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Les Origines de la France contemporaine/Volume 8/Livre IV/Chapitre 1-1

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LIVRE QUATRIÈME

LES GOUVERNÉS


CHAPITRE I

Les opprimés. — I. Grandeur de l’abatis révolutionnaire. — Les quatre procédés d’abatage. — L’expulsion par émigration forcée et par bannissement légal. — Nombre des expulsés. — La privation de la liberté physique. — Les ajournés, les internés, les reclus chez eux, les incarcérés. — Leur nombre et leur situation. — Le meurtre après jugement ou sans jugement. — Nombre des guillotinés ou fusillés après jugement. — Indices sur le nombre des autres vies détruites. — Nécessité et projet d’une destruction plus ample. — La spoliation. — Son étendue. — Le gaspillage. — La perte sèche. — Ruine des particuliers et de l’État. — Les plus opprimés sont les notables. — II. Valeur des notables dans une société. — Les divers degrés et les différentes espèces de notables en 1789. — L’état-major social. — Les gens du monde. — Leur savoir-vivre. — Leur culture intellectuelle. — Leur humanité et leur philanthropie. — Leur trempe morale. — Les hommes pratiques. — Leur recrutement. — Leur compétence. — Leur bonté active. — Leur rareté et leur prix. — III. Les trois classes de notables. — La noblesse. — Sa préparation physique et morale au métier des armes. — Esprit militaire. — Conduite des officiers de 1789 à 1792. — — À quel emploi cette noblesse était propre. — IV. Le clergé — Son recrutement. — Attraits de la profession. — Indépendance des ecclésiastiques. — Solidité de leur mérite. — Leur instruction théorique et leur information pratique. — Leur distribution sur le territoire. — Utilité de leur office. — Leur conduite de 1789 à 1800. — Leur courage. — Leur capacité de sacrifice. — V. La bourgeoisie. — Son recrutement. — Différence du fonctionnaire sous l’ancien régime et du fonctionnaire moderne. — Propriété des offices. — Corporations. — Indépendance et sécurité du fonctionnaire. — Les ambitions sont limitées et satisfaites. — Mœurs sédentaires, honnêtes et sobres. — Recherche de la considération. — Culture intellectuelle. — Idées libérales. — Honorabilité et zèle public. — Conduite de la bourgeoisie de 1789 à 1800. — VI. Les demi-notables. — Leur recrutement. — Syndics de village et syndics de métier. — Compétence de leurs électeurs. — Leurs électeurs ont intérêt à les bien choisir. — Leur capacité et leur honorabilité. — Triage des hommes sous l’ancien régime. — Conditions de maintien et de progrès pour une famille. — Droit héréditaire et personnel du notable à son bien et à son rang. — VII. Principe du socialisme égalitaire. — Toute supériorité de condition est illégitime. — Portée de ce principe. — Les avantages et les jouissances inciviques. — Comment les lois révolutionnaires atteignent aussi la classe inférieure. — Populations frappées en masse. — Proportion des gens du peuple sur les listes de proscrits. — Comment les lois révolutionnaires atteignent plus rigoureusement les notables du peuple. — VIII. La rigueur croît avec l’élévation de la classe. — Les notables proprement dits sont frappés en leur qualité de notables. — Arrêtés de Taillefer, Milhaud et Lefiot. — La pénitence publique à Montargis. — IX. Deux caractères de la classe supérieure, la fortune et l’éducation. — Chacun de ces caractères est un délit. — Mesures contre les gens riches ou aisés. — Ils sont frappés en masse et par catégories — Mesures contre les gens instruits et polis. — Danger de la culture et de la distinction. — Proscription générale des « honnêtes gens ». — X. Gouvernés et gouvernants. — Les détenus de la rue de Sèvres et le Comité révolutionnaire de la Croix-Rouge. — Le petit Dauphin et son précepteur Simon. — Juges et justiciables. — Trinchard et Coffinhal, Lavoisier et André Chénier.

I

Avant tout, pour le Jacobin, il s’agit d’anéantir ses adversaires constatés ou présumés, probables ou possibles. Quatre opérations violentes concourent, ensemble ou tour à tour, à la destruction physique ou à la destruction sociale des Français qui ne sont pas ou qui ne sont plus de la secte et du parti.

La première opération consiste à les expulser du territoire. — Dès 1789, par l’émigration forcée, on les a jetés dehors ; livrés, sans défense et sans la permission de se défendre, aux jacqueries de la campagne et aux émeutes de la ville[1], les trois quarts n’ont quitté la France que pour échapper aux brutalités populaires, contre lesquelles la loi et l’administration ne les protégeaient plus. À mesure que la loi et l’administration, en devenant plus jacobines, leur sont devenues plus hostiles, ils sont partis par plus grosses troupes. Après le 10 août et le 2 septembre, ils ont dû fuir en masse ; car désormais, si quelqu’un d’entre eux s’obstinait à rester, c’était avec la chance presque certaine d’aller en prison, pour y vivre dans l’attente du massacre ou de la guillotine. Vers le même temps, aux fugitifs la loi a joint les bannis, tous les ecclésiastiques insermentés, une classe entière, près de 40 000 hommes[2]. On calcule qu’au sortir de la Terreur la liste totale des fugitifs et des bannis contenait plus de 150 000 noms[3]. Il y en aurait eu davantage, si la frontière n’avait pas été gardée par des patrouilles, si, pour la franchir, il n’avait pas fallu risquer sa vie ; et cependant, pour la franchir, beaucoup risquent leur vie, déguisés, errants, la nuit, en plein hiver, à travers les coups de fusil, décidés à se sauver coûte que coûte, pour aller, en Suisse, en Italie, en Allemagne et jusqu’en Hongrie, chercher la sécurité et le droit de prier Dieu à leur façon[4]. — Si quelqu’un des exilés ou déportés se hasarde à rentrer, on le traque comme une bête fauve : sitôt pris, sitôt guillotiné[5]. M. de Choiseul et d’autres malheureux ayant été jetés par un naufrage sur la côte de Normandie, le droit des gens ne suffit pas pour les protéger ; ils sont traduits devant une commission militaire ; sauvés provisoirement par le cri de la pitié publique, ils restent en prison jusqu’à ce que le premier Consul intervienne entre eux et la loi homicide, et consente, par grâce, à les déporter sur la frontière de Hollande. — S’ils se sont armés contre la République, ils sont retranchés de l’humanité : un pandour, fait prisonnier, est traité en homme ; un émigré, fait prisonnier, est traité en loup ; séance tenante, on le fusille. Parfois même, à son endroit, on se dispense des courtes formalités légales. « Quand j’ai le bonheur d’en attraper, écrit le général Vandamme[6], je ne donne pas à la commission militaire la peine de les juger : leurs procès sont faits sur-le-champ. Mon sabre et mes pistolets font leur affaire. »

La seconde opération consiste à priver les suspects de leur liberté, et dans cette privation il y a plusieurs degrés, car il y a plusieurs moyens de mettre la main sur les personnes. — Tantôt le suspect est « ajourné », c’est-à-dire que l’ordre d’arrestation reste suspendu sur sa tête, qu’il vit sous une menace perpétuelle et ordinairement suivie d’effet, que chaque matin il peut s’attendre à coucher le soir dans une maison d’arrêt. — Tantôt il est consigné dans l’enceinte de sa commune. — Tantôt il est reclus chez lui, avec ou sans gardes, et, dans le premier cas, toujours avec l’obligation de payer ses gardes. — Tantôt enfin, et c’est le cas le plus fréquent, il est enfermé dans une maison d’arrêt ou de détention. — Dans le seul département du Doubs[7] on compte 1200 hommes et femmes ajournés, 300 consignés dans leur commune, 1500 reclus chez eux et 2200 en prison. Dans Paris, 36 vastes prisons et 96 « violons » ou geôles provisoires, que remplissent incessamment les comités révolutionnaires, ne suffisent pas au service[8], et l’on calcule qu’en France, sans compter plus de 40 000 geôles provisoires, 1200 prisons, pleines et bondées, contiennent chacune plus de 200 reclus[9]. À Paris[10], malgré les vides quotidiens opérés par la guillotine, le chiffre des détenus monte, le 9 floréal an II, à 7840 ; et, le 25 messidor suivant, malgré les grandes fournées de cinquante et soixante personnes conduites en un seul jour et tous les jours à l’échafaud, le chiffre est encore de 7502. Il y a 975 détenus dans les prisons de Brest ; il y en a plus de 1000 dans les prisons d’Arras, plus de 1500 dans celles de Toulouse, plus de 3000 dans celles de Strasbourg, plus de 13 000 dans celles de Nantes[11]. Dans les deux départements de Vaucluse et des Bouches-du-Rhône, le représentant Maignet, qui est sur place, annonce de 12 000 à 15 000 arrestations[12]. « Quelque temps avant Thermidor, dit le représentant Beaulieu, le nombre des détenus s’élevait à près de 400 000 ; c’est ce qui résulte des listes et des registres qui étaient alors au Comité de Sûreté générale[13]. » — Parmi ces malheureux, il y a des enfants, et non pas seulement dans les prisons de Nantes, où les battues révolutionnaires ont ramassé toute la population des campagnes ; dans les prisons d’Arras[14], entre vingt cas semblables, je trouve un marchand de charbon et sa femme, avec leurs sept fils et filles âgés de dix-sept à six ans ; une veuve, avec ses quatre enfants âgés de dix-sept à douze ans ; une autre veuve noble, avec ses neuf enfants âgés de dix-sept à trois ans ; six enfants de la même famille, sans père ni mère, âgés de vingt-trois à neuf ans. — Presque partout, ces prisonniers d’État sont traités comme on ne traitait pas les voleurs et les assassins sous l’ancien régime. Pour commencer, on les soumet « au rapiotage », je veux dire qu’on les met nus, ou que du moins on les fouille jusque sous la chemise et par tout le corps ; des femmes, des filles s’évanouissent sous cette perquisition qu’on réservait jadis aux galériens pour leur entrée au bagne[15]. — Souvent, avant de les confiner dans leur cachot ou dans leur chambrée, on les laisse deux ou trois nuits, pêle-mêle, dans une salle basse sur des bancs, ou dans la cour sur le pavé, « sans lits ni paille »… — « On les tourmente dans toutes leurs affections et, pour ainsi dire, dans tous les points de leur sensibilité. On leur enlève successivement leurs biens, leurs assignats, leurs meubles, leurs aliments, la lumière du jour et celle des lampes, les secours réclamés par leurs besoins et leurs infirmités, la connaissance des événements publics, les communications, soit immédiates, soit même par écrit, avec leurs pères, leurs fils, leurs épouses[16]. » On les oblige à payer leur logement, leurs gardiens, leur nourriture ; on leur vole à la porte les vivres qu’ils font venir du dehors ; on les fait manger à la gamelle ; on ne leur fournit que des aliments insuffisants et dégoûtants, « morue pourrie, harengs infects, viande en putréfaction, légumes absolument gâtés, le tout accompagné d’une demi-chopine d’eau de la Seine, teinte en rouge au moyen de quelques drogues ». On les affame[17], on les rudoie et on les vexe exprès, comme si l’on avait résolu de lasser leur patience et de les pousser à une révolte, dont on a besoin pour les expédier tous en masse, ou, du moins, pour justifier l’accélération croissante de la guillotine. On les accumule par dix, vingt, trente, dans une même pièce, à la Force, « huit dans une chambre de quatorze pieds en carré », où tous les lits se touchent, où plusieurs lits chevauchent les uns sur les autres, où, sur les huits détenus, deux sont obligés de coucher à terre, où la vermine foisonne, où la fermeture des lucarnes, la permanence du baquet et l’encombrement des corps empoisonnent l’air. — En plusieurs endroits, la proportion des malades et des morts est plus grande que dans la cale d’un négrier. « De quatre-vingt-dix individus avec lesquels j’étais reclus, il y a deux mois, écrit[18] un détenu de Strasbourg, soixante-six ont été conduits à l’hôpital dans l’espace de huit jours. » En deux mois, dans les prisons de Nantes, sur 13 000 prisonniers, il en meurt 3000 du typhus et de la pourriture[19]. Quatre cents prêtres[20], reclus dans l’entrepont d’un vaisseau en rade d’Aix, encaqués les uns sur les autres, exténués de faim, rongés de vermine, suffoqués par le manque d’air, demi-gelés, battus, bafoués, et perpétuellement menacés de mort, souffrent plus que des nègres dans une cale ; car, par intérêt, le capitaine négrier tient à maintenir en bonne santé sa pacotille humaine, tandis que, par fanatisme révolutionnaire, l’équipage d’Aix déteste sa cargaison de soutanes et voudrait la voir au fond de l’eau. — À ce régime qui, jusqu’au 9 Thermidor, va s’aggravant tous les jours, la détention devient un supplice, souvent mortel, plus lent et plus douloureux que la guillotine[21], tellement que, pour s’y soustraire, Chamfort s’ouvre les veines et Condorcet avale du poison.

Troisième expédient, le meurtre après jugement ou sans jugement. — Cent soixante-dix-huit tribunaux, dont quarante sont ambulants[22], prononcent, dans toutes les parties du territoire, des condamnations à mort, qui sont exécutées sur place et à l’instant. Du 16 avril 1793 au 9 Thermidor an II, celui de Paris fait guillotiner 2625 personnes[23], et les juges de province travaillent aussi bien que les juges de Paris. Dans la seule petite ville d’Orange, ils font guillotiner 331 personnes. Dans la seule ville d’Arras, ils font guillotiner 299 hommes et 93 femmes. Dans la seule ville de Nantes, les tribunaux révolutionnaires et les commissions militaires font guillotiner ou fusiller en moyenne 100 personnes par jour, en tout 1971. Dans la seule ville de Lyon, la commission révolutionnaire avoue 1684 exécutions, et un correspondant de Robespierre, Cadillot, lui en annonce 6000[24]. Le relevé de ces meurtres n’est pas complet, mais on en a compté 17 000[25], « la plupart accomplis sans formalités, ni preuves », ni délit, entre autres le meurtre « de plus de 1200 femmes, dont plusieurs octogénaires et infirmes[26] », notamment le meurtre de 60 femmes condamnées à mort, disent les arrêts, pour avoir « fréquenté » les offices d’un prêtre insermenté, ou pour avoir « négligé » les offices d’un prêtre assermenté. « Des accusés, mis en coupe réglée, furent condamnés à vue. Des centaines de jugements prirent environ une minute par tête. On jugea des enfants de sept ans, de cinq ans, de quatre ans. On condamna le père pour le fils, et le fils pour le père. On condamna à mort un chien. Un perroquet fut produit comme témoin. De nombreux accusés, dont la condamnation ne put être écrite, furent exécutés. » À Angers, la sentence de plus de 400 hommes et de 360 femmes, exécutés pour désencombrer les prisons, fut mentionnée sur les registres par la seule lettre F ou G (fusillé ou guillotiné)[27]. — À Paris comme en province, le plus léger prétexte[28] suffisait pour constituer un crime et pour justifier un meurtre. La fille du célèbre peintre Joseph Vernet[29] fut guillotinée, comme « receleuse », pour avoir gardé chez elle cinquante livres de bougie, distribuées aux employés de la Muette par les liquidateurs de la liste civile. Le jeune de Maillé, âgé de seize ans[30], fut guillotiné comme « conspirateur », pour avoir « jeté à la tête de son geôlier un hareng pourri qu’on lui servit ». Mme Puy de Verine fut guillotinée, comme « coupable » de n’avoir pas ôté à son vieux mari aveugle, sourd et en enfance une bourse de jetons à jouer marqués à l’effigie royale. — À défaut de prétexte[31], on supposait une conspiration ; on donnait à des émissaires payés des listes en blanc : ils se chargeaient d’aller dans les diverses prisons et d’y choisir le nombre requis de têtes ; ils inscrivaient les noms à leur fantaisie, et cela faisait une fournée pour la guillotine. — « Quant à moi, disait le juré Vilate, je ne suis jamais embarrassé, je suis toujours convaincu. En révolution, tous ceux qui paraissent devant le tribunal doivent être condamnés. » — À Marseille, la commission Brutus[32], « siégeant sans accusateur public ni jurés, faisait monter de la prison ceux qu’elle voulait envoyer à la mort. Après leur avoir demandé leur nom, leur profession, et quelle devait être leur fortune, on les faisait descendre pour être placés sur une charrette qui se trouvait devant la porte du palais de justice ; les juges paraissaient ensuite sur le balcon, et prononçaient la sentence de mort ». — Même procédé à Cambrai, Arras, Nantes, le Mans, Bordeaux, Nîmes, Lyon, Strasbourg et ailleurs. — Évidemment, le simulacre du jugement n’est qu’une parade ; on l’emploie comme un moyen décent, parmi d’autres moins décents, pour exterminer les gens qui n’ont pas les opinions requises ou qui appartiennent à des classes proscrites[33] ; Samson à Paris et ses collègues en province, les pelotons d’exécution à Lyon et à Nantes, ne sont que les collaborateurs des égorgeurs proprement dits, et les massacres légaux ont été imaginés pour compléter les massacres purs et simples.

De ce dernier genre sont d’abord des fusillades de Toulon, où le nombre des fusillés dépasse de beaucoup 1000[34] ; les grandes noyades de Nantes, où 4800 hommes, femmes et enfants ont péri[35] ; les autres noyades[36], pour lesquelles on ne peut fixer le chiffre des morts ; ensuite, les innombrables meurtres populaires commis en France depuis le 14 juillet 1789 jusqu’au 10 août 1792 ; le massacre de 1300 détenus à Paris en septembre 1792 ; la traînée d’assassinats qui, en juillet, août et septembre 1792, s’étend sur tout le territoire ; enfin, l’égorgement des prisonniers fusillés ou sabrés sans jugement à Lyon et dans l’Ouest. Même en exceptant ceux qui sont morts en combattant et ceux qui, pris les armes à la main, ont été fusillés ou sabrés tout de suite et sur place, on compte environ 10 000 personnes tuées sans jugement dans la seule province d’Anjou[37] ; aussi bien les instructions du Comité de Salut public, les ordres écrits de Francastel et Carrier, prescrivaient aux généraux de « saigner à blanc » le pays insurgé[38], et de n’y épargner aucune vie : on peut estimer que, dans les onze départements de l’Ouest, le chiffre des morts de tout âge et des deux sexes approche d’un demi-million[39]. — À considérer le programme et les principes de la secte jacobine, c’est peu : ils auraient dû tuer bien davantage. Malheureusement, le temps leur a manqué ; pendant la courte durée de leur règne, avec l’instrument qu’ils avaient en main, ils ont fait ce qu’ils ont pu. Considérez cette machine, sa construction graduelle et lente, les étapes successives de sa mise en jeu, depuis ses débuts jusqu’au 9 Thermidor, et voyez pendant quelle brève période il lui a été donné de fonctionner. Institués le 30 mars et le 6 avril 1793, les comités révolutionnaires et le tribunal révolutionnaire n’ont guère travaillé que dix-sept mois. Ils n’ont travaillé de toute leur force qu’après la chute des Girondins, et surtout à partir de septembre 1793, c’est-à-dire pendant onze mois. La machine n’a coordonné ses organes incohérents et n’a opéré avec ensemble, sous l’impulsion du ressort central, qu’à partir de décembre 1793, c’est-à-dire pendant huit mois. Perfectionnée par la loi du 22 prairial, elle opère, pendant les deux derniers mois, bien plus et bien mieux qu’auparavant, avec une rapidité et une énergie qui croissent de semaine en semaine. — À cette date et même avant cette date, les théoriciens du parti ont mesuré la portée de leur doctrine et les conditions de leur entreprise. Étant des sectaires, ils ont une foi ; or l’orthodoxie ne peut tolérer l’hérésie, et, comme la conversion des hérétiques n’est jamais sincère ni durable, il faut supprimer les hérétiques, afin de supprimer l’hérésie, « il n’y a que les morts qui ne reviennent pas », disait Barère, le 16 messidor. Le 2 et le 3 thermidor[40], le Comité de Salut public envoie à Fouquier-Tinville une liste de 478 accusés, avec ordre « de mettre à l’instant les dénommés en jugement ». Déjà Baudot et Jeanbon Saint-André, Carrier, Antonelle et Guffroy avaient évalué à plusieurs millions le nombre des vies qu’il fallait trancher[41], et, selon Collot d’Herbois, qui avait parfois l’imagination pittoresque, « la transpiration politique devait être assez abondante pour ne s’arrêter qu’après la destruction de douze à quinze millions de Français ».

En revanche, dans la quatrième et dernière partie de leur œuvre, ils sont allés presque jusqu’au bout ; tout ce qu’on pouvait faire pour ruiner les individus, les familles et même l’État, ils l’ont fait ; tout ce qu’on pouvait prendre, ils l’ont pris. — De ce côté, la Constituante et la Législative avaient commencé la besogne par l’abolition, sans indemnité, de la dîme et de tous les droits féodaux, par la confiscation de toute la propriété ecclésiastique ; cette besogne, les opérateurs jacobins la continuent et l’achèvent : on a vu par quels décrets, avec quelle hostilité contre la propriété collective et individuelle, soit qu’ils attribuent à l’État les biens de tous les corps quelconques, même laïques, collèges, écoles, sociétés scientifiques ou littéraires, hôpitaux et communes, soit qu’ils dépouillent les particuliers, indirectement, par les assignats et le maximum, directement par l’emprunt forcé, par les taxes révolutionnaires[42], par la saisie de l’or et de l’argent monnayé et de l’argenterie, par la réquisition de toutes les choses utiles à la vie, par la séquestration des biens des détenus, par la confiscation des biens des émigrés, des bannis, des déportés et des condamnés à mort. — Pas un capital immobilier ni mobilier, pas un revenu en argent ou en nature, quelle qu’en soit la source, bail, hypothèque ou créance privée, pension ou titre sur les fonds publics, profits de l’industrie, de l’agriculture ou du commerce, fruits de l’épargne ou du travail, depuis l’approvisionnement du fermier, du négociant et du fabricant jusqu’aux manteaux, habits, chemises et souliers, jusqu’au lit et à la chambre des particuliers[43], rien n’échappe à leurs mains rapaces : dans la campagne, ils enlèvent jusqu’aux grains réservés pour la semence ; à Strasbourg et dans le Haut-Rhin, toutes les batteries de cuisine ; en Auvergne et ailleurs, jusqu’aux marmites des pâtres. Tout objet de valeur, même s’il n’a pas d’emploi public, tombe sous le coup de la réquisition : par exemple, le comité révolutionnaire de Bayonne[44] s’empare d’une quantité de basins et de mousselines, « sous prétexte d’en faire des culottes pour les défenseurs de la patrie ». — Notez que souvent les objets requis, même quand ils sont utiles, ne sont pas utilisés : entre leur saisie et leur emploi, le gaspillage, le vol, la dépréciation et l’anéantissement interviennent. À Strasbourg[45], sur l’invitation menaçante des représentants en mission, les habitants se sont déshabillés et, en quelques jours, ont apporté à la municipalité « 6879 habits, culottes et vestes, 4767 paires de bas, 16 921 paires de souliers, 863 paires de bottes, 1351 manteaux, 20 518 chemises, 4524 chapeaux, 523 paires de guêtres, 143 sacs de peau, 2673 draps de lit, 900 couvertures, outre 29 quintaux de charpie, 21 quintaux de vieux linge et un grand nombre d’autres objets ». Mais « la plupart de ces objets sont restés entassés dans les magasins : une partie y a pourri, ou a été mangée par les rats ; on a abandonné le reste au premier venu. Le but de spoliation était rempli ». — Perte sèche pour les particuliers, profit nul ou minime pour l’État, tel est, en fin de compte, le bilan net du gouvernement révolutionnaire. Après avoir mis la main sur les trois cinquièmes des biens fonciers de France, après avoir arraché aux communautés et aux particuliers dix à douze milliards de valeurs mobilières et immobilières, après avoir porté, par les assignats et les mandats territoriaux[46], la dette publique, qui n’était pas de 4 milliards en 1789, à plus de 50 milliards, ne pouvant plus payer ses employés, réduit, pour faire subsister ses armées et pour vivre lui-même, aux contributions forcées qu’il lève sur les peuples conquis, il aboutit à la banqueroute, il répudie les deux tiers de sa dette, et son crédit est si bas que ce dernier tiers consolidé, garanti à nouveau par lui, perd le lendemain 83 pour 100 : entre ses mains, l’État a souffert autant que les particuliers. — De ceux-ci plus de 1 200 000 ont pâti dans leurs personnes : plusieurs millions, tous ceux qui possédaient quelque chose, grands ou petits, ont pâti dans leurs biens[47]. Mais, dans cette multitude d’opprimés, ce sont les notables qui ont été frappés de préférence, et qui, dans leurs biens comme dans leurs personnes, ont le plus pâti.

II

Quand on évalue une forêt, on commence par y répartir les plantes en deux classes : d’un côté la futaie, les chênes, hêtres, trembles, gros et moyens, de l’autre le taillis et les broussailles. Pareillement, quand on veut évaluer une société, il faut y répartir les individus en deux groupes : d’un côté les notables de toute espèce et de tout degré, de l’autre le commun des hommes. Si la forêt est ancienne et n’a pas été trop mal administrée, presque tout l’acquis de la végétation séculaire se trouve ramassé dans la futaie : les quelques milliers de beaux arbres, les trois ou quatre cent mille baliveaux, anciens et nouveaux, de la réserve, contiennent plus de bois utile ou précieux que les vingt ou trente millions d’arbrisseaux, buissons et bruyères. De même, si la société a vécu longtemps sous une justice et une police à peu près exactes, presque tout l’acquis de la civilisation séculaire se trouve concentré dans ses notables, et, à tout prendre, tel était l’état de la société française en 1789[48].

Considérons d’abord les premiers personnages. — À la vérité, dans l’aristocratie, nombre de familles, les plus opulentes et les plus en vue, avaient cessé de rendre des services proportionnés aux frais de leur entretien. Seigneurs et dames de la cour, évêques et abbés mondains, parlementaires de salon, la plupart ne savaient guère que solliciter avec art, représenter avec grâce et dépenser avec excès. Une culture mal entendue les avait détournés de leur emploi naturel, pour en faire des arbres de luxe et d’agrément, souvent creux, étiolés, faibles de sève, trop émondés, très coûteux d’ailleurs, alimentés par une profusion de terreau, à grand renfort d’arrosage ; et le jardinage savant, qui les contournait, les groupait, les alignait en formes et en bosquets factices, faisait avorter leurs fruits, pour multiplier leurs fleurs. — Mais les fleurs étaient exquises, et, même aux yeux du moraliste, c’est quelque chose qu’une telle floraison. Du côté de la politesse, du bon ton et du savoir-vivre, les mœurs et les manières avaient alors atteint dans le grand monde un degré de perfection que jamais, en France ni ailleurs, elles n’ont eu auparavant ou n’ont regagné depuis[49], et, de tous les arts par lesquels les hommes se sont dégagés de la brutalité primitive, celui qui leur enseigne les égards mutuels est peut-être le plus précieux. Quand on le pratique, non seulement dans le salon, mais aussi dans la famille, dans les affaires et dans la rue, à l’endroit des amis, des parents, des inférieurs, des domestiques et du premier venu, il introduit autant de dignité que de douceur dans la vie humaine ; l’observation délicate de toutes les bienséances devient une habitude, un instinct, une seconde nature, et cette nature surajoutée est plus belle, plus aimable que la première, car le code intérieur, qui gouverne alors chaque détail de l’action et de la parole, prescrit la tenue correcte et le respect de soi-même, aussi bien que les prévenances fines et le respect d’autrui. — À ce mérite, ajoutez la culture de l’esprit. Aucune aristocratie n’a été si curieuse d’idées générales et de beau langage ; même celle-ci l’était trop ; chez elle, les préoccupations littéraires et philosophiques excluaient les autres, positives et pratiques ; elle causait, au lieu d’agir. Mais, dans le cercle borné du raisonnement spéculatif et des pures lettres, elle excellait ; les écrits et la façon d’écrire faisaient l’entretien ordinaire de la bonne compagnie ; toutes les idées des penseurs étaient agitées dans les salons ; c’est d’après le goût des salons que les écrivains formaient leur talent et leur style[50] ; c’est dans les salons que Montesquieu, Voltaire, Rousseau, d’Alembert, les encyclopédistes grands et petits, Beaumarchais, Bernardin de Saint-Pierre, Chamfort, Rivarol cherchaient involontairement leur auditoire, et ils y trouvaient, non seulement des admirateurs et des hôtes, mais des amis, des protecteurs, des patrons. des bienfaiteurs et des fidèles. — Sous l’enseignement des maîtres, les disciples étaient devenus philanthropes ; d’ailleurs l’aménité des mœurs conduisait les âmes à la compassion et à la bienveillance, « Ce que craignaient le plus les hommes opulents, c’était de passer pour insensibles[51]. » On s’occupait des petits, des pauvres, des paysans ; on s’ingéniait pour les soulager ; on se prenait de zèle contre toute oppression, et de pitié pour toute infortune. Ceux-là mêmes, qui, par office, étaient tenus d’être durs, tempéraient, par des interprétations ou par du relâchement, la dureté de leur office. « Dix ans avant la Révolution, dit Rœderer[52], les tribunaux criminels en France ne se ressemblaient plus… Leur ancien esprit était changé… Tous les jeunes magistrats, et je puis l’attester, puisque j’en étais un moi-même, jugeaient plus d’après les principes de Beccaria que d’après les lois. » — Quant aux hommes en autorité, administrateurs et commandants militaires, impossible d’être plus patients, plus ménagers du sang humain ; de ce côté aussi, leurs qualités se tournaient en défauts, puisque, par excès d’humanité, ils étaient incapables de maintenir l’ordre public : on a vu leur altitude en face des émeutes, de 1789 à 1792. Même quand ils avaient la force en main, parmi les pires insultes et les dangers mortels, ils répugnaient à se servir de la force ; ils ne pouvaient se résoudre à réprimer les brutes, les coquins et les fous ; à l’exemple de Louis XVI, ils se considéraient comme les pasteurs du peuple, et se laissaient fouler aux pieds plutôt que de tirer sur leur troupeau. — Au fond, le cœur était noble, même généreux et grand. Dans les assemblées de bailliage, en mars 1789, bien avant la nuit du 4 août, ils ont spontanément renoncé à tous leurs privilèges pécuniaires, et, sous les plus dures épreuves, leur courage, embelli par le savoir-vivre, introduit l’élégance, le tact, la gaieté jusque dans leur héroïsme. Les plus gâtés, un duc d’Orléans, les plus légers et les plus blasés, un duc de Biron, meurent avec des dédains et un sang-froid de stoïques[53]. Des femmes délicates, qui se plaignaient d’un courant d’air dans leur salon, ne se plaignent point d’être sur un grabat ou sur la paille, dans le cachot noir, humide, où elles couchent tout habillées pour ne pas se réveiller percluses, et chaque matin, dans la cour de la Conciergerie, on les voit descendre avec leur sourire accoutumé. Hommes et femmes, en prison, s’habillent avec le même soin qu’autrefois, pour venir causer avec la même grâce et le même esprit, dans un corridor grillé, à deux pas du Tribunal révolutionnaire et à la veille de l’échafaud[54]. — Manifestement, la trempe morale est des plus rares ; si elle pèche, c’est surtout parce qu’elle est trop fine, mauvaise pour l’usage, bonne pour l’ornement.

Mais, dans la classe supérieure, à côté des deux ou trois mille oisifs de l’aristocratie frivole, il y avait à peu près autant d’hommes sérieux, qui, avec l’expérience des salons, avaient l’expérience des affaires. De ce nombre étaient presque tous ceux qui étaient en place ou qui avaient agi, ambassadeurs, officiers généraux, anciens ministres, depuis le maréchal de Broglie jusqu’à Machault et Malesherbes, les évêques résidents, comme M. de Durfort à Besançon[55], les vicaires généraux et les chanoines qui, en fait et sur place, administraient les diocèses, les prélats qui, en Provence, en Languedoc, en Bretagne, siégeaient de droit dans les états provinciaux, les agents et représentants du clergé à Paris, les chefs d’ordres et de congrégations, les commandants en premier et en second des dix-sept gouvernements militaires, les intendants de chaque généralité, les premiers commis de chaque ministère, les magistrats de chaque parlement, les fermiers généraux, les receveurs généraux, et plus particulièrement, dans chaque province, les dignitaires ou propriétaires locaux des deux premiers ordres, les grands industriels, négociants, armateurs, banquiers, bourgeois considérables, bref cette élite de la noblesse, du clergé et du tiers état, qui, de 1778 à 1789, avait recruté les vingt et une assemblées provinciales et, certainement, formait en France l’état-major social. — Non pas qu’ils fussent des politiques supérieurs : il n’y en avait pas un en ce temps-là, à peine quelques centaines d’hommes compétents, presque tous spéciaux. Mais dans ces quelques hommes résidait presque toute la capacité, l’information, le bon sens politique de la France ; hors de leurs têtes, dans les vingt-six millions d’autres cerveaux, on ne trouvait guère que des formules dangereuses ou vides ; ayant seuls commandé, négocié, délibéré, administré, ils étaient les seuls qui connussent à peu près les hommes et les choses, partant les seuls qui ne fussent pas tout à fait impropres à les manier. Dans les assemblées provinciales, on les avait vus prendre l’initiative et la conduite des meilleures réformes ; ils avaient travaillé efficacement, en conscience, avec autant d’équité et de patriotisme que d’intelligence et d’application ; depuis vingt ans, guidés par la philosophie et soutenus par l’opinion, la plupart des chefs et sous-chefs des grands services publics ou privés faisaient aussi preuve de bonté active[56]. — Rien de plus précieux que de pareils hommes, car ils sont l’âme de leurs services, et l’on ne peut point les remplacer en masse, au pied levé, par des gens de mérite égal. Dans la diplomatie, les finances, la judicature et l’administration, dans le grand négoce et la grande industrie, on ne fabrique pas, du jour au lendemain, la capacité dirigeante et pratique ; les affaires y sont trop vastes et trop compliquées ; il y a trop d’intérêts divers à ménager, trop de contre-coups prochains et lointains à prévoir ; faute de posséder les détails techniques, on saisit mal l’ensemble ; on brusque, on casse, on finit par sabrer, et l’on est obligé d’employer la brutalité systématique pour achever l’œuvre de l’impéritie présomptueuse. Sauf dans la guerre, où l’apprentissage est plus rapide qu’ailleurs, il faut, pour être un bon gouverneur d’hommes et de capitaux, dix ans de pratique, outre dix ans d’éducation préalable ; ajoutez-y, contre les tentations du pouvoir qui sont fortes, la solidité du caractère affermi par l’honneur professionnel et, s’il se peut, par les traditions de famille. — Après avoir gouverné les finances pendant deux ans[57], Cambon ne sait pas encore que les fermiers généraux des impôts indirects et les receveurs généraux des impôts directs ont des fonctions différentes ; partant il enveloppe ou laisse envelopper les quarante-huit receveurs dans le décret qui envoie les soixante fermiers au Tribunal révolutionnaire, c’est-à-dire à la guillotine ; et, de fait, ils y allaient tous ensemble, si un homme du métier, Gaudin, commissaire de la Trésorerie, ayant entendu crier le décret dans la rue, n’avait couru au comité des finances pour expliquer « qu’il n’y avait rien de commun » entre les deux groupes de proscrits, que les fermiers étaient des concessionnaires à bail et à bénéfice aléatoire, que les receveurs étaient des fonctionnaires payés par une remise fixe, et que le délit des premiers, prouvé ou non prouvé, n’était pas imputable aux seconds. Grand étonnement des financiers improvisés. « On se récrie, dit Gaudin, on veut que je sois dans l’erreur. J’insiste, je répète ce que j’ai dit au président Cambon, j’en atteste la vérité sur mon honneur, et j’offre d’en donner la preuve ; enfin on reste convaincu, et le président dit à l’un des membres : Puisqu’il en est ainsi, va au bureau des procès-verbaux, et efface le nom des receveurs généraux du décret rendu ce matin. » — Voilà les bévues monstrueuses où tombe un intrus, même appliqué, lorsqu’il n’est pas averti et retenu par les vétérans de son service. Aussi bien Cambon, malgré les Jacobins, garde dans ses bureaux tout ce qu’il peut de l’ancien personnel. Si Carnot conduit habilement la guerre, c’est qu’il est lui-même un officier instruit et qu’il maintient en place MM. d’Arçon, d’Obenheim, de Montalembert, de Marescot, les hommes éminents que lui a légués l’ancien régime[58]. Réduit, avant le 9 Thermidor, à la nullité parfaite, le ministère des affaires étrangères ne redeviendra utile et actif que lorsque les diplomates de profession, Miot, Colchen, Otto, Reinhard[59], y reprendront l’ascendant ou l’influence. C’est un diplomate de profession, Barthélemy, qui, après le 9 Thermidor, dirigera en fait la politique extérieure de la Convention, et conclura la paix de Bâle.

III

Trois classes, la noblesse, le clergé, la bourgeoisie, fournissaient cette élite supérieure, et, comparées au reste de la nation, formaient elles-mêmes une élite. — Trente mille gentilshommes, dispersés dans les provinces, étaient élevés dès l’enfance pour le métier des armes ; pauvres le plus souvent, ils vivaient dans leur manoir rural sans luxe, ni commodités, ni curiosités, en compagnie de forestiers et de gardes-chasse, frugalement, rustiquement, en plein air, de façon à se faire un corps robuste. À l’âge de six ans, on mettait l’enfant sur un cheval ; il suivait la chasse, s’endurcissait aux intempéries[60] ; ensuite, aux académies, il assouplissait ses membres à tous les exercices, et acquérait la santé résistante qu’il faut avoir pour vivre sous la tente et faire campagne. Dès sa première enfance, il était imbu de l’esprit militaire ; son père et ses oncles ne s’entretenaient à table que de leurs risques de guerre et de leurs faits d’armes ; son imagination prenait feu ; il s’accoutumait à considérer leur état comme le seul digne d’un homme de cœur et de race, et il s’y précipitait avec une précocité que nous ne comprenons plus. J’ai lu quantité d’états de service de gentilshommes assassinés, guillotinés ou émigrés[61] ; presque toujours, ils sont entrés dans la carrière avant seize ans, souvent à quatorze ans, à treize ans, à onze ans. M. des Écherolles[62], capitaine au régiment de Poitou, avait emmené à l’armée son fils unique, âgé de neuf ans, et une douzaine de petits cousins du même âge : ces enfants se battaient comme de vieux soldats ; l’un d’eux eut la jambe cassée par une balle ; à douze ans, le petit des Écherolles reçut un coup de sabre qui lui trancha la joue depuis l’oreille jusqu’à la lèvre supérieure, et il avait déjà sept blessures lorsque, tout jeune encore, il reçut la croix de Saint-Louis. — Servir l’État, aller aux coups, exposer sa vie, cela leur paraissait une obligation de leur rang, une dette héréditaire ; sur neuf ou dix mille officiers qui la payaient, la plupart ne songeaient qu’à s’acquitter, et n’aspiraient à rien au delà. Dénués de fortune et dépourvus de protection, ils avaient renoncé à l’avancement ; ils savaient que les hauts grades étaient pour les héritiers des grandes familles, pour les courtisans de Versailles. Après quinze ou vingt ans de services, ils rentraient au logis avec un brevet de capitaine et la croix de Saint-Louis, parfois avec une petite pension, contents d’avoir fait leur devoir et d’être honorables à leurs propres yeux. Aux approches de la Révolution, leur vieil honneur, éclairé par les idées nouvelles, était devenu presque de la vertu civique[63] : on a vu leur conduite de 1789 à 1792, leur modération, leur longanimité, leurs sacrifices d’amour-propre, leur abnégation et leur impassibilité stoïques, leur répugnance à frapper, la force d’âme avec laquelle ils persistent à recevoir les coups sans les rendre, afin de maintenir, sinon l’ordre public, du moins le dernier simulacre de l’ordre public. Patriotes autant que militaires, par naissance, éducation et condition, ils formaient une pépinière naturelle et spéciale, celle qu’il importe le plus de préserver, puisqu’elle fournit à la société des instruments tout fabriqués de défense, à l’intérieur contre les scélérats et les brutes, à l’extérieur contre l’ennemi. Avec moins de sérieux et plus de désœuvrement que la noblesse rurale de Prusse, sous une discipline plus relâchée et parmi des mœurs plus mondaines, mais avec plus de douceur, une urbanité plus fine et des idées plus libérales, les vingt-six mille familles nobles de France entretenaient dans leurs fils les traditions et les préjugés, les habitudes et les aptitudes, les énergies de corps, de cœur et d’esprit[64], par lesquels les hobereaux prussiens ont constitué l’armée prussienne, organisé l’armée allemande et fait de l’Allemagne la première puissance de l’Europe.

IV

Pareillement dans l’Église, presque tout le personnel, tout le bas et moyen clergé, curés, vicaires, chanoines et chapelains des collégiales, professeurs ou directeurs d’école, de collège et de séminaire, plus de 65 000 ecclésiastiques, faisaient un corps sain, bien constitué et qui remplissait dignement son emploi. — « Je ne sais, dit M. de Tocqueville[65], si, à tout prendre et malgré les vices de quelques-uns de ses membres, il y eut jamais dans le monde un clergé plus remarquable que le clergé catholique de France au moment où la Révolution l’a surpris, plus éclairé, plus national, moins retranché dans les seules vertus privées, mieux pourvu de vertus publiques et, en même temps, de plus de foi… J’ai commencé l’étude de l’ancienne société plein de préjugés contre lui ; j’en suis sorti plein de respect. » — D’abord, ce qui est un grand point, dans les cures des villes, dans les trois cents collégiales, dans les petits canonicats des chapitres cathédraux, la plupart des titulaires appartenaient à de meilleures familles qu’aujourd’hui[66]. Les enfants étaient nombreux alors, non seulement chez les paysans, mais encore dans la petite noblesse et dans la bonne bourgeoisie ; partant chaque famille mettait volontiers un de ses fils dans les ordres, et, pour cela, elle n’avait pas besoin de le contraindre. La profession ecclésiastique avait alors des attraits qu’elle n’a plus, et ne présentait pas les désagréments qu’elle comporte aujourd’hui. On n’y était point en butte à la méfiance et à l’hostilité démocratiques ; on était sûr d’être salué dans la rue par l’ouvrier, comme à la campagne par le paysan. Avec la bourgeoisie du lieu, on se trouvait parmi les siens, presque en famille, et l’un des premiers ; on pouvait compter que l’on passerait sa vie à poste fixe, honorablement, doucement, au sein de la déférence populaire et du bon vouloir public. — D’autre part, on était moins bridé que de nos jours. Un prêtre n’était point un fonctionnaire salarié par l’État ; pareils à un revenu privé, ses appointements, mis à part et d’avance, fournis par des biens réservés, par la dîme locale, par une caisse distincte, ne pouvaient jamais lui être retirés sur le rapport d’un préfet, par le caprice d’un ministre, ni menacés incessamment par les embarras du budget et par la mauvaise volonté des pouvoirs civils. Vis-à-vis de ses supérieurs ecclésiastiques, il était respectueux, mais indépendant. L’évêque n’était point dans son diocèse ce qu’il est devenu depuis le Concordat, un souverain absolu, libre de nommer et maître de destituer à son gré neuf curés sur dix. Dans trois vacances sur quatre, parfois dans quatorze vacances sur quinze[67], ce n’était pas lui qui choisissait ; le nouveau titulaire était désigné, tantôt par le chapitre cathédral en corps, tantôt par une collégiale en corps, tantôt par le seigneur dont les ancêtres avaient fondé ou doté l’église, en certains cas par le pape, quelquefois par le roi ou la commune. Par cette multiplicité et cet entre-croisement, les pouvoirs se limitaient. D’ailleurs, une fois nommé, le chanoine ou curé avait des garanties ; on ne pouvait pas le révoquer arbitrairement ; dans presque tous les cas, pour le destituer ou même le suspendre, il fallait au préalable lui faire un procès, selon des formes prescrites, avec interrogatoire, plaidoirie et débats, par-devant l’officialité ou tribunal ecclésiastique. De fait, il était inamovible, et, le plus souvent, son mérite personnel eût suffi pour l’abriter. — Car, si les très hautes places étaient données à la naissance et à la faveur, les moyennes étaient réservées à la régularité et au savoir. Nombre de chanoines et vicaires généraux, presque tous les curés des villes, étaient docteurs en théologie ou en droit canon, et les études ecclésiastiques, très fortes, avaient occupé huit ou neuf ans de leur jeunesse[68]. Quoique la méthode fût surannée, on apprenait beaucoup à la Sorbonne et à Saint-Sulpice ; à tout le moins, par une gymnastique savante et prolongée de l’intelligence, on devenait bon logicien. « Mon cher abbé, disait en souriant Turgot à Morellet, il n’y a que nous, qui avons fait notre licence, qui sachions raisonner exactement. » À vrai dire, leur préparation théologique valait à peu près notre préparation philosophique ; si elle ouvrait moins largement l’esprit, elle le fournissait mieux de notions applicables ; moins excitante, elle était plus fructueuse. Dans la Sorbonne du dix-neuvième siècle, on étudie les constructions spéculatives de quelques cerveaux isolés, divergents, qui n’ont pas eu d’autorité sur la multitude humaine ; dans la Sorbonne du dix-huitième siècle, on étudiait le dogme, la morale, la discipline, l’histoire, les canons d’une Église qui avait déjà vécu dix-sept cents années et qui, comprenant cent cinquante millions d’âmes, règne encore aujourd’hui sur la moitié du monde civilisé. — À l’éducation théorique, joignez l’éducation pratique. Un curé, à plus forte raison un chanoine, un archidiacre, un évêque, n’était point un étranger de passage, renté par l’État, en soutane, aussi séparé du siècle par son ministère que par sa robe, confiné dans ses fonctions spirituelles : il gérait les biens de sa dotation, passait des baux, réparait, bâtissait, s’intéressait aux chances de la récolte, à la construction d’une route ou d’un canal ; en tout cela, il avait autant d’expérience qu’un propriétaire laïque. De plus, étant membre d’un petit corps propriétaire, je veux dire le chapitre ou la fabrique, et d’un grand corps propriétaire, c’est-à-dire du diocèse et de l’Église de France, il avait part, directement ou indirectement, à de grosses affaires temporelles, à des assemblées, à des délibérations, à des dépenses collectives, à l’établissement d’un budget local et d’un budget général ; par suite, en fait de choses publiques et d’administration, sa compétence était analogue et presque égale à celle d’un maire, ou d’un subdélégué, d’un fermier général ou d’un intendant. — Libéral de plus : jamais le clergé français ne l’a été si profondément, depuis les derniers curés jusqu’aux premiers archevêques[69]. — Notez enfin sa distribution sur le territoire. Dans la moindre des quarante mille paroisses, il y avait un curé ou un vicaire ; en des milliers de petits villages écartés et pauvres, celui-ci était le seul homme qui sût couramment écrire et lire ; dans nombre de communes plus grosses, mais rurales[70], sauf le seigneur résident et quelque homme de loi ou praticien d’éducation bâtarde, nul autre que lui n’était lettré[71]. Effectivement, pour qu’un homme, ayant fait des études et sachant le latin, consentit, moyennant 600 francs ou même 300 francs par an, à vivre isolé, célibataire, presque dans l’indigence, parmi des indigents et des rustres, il fallait qu’il fût prêtre : la qualité de son office le résignait aux misères de sa place. Prédicateur de dogme, professeur de morale, ministre de charité, guide et dispensateur de la vie spirituelle, il enseignait une théorie du monde, à la fois consolante et répressive, qu’il rendait sensible par un culte, et ce culte était le seul qui fût approprié à son troupeau. Manifestement, les Français, surtout dans les métiers manuels et rudes, ne pouvaient penser le monde idéal que par ses formules ; là-dessus l’histoire, juge suprême, avait prononcé en dernier ressort ; aucune hérésie, aucun schisme, ni la Réforme, ni le jansénisme, n’avait prévalu contre la foi héréditaire. Par des racines infiniment multipliées et profondes, elle tenait aux mœurs de la nation, au tempérament, au genre d’imagination et de sensibilité de la race. Implantée dans le cœur, dans l’esprit et jusque dans les sens par la tradition et la pratique immémoriales, l’habitude fixe était devenue un besoin instinctif, presque corporel, et le curé catholique, orthodoxe, en communion avec le pape, était à peu près aussi indispensable au village que la fontaine publique ; lui aussi, il étanchait une soif, la soif de l’âme ; hors de lui, il n’y avait point d’eau potable pour les habitants. — Et, si l’on tient compte de la faiblesse humaine, on peut dire que dans ce clergé la noblesse du caractère répondait à la noblesse de la profession : à tout le moins, personne ne pouvait lui contester la capacité du sacrifice ; car il souffrait volontairement pour ce qu’il croyait la vérité. Si nombre de prêtres, en 1790, avaient prêté serment à la constitution civile du clergé, c’était avec des réserves, ou parcequ’ils jugeaient le serment licite ; mais, après la destitution des évêques et la désapprobation du pape, beaucoup s’étaient rétractés, au péril de leur vie, pour ne pas tomber dans le schisme ; ils étaient rentrés dans les rangs, ils étaient venus, d’eux-mêmes, se livrer aux brutalités de la foule et à la rigueur des lois. En outre, et dès l’origine, malgré tant de menaces et de tentations, les deux tiers du clergé n’avaient pas voulu jurer ; dans les très hauts rangs, parmi les ecclésiastiques mondains dont le scepticisme et le relâchement étaient notoires, l’honneur, à défaut de la foi, avait maintenu le même courage ; presque tous, grands et petits, avaient subordonné leurs intérêts, leur sécurité, leur salut au soin de leur dignité ou aux scrupules de leur conscience. Ils s’étaient laissé dépouiller ; ils se laissaient exiler, emprisonner, supplicier, martyriser, comme les chrétiens de l’Église primitive ; par leur invincible douceur, ils allaient, comme les chrétiens de l’Église primitive, lasser l’acharnement de leurs bourreaux, user la persécution, transformer l’opinion et faire avouer, même aux survivants du dix-huitième siècle, qu’ils étaient des hommes de foi, de mérite et de cœur.

V

Au-dessous de la noblesse et du clergé, une troisième classe de notables, presque tout entière concentrée dans les villes[72], la bourgeoisie, confinait, par ses rangs supérieurs, aux deux premières, et ses divers groupes, étagés depuis le parlementaire jusqu’au marchand et au fabricant aisés, comprenaient le reste des hommes à peu près cultivés, environ 100 000 familles, recrutées dans les mêmes conditions que notre bourgeoisie contemporaine : c’étaient les « bourgeois vivant noblement », je veux dire de leurs rentes, les gros industriels ou négociants, les hommes engagés dans les carrières libérales, procureurs, avocats, notaires, médecins, architectes, ingénieurs, artistes, professeurs, et notamment les fonctionnaires ; mais ceux-ci, très nombreux, différaient des nôtres par deux traits essentiels. D’une part, leur office, comme aujourd’hui une étude de notaire ou un titre d’agent de change, était une propriété privée. Emplois de justice et de finance au bailliage, au présidial, à l’élection, au grenier à sel, aux traites, aux monnaies, aux eaux et forêts, places de président, de conseiller, de procureur du roi aux divers tribunaux civils, administratifs et criminels, places de trésorier, de contrôleur, de receveur dans les diverses branches de l’impôt, toutes ces charges et beaucoup d’autres encore avaient été, depuis un siècle et davantage, aliénées par l’État contre deniers comptants ; dès lors, elles étaient tombées aux mains des particuliers acquéreurs ; chaque titulaire possédait la sienne au même titre qu’un bien-fonds, et pouvait légalement la vendre comme il l’avait achetée, à prix débattu et sur affiches[73]. — D’autre part, dans chaque ville, les différents groupes de fonctionnaires locaux étaient formés en corporations, pareilles à nos chambres de notaires et à nos syndicats d’agents de change : la petite société avait ses statuts, ses assemblées, sa caisse, souvent la capacité civile et le droit de plaider, parfois la capacité politique et le droit d’élire au conseil municipal[74] ; partant, outre ses intérêts personnels, chaque membre avait des intérêts de corps. — Ainsi sa situation était autre qu’aujourd’hui, et, par un contre-coup naturel, son caractère, ses mœurs, ses goûts étaient autres. D’abord il était bien plus indépendant : il ne craignait point d’être révoqué ni transféré ailleurs, brusquement, à l’improviste, sur un rapport de l’intendant, pour une raison politique, afin de faire place, comme aujourd’hui, au candidat d’un député ou à la créature d’un ministre. Cela eût coûté trop cher ; au préalable, il aurait fallu lui rembourser le prix de son office et au taux d’achat, c’est-à-dire au taux de dix fois au moins le revenu de l’office[75]. D’ailleurs, pour se défendre, réclamer, prévenir sa disgrâce, il aurait eu derrière lui son corps entier, souvent les autres corps apparentés, parfois toute la ville, remplie de ses proches, clients et camarades. Contre les caprices de la faveur et les brutalités de l’arbitraire, l’essaim défendait l’abeille, et l’on avait vu tel procureur de Paris, soutenu par ses collègues, imposer au grand seigneur qui l’avait insulté les plus humiliantes réparations[76]. De fait, sous l’ancien régime, un fonctionnaire était presque inamovible ; c’est pourquoi il pouvait exercer sa charge avec sécurité et dignité, sans être obligé de regarder tous les jours du côté de la capitale, de venir à Paris prendre l’air des bureaux, d’entretenir ses protections, de prendre garde à ses relations, de vivre en oiseau sur la branche. — En second lieu, son ambition était limitée ; il ne songeait pas incessamment à monter d’un degré dans la hiérarchie, à passer avec le même titre, d’une ville moyenne, dans une grande ville : l’opération eût été trop onéreuse et trop compliquée ; il eût fallu d’abord trouver acheteur et vendre la charge, puis trouver vendeur et acheter une autre charge plus chère : un agent de change de Bordeaux, un notaire de Lyon n’aspire point à devenir agent de change ou notaire à Paris. — Rien de semblable alors à cette colonie ambulante qui vient, par ordre d’en haut, administrer chacune de nos villes, à ces étrangers de passage, sans consistance, sans biens-fonds, intérêts ni liens locaux, campés dans un logement loué, souvent dans un logement garni, quelquefois à l’hôtel, éternels nomades, à la disposition du télégraphe, toujours prêts à déménager pour s’en aller à cent lieues, moyennant cent écus d’augmentation, faire la même besogne abstraite. Leur prédécesseur était du pays, stable et satisfait ; il n’était pas obsédé par le désir de l’avancement ; dans l’enceinte de sa corporation et de sa ville, il avait une carrière. N’ayant point l’envie ni l’idée d’en sortir, il s’y accommodait ; il contractait l’esprit de corps, il s’élevait au-dessus de l’égoïsme individuel, il mettait son amour-propre à soutenir, envers et contre tous, les prérogatives et les intérêts de sa compagnie. Établi pour toute sa vie dans sa ville natale, parmi des collègues anciens, de nombreux parents et des compagnons d’enfance, il tenait à leur opinion. Exempt des impôts vexatoires ou trop lourds, ayant quelque aisance, propriétaire au moins de sa charge, il était au-dessus des préoccupations sordides et des besoins grossiers. Accoutumé par les vieilles mœurs à la simplicité, à la sobriété, à l’épargne, il n’était pas tourmenté par la disproportion de son revenu et de sa dépense, par les exigences de la représentation et du luxe, par la nécessité de gagner chaque année davantage. — Ainsi dirigés et dégagés, les instincts de vanité et de générosité, qui sont l’essence du Français, prenaient l’ascendant ; le conseiller ou contrôleur, homme du roi, se regardait comme un homme au-dessus du commun, comme un noble du tiers état. Il songeait moins à faire fortune qu’à s’acquérir de l’estime ; sa principale passion était d’être honoré et honorable ; « il passait une vie facile et considérée… dans l’exercice de sa charge,… sans autre ambition que de la transmettre à ses enfants… avec l’héritage d’une réputation intacte[77] ». — Dans les autres groupes de la bourgeoisie, les mêmes habitudes sédentaires, la même sécurité, la même frugalité, les mêmes institutions et les mêmes mœurs[78] nourrissaient des sentiments à peu près semblables, et la culture de l’esprit n’y était pas médiocre. Comme on avait du loisir, on lisait ; comme on n’était pas assailli par les journaux, on lisait des livres dignes d’être lus : dans de vieilles bibliothèques de province, chez les descendants d’un fabricant ou d’un procureur de petite ville, j’ai trouvé des éditions complètes de Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Buffon, Condillac ; des marques, laissées dans chaque volume, prouvent qu’avant la fin du dix-huitième siècle le volume avait été lu par quelqu’un de la maison. — Nulle part ailleurs ce qu’il y avait de raisonnable et de libéral dans la philosophie du dix-huitième siècle n’avait trouvé tant d’accueil ; c’est dans cette classe que s’étaient recrutés les patriotes de 1789 ; elle avait fourni, non seulement la majorité de l’Assemblée Constituante, mais encore tous ces honnêtes gens qui, depuis juillet 1789 jusqu’à la fin de 1791, avaient administré avec désintéressement, application et zèle, parmi tant de difficultés, de périls et de dégoûts. Composée de Feuillants ou monarchistes, ayant pour types des hommes comme Huez de Troyes ou comme Dietrich de Strasbourg, et, pour représentants, des chefs comme La Fayette et Bailly, elle comprenait les meilleures lumières, les plus solides probités du tiers état. Manifestement, c’est elle qui, avec la noblesse et le clergé, avait recueilli presque tout le produit net de l’histoire, la plus grosse part du capital mental et moral accumulé, non seulement par le siècle, mais encore par les siècles précédents.

  1. Cf. la Révolution, III, livre I, ch. I, et IV, livre III, ch. II et III.
  2. Grégoire, Mémoires, II, 172. « Parmi les émigrés, on compte environ 18 000 ecclésiastiques partis à la première époque. Environ 18 000 autres se sont déportés eux-mêmes, ou ont été déportés après le 2 septembre. »
  3. Ib. « Le chef du bureau des émigrés au ministère de la police compte (9 mai 1805) environ 200 000 individus atteints ou froissés par les lois sur l’émigration. » — Lally-Tollendal, Défense des émigrés (2e partie, 62 et passim). Plusieurs milliers d’individus, inscrits comme émigrés, n’étaient pas sortis de France ; l’administration locale les portait sur sa liste, soit parce qu’ils résidaient dans un autre département et n’avaient pu obtenir les certificats très nombreux exigés par la loi pour constater la résidence, soit parce que les faiseurs de listes se moquaient des certificats produits ; ils trouvaient agréable de fabriquer un émigré, afin de confisquer légalement son bien, et de le guillotiner lui-même, non moins légalement, comme émigré rentré. — Message du Directoire aux Cinq-Cents, 3 ventôse an V. « D’après l’aperçu qui a été fait dans les bureaux du ministre des finances, le nombre des inscrits sur la liste générale des émigrés s’élève à plus de 120 000 ; encore est-il quelques départements dont les listes ne nous sont point encore parvenues. » — La Fayette, Mémoires, II, 181 (Lettre à M. de Latour-Maubourg, 17 octobre 1799. note). « Le 19 octobre 1800, d’après le rapport du ministre de la police, la liste, en neuf volumes, des émigrés contenait encore 145 000 individus, malgré les 13 000 radiations du Directoire et les 1200 du gouvernement consulaire. »
  4. Cf. les Mémoires de Louvet, de Dulaure et de Vaublanc. — Mallet du Pan, Mémoires, II, 7. « Plusieurs, à qui j’ai parlé, ont fait, à la lettre, le tour de la France, sous plusieurs déguisements, sans avoir pu trouver une issue ; ce n’est qu’à la suite d’aventures romanesques qu’ils sont enfin parvenus, à vol d’oiseau, à gagner enfin la Suisse, seule frontière encore un peu accessible. » — Sauzay, V, 210, 220, 226, 270 (Émigration de 54 habitants de Charquemont, qui vont s’établir en Hongrie).
  5. Ib., tomes IV, V, VI et VII (Sur les prêtres bannis qui sont restés pour continuer leur ministère, et sur les prêtres expulsés qui rentrent pour y vaquer). — Pour se rendre compte de la situation des émigrés et de leurs parents ou amis, il faut lire la loi du 25 brumaire an I (15 novembre 1794), qui renouvelle et généralise les lois antérieures : des enfants de 14 ans, de 10 ans sont atteints ; rien de plus difficile, même si l’on est resté en France, que de prouver qu’on n’a pas émigré.
  6. Moniteur, XVIII, 215 (Lettre de Vandamme, général de brigade, à la Convention, Furnes, 1er brumaire an II). — La lecture de cette lettre est accueillie par « des applaudissements réitérés ».
  7. Sauzay, V, 196 (Le total est de 5200 ; probablement, il faudrait y ajouter quelques centaines de noms, parce que les listes manquent pour plusieurs villages).
  8. Buchez et Roux, XXXIV, 434 (Procès de Fouquier-Tinville, déposition de Thirriet-Grandpré, chef de division à la commission des administrations civiles, police et tribunaux, 51e témoin).
  9. Rapport de Saladin, 4 mars 1795.
  10. Wallon, la Terreur, II, 202.
  11. Duchatelier, Brest pendant la Terreur, 105. — Paris, Histoire de Joseph Lebon, II, 370. — Pescayre, Tableau des prisons de Toulouse, 409. — Recueil de pièces authentiques sur la Révolution à Strasbourg, I, 65 (Liste d’arrestations à partir du 7 prairial an II). « Lors des arrestations ci-après mentionnées, il y avait déjà plus de 3000 personnes enfermées à Strasbourg. » — Alfred Lallié, les Noyades de Nantes, 90.
  12. Berryat-Saint-Prix, 436 (Lettre de Maignet à Couthon, Avignon, 4 floréal an II).
  13. Beaulieu, Essais, V, 283. — Déjà, à la fin de décembre 1793, Camille Desmoulins écrivait : « Ouvrez les portes des prisons à ces 200 000 citoyens que vous appelez des suspects. » (Le Vieux Cordelier, no 4, 30 frimaire an II.) Or le nombre des détenus s’est beaucoup accru pendant les sept mois suivants. — Beaulieu ne dit pas avec précision ce qu’on entendait, au Comité de Sûreté générale, par détenus : s’agit-il seulement des gens détenus dans la prison publique, ou doit-on aussi comprendre sous ce nom les gens reclus chez eux ? — On peut contrôler son assertion et déterminer des chiffres probables, en considérant un département où la rigueur du régime révolutionnaire a été moyenne, et où le relevé des listes est presque complet. D’après le recensement de 1791, le Doubs contenait 221 000 habitants, la France avait 26 millions d’habitants, et l’on vient de voir, pour le Doubs, le chiffre des détenus de chaque catégorie ; la proportion donne, pour la France, 258 000 personnes en prison, 175 000 personnes recluses chez elles, 175 000 autres personnes consignées dans leur commune ou ajournées, en tout, 608 000 personnes atteintes dans leur liberté. Les deux premières catégories forment un total de 433 000 personnes, chiffre assez voisin de celui de Beaulieu.
  14. Paris, Histoire de Joseph Lebon, II, 371, 372, 375, 377, 379, 380. — Les Angoisses de la mort, par Poirier et Montgey de Dunkerque (2e édition, an III). « Il restait encore, dans les maisons des détenus, leurs enfants et leurs personnes de confiance ; ils ne furent pas plus épargnés que nous… Nous vîmes arriver de toutes parts des enfants depuis l’âge de 5 ans, et pour les soustraire à l’autorité paternelle, on leur envoyait, de temps en temps, des commissaires qui leur tenaient un langage immoral. »
  15. Mémoires sur les prisons (collection Barrière et Berville), II, 354, et appendice F. — Ib., II, 261, 262. « Les femmes furent les premières à passer au rapiotage. » (Prisons d’Arras et prison du Plessis à Paris.)
  16. Documents sur Daunou, par Taillandier (Récit de Daunou, qui a été détenu tour à tour à la Force, aux Madelonnettes, aux Bénédictins anglais, à l’Hôtel des Fermes et à Port-Libre). — Sur le régime des prisons, cf., pour Toulouse, Tableau des prisons de Toulouse, par Pescayre ; pour Arras et Amiens, Un séjour en France de 1792 à 1795 et les Horreurs des prisons d’Arras ; pour Lyon, Une famille sous la Terreur, par Alexandrine des Écherolles ; pour Nantes, le Procès de Carrier ; pour Paris, Histoire des prisons, par Nougaret, 4 vol., et Mémoires sur les prisons, 2 vol.
  17. Témoignages du représentant Blanqui, détenu à la Force ; du représentant Beaulieu, détenu au Luxembourg et aux Madelonnettes. — Beaulieu, Essais, V, 290. « La Conciergerie était encore remplie de malheureux prévenus de vol et d’assassinat, rongés et dégoûtants de misère… C’était avec eux qu’étaient enfermés, pêle-mêle, dans les plus infects cachots, des comtes, des marquis, de voluptueux financiers, d’élégants petits-maîtres et plus d’un malheureux philosophe, en attendant que la guillotine eût fait des places vides dans les chambres à lits de camp. Presque toujours, en arrivant, on était mis avec les pailleux ; parfois on y restait plus de quinze jours… Il fallait boire de l’eau-de-vie avec eux ; le soir, après avoir déposé leurs excréments à côté de leur paille, ils s’endormaient dans leur fumier… Je passai ces trois nuits d’horreur, moitié assis, une jambe étendue sur un banc, l’autre posée à terre, et le dos appuyé contre la muraille. » — Wallon, la Terreur, II, 87 (Rapport de Grandpré sur la Conciergerie, 17 mars 1793). « 26 hommes rassemblés dans une seule pièce, couchant sur 21 paillasses, respirant l’air le plus infect, et couverts de lambeaux à demi pourris ; » dans une autre pièce, 45 hommes et 10 grabats ; dans une troisième, 39 moribonds sur 9 couchettes ; dans trois autres pièces, 80 malheureux sur 16 paillasses remplies de vermine ; ailleurs, 54 femmes ayant 9 paillasses et se tenant alternativement debout. — Les pires prisons de Paris étaient la Conciergerie, la Force, le Plessis et Bicêtre. — Tableau des prisons de Toulouse, par Pescayre, 316. « Mourant de faim, nous disputions aux chiens les os destinés à leur subsistance, et nous les pulvérisions pour en faire du bouillon. »
  18. Recueil de pièces authentiques, etc., I, 3 (Lettre de Frédéric Burger, 2 prairial an II).
  19. Alfred Lallié, les Noyades de Nantes, 90. — Campardon, Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris (Procès de Carrier), II, 55. Déposition de l’officier de santé Thomas : « J’ai vu périr dans l’hospice révolutionnaire (à Nantes) 75 détenus en 2 jours ; on n’y trouvait que des matelas pourris et sur chacun desquels l’épidémie avait dévoré plus de 50 individus… À l’Entrepôt, je trouvai une quantité de cadavres épars çà et là ; je vis des enfants palpitants et noyés dans des baquets pleins d’excréments humains. »
  20. Relation de ce qu’ont souffert les prêtres insermentés déportés en 1794 dans la rade d’Aix, passim.
  21. Histoire des prisons, I, 10 : « Allez visiter, dit un contemporain, les cachots qu’on appelle le Grand-César, Bel-Air, Bombée, Saint-Vincent (à la Conciergerie), etc., et dites si la mort n’est pas préférable à un pareil séjour. » — Effectivement, certains prisonniers, pour en finir plus vite, écrivent à l’accusateur public, s’accusent eux-mêmes, demandent un roi et des prêtres ; selon leur désir, ils sont guillotinés sur-le-champ. — Sur les souffrances des détenus en route pour leur prison finale, cf. Riouffe, Mémoires, et le récit de la Translation des cent trente-deux Nantais à Paris.
  22. Berryat-Saint-Prix, 9 et passim.
  23. Campardon, 2, 224.
  24. Berryat-Saint-Prix, 445. — Paris, Histoire de Joseph Lebon, II, 352. — Alfred Lallié, 90. — Buchez et Roux, XXXII, 394.
  25. Berryat-Saint-Prix, 23, 24.
  26. Berryat-Saint-Prix, 458 : « À Orange, Mme Vidaud de la Tour, âgée de quatre-vingts ans et en démence depuis plusieurs années, fut exécutée avec son fils. On rapporte que, conduite à l’échafaud, elle croyait être mise en carrosse pour faire des visites, et qu’elle le dit à son fils. » — Ib., 471. Après Thermidor, les juges de la commission d’Orange ayant été mis en jugement, le jury déclara « qu’ils avaient refusé d’entendre les témoins à décharge et de donner aux accusés des défenseurs officieux ».
  27. Camille Boursier, la Terreur en Anjou, 228 (Déposition de la veuve Édin) : « La Persac, religieuse, malade, infirme, était prête à faire le serment. Nicolas, coureur de Vacheron, aidé de plusieurs autres personnes, la tira du lit et la mit sur une charrette ; quatre-vingt-dix à quatre-vingt-quatorze autres furent fusillées avec elle. »
  28. Berryat-Saint-Prix, 461. Exemple de ces arrêts : « F (fusillée), 13 germinal, veuve Ménard, soixante-douze ans, vieille aristocrate, n’aimant personne, étant accoutumée à vivre seule. » — Arrêt de la commission de Marseille, 28 germinal, condamnant à mort Cousinéry, « pour avoir continuellement erré, comme fuyant la vengeance populaire qu’il s’était attirée par sa conduite incivique, et pour avoir détesté la Révolution. » — Camille Boursier, 72. 15 floréal an II, exécution de « Gérard, coupable d’avoir dédaigné d’assister à la plantation de l’arbre de la Liberté en la commune de Vouillé, en septembre 1792, et engagé plusieurs officiers municipaux à partager son mépris insolent et liberticide. »
  29. Wallon, Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris, V, 145.
  30. Ib., V, 105 (Déposition de Mme de Maillé) ; — V, 189 (Déposition de Lhuillier). — Cf., pour les mêmes affaires, l’ouvrage de Campardon.
  31. Campardon, II, 189, 190, 193, 197 (Dépositions de Beaulieu, de Duclos, de Tirard et Ducray, etc.).
  32. Berryat-Saint-Prix, 395 (Lettre du représentant Moyse Bayle). — Ib., 216 (Paroles du représentant Le Carpentier à Saint-Malo) : « À quoi bon toutes ces lenteurs ? Où vous mènent ces éternels interrogatoires ? Qu’avez-vous besoin d’en savoir si long ? Le nom, la profession, la culbute, et voilà le procès terminé. » — Il disait publiquement aux délateurs : « Vous ne savez pour quel fait dénoncer les modérés ? Eh bien, sachez qu’un geste, un seul geste me suffit. »
  33. Berryat-Saint-Prix, 466. Lettre de Payan à Roman-Formosa, juge à Orange : « Dans les commissions chargées de punir les conspirateurs, il ne doit exister aucunes formes ; la conscience du juge est là, et les remplace… » Les commissions doivent être aussi des tribunaux politiques ; elles doivent se rappeler que tous les hommes qui n’ont pas été pour la Révolution ont été, par cela même, contre elle, puisqu’ils n’ont rien fait pour la patrie… Je dis aux juges, au nom de la patrie : Tremblez de sauver un coupable. » — Robespierre disait de même aux Jacobins, le 19 frimaire an II : « On juge, en politique, avec des soupçons d’un patriotisme éclairé. »
  34. Mémoires de Fréron (Collection Barrière et Berville), 364. — Lettre de Fréron, Toulon, 16 nivôse : « Il y a déjà 800 Toulonnais de fusillés. »
  35. Lallié, les Noyades de Nantes, 90 (Les onze noyades distinctes, constatées par M. Lallié, vont jusqu’au 12 pluviôse an II).
  36. Moniteur, XXII, 227 (Pièces officielles lues à la Convention, le 21 vendémiaire an III). Ces pièces constatent une noyade ultérieure, exécutée le 9 ventôse an II, par ordre de Lefebvre, adjudant général : 41 personnes ont été noyées, dont 2 hommes, l’un de 78 ans et aveugle, 12 femmes, 12 filles et 15 enfants, dont 10 de 6 à 10 ans et 5 enfants à la mamelle ; l’opération a eu lieu dans la baie de Bourgneuf. Ib., XXII, 578 (Paroles de Carrier à la Convention, à propos des noyades de femmes enceintes) : « À Laval, Angers, Saumur, Château-Gontier, partout, on a fait les mêmes choses qu’à Nantes. »
  37. Camille Boursier, 159.
  38. Ib., 203. Le représentant Francastel annonce « l’intention immuable de purger, de saigner à blanc la génération vendéenne ». — Ce même Francastel écrivait au général Grignon : « Tu feras trembler les brigands, auxquels il ne faut faire aucun quartier ; nos prisons regorgent ; des prisonniers en Vendée !… : Il faut achever la transformation de ce pays en désert. Point de mollesse ni de grâce… Ce sont les vues de la Convention… Je le jure : la Vendée sera dépeuplée. »
  39. Granier de Cassagne, Histoire du Directoire, II, 241. — Lettre du général Hoche au ministre de l’intérieur, 2 février 1796) : « Il ne reste qu’un homme sur cinq de la population de 1789. »
  40. Campardon, II, 247, 249, 251, 261, 321 (Interrogatoire et plaidoyer de Fouquier-Tinville, et paroles du substitut Cambon.
  41. Article de Guffroy, dans son journal le Rougiff : « À bas tous les nobles, et tant pis pour les bons, s’il y en a ! Que la guillotine soit en permanence dans toute la République ; la France aura assez de cinq millions d’habitants. » — Berryat-Saint-Prix, 445 (Lettre de Fauvety, Orange, 24 prairial an II) : « Nous n’avons que huit mille détenus dans notre arrondissement ; quelle bagatelle ! » — Ib., 447 (Lettre de la commission d’Orange au Comité de Salut public, 3 messidor) : « Lorsque la commission sera dans sa pleine activité, elle mettra en jugement tous les prêtres, gros négociants, ex-nobles. » — (Lettre de Juge, 2 messidor) : « Suivant les apparences, il tombera dans le département plus de trois mille têtes… » — Ib., 311. Détails sur la construction à Bordeaux d’un vaste échafaud, avec sept portes, dont deux grandes en forme de portes de grange, dit guillotine à quatre couteaux, pour opérer plus vite et plus largement. Les autorisations et ordres de construction sont du 3 et du 8 thermidor an II. — Ib., 285 (Lettre du représentant Blutel en mission à Rochefort, après Thermidor) : « Une poignée d’hommes, perdus de débauches et de crimes, osait proscrire (ici) le patriotisme vertueux, parce qu’il ne partageait pas leurs transports sanguinaires ; on y disait que l’arbre de la Liberté ne pouvait prendre racine que dans dix pieds de sang humain. »
  42. Recueil de pièces authentiques concernant la Révolution à Strasbourg, I, 174, 178. Exemple des taxes révolutionnaires. — Arrêté des représentants Milhaud, Ruamps, Guyardin, approuvant les contributions suivantes, 20 brumaire an II :
    Sur 3 particuliers de Stützheim 150 000 livres.
    3 d’Offenheim 30 000
    21 de Molsheim 367 000
    17 d’Oberehnheim 402 000
    84 de Rosheim 507 000
    10 de Mutzig 114 000

    Autre arrêté, de Daum et Tisserand, membres de la commission qui, provisoirement, remplace l’administration du district : « Considérant que c’est aussi grâce aux aristocrates des campagnes que la République supporte le fardeau de la guerre », ils approuvent les taxes suivantes :

    Sur les aristocrates de Geispolzheim 400 000 livres.
    d’Oberschœffolsheim 200 000
    de Düttlenheim 150 000
    de Duppigheim 100 000
    d’Achenheim 100 000

    « État des contributions levées dans les communes de la campagne du district de Strasbourg, selon la répartition faite par Stamm, procureur provisoire du district, 3 196 100 livres. »

  43. Recueil de pièces authentiques concernant la Révolution à Strasbourg, I, 23 : « Par ordre des représentants en date du 25 brumaire an II, la municipalité déchaussa, dans les vingt-quatre heures, toute la commune de Strasbourg, et envoya, de maison en maison, prendre les souliers des citoyens. » — Arrêté des représentants Lémane et Baudot, 1er frimaire an II, déclarant que les batteries de cuisine, chaudrons, poêlons, casseroles, baquets et autres objets en cuivre et en plomb, de même que les cuivres et plombs non travaillés qui se trouvent à Strasbourg et dans le département, sont en réquisition. » — Archives nationales, AF, II, 92 (Arrêté de Taillefer, 3 brumaire an II, Villefranche-l’Aveyron). Création d’un comité de dix personnes chargées de faire les visites domiciliaires, et autorisées « à s’emparer de tous fers, plombs, aciers, cuivres trouvés dans les maisons des suspects, pour toutes les batteries de cuisine être métamorphosées en bouches à feu. » — Mallet du Pan, Mémoires, II, 15.
  44. Moniteur, XXV, 189 (Discours du représentant Blutel, 9 juillet 1795).
  45. Recueil de pièces, etc., I, 24. — Grégoire, Rapports sur le vandalisme, 14 fructidor an II, et 24 brumaire an III (Moniteur, XXII, 86 et 751). — Ib., Lettre du 24 décembre 1796 : « On a détruit, je ne dis pas pour des millions, mais pour des milliards. » — Ib., Mémoires, I, 334 : « Elle est incalculable, la perte d’objets religieux, scientifiques et littéraires. L’administration du district de Blanc (Indre) me marquait que, pour assurer la conservation d’une bibliothèque, elle avait fait mettre tous les livres dans des tonneaux. » — « Quinze cent mille francs furent dépensés pour abattre les statues » des Pères de l’Église, qui faisaient cercle autour du dôme des Invalides. — Quantité d’objets devinrent sans valeur par la suppression de leur emploi : par exemple, la cathédrale de Meaux fut mise en adjudication à 600 francs et ne trouva pas d’acheteur. On estimait les matériaux 45 000 francs ; mais les frais de la main-d’œuvre étaient trop grands (Récit d’un habitant de Meaux).
  46. Eugène Stourm, les Origines du système financier actuel, 53, 79.
  47. Meissner, Voyage à Paris (fin de 1795), 65 : « La classe de ceux qui peuvent avoir gagné réellement à la Révolution… n’est composée que des agioteurs, des entrepreneurs, des fournisseurs de l’armée et de leurs sous-ordres, de quelques agents du gouvernement, des fermiers qu’enrichirent leurs nouvelles acquisitions et qui furent assez durs, assez prévoyants, pour cacher leur blé, enfouir leur or, et repousser constamment l’assignat. » — Ib., 68, 70. Sur la route, il demande à qui appartient un très beau château, et on lui répond d’un air significatif : « C’est à un ci-devant pouilleux. » — À Vesoul, la maîtresse d’hôtel lui disait : « Ah ! monsieur, pour un que la Révolution enrichit, croyez qu’elle en appauvrit mille. »
  48. Les descriptions et appréciations qui suivent sont le fruit d’une enquête très étendue ; je cite à peine le dixième des faits et des textes qui m’ont servi ; je dois donc renvoyer le lecteur à toute la série des documents imprimés ou manuscrits, notamment à ceux que j’ai mentionnés, soit dans ce volume, soit dans les trois volumes précédents.
  49. L’Ancien Régime, tome I, livre II, ch. ii, § 4.
  50. L’Ancien Régime, tome II, livre IV, ch. i, ii, iii.
  51. Lacretelle, Histoire de France au dix-huitième siècle, V, 2. — L’Ancien Régime, tome I, 254, tome II, 154.
  52. Morellet, Mémoires, I, 166 (Lettre de Rœderer à la fille de Beccaria, 20 mai 1797).
  53. Mallet du Pan. Mémoires, II, 493 : « Le duc d’Orléans lisait un journal pendant qu’on l’interrogeait. » — Ib., 497 : « Personne n’est mort avec plus de fermeté, de grandeur d’âme et de fierté que le duc d’Orléans ; il redevint prince du sang. Lorsqu’on lui demanda au Tribunal révolutionnaire s’il n’avait rien à dire pour sa défense, il répondit : « Mourir aujourd’hui plutôt que demain : délibérez là-dessus. » — « Cela lui fut accordé. » — Le duc de Biron refusa de s’évader, trouvant que, dans une pareille bagarre, ce n’était pas la peine, « Il passait sa vie au lit, à boire du vin de Bordeaux… Lorsqu’il fut devant le Tribunal révolutionnaire, on lui demanda son nom, et il répondit : Chou, navet, Biron comme vous voudrez, tout cela est fort égal. » — « Comment ! dirent les juges, vous êtes un insolent ! » — Et vous, des verbiageurs. Allez au fait : guillotiné, voilà tout ce que vous avez à dire, et moi, je n’ai rien à répondre. » — Cependant ils se mirent à l’interroger sur ses prétendues trahisons dans la Vendée, etc. — « Vous ne savez ce que vous dites, vous êtes des ignorants, qui n’entendez rien à la guerre ; finissez vos questions. J’ai remis le compte de ma conduite au Comité de Salut public, qui l’approuva dans le temps ; aujourd’hui, il a changé, et vous a ordonné de me faire périr : obéissez et ne perdons pas de temps. » — « Biron demanda pardon à Dieu et au roi : jamais il ne fut plus beau que sur la charrette. »
  54. Morellet, II, 31. — Mémoires de la duchesse de Tourzel, de Mlle des Écherolles, etc. — Beugnot, Mémoires, I, 200-203 : « Les propos délicats, les allusions fines, les reparties saillantes étaient échangés d’un côté de la grille à l’autre. On y parlait agréablement de tout, sans s’appesantir sur rien. Là, le malheur était traité comme un enfant méchant dont il ne fallait que rire, et, dans le fait, on y riait très franchement de la divinité de Marat, du sacerdoce de Robespierre, de la magistrature de Fouquier, et l’on semblait dire à toute cette valetaille ensanglantée : « Vous nous tuerez quand il vous plaira, mais vous ne nous empêcherez pas d’être aimables. » — Archives nationales, F7, 31167 (Rapport de l’observateur Charmont, 29 nivôse an II) : « Le peuple, qui assiste aux exécutions, s’étonne singulièrement de la fermeté et du courage qu’il montre (sic) en allant à l’échafaud. Il semblerait, disent-ils, que est (sic) à la noce qu’ils vont. » — « Le peuple ne peut se faire à cela et quelque-uns (sic) disent qu’il y a du surnaturel. »
  55. Sauzay, I, introduction. — Tocqueville, l’ancien Régime et la Révolution, 166 : « J’ai eu la patience de lire la plupart des rapports et débats que nous ont laissés les anciens états provinciaux, et particulièrement ceux du Languedoc, où le clergé était encore plus mêlé qu’ailleurs aux détails de l’administration publique, ainsi que les procès-verbaux des assemblées provinciales qui furent réunies en 1779 et 1787 ; et, apportant dans cette lecture les idées de mon temps, je m’étonnais de voir des évêques et des abbés, parmi lesquels plusieurs ont été aussi éminents par leur sainteté que par leur savoir, faire des rapports sur l’établissement d’un chemin ou d’un canal, y traiter la matière en profonde connaissance de cause, discuter, avec infiniment de science et d’art, quels étaient les meilleurs moyens d’accroître les produits de l’agriculture, d’assurer le bien-être des habitants, et de faire prospérer l’industrie, toujours égaux et souvent supérieurs à tous les laïques qui s’occupaient avec eux des mêmes affaires. »
  56. L’Ancien Régime, tome II, 154. — La Révolution, tome III, 182. — Buchez et Roux, I, 481. — La liste des notables convoqués par le roi en 1787 donne à peu près l’idée de ce que pouvait être cet état-major social. Outre les principaux princes et seigneurs, on y compte, sur 134 membres, maréchaux de France, 3 conseillers d’État, 5 maîtres des requêtes, 14 évêques et archevêques, 20 présidents et 17 procureurs généraux des parlements et des conseils souverains, 25 maires, prévôts des marchands, capitouls, échevins des grandes villes, les députés des États de Bourgogne, d’Artois, de Bretagne et de Languedoc, trois ministres et deux premiers commis. — Les capacités étaient là, sous la main, pour faire une grande réforme ; mais il n’y avait point de main ferme, forte et dirigeante, la main d’un Richelieu ou d’un Frédéric II.
  57. Mémoires de Gaudin, duc de Gaëte, I, 17.
  58. Mallet du Pan, Mémoires, II, 23, 44 : « Le comité de la guerre est formé d’officiers du génie et de l’état-major, dont les principaux sont Meusnier, Favart, Saint-Fief, d’Arçon, Lafitte-Clavé et quelques autres. D’Arçon a dirigé la levée du siège de Dunkerque et celle du siège de Maubeuge… Ces officiers ont été choisis avec discernement ; ils rédigent et préparent les opérations ; aidés de secours immenses, des cartes, plans et reconnaissances recueillis au Dépôt de la Guerre, ils opèrent réellement d’après l’expérience et les lumières des grands généraux de la monarchie. »
  59. Miot de Melito, Mémoires, I, 47. — Correspondance de Mallet du Pan avec la cour de Vienne, publiée par André Michel, I, 26 (3 janvier 1795) : « La Convention sent tellement le besoin de serviteurs propres à soutenir le fardeau de ses embarras, qu’elle en cherche, aujourd’hui même, parmi les royalistes prononcés. Par exemple, elle vient d’offrir la direction du trésor royal à M. Dufresne, ancien premier chef du département sous le règne du feu roi, et retiré depuis 1790. C’est dans le même esprit, et par un choix encore plus extraordinaire, qu’elle pense à confier le commissariat des affaires étrangères à M. Gérard de Rayneval, premier chef de correspondance depuis le ministère du duc de Choiseul jusqu’à celui de M. le comte de Montmorin inclusivement ; c’est un homme d’opinions et de caractère également raides, et que j’ai vu, en 1790, abandonner le département, par aversion pour les maximes que la Révolution y avait forcément introduites. »
  60. Le maréchal Marmont, Mémoires. — Dès l’âge de neuf ans, il montait à cheval, et chassait tous les jours avec son père.
  61. Entre autres documents manuscrits, lettre de M. G. Symon de Carneville, 11 mars 1881 (sur les familles de Carneville et de Montmorin-Saint-Herem, en 1789). La seconde de ces familles resta en France : deux de ses membres furent massacrés, deux exécutés, un cinquième « échappa à l’échafaud en prévenant la justice du peuple » ; le sixième, engagé dans les armées de la Révolution, reçut à dix-neuf ans un coup de feu qui le rendit aveugle. — L’autre famille émigra, et ses chefs, le comte et le vicomte de Carneville, commandèrent, l’un un corps franc dans l’armée autrichienne, l’autre un régiment de hussards dans l’armée de Condé. Douze officiers de ces deux troupes étaient beaux-frères, neveux, cousins-germains et cousins des deux commandants. Le premier était entré au service à quinze ans, et le second à onze ans. — Cf. les Mémoires du prince de Ligne : « À sept ou huit ans, j’avais déjà entendu une bataille, j’avais été dans une ville assiégée, et, de ma fenêtre, j’avais vu trois sièges. Un peu plus âgé, j’étais entouré de militaires ; d’anciens officiers, retirés de plusieurs services, dans des terres voisines de celles de mon père, entretenaient ma passion. Turenne, disais-je, dormait à dix ans sur l’affût d’un canon… Mon goût pour la guerre était si violent, que je m’étais arrangé avec un capitaine de Royal-Vaisseaux, de garnison à deux lieues de là : si la guerre s’était déclarée, je me sauvais, ignoré du monde entier, excepté de lui, je m’engageais dans sa compagnie et ne voulais devoir ma fortune qu’à des actions de valeur. » — Cf. aussi les Mémoires du maréchal de Saxe. Soldat à douze ans dans la légion saxonne, le mousquet sur l’épaule et marchant avec les autres, il fit les étapes à pied, depuis la Saxe jusqu’à la Flandre, et assista, avant treize ans, à la bataille de Malplaquet.
  62. Alexandrine des Écherolles, Une famille noble sous la Terreur, 2, 5. — Cf. Correspondance de Mlle de Fernig, par Honoré Bonhomme. Les deux sœurs, l’une de seize ans, l’autre de treize ans, déguisées en hommes, combattaient avec leur père dans l’armée de Dumouriez. — On voit ces sentiments de la jeune noblesse jusque dans Berquin et dans Marmontel (Les Rivaux d’eux-mêmes).
  63. La Révolution, tome III, 246, tome IV, 214. — Ib., Affaire de M. de Bussy, 183 et suivantes ; affaire des quatre-vingt-deux gentilhommes de Caen, 199. — Voir dans Rivarol (Journal politique national) les détails sur l’admirable conduite des gardes du corps à Versailles le 5 et le 6 octobre 1789.
  64. On peut définir les familles nobles, sous l’ancien régime, des familles d’enfants de troupe.
  65. L’Ancien Régime et la Révolution, par M. de Tocqueville, 169. — Mon jugement, fondé sur l’étude des textes, coïncide ici, comme ailleurs, avec celui de M. de Tocqueville. Les documents, trop nombreux pour être cités, se trouvent surtout dans les biographies et histoires locales.
  66. Sauzay, I, Introduction, et Ludovic Sciout, Histoire de la Constitution civile du clergé, I, Introduction. — (Voir, dans Sauzay, la biographie et les grades des principaux dignitaires ecclésiastiques du diocèse de Besançon.) On n’entrait dans le chapitre cathédral et dans le chapitre de Sainte-Madeleine que par la noblesse ou par les grades ; les titulaires devaient avoir un père noble ou docteur, et être eux-mêmes docteurs en théologie ou en droit canon. Des titres analogues, quoique moindres, étaient demandés aux chanoines des collégiales et aux chapelains ou familiers.
  67. La Révolution, tome III, 278. — Cf. Émile Ollivier, l’Église et l’État au concile du Vatican, I, 134 ; II, 516.
  68. Morellet, Mémoires, I, 8, 31. — La Sorbonne, fondée par Robert Sorbon, confesseur de saint Louis, était une société analogue à l’un des collèges d’Oxford ou de Cambridge, c’est-à-dire un corps propriétaire, ayant une maison, des revenus, des statuts, des pensionnaires ; son objet était l’enseignement des sciences théologiques ; ses membres titulaires, au nombre de cent environ, étaient pour la plupart des évêques, des vicaires généraux, des chanoines, des curés de Paris et des principales villes. Elle préparait les sujets distingués aux grandes charges de l’Église. — Les examens qui précédaient le doctorat étaient la tentative, la mineure, la sorbonique et la majeure. Le talent de la discussion et de l’argumentation y était particulièrement développé. — Cf. Ernest Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, 279 (sur Saint-Sulpice et l’étude de la théologie).
  69. Cf. les Cahiers du clergé aux États généraux, et les Rapports des ecclésiastiques dans les assemblées provinciales.
  70. L’Ancien Régime, II, 154 et suivantes.
  71. Dans quelques diocèses, notamment dans celui de Besançon, les cures rurales étaient souvent occupées par des hommes distingués (Sauzay, I, 16). « On n’y était pas surpris de voir un homme d’une renommée européenne, comme Bergier, si longtemps curé de Flangebouche, ou un astronome de grand mérite, comme M. Mongin, curé de la Grand’Combe des Bois, dont les travaux occupent une place si honorable dans la bibliographie de Lalande, passer leur vie au milieu des paysans. — À Rochejean, un prêtre d’un grand esprit et d’un grand cœur, M. Boillon, naturaliste distingué, avait fait de son presbytère un musée d’histoire naturelle en même temps qu’un excellent collège… Il n’était pas rare de voir des prêtres appartenant aux plus hautes classes de la société, comme M. de Trévillers à Trévillers, Balard de Bonneraux à Bonnétage, de Mesmay à Mesmay, du Bouvot à Osselle, s’ensevelir volontairement au fond des campagnes, quelques-uns au milieu des domaines de leur famille, et, non contents de partager leurs revenus avec leurs pauvres paroissiens, laisser encore à ceux-ci en mourant une grande partie de leur fortune. »
  72. Tocqueville, 134, 137.
  73. Albert Babeau, la Ville sous l’ancien régime, 26. — (Annonces dans le Journal de Troyes, 1784, 1789) : « Vente d’un office et charge de conseiller au grenier à sel à Sézannes ; rapport annuel, 8 à 900 livres ; on désirerait en trouver 10 000 livres. » — « Une personne désirerait acheter dans cette ville (Troyes) une charge de magistrature ou de finance ; elle y mettrait depuis 25 000 jusqu’à 60 000 livres et plus ; cette personne payera comptant, si on l’exige. »
  74. Tocqueville, 356. L’assemblée municipale d’Angers comprend, entre autres membres, deux députés du présidial, deux des eaux et forêts, deux de l’élection, deux du grenier à sel, deux des traites, deux des monnaies, deux des juges consuls. — Le système universel, dans l’ancien régime, est le groupement de tous les individus en corps et la représentation de tous les corps, surtout de tous les corps de notables. L’assemblée municipale d’Angers comprend, en conséquence, deux députés du corps des avocats et procureurs, deux du corps des notaires, un de l’université, un du chapitre, le syndic des clercs, etc. — À Troyes (Albert Babeau, Histoire de Troyes pendant la Révolution, I, 23), parmi les notables de la municipalité, il doit se trouver un membre du clergé, deux nobles, un officier du bailliage, un officier des autres juridictions, un médecin, un ou deux bourgeois, un avocat, un notaire ou un procureur, quatre négociants ou marchands, et deux membres des corps de métiers.
  75. Albert Babeau, la Ville, 26. (Cf. la note précédente.) — La recette de Rethel est vendue, en 1746, 150 000 livres ; elle rapporte de 11 000 à 14 000 livres. — L’acquéreur doit en outre payer à l’État le droit du marc d’or ; en 1762, ce droit est de 940 livres pour une charge de conseiller au bailliage de Troyes — D’Esprémenil, conseiller au Parlement de Paris, avait payé sa charge 50 000 livres, plus 10 000 livres pour le droit du marc d’or.
  76. Émile Dos, les Avocats au conseil du Roi, 340. — Maître Pernot, procureur, était assis au balcon de la Comédie Française, lorsque le comte de Chabrillan survient et veut lui prendre sa place. Le procureur résiste, le comte appelle la garde et le fait mener en prison. — Plainte de maître Pernot, procès, intervention des amis de M. de Chabrillan auprès du garde des sceaux, sollicitations de la noblesse, résistance de tout le corps des avocats ou procureurs. M. de Chabrillan père offre à Pernot 40 000 livres pour qu’il se désiste ; Pernot refuse. Enfin, le comte de Chabrillan est condamné à 6000 livres de dommages et intérêts, applicables aux pauvres et aux prisonniers, et à la publication de l’arrêt imprimé à 200 exemplaires. — Dufort de Cheverny, Mémoires (inédits) communiqués par M. Robert de Crèvecœur : « Autrefois, un homme payait l’achat d’une charge 40 ou 50 000 livres, pour n’avoir que 300 livres de revenu ; mais la considération qui y était attachée et l’assurance qu’il y resterait toute sa vie le dédommageaient de ce sacrifice, et plus il la gardait, plus il prenait de poids pour lui et pour ses enfants. »
  77. Albert Babeau, la Ville, 27. — Histoire de Troyes, I, 21. — Plusieurs traits de cette description sont empruntés à des souvenirs d’enfance et à des récits de famille. J’ai eu l’occasion de connaître ainsi en détail deux ou trois petites villes de province, l’une de 6000 âmes, où, avant 1800, presque tous les notables, quarante familles, étaient parents ; aujourd’hui, toutes sont dispersées. — Plus on étudie les documents, plus on trouve juste et profonde la définition que donne Montesquieu du ressort principal de la société en France sous l’ancien régime : ce ressort était l’honneur. — Dans la portion de la bourgeoisie qui se confondait avec la noblesse, je veux dire chez les parlementaires, les fonctions étaient gratuites ; le magistrat était payé en considération. — (Moniteur, V, 520, séance du 30 août 1790, discours de d’Esprémenil.) « Voici ce que coûtait un conseiller ; je me prends pour exemple. Il payait sa charge 50 000 livres, et, en outre, 10 000 livres pour les droits du marc d’or. Il recevait 389 livres 10 sous de gages, sur lesquels il fallait ôter 367 livres de capitation. Pour le service extraordinaire de la Tournelle, le roi nous allouait 45 livres. — On me dit : Et les épices ? — La Grande Chambre, qui était le plus accusée d’en recevoir, était composée de cent quatre-vingts membres ; les épices montaient à 250 000 livres, et ceci ne pesait pas sur la nation, mais sur les plaideurs. — Je prends M. Thouret à témoin, il a plaidé au parlement de Rouen. Je lui demande, en son âme et conscience, ce qu’un conseiller retirait de son office ; pas 500 livres… Quand un arrêté coûtait 900 livres au plaideur, le roi en retirait 600 livres… Je me résume : j’avais, pour mon office, 7 livres 10 sous. »
  78. Albert Babeau, la Ville, ch. ii, et Histoire de Troyes, I, ch. I. — À Troyes, cinquante marchands notables élisent le juge consul et deux consuls ; la communauté des marchands a sa halle et ses assemblées. — À Paris, les drapiers, merciers, épiciers, pelletiers, bonnetiers, orfèvres, forment les six corps de marchands. La corporation des marchands est partout placée au-dessus des autres communautés industrielles, et possède des privilèges particuliers. Les marchands, dit Loyseau, ont « qualité d’honneur étant qualifiés honorables hommes, honnêtes personnes, et bourgeois des villes, qualités qui ne sont attribuées ni aux laboureurs, ni aux sergents, ni aux artisans et moins encore aux gens de bras ». — Sur l’autorité paternelle et la discipline domestique dans ces vieilles familles bourgeoises, voir l’histoire de Beaumarchais et de son père (Beaumarchais, par M. de Loménie, tome Ier).