Les Pamphlets de Marat/L’Affreux Réveil

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Texte établi par Charles VellayCharpentier et Fasquelle (p. 237-245).

L’AFFREUX RÉVEIL

(31 août 1790)

Des troubles, qui n’étaient à l’origine que des troubles d’ordre disciplinaire, avaient éclaté, au début du mois d’août, dans la garnison de Nancy[1]. Malgré les efforts de Denoue, commandant de la garnison, les trois régiments de Nancy, le Régiment-du-Roi, Châteauvieux et Mestre-de-Camp, se trouvaient en pleine insurrection. Tout le mois d’août s’écoula au milieu de l’anxiété générale, et c’est dans ces graves circonstances que, le 28 août, l’Assemblée générale entendit la lecture d’une lettre dans laquelle le marquis de Bouillé insistait sur la gravité de la situation. C’est à cette occasion que Marat écrivit l’Affreux Réveil, petite feuille de 8 pages, in-8o[2].

À l’Ami du Peuple,
Le 29 août 1790.

Vous ne l’aviez que trop prévu, monsieur ; nous touchons au moment de notre ruine, si les gardes nationaux ne rentrent enfin en eux-mêmes, pour se souvenir qu’ils sont citoyens, et si le peuple ne retrouve son énergie du 14 juillet.

Les ennemis de la révolution ont levé le masque, ils se croient sûrs de leur triomphe, ils parlent en vainqueurs. Jugez-en à ce discours tenu hier soir à une table où quelques royalistes, enragés, faisaient éclater une insolente joie. Je refuserais de le croire, si je ne l’avais ouï de mes deux oreilles : « Grâces au ciel, les choses vont rentrer dans l’ordre, ou le sang coulera à grands flots. Mais nous sommes bons, nous voulons l’épargner. S’il y a moyen ; nous capitulerons ; voici notre plan. » Nous offrons de payer toutes les dettes de l’État. Les fonds de deux milliards sont faits en Hollande et en Angleterre ; ceux de deux autres milliards cinq cents millions seront faits sous six mois. Nous demandons en retour que les choses soient remises sur le pied où elles étaient à l’ouverture des États-Généraux. Il ne sera plus question d’assemblée nationale ; le roi, chef absolu de la nation, en sera le législateur suprême, la noblesse sera réintégrée dans ses privilèges, le clergé rentrera dans ses biens, les Parlements seront rappelés, la finance sera maintenue, le gouvernement corrigera les abus, et le peuple aura des assemblées provinciales.

Une amnistie plénière sera publiée dans tout le royaume, mais on nous livrera six têtes du côté gauche, et tous les écrivains incendiaires.

Voilà, messieurs, la médaille ; en voici le revers. Si vous refusez, trois cent mille hommes, prêts à entrer en campagne, nous feront raison de vous : ils vous asserviront et riveront vos fers ; c’est le droit de la guerre, c’est le droit du vainqueur.

Signé : Un membre du club des jacobins.
À l’auteur,
Du 31 août 1790.

J’étais assis hier soir aux Tuileries, fort proche de deux nouvellistes qui s’entretenaient des menées atroces des officiers de la garnison de Nancy, de l’affreuse démence du comité militaire, de l’aveugle fureur de l’assemblée nationale ; et j’entendis très distinctement l’un d’eux qui disait : « Mon ami ! La fusée est prête à se dévider ; vous entendrez dire sous quinze jours que Necker et La Tour-du-Pin, ces deux coquins fieffés, ont pris la fuite pour aller à Metz, où Bouillé les attend. — Cela est-il croyable ? — Oh ! très croyable, et je puis vous dire entre nous que je tiens cette nouvelle du général. » Un groupe, qui se formait à quelques pas, attira mes nouvellistes, et je restai sur ma chaise à réfléchir tristement sur notre cruelle position. Je me rappellerai avec douleur qu’il y a longtemps que vous nous annoncez cet événement comme inévitable, de même que la fugue de la famille royale. Je le sens trop, monsieur, nos ministres nous échapperont : l’orage terrible qui se prépare en Lorraine doit amener leur chute nécessairement mais je ne saurais me figurer que le général, futé et dissimulé comme il l’est, ait pu faire cette confidence et commettre une pareille indiscrétion : car il n’ignore pas qu’il nous répondrait sur sa tête et de la fuite de la famille royale et de celle des ministres. Dieu le préserve de nous trahir, la garde nationale peut bien sommeiller encore quelques moments, quoique une très grande partie ait déjà commencé à se réveiller. Mais à l’instant où elle ouvrira les yeux, c’en est fait de lui, à moins qu’il n’eût déjà cherché son salut dans la fuite.

Quoi qu’il en soit, le ton affirmatif avec lequel cette nouvelle fut donnée m’imposa l’obligation de vous la faire passer : je croirais mériter de sanglants reproches si j’avais négligé une seule fois d’engager les citoyens à se tenir sur leur garde.

Signé : A. B…, citoyen du district des Prémontés.

Ces nouvelles n’étaient que les avant-coureurs de l’horrible catastrophe : en voici le prélude.

Dans la séance d’hier on a donné lecture de cette lettre du ministre de la guerre :

« M. le Président,

« Je crois n’avoir rien à ajouter à la lettre de M. de Bouillé, sur les circonstances malheureuses de la rébellion de la garnison de Nancy ; je désire, pour le salut de la patrie, je fais des vœux pour que l’assemblée veuille bien adopter les dispositions de ce commandant. »

Le Tartuffe !

Lettre du sieur de Bouillé.

« J’ai l’honneur de vous informer que le régiment de Châteauvieux persiste dans son insubordination ; qu’il s’est porté aux derniers excès ; que les régiments du roi et de Mestre-de-Camp se sont réunis à lui.

« Une partie des gardes-nationales et du peuple s’y est jointe, l’autre partie des citoyens est menacée des plus cruelles catastrophes. La municipalité et le directoire se trouvent dans la plus triste situation ; les habitants courent la campagne et portent l’alarme partout ; hier la garnison a pris les armes ; M. de Malseigne a pris la fuite, il a été poursuivi par cent cavaliers de Mestre-de-Camp ; les carabiniers de Lunéville sont venus à son secours, le combat s’est engagé, un grand nombre a été tué, le reste est dans les prisons de Lunéville. M. de Noue, commandant de la place, a été saisi par les rebelles et jeté dans un cachot ; un aide-de-camp de M. de La Fayette a subi le même sort. Demain toutes les gardes nationales et les forces du département seront rassemblées au nombre de quinze mille hommes, 28 pièces de canon ; j’emploierai tous les moyens possibles pour rétablir le calme et la tranquillité, épargner le sang. Je crains que la municipalité de Nancy ne se refuse à ces dispositions ; je croirais qu’il serait à propos que je fusse accompagné de deux députés de l’assemblée. »

Extrait du procès-verbal des officiers municipaux de Nancy :

« Du dimanche 29, quatre heures du matin.

« Nous sommes dans la position la plus cruelle : nous n’ignorons point les dangers qui menacent nos têtes ; mais, semblables aux vieillards du Capitole, nous sommes résolus de périr dans nos chaires curiales. Dans ce moment toute la garnison de Nancy, au nombre de plus de trois mille hommes, est aux mains avec les carabiniers de Lunéville. La municipalité a pris tous les moyens pour ramener le régiment suisse. Rien n’a réussi. »

La lecture de ces pièces a été faite par le sieur Émery, qui a conclu par un projet de décret tendant à approuver la conduite du sieur Bouillé, à s’en rapporter aux mesures qu’il a prises, et à supplier le roi de donner de nouveaux ordres pour le rassemblement des forces et la réduction des régiments rebelles.

Un député[3] a fait un long discours pour disculper la municipalité de Nancy.

Riquetti l’aîné a observé que l’opinant s’écartait entièrement de la question ; que cette municipalité n’avait point été inculpée, et qu’il fallait revenir à la motion qui avait été faite d’entendre les députés de la garde nationale de Nancy.

L’opinion mise aux voix a été adoptée unanimement ; ils ont été entendus. Ils exposent dans leurs discours toutes les menées sourdes, toutes les trames que l’on a ourdies pour soulever les soldats, la sévérité avec laquelle on les a traités, les faux rapports qui ont été présentés à l’Assemblée pour suspendre le décret rigoureux rendu contre la garnison. La conduite dure et impérieuse de l’officier général qui, au lieu d’employer les voies de conciliation, n’a usé que de plus grande sévérité, traitant les soldats de brigands ; ils ont conclu enfin que la douceur et la modération pourraient encore rétablir la tranquillité et la paix.

Le comité militaire, sur l’exposé des faits, a proposé le projet suivant :

« L’Assemblée nationale, après avoir entendu la lecture de la lettre de M. Bouillé, et le rapport de son comité militaire, déclare que sa confiance est entière dans la sagesse des mesures prises par le roi, pour réduire la garnison de Nancy.

« Qu’elle approuvera la conduite de M. de Bouillé, dans tout ce qui sera fait conformément aux décrets du 6 et du 16 août.

« Que toutes personnes qui se joindront aux rebelles seront poursuivies comme eux par le ministère public et réduits par la force.

« Que le roi sera supplié d’ordonner aux corps administratifs de concourir, avec M. de Bouillé, au rétablissement de l’ordre public. »

Le projet a été combattu par MM. Biauzat, Gouttes, Robespierre et Barnave ; ils ont proposé d’employer les voies de douceur avant de recourir à la force ; et il a été décrété « qu’il serait dressé une proclamation, laquelle, portée par deux commissaires, serait publiée aux régiments rebelles, et s’ils persistaient, alors le général déploierait contre eux toutes les forces de la nation. »

Adresse aux Français

La voilà donc arrivée, cette horrible catastrophe que je vous ai présagée depuis si longtemps, suite inévitable de votre imprévoyance et de votre aveugle sécurité ; les voilà donc, ces ennemis atroces de votre liberté, votre repos, votre bonheur, parvenus, à force de ruses, de mensonges, d’impostures, de perfidies, d’atrocités, à soulever les citoyens contre les citoyens, à mettre aux prises, entre eux, les soldats de la patrie, et pousser ses enfants à s’entr’égorger.

Où courez-vous, téméraires, réprimez vos transports insensés, et jetez un instant les yeux sur l’abîme que vos infidèles mandataires ont creusé sous vos pas, l’abîme où ils vont vous précipiter ; barbares, ces hommes que vous allez massacrer sont vos frères, ils sont innocents, ils sont opprimés. Ce que vous avez fait le 14 juillet, ils le font aujourd’hui, ils s’opposent à leurs oppresseurs ; les punirez-vous de suivre votre exemple, et de repousser leurs tyrans ?

Non, rien n’égale les forfaits de la municipalité, du commandant, et des officiers de la garnison de Nancy, si ce n’est l’aveugle fureur du comité militaire, qui a fabriqué les horribles décrets, et la légèreté de l’Assemblée nationale qui les a lancés, sur la parole de quelques délateurs flétris, sans vouloir écouter les plaintes des malheureux opprimés, sans songer à vérifier les faits ; actes multipliés de démence qui les ont mis sous le fer des assassins. Des actes de démence ? Ah ! dites plutôt des actes de scélératesse, dignes du dernier supplice, puisqu’ils ne peuvent pas être punis des petites-maisons ; car les réclamations de ces infortunés ont été adressées au législateur. Quelques fidèles orateurs les ont fait entendre, et les députés de Nancy ne viennent-ils pas de dévoiler à ses yeux les honteuses trames ourdies par les officiers, pour soulever les soldats ; la dureté avec laquelle les a traités le commandant, les injustices qu’ils ont souffertes, les faux rapports qui ont été faits et aux comités et à l’Assemblée, pour en arracher les funestes décrets : mais au lieu de revenir sur ses pas, de reconnaître son erreur, de révoquer ses arrêts, et de poursuivre le châtiment des chefs indignes de commander, elle abandonne barbarement les subalternes au pouvoir exécutif, et se déclare approbatrice de tous les assassinats des satellites affidés de la cour.

Juste ciel tous mes sens se révoltent, et l’indignation serre mon cœur. Lâches citoyens ! verrez-vous donc en silence accabler vos frères ? Resterez-vous donc immobiles, quand des légions d’assassins vont les égorger ? Oui, les soldats de la garnison de Nancy sont innocents ; ils sont opprimés, ils résistent à la tyrannie ; ils en ont le droit, leurs chefs sont seuls coupables, c’est sur eux que doivent tomber vos coups : l’Assemblée nationale elle-même, par le vice de sa composition, par la dépravation de la plus grande partie de ses membres, par les décrets injustes, vexatoires et tyranniques qu’on lui arrache journellement, ne mérite plus votre confiance.

Citoyens trop confiants ! Apprenez donc enfin à connaître ces prétendus pères de la patrie, devant lesquels vous fléchissez le genou, et que vos égards soient réglés sur leur démérite. Voici[4] leurs comités de constitution, des finances, des rapports, des recherches ; leurs comités militaire et diplomatique se prostituer au prince, et lui vendre les droits et les intérêts de la nation, la liberté, l’honneur et la vie même des citoyens. Et l’auguste Assemblée (à une quinzaine de patriotes près, et à une centaine d’hommes honnêtes), qu’est-elle qu’un assemblage hideux d’hommes de boue, de prélats hypocrites et impudiques, de courtisans menteurs, dissipateurs, insolents et rampants, de jugeurs ignares, iniques et assassins ; de praticiens vils et fripons ? Qu’est-elle, qu’une bande d’ennemis de la révolution, de conjurés, de traîtres et conspirateurs ? Ce sont ces misérables ennemis de la liberté, par état, par principes, que vous avez la stupidité de regarder comme les représentants de la nation dont ils sont les mortels ennemis. Ce sont ces hommes que vous regardez comme le législateur, et dont vous avez la folie de respecter les décrets.

Ah ! Foulez, foulez aux pieds ceux qu’ils viennent de lancer pour allumer la guerre civile : invitez, sans délai, les provinces à nommer d’autres députés, qu’ils soient dignes de leur confiance ; installez-les dans le sénat, et chassez-en avec ignominie ceux qui en souillent actuellement les sièges. Mais avant tout volez au secours de vos frères ; dessillez les yeux aux soldats citoyens ; invitez tous les Suisses à soutenir leurs compatriotes, désarmez les satellites allemands, qui vont égorger vos concitoyens ; arrêtez leurs chefs, et que la hache vengeresse les immole enfin sur l’autel de la liberté.

Marat, l’Ami du Peuple.

  1. On trouvera un excellent récit des incidents de Nancy dans Louis Blanc, Histoire de la Révolution française, liv. V, ch. II.
  2. S. l. n. d. ; à la p. 8, cette mention : « De l’imprimerie de Marat. »
  3. Régnier, député de Nancy.
  4. Il faut lire sans doute voyez.