef est parti avec la moitié des troupes. Il s’agit maintenant de déloger le régiment qui est dans les trois forts. Le club en fait la motion, et ; de force ou de gré, il faut que la volonté populaire s’accomplisse. Le 29 avril, deux comédiens, aidés de cinquante volontaires, surprennent une sentinelle et s’emparent de Notre-Dame de la Garde. Le même jour, six mille gardes nationaux investissent les forts Saint-Jean et Saint-Nicolas.

Sommée de faire respecter les forteresses, la municipalité répond par la réquisition d’ouvrir les portes et d’admettre la garde nationale à faire le service conjointement avec les soldats. Les commandants hésitent, allèguent la loi, demandent à consulter leur supérieur. Deuxième réquisition plus urgente : les commandants seront responsables des troubles que provoquera leur refus, et, s’ils résistent, ils sont déclarés fauteurs de guerre civile[27]. Ils cèdent, signent une capitulation. Un seul d’entre eux, le chevalier de Bausset, major du fort Saint-Jean, s’y est opposé et a refusé sa signature ; le lendemain, au moment où il vient à l’hôtel de ville, il est saisi, massacré ; sa tête est portée au bout d’une pique, et la bande des assassins, soldats et gens du peuple, danse avec des cris de joie autour de ses débris. — « Accident fâcheux, écrit la municipalité[28]. Par quel revers faut-il qu’après avoir jusqu’ici mérité et obtenu des éloges, un Bausset que nous n’avons pu soustraire au décret de la Providence vienne flétrir nos lauriers ? Parfaitement étrangers à cette scène tragique, ce n’était point à nous à en poursuivre les auteur. » D’ailleurs, il était « coupable…, rebelle, condamné par l’opinion publique, et la Providence elle-même semble l’avoir abandonné au décret irrévocable de sa vengeance ». — Quant à la prise des forts, rien de plus légitime. « Ces places étaient au pouvoir des ennemis de l’État ; maintenant elles sont entre les mains des défenseurs de la Constitution de l’empire. Malheur à qui voudrait nous les ravir, pour en faire encore le foyer d’une contre-révolution ! » — Il est vrai que le commandant de la province, M. de Miran, a réclamé. Mais « peut-on voir sans une espèce de pitié la réquisition faite par un sieur de Miran, au nom du Roi qu’il trahit, de rendre aux troupes de Sa Majesté les places qui, désormais en notre pouvoir, garantissent à la Nation, à la Loi, au Roi, la sécurité publique ? » — C’est en vain que le roi, sur l’invitation de l’Assemblée nationale[29], ordonne à la municipalité de restituer les forts aux commandants et d’en faire sortir les gardes nationaux. La municipalité s’indigne et résiste. Selon elle, tout le tort est aux commandants et aux ministres. Ce sont les commandants qui « par l’appareil menaçant de leurs citadelles, par leur accumulation de provisions et d’artillerie, ont troublé la tranquillité publique. Que prétend donc le ministre en voulant faire sortir de nos forts les troupes nationales pour en confier la garde à des troupes étrangères ? Ce projet dénote son intention… : il voulait allumer la guerre civile ». — « Tous les malheurs de Marseille ont dû leur origine à l’intelligence secrète des ministres avec les ennemis de l’État. » — Enfin voilà la municipalité obligée d’évacuer les forts ; mais elle est bien décidée à ne pas les rendre, et, le lendemain du jour où elle a reçu le décret de l’Assemblée, elle imagine de les démolir. — Le 17 mai, deux cents ouvriers, payés d’avance, commencent la destruction. Pour la forme et par un faux semblant de déférence, la municipalité, à onze heures du matin, se transporte sur les lieux et leur dit de cesser. Mais, elle partie, ils continuent, et, à six heures du soir, elle décide que « pour empêcher la démolition entière de la citadelle, il est convenable d’autoriser celle de la partie qui regarde la ville ». — Le 18 mai, le club jacobin, agent, complice et conseil de la municipalité, oblige les particuliers à contribuer aux frais de la démolition, « envoie dans tous les domiciles et auprès des syndics de tous les corps pour exiger leur quote-part et faire signer un écrit par lequel tous les citoyens paraissent avouer la conduite de la municipalité et l’en remercier… Il a fallu signer, payer et se taire : malheur à qui aurait refusé ! » — Le 20 mai, la municipalité ose bien écrire à l’Assemblée nationale que « cette citadelle menaçante, ce monument odieux d’un despotisme superbe va rentrer dans le néant » ; et, afin de justifier sa désobéissance, elle fait remarquer que « l’amour de la patrie est pour les empires le plus fort et le plus durable de leurs remparts ». — Le 28 mai, elle fait jouer, sur deux théâtres et au profit des ouvriers démolisseurs, une pièce qui représente la prise des forts de Marseille. — Cependant elle a appelé les Jacobins de Paris à son aide ; elle a délibéré d’inviter la fédération de Lyon et toutes les municipalités du royaume à dénoncer le ministre ; elle a forcé M. de Miran, menacé de mort et attendu par un guet-apens sur la route, à quitter Aix, puis à demander son rappel[30], et c’est le 6 juin seulement que, sur un ordre exprès de l’Assemblée nationale, elle se décide à suspendre la démolition à peu près finie. — On ne se joue pas plus impudemment des autorités auxquelles on doit obéissance. Mais le but est atteint : il n’y a plus de citadelle les troupes sont parties ; le régiment d’Ernest, qui reste seul, va être travaillé, puis insulté, puis renvoyé. Retiré à Aix, la garde nationale de Marseille s’y transportera pour le désarmer et le dissoudre. Désormais la municipalité a les coudées franches, « n’observe que les lois qui lui conviennent, se permet d’en faire à sa guise, bref gouverne de la façon la plus despotique et la plus arbitraire[31] », non seulement à Marseille, mais dans tout le département, où, de sa seule autorité, à main armée, elle fait des expéditions, des coups de main et des razzias.

III

Si du moins la dissolution s’arrêtait là ! — Mais tant s’en faut que chaque commune soit un petit État pacifique sous des magistrats obéis. Les causes qui révoltent les municipalités contre l’autorité du centre révoltent les individus contre l’autorité du lieu. Eux aussi, ils se sentent en danger et veulent pourvoir à leur salut. Eux aussi, de par la Constitution et les circonstances, ils se croient chargés de sauver la patrie. Eux aussi, ils se jugent en état de tout décider par eux-mêmes et en droit de tout exécuter par leurs propres mains. Électeur et garde national, muni de son vote et de son arme, le boutiquier, l’ouvrier, le paysan est devenu tout d’un coup l’égal et le maître de ses supérieurs ; au lieu d’obéir, il commande, et les observateurs qui le revoient après quelques années d’absence trouvent que « dans son maintien, dans son geste, tout est changé ». — « Un mouvement extraordinaire, dit M. de Ségur[32], régnait partout. J’apercevais dans les rues, sur les places, des groupes d’hommes qui se parlaient avec vivacité. Le bruit du tambour frappait mes oreilles au milieu des villages, et les bourgs m’étonnaient par le grand nombre d’hommes armés que j’y rencontrais. Si j’interrogeais quelques individus des classes inférieures, ils me répondaient avec un regard fier, un ton haut, hardi. Partout je voyais l’empreinte de ces sentiments d’égalité, de liberté, devenus alors des passions si violentes. » — Ainsi relevés à leurs propres yeux, ils se croient appelés à tout conduire, non seulement dans leurs affaires locales, mais encore dans les affaires générales. C’est à eux de régir la France : en vertu de la Constitution, ils s’en arrogent le droit, et, à force d’ignorance, ils s’en attribuent la capacité. Un torrent d’idées neuves, informes et disproportionnées, s’est en quelques mois déversé dans leurs cervelles. Il s’agit d’intérêts immenses auxquels ils n’avaient jamais pensé, du gouvernement, de la royauté, de l’Église, du dogme, des puissances étrangères, des périls intérieurs et extérieurs, de ce qui se passe à Paris et à Coblentz, de l’insurrection des Pays-Bas, des cabinets de Londres, Vienne, Madrid, Berlin, et, de tout cela, ils s’enquièrent comme ils peuvent. Un officier[33] qui traverse la France raconte que les maîtres de poste lui faisaient attendre des chevaux jusqu’à ce qu’il leur eût « donné des détails. Les paysans arrêtaient ma voiture au milieu du chemin et m’accablaient de questions. À Autun, il me fallut, malgré la rigueur du froid, parler d’une fenêtre qui donnait sur la grande place, et raconter ce que je savais sur l’Assemblée ». — Tous ces on dit s’altèrent et s’amplifient en passant de bouche en bouche. À la fin, ils se fixent en légendes circonstanciées, appropriées au moule mental qui les reçoit et à la passion dominante qui les propage. Suivez l’effet de ces fables acceptées, chez un paysan, chez une poissarde, dans un village écarté, dans un faubourg populeux, en des cervelles brutes, ou presque brutes, et, de plus, vives, chaudes, surexcitées : cet effet est formidable. Car, en de tels esprits, la croyance aboutit tout de suite à l’action, à l’action brutale et meurtrière. C’est le sang-froid acquis, la réflexion et la culture qui, entre la croyance et l’action, interposent le souci de l’intérêt social, l’observation des formes et le respect de la loi. Tous ces freins manquent dans le nouveau souverain. Il ne sait pas s’arrêter et ne souffre pas qu’on l’arrête. Pourquoi tant de délais, quand le péril presse ? À quoi bon l’observation des formes, quand il s’agit de sauver le peuple ? Qu’y a-t-il de sacré dans la loi, quand elle couvre des ennemis publics ? Quoi de plus pernicieux que la déférence passive et l’attente inerte sous des magistrats timides ou aveugles ? Quoi de plus juste que de se taire, à l’instant et sur place, justice à soi-même ? — À leurs yeux, la précipitation et l’emportement sont des devoirs et des mérites. Un jour « la milice de Lorient arrête de se mettre en marche pour Versailles et Paris, sans calculer comment elle fera cette course ni ce qu’elle demandera à son arrivée[34] ». Si le gouvernement central était à portée, ils mettraient tous la main sur lui. Faute de mieux, ils se substituent à lui dans leur territoire, et font avec conviction tous ses offices, principalement ceux de gendarme, de juge et de bourreau.

Au mois d’octobre 1789, à Paris, après l’assassinat du boulanger François, le principal meurtrier, portefaix au port au Blé, déclare « qu’il a voulu venger la nation », et très probablement sa déclaration est sincère : dans son esprit, l’assassinat est l’une des formes du patriotisme, et sa façon de penser ne tardera pas à prévaloir. — En temps ordinaire, dans les cerveaux incultes, les idées sociales et politiques sommeillent à l’état d’antipathies vagues, d’aspirations contenues, de velléités passagères : les voilà qui s’éveillent, énergiques, impérieuses, opiniâtres et débridées. Nulle opposition ou objection ne leur semble tolérable ; pour elles, tout dissentiment est une marque sûre de trahison. — À propos des prêtres insermentés[35], cinq cent vingt-sept gardes nationaux d’Arras écrivent « qu’on ne saurait douter de leur scélératesse, sans mériter d’être soupçonné leur complice… Toute la ville se réunirait pour former un vœu contraire à celui que nous vous exprimons, que cela prouverait seulement qu’elle est remplie d’ennemis de la Constitution » ; et, séance tenante, malgré la loi, malgré les remontrances des autorités, ils exigent la fermeture des églises. — À Boulogne-sur-Mer, un navire anglais ayant embarqué des volailles, du gibier et des œufs, « la garde nationale, de son autorité privée », se transporte à bord et enlève la cargaison. Là-dessus, la municipalité accommodante approuve le coup de main, déclare la cargaison confisquée, ordonne qu’elle soit vendue, et en adjuge le produit moitié à la garde nationale, moitié aux bureaux de charité. Vaine concession : la garde nationale juge que moitié est trop peu, « injurie et menace les officiers municipaux », et sur-le-champ procède elle-même au partage du tout en nature : chacun s’en retourne chez soi avec son lot de lièvres et de poulets volés[36] ; devant les fusils de leurs administrés, il faut bien que les magistrats se taisent. — Tantôt, et c’est le cas le plus fréquent, ils sont timides, et n’essayent pas même de résister. À Douai[37], les officiers municipaux, sommés à trois reprises de proclamer la loi martiale, refusent à trois reprises, et finissent par avouer qu’ils n’osent déployer le drapeau rouge : « Si l’on prenait ce parti, nous serions tous sacrifiés à l’instant. » En effet, ni la troupe ni la garde nationale ne sont sûres ; dans cette tiédeur universelle, le champ reste libre aux furieux, et un marchand de blé est pendu. — Tantôt les administrations tâchent de lutter, mais elles finissent par plier sous la violence. Pendant plus de six heures, écrit un des membres du district d’Étampes[38], nous avons été serrés de baïonnettes, mis en joue, et le pistolet sur la poitrine ; » il a fallu signer le renvoi des troupes qui venaient protéger le marché. À présent, « nous sommes tous absents d’Étampes ; il n’y a plus de district, il n’y a plus de municipalité » ; presque tous ont donné leur démission, ou ne reviendront que pour la donner. — Tantôt[39], et ce cas est le plus rare, les magistrats font leur devoir jusqu’au bout, et ils y périssent. Six mois plus tard, dans la même ville, le maire Simoneau, ayant refusé de taxer le blé, est assommé à coups de bâtons ferrés, et la bande des meurtriers vient décharger ses fusils sur le cadavre. — Avis aux municipalités qui se mettront en travers du torrent : bientôt, à la moindre opposition, il y va pour elles de la vie. En Touraine[40], « à mesure que les rôles d’imposition se publient », on se soulève contre les municipalités, on les force à livrer les rôles qu’elles ont dressés, on déchire leurs écritures. Bien mieux, « on tue, on assassine les municipaux » ; dans telle grosse commune, hommes et femmes les « excèdent de coups de pieds, de poings et de sabots… Le maire en est très malade ; le procureur de la commune en est mort sur les neuf à dix heures du matin ; Véteau, officier municipal, a reçu l’extrême-onction ce matin » ; les autres sont en fuite, les menaces de mort et d’incendie ne cessent pas contre eux. Aussi n’osent-ils rentrer, et « c’est à qui maintenant ne sera ni maire ni administrateur ». — Ainsi, tous les attentats que les municipalités commettent contre leurs supérieurs, on les commet contre elles, et la garde nationale, le peuple attroupé, la faction maîtresse, s’arrogent dans la commune la même souveraineté violente que la commune s’arroge dans l’État.

Je ne finirais pas si j’entreprenais d’énumérer les émeutes où les magistrats sont contraints de tolérer ou de sanctionner les usurpations populaires, de fermer les églises, de chasser ou emprisonner les prêtres, de supprimer les octrois, de taxer les grains, de laisser pendre, assommer ou égorger les commis, les boulangers, les marchands de blé, les ecclésiastiques, les nobles et les officiers. Aux Archives nationales, quatre-vingt-quatorze liasses épaisses sont remplies de ces violences et n’en contiennent pas les deux tiers. Il vaut mieux considérer encore une fois un cas particulier, détaillé, vérifié, qui serve de spécimen, et présente en raccourci l’image de la France pendant une année tranquille. — À Aix, au mois de décembre 1790[41], en face des deux clubs jacobins, un club d’opposants s’était formé, avait rempli les formalités et, comme le club des Monarchiens à Paris, prétendait avoir le droit de s’assembler au même titre que les autres. Mais, ici comme à Paris, les Jacobins ne veulent de droits que pour eux-mêmes, et refusent d’admettre leurs adversaires au bénéfice de la loi. — D’ailleurs des bruits alarmants se sont répandus. Un particulier venant de Nice dit « avoir ouï dire qu’il y a, de Turin à Nice, vingt mille hommes soudoyés par les émigrants, et qu’à Nice on fait une neuvaine à saint François de Paule pour prier Dieu d’éclairer les Français ». Certainement une contre-révolution se prépare. Des aristocrates ont dit, « avec un air de triomphe, que les gardes nationales et les municipalités sont un jeu et que tout cela ne tiendra pas ». Un des principaux membres du nouveau club, M. de Guiramand, vieil officier de soixante-dix-huit ans, parle publiquement contre l’Assemblée nationale, essaye d’enrôler des ouvriers dans son parti, « affecte de porter à son chapeau un bouton blanc défendu par des épingles dont les pointes sont saillantes » ; et l’on raconte qu’il a fait chez plusieurs marchandes de modes une grande commande de cocardes blanches. À la vérité, après perquisition, on n’en découvrira aucune dans aucune boutique, et tous les marchands de rubans, interrogés, répondront qu’ils n’ont aucune connaissance de la chose. Mais cela prouve seulement que le coupable est très dissimulé, d’autant plus dangereux, et qu’il est urgent de sauver la patrie. — Le 12 décembre, à quatre heures du soir, les deux clubs jacobins fraternisent, et passent en grand cortège devant le cercle, « où plusieurs membres, quelques officiers du régiment de Lyonnais, quelques particuliers jouaient paisiblement ou regardaient jouer ». La foule hue, ils se taisent ; elle repasse et hue de nouveau en criant : « À bas les aristocrates ! à la lanterne ! » Deux ou trois officiers, qui étaient sur le seuil de la porte, s’indignent ; l’un d’eux, tirant l’épée, menace un jeune homme de le frapper s’il continue. Aussitôt la foule crie : « À la garde ! au secours ! à l’assassin ! » s’élance contre l’officier qui rentre en appelant aux armes. Ses camarades, l’épée à la main, descendent pour défendre l’entrée ; M. de Guiramand lâche deux coups de pistolets, reçoit un coup de fusil dans la cuisse. Une grêle de pierres fait voler les fenêtres en éclats, la porte est sur le point d’être enfoncée, plusieurs membres du cercle se sauvent par les toits. Une douzaine d’autres, la plupart officiers, se forment en peloton, et percent la foule, l’épée haute, frappant, frappés : cinq sont blessés, mais s’échappent. — Sur quoi la municipalité fait murer à l’instant les fenêtres et les portes du cercle, renvoie de la ville le régiment de Lyonnais, fait décréter sept officiers et M. de Guiramand de prise de corps, tout cela en quelques heures et sans autre témoignage que celui des vainqueurs.

Mais ces mesures si promptes, si fortes et si partiales, ne suffisent point au club ; il y a d’autres conspirateurs à saisir ; c’est lui qui les désigne et va les prendre. — Trois mois auparavant, M. Pascalis, avocat, haranguant avec plusieurs de ses confrères le parlement dissous, avait déploré l’aveuglement du peuple « exalté par des prérogatives dont il ne connaît pas le danger ». Manifestement un homme qui a osé parler ainsi est un traître. — Il en est un autre, M. Morellet de la Roquette, qui a refusé d’appartenir au cercle proscrit ; mais ses anciens vassaux ont dû l’actionner en justice pour lui faire accepter le rachat de ses droits féodaux, et six ans auparavant, sa voiture, en passant sur le cours, a écrasé un enfant : lui aussi, il est donc l’ennemi du peuple. Pendant que la municipalité délibère, « quelques membres du club » se réunissent, décident qu’il faut mettre la main sur MM. Pascalis et de la Roquette. Dès onze heures du soir, quatre-vingts gardes nationaux de bonne volonté et conduits par le président du club vont à une lieue de là les saisir dans leur lit, et les amènent aux prisons de la ville. — Un si grand zèle ne laisse pas d’être inquiétant, et, si la municipalité tolère les arrestations, elle voudrait bien empêcher les meurtres. En conséquence, le lendemain 13 décembre, elle mande de Marseille quatre cents Suisses du régiment d’Ernest et quatre cents gardes nationaux ; elle leur adjoint la garde nationale d’Aix, et les requiert de garder la prison contre toute violence. Mais, avec les gardes nationaux de Marseille, sont venus quantité de gens armés, volontaires du désordre ; dans l’après-midi du 13, un premier attroupement essaye de forcer la prison, et, le lendemain matin, de nouveaux pelotons se forment, demandant la tête de M. Pascalis. En avant sont les hommes du club, avec « une foule d’inconnus venus du dehors qui commandent et qui exécutent ». La populace d’Aix a été travaillée pendant la nuit, et toutes les digues se rompent à la fois. Aux premières clameurs, les gardes nationaux qui sont de service sur le cours se débandent et se dispersent ; aucun signal ne rassemble les autres ; malgré les règlements, la générale n’est point battue. « La majeure partie de la garde nationale s’éloigne, afin de ne point paraître autoriser par sa présence les attentats qu’elle n’a pas l’ordre d’empêcher. Les citoyens paisibles sont dans la consternation » ; chacun fuit ou s’enferme chez soi ; les rues sont désertes et silencieuses. — Cependant la porte de la prison est ébranlée par les coups de hache. Le procureur-syndic du département, qui invite le commandant des Suisses à protéger les prisonniers, est empoigné, emmené, et court risque de la vie. Trois officiers municipaux, qui arrivent en écharpe, n’osent donner l’ordre que réclame le commandant : faire couler le sang, faire tuer tant d’hommes ; il est clair qu’en ce moment décisif leur responsabilité leur fait peur. « Nous n’avons pas d’ordres à donner. » — Alors, dans cette cour de caserne qui entoure la prison, un spectacle extraordinaire se déroule. Du côté de la loi sont huit cents hommes armés, les quatre cents Suisses et les quatre cents gardes nationaux de Marseille, tous rangés en bataille et le fusil au bras, avec une consigne expresse, répétée la veille et à trois reprises par la municipalité, par le district, par le département, avec les sympathies de tous les habitants honnêtes et de la majeure partie de la garde nationale. Mais la phrase légale et indispensable ne sort point des lèvres qui, en vertu de la Constitution, ont charge de la prononcer, et une petite troupe de forcenés se trouve souveraine. À leur tour, sous les yeux de leurs soldats qui restent immobiles, les trois officiers municipaux sont saisis, et, « la baïonnette sur la poitrine, ils signent, comme contraints, l’ordre de livrer au peuple M. Pascalis ». M. de la Roquette est livré par surcroît. « Ce qui a paru de la garde nationale d’Aix », c’est-à-dire la minorité jacobine, se forme en cercle autour de la porte de la prison, et s’érige en conseil de guerre : les voilà tout à la fois « accusateurs, témoins, juges et bourreaux ». Un capitaine emmène les deux condamnés sur le cours ; ils sont pendus. Presque aussitôt le vieux M. de Guiramand, que la garde nationale de son village amenait prisonnier à Aix, est pendu de même. — Aucune information contre les assassins : le nouveau tribunal, effrayé ou prévenu, s’est rangé depuis longtemps dans le parti populaire ; en conséquence, c’est contre les opprimés, contre les membres du cercle lapidé, qu’il instrumente. Décrets de prise de corps ou d’ajournement personnel, perquisitions, saisies de correspondances, les procédures pleuvent sur eux. Trois cents témoins sont interrogés. Des officiers arrêtés sont « chargés de chaînes et jetés dans les cachots ». — Désormais le club règne et « fait trembler tout le monde[42] ». — « Du 23 au 27 décembre, plus de deux mille passeports sont délivrés à Aix. » — « Si les émigrations continuent, écrivent les commissaires, il ne restera plus bientôt à Aix que des ouvriers sans travail et sans aucune ressource… Des rues entières restent inhabitées… Tant que l’impunité paraîtra assurée à de tels forfaits, la crainte éloignera de cette ville quiconque aura quelques moyens de subsister ailleurs. » — Plusieurs sont revenus après l’arrivée des commissaires, espérant par eux sûreté et justice. Mais, « si l’information n’est pas ordonnée, à peine aurons-nous quitté Aix, que trois cents ou quatre cents familles l’abandonneront… Et quel homme sensé oserait garantir que bientôt chaque village n’aura pas son pendu ?… Des valets de campagne arrêtent leurs maîtres… L’espérance de l’impunité porte les habitants des villages à se permettre toute espèce de dégâts dans les forêts, ce qui est du plus grand danger dans un pays où les bois sont très rares. Ils établissent tous les jours les prétentions les plus absurdes et les plus injustes vis-à-vis des riches propriétaires, et le fatal cordon est toujours l’interprète et le signal de leur volonté. » — Point de refuge contre ces attentats. « Le département, les districts, les municipalités n’administrent que conformément aux pétitions multipliées du club. » — Aux yeux de tous, en un jour solennel, leur défaite éclatante a manifesté leur faiblesse, et, courbés sous leurs nouveaux maîtres, les magistrats ne gardent leur autorité légale qu’à condition de la mettre au service du parti vainqueur.

  1. Adresse de la Commune de Paris, 5 juin 1790. « Qu’au même jour (l’anniversaire de la prise de la Bastille) un cri plus touchant se fasse entendre : « Français, nous sommes tous frères ! Oui, nous sommes frères, nous sommes libres, nous avons une patrie ! » (Buchez et Roux, VI. 275.)
  2. Buchez et Roux, IV, 3. 309 ; V. 123 ; VI, 274, 399. — Duvergier, Collection des lois et décrets. Décret du 8-9 juin 1790.
  3. Michelet, Histoire de la Révolution française, II, 470, 474.
  4. Ferrières, II, 91. — Albert Babeau, I, 340. Lettre adressée au chevalier de Poterat, 18 juillet 1790.) — Dampmartin, Événements qui se sont passés sous nos yeux, etc., I, 155.
  5. Sauzay, I, 202.
  6. Albert Babeau, ib., I, 339. — Ferrières, II, 92.
  7. Archives nationales, H, 1453. Correspondance de M. de Bercheny, 25 mai 1790.
  8. Archives nationales, ib., 13 mai 1790. « M. de la Rifaudière a été tiré de sa voiture et mené au corps de garde, qui fut aussitôt rempli de monde. On n’entendait que crier : À la lanterne, l’aristocrate ! — Le fait est qu’après avoir crié vingt fois : Vive le Roi et la Nation ! comme on voulait lui faire crier : Vive la Nation toute seule, il a crié : Vive la Nation tant qu’elle pourra ! » — À Blois, le jour de la fédération, un attroupement promène dans les rues une tête de bois coiffée d’une perruque, avec un écriteau portant qu’il faut couper le cou aux aristocrates.
  9. Mercure de France, articles de Mallet du Pan (18 juin et 6 août 1791 ; avril 1792).
  10. Moniteur, IV, 560 (séance du 5 juin 1790), rapport de M. Fréteau. « Ces faits sont prouvés par cinquante témoins. » — Cf. n° du 19 avril 1791.
  11. Archives nationales, KK, 1105. Correspondance de M. de Thiard, commandant militaire de la Bretagne (septembre 1789). « Il y a dans toutes les petites villes, trois puissances qui s’entrechoquent, le présidial, La milice bourgeoise et le comité permanent. Chacune veut avoir le pas sur l’autre, et, à cette occasion, il m’est arrivé à Landivisiau une scène qui aurait pu devenir sanglante, et qui n’a été que ridicule. Il s’est élevé une dispute fort vive entre les trois harangueurs, pour savoir qui parlerait le premier. On s’en est rapporté à moi pour la décision. Pour n’offenser aucune des parties, j’ai prononcé qu’ils parleraient tous les trois ensemble : ce qui a été ponctuellement exécuté. »
  12. Décret du 10-14 août 1789.
  13. Archives nationales, KK, 1105. Correspondance de M. de Thiard, 11 septembre 1789. « Les troupes n’obéissent plus qu’aux municipalités. » — 30 juillet, 11 août 1790.
  14. Archives nationales, KK, 1105. Correspondance de M. de Thiard, 11 et 25 septembre, 20 novembre, 25 et 30 décembre 1789.
  15. Buchez et Roux, V, 394 (avril 1790). — Archives nationales. Papiers du Comité des recherches, DXXIX, I (note de M. de la Tour-du-Pin, 28 octobre 1789). — Buchez et Roux, IV, 3 (1er décembre 1789) ; IV, 390 (février 1790) ; VI, 179 (avril et mai 1790).
  16. Mercure de France, Rapport de M. Emmery, séance du 21 juillet 1790, no du 31 juillet. — Archives nationales, F7, 3200. Lettre du directoire du Calvados, 26 septembre et 20 octobre 1791.
  17. Archives nationales, F7, 3207. Lettre du ministre Dumouriez, 15 juin 1792. Rapport de M. Gaillard, 29 mai 1799.
  18. Mercure de France, n° du 16 juillet 1791 (séance du 6) ; n° du 5 novembre et du 26 novembre 1791.
  19. Albert Babeau, Histoire de Troyes, t. I, passim. — Archives nationalesF7, 3257. Adresse du directoire de Saône-et-Loire à l’Assemblée nationale, 1er novembre 1790. — F7, 3200. Lettre du directoire du Calvados, 9 novembre 1791. — F7, 3195. Procès-verbal de la municipalité d’Aix, 1er mars 1792 (sur les événements du 26 février) ; lettre de M. Villardy, président du directoire, 10 mars 1792. — F7, 3220. Extrait des délibérations du directoire du Gers, et lettre au roi, 28 janvier 1792. Lettre de M. Lafitau, président du directoire, 30 janvier. (Il a été traîné par les cheveux et obligé de quitter la ville.)
  20. Mercure de France, n° du 30 octobre 1790.
  21. Archives nationales, F7, 3226. Lettre du directoire de l’Indre à M. Cahier, ministre, 6 décembre 1791. — Lettre de M. de Lessart, ministre, au directoire de l’Indre, 31 décembre 1791.
  22. Fabre, Histoire de Marseille, II, 422. Martin n’eut que 3555 voix, et, un peu après, la garde nationale comptait 24000 hommes.
  23. Archives nationales, F7, 3196. Lettre du ministre, M. de Saint-Priest au président de l’Assemblée nationale, 11 mai 1790.
  24. Archives nationalesF7, 3196. Lettres du commandant militaire, M. de Miran, 6, 14, 30 mars 1790.
  25. Archives nationales, F7, 3196. Lettre de M. de Bournissac, grand prévôt, 6 mars 1790.
  26. Archives nationales, F7, 3196. Lettres de M. de Miran, 11 et 16 avril, 1er mai 1790.
  27. Archives nationales, F7, 3196. Procès-verbal de la journée du 30 avril.
  28. Archives nationales, F7, 3196. Lettres de la municipalité de Marseille à l’Assemblée nationale, 5 et 20 mai 1790.
  29. Archives nationales, F7, 3196. Ordre du roi, 10 mai. Lettre de M. de Saint-Priest à l’Assemblée nationale, 11 mai. Décret de l’Assemblée nationale, 12 mai. Lettre de la municipalité au roi, 20 mai. Lettre de M. Rubum, 20 mai. Note envoyée de Marseille, 31 mai. — Adresse de la municipalité au président des Amis de la Constitution à Paris, 5 mai. Dans son récit de la prise des forts, on lit la phrase suivante : « Nous nous portâmes sans obstacle jusqu’auprès du commandant, que nous réduisîmes à la concorde, au moyen de l’influence que la force, la crainte et la raison donnent à la persuasion. »
  30. Archives nationales, F7, 3196. Lettre de M. de Miran, 5 mai. — Le ton du parti régnant à Marseille est indiqué par plusieurs imprimés joints au dossier, entre autres par une « Requête à Desmoulins, procureur général de la Lanterne ». Il s’agit d’une « écritoire patriotique », récemment fabriquée avec les pierres de la citadelle démolie, et représentant une hydre à quatre têtes, qui sont la noblesse, le clergé, les ministres et les juges. « C’est dans ces quatre crânes patriotiques de l’hydre que doit être puisée l’encre de proscription pour les ennemis de la Constitution. Cette écritoire, taillée dans la première pierre de la démolition du fort Saint-Nicolas, est destinée à l’assemblée patriotique de Marseille. L’art enchanteur du héros de la liberté marseillaise, de ce Renaud qui, sous le masque de la dévotion, surprit la sentinelle bien éveillée de Notre-Dame de la Garde, et décida par son mâle courage et sa ruse la conquête de cette clé du grand foyer de la contre-révolution vient de mettre au jour un nouveau trait de son génie : nouveau Deucalion, il a personnifié cette pierre que la Liberté a fait tomber du haut de nos Bastilles menaçantes, etc. »
  31. Archives nationales, F7, 3198. Lettres des commissaires du roi, 15 et 15 avril 1791.
  32. Ségur, Mémoires, III, 482 (premiers mois de 1790).
  33. Dampmartin, I, 184 (janvier 1791).
  34. Archives nationales, KK, 1105. Correspondance de M. de Thiard (12 octobre 1789).
  35. Archives nationales, F7, 3250. Procès-verbal du directoire du département, 18 mars 1792. « Comme la fermentation était au plus haut point, et qu’il était à craindre qu’il ne s’ensuivit les plus grands malheurs, M. le président, avec l’accent de la douleur. » déclara qu’il cédait et rendait l’arrêté inconstitutionnel. — Réponse du ministre, 23 juin : « Si les pouvoirs constitués sont ainsi forcés de céder à la volonté arbitraire d’une multitude égarée, il n’y a plus de gouvernement, nous sommes dans la plus affligeante anarchie. — Si vous le croyez plus convenable, je proposerai au roi la cassation de votre dernier arrêté. »
  36. Archives nationales, F7, 3250. Lettre de M. Duport, ministre de la justice, 22 décembre 1791.
  37. Archives nationalesF7, 3248. Procès-verbal des membres du département, terminé le 18 mars 1791. — Buchez et Roux, IX, 240 (Rapport de M. Alquier).
  38. Archives nationales, F7, 3268. Extrait du registre des délibérations du directoire de Seine-et-Oise, avec toutes les pièces de l’insurrection d’Étampes, du 16 septembre 1791. — Lettre de M. Venard, administrateur du district, 20 septembre. « Je ne remettrai les pieds à Étampes que lorsque le calme et la sûreté y seront rétablis, et la première opération que j’y ferai sera de consigner ma démission sur le registre. Je suis las de me tuer pour des ingrats. »
  39. Moniteur, no du 16 mars 1792. — Mortimer-Ternaux. Histoire de la Terreur (Procédure contre les assassins de Simoneau), I, 381.
  40. Archives nationales, F7, 3226. Lettre et Mémoire de Chenantin, cultivateur, 7 novembre 1792. — Extrait des délibérations du directoire du district de Langeais, 5 novembre 1792 (sédition à la Chapelle-Blanche, près Langeais, 5 octobre 1792).
  41. Archives nationales, F7, 3195. Rapport des commissaires envoyés par l’Assemblée nationale et le roi, 23 février 1791. (Sur les événements des 12 et 14 décembre 1790.) — Mercure de France, n° du 29 février 1791. (Lettres d’Aix et notamment lettre des sept officiers détenus dans les prisons d’Aix, 30 janvier 1791.) — Le plus ancien club jacobin, formé en février 1790, avait pour titre Club des vrais amis de la Constitution. — Le second club jacobin, formé en octobre 1790, fut « composé, dès le principe, d’artisans et de cultivateurs des faubourgs et des environs ». Il avait pour titre : Société des frères antipolitiques, ou frères vrais, justes et utiles à la patrie. — Le cercle opposant, formé en décembre 1790, s’intitulait, selon les uns, les Amis du roi, de la paix et de la religion ; selon les autres, les Amis de la paix ; selon d’autres enfin, les Défenseurs de la religion, des personnes et des propriétés.
  42. Archives nationales, F7, 3195. Lettres des commissaires, 11 février, 20 mars, 10 mai 1791.