Les Pamphlets de Marat/Relation fidèle des malheureuses affaires de Nancy

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Texte établi par Charles VellayCharpentier et Fasquelle (p. 247-253).

RELATION FIDÈLE DES MALHEUREUSES AFFAIRES DE NANCY

(12 septembre 1790)

Cette brochure se rattache aux mêmes incidents que la précédente. Déjà, dans L’Ami du Peuple du 1er  et du 4 septembre, Marat avait publié de longs détails sur les tragiques événements de Nancy. Un peu plus tard, le 12 septembre, il publia cette Relation fidèle des malheureuses affaires de Nanci[1], pour préciser et commenter de nouveaux détails.

Au premier bruit de ce qui s’est passé dans cette malheureuse ville, j’ai annoncé que nous n’aurions jamais, de la part des ministres, des comités, de l’Assemblée nationale, et des commissaires envoyés par le gouvernement, que des relations tronquées, infidèles et mensongères. J’ai proposé, comme le seul moyen de s’en procurer d’exactes, d’y envoyer des observateurs, bons patriotes. En attendant que les bataillons parisiens, amis de la liberté, et les clubs patriotiques, prennent ce parti, plus nécessaire aujourd’hui que jamais, puisque toutes les lettres sont décachetées[2] et interceptées à la poste ; nous nous empressons de publier une lettre d’un témoin oculaire, qui nous est parvenue par voie sûre.

De Nancy, le 3 septembre 1790.
Mon cher cousin,

Comme vous n’avez d’autres parents que moi à Nancy, de qui vous puissiez savoir ce qui s’y est passé, je me fais un devoir de vous en instruire. Je vous dirai donc que M. Malseigne y est arrivé samedi 28 du passé ; qu’il s’est d’abord transporté chez le commandant ; que peu après il a fait la visite des troupes de la garnison, et qu’il a fort mal traité les Suisses : il leur a reproché qu’ils ne méritaient pas de porter l’habit du Roi, et d’en manger le pain. Ces propos ayant excité des murmures, il a mis l’épée à la main et a blessé un soldat : puis il s’est échappé, est monté à cheval, et s’est sauvé à Lunéville. À l’instant douze cavaliers de Mestre-de-Camp l’ont poursuivi. Dans l’intervalle, les Suisses se sont rassemblés sur la place royale, de même que la Garde Nationale et le régiment du Roi. En arrivant à Lunéville, M. de Malseigne a répandu l’alarme, une centaine de carabiniers ont été au-devant des cavaliers de Mestre-de-Camp, ont fait feu sur eux ; trois ont été tués, huit faits prisonniers ; un seul a échappé, et est revenu ventre à terre apporter la nouvelle de cette cruelle réception. À six heures du soir, toute la garnison et la garde nationale a marché vers Lunéville ; le dimanche matin ils ont attaqué les carabiniers, en ont tué quelques-uns, et ont ramené leurs prisonniers à Nancy vers les quatre heures du soir. Le lendemain M. Malseigne a tué deux carabiniers dans Lunéville, et a pris la fuite ; quatre carabiniers l’ont poursuivi et ramené à Nancy. Une partie de la garnison et de la garde nationale a été à sa rencontre, ils l’ont amené dans la ville sur les cinq heures du soir, et sur le champ conduit dans la prison. Le mardi matin, environ dix mille hommes de troupes, avec huit pièces de canon, ont environné la ville ; à onze heures, une députation de la garnison s’est transportée vers eux, ils l’ont retenue prisonnière. À une heure, une députation de la municipalité s’est aussi rendue au camp ; ils ont demandé qu’on leur livrât à l’instant le commandant et M. Malseigne, en menaçant de mettre le feu à la ville s’ils n’étaient pas remis sous une heure. Le régiment du Roi et Mestre-de-Camp les leur ont conduits au bruit de leur musique. À peine ces officiers ont-ils été livrés qu’une partie de l’armée ennemie a fait feu sur ces deux régiments. Mestre-de-Camp a riposté en se sauvant dans les villages voisins ; et le régiment du Roi a regagné son quartier sans faire feu. Peu après l’armée ennemie s’est avancée jusqu’aux portes qu’elle a enfoncées à coups de canon ; en renversant tout ce qui se présentait. Les Suisses ont arrêté longtemps les ennemis à la porte Saint-Louis où se sont donnés les grands coups : les bourgeois, voyant massacrer leurs frères, ont fait feu des fenêtres sur ceux qui entraient dans la ville. La garde nationale qui était à la porte Saint-Nicolas a tiré vers la place du marché un coup de canon qui a tué 23 hussards avec leurs chevaux, le feu a duré trois heures, les ennemis ont abîmé la vieille ville et une grande partie de la nouvelle. On compte 2 600 personnes tuées et 1 500 blessées, dans le nombre des morts sont 359 Suisses et 68 bourgeois de Nancy, et 400 femmes ou enfants : les ennemis ont perdu environ 1 400 hommes, tant gardes nationales que troupes de ligne, surtout des hussards ; le général ennemi n’est entré dans la ville que sur la fin du massacre. Il a fait pendre sur-le-champ 22 Suisses, et rouer un. Sur les neuf heures du soir, il a fait partir le régiment du Roi, et tirer un coup de canon après lui, sans lui avoir donné le temps de rien emporter : les femmes et les enfants ont été mis à coup de pied hors du quartier. Tout le butin a été jeté dans la rue : les malades qui étaient dans les hôpitaux ont été mis à la porte et ce sont surtout les gardes nationales de Metz qui ont commis ces horreurs. On a arrêté une infinité de bourgeois, les prisons sont pleines : tout le monde a pris le deuil, on n’ose parler dans les rues, crainte d’être arrêté. Enfin, mon cher cousin, Nancy est perdue si Dieu ne vient à notre aide. Le récit de ces horreurs vous fera frissonner. Que serait-ce si vous en aviez été témoin ?

Signé : P. Mortel, chirurgien.

Observations de l’Ami du Peuple.

Cette relation, quoique incomplète et sans doute inexacte, a un air de bonne foi qui en impose. Si elle est vraie, comme on ne peut guère en douter, l’affaire de Nancy est une vraie Saint-Barthélemy, et Bouillé est le dernier des monstres. À la réception du barbare décret, son plan d’assassinat a bientôt été concerté. Malseigne lui a servi de boute-feu ; il ne s’est transporté à Nancy que pour pousser la garnison à la révolte ; et à Lunéville, que pour acharner celui des cuirassiers contre les trois régiments, et le soulever ensuite contre lui. Bouillé avait son armée d’assassins toute prête, et n’attendait que la consommation des forfaits de Malseigne, pour faire couler le sang. Si sa conduite envers des députés de la garnison est faite pour indigner, sa conduite envers les deux régiments qui lui ont remis leurs prisonniers, est faite pour révolter : elle blesse à la fois toutes les lois, l’humanité, la bonne foi, l’honneur. Elle ravale son infâme auteur au-dessous des cannibales. Que les scélérats qui ont commis ce monstre pour allumer la guerre civile, soudoient mille plumes vénales, qui répandent l’imposture de toutes parts ; ils ne l’empêcheront pas de périr enfin par un supplice infamant, aussitôt que la vérité se sera fait jour.

Mais voici d’autres horreurs dont il est accusé.

De Pont-à-Mousson, ce 4 septembre 1790.

« Vous rappelez-vous, monsieur, que M. Bouillé avait annoncé qu’il allait rassembler toutes les forces du département de la Meurthe, montant à 15 000 gardes nationaux. Vous rappelez-vous qu’il avait aussi annoncé de la résistance de la part des soldats citoyens. Sachez donc qu’elle a été si grande qu’il a pu à peine trouver 600 volontaires qui aient consenti à marcher. Qu’a fait l’honnête homme, il a fait endosser secrètement l’habit national (dont on prétend qu’il a des magasins, comme tous les autres commandants de place), à sept cents scélérats tirés des régiments étrangers : il les a fait marcher sous quatre chevaliers de Saint-Louis qui servent dans la garde de Metz, et ce sont eux qui ont massacré Château-Vieux et les bourgeois de Nancy. Enfin, sachez que les aristocrates de Nancy, les avocats, les robins et surtout les abbés, tiraient des fenêtres sur les Suisses et sur le peuple. »

Cette lettre est parvenue à l’Ami du Peuple par un négociant qui arrive de Verdun. Je ne garantirai point la vérité des exécrations qui y sont rapportées ; mais elles sont si conformes aux desseins de notre ministère, et au caractère atroce de Bouillé, qu’on a peine à se défendre d’y ajouter foi. J’en inserrerai (sic) donc l’indispensable nécessité d’envoyer à Nancy des députés patriotes, ou même de faire venir à Paris des députés des trois régiments et de la commune de Nancy, pour tirer la chose au clair, par-devant un tribunal de justice, tenu à la face des cieux et de la terre : car si les choses se sont passées comme on a trop lieu de le craindre, et si Bouillé a été l’agresseur ; n’en doutez pas, citoyens, cette affaire-ci est le commencement d’un projet de contre-révolution, et le salut de la patrie exige que ses auteurs soient exterminés jusqu’au dernier.

Lettre à l’Ami du Peuple.

Je dois vous faire part, monsieur, de quelques mots qui se sont dits, hier, dans un cercle aristocratique. En parlant du peu de fond que l’on peut faire sur les relations que l’on a de l’affaire de Nancy, qu’il était bien étonnant que l’on ne sût pas encore de quel côté les premiers coups de fusil étaient partis. — Cela est très douteux, dit un chevalier de Saint-Louis, et c’est ce que M. Bouillé attendait. Ce mot m’a frappé ; il m’a fait naître une foule de réflexions, et je suis sûr que vous trouverez le mot de l’énigme.

Une observation bien importante que je fais depuis quelques jours, c’est que l’on voit bien peu d’uniformes aux promenades publiques. Cela fait qu’on reconnaît plus aisément ceux qui les portent ; et je puis vous assurer y avoir distingué des hommes attachés à l’ancienne police. On m’a certifié que le sieur Bailly leur avait donné des brevets de capitaine à la suite de l’état-major. Dès lors je ne serais plus surpris de la manière dont ils exercent l’espionnage dans les endroits publics, et de l’effronterie avec laquelle ils arrêtent les honnêtes gens. Ce qui me confond, c’est que la garde nationale souffre impunément dans son sein des scélérats de cette espèce, qui déshonorent un habit fait pour être respecté, c’est que tous les bons citoyens ne se fédèrent pas pour se défendre contre l’oppression de ces coquins.

Signé : Vaillant,
Sergent des Invalides, à l’hôtel.

Nouvelle alarmante.

Depuis huit à dix jours, il se tient à l’hôtel de l’ambassadeur d’Espagne des assemblées nocturnes entre onze heures et minuit. On a reconnu à leur descente de voiture, la Tour-du-Pin et Vaudreuil. Afin de dérouter les curieux, ils entrent par la petite porte, à l’autre extrémité de la grille de fer.

Ô citoyens, vous dormirez donc toujours.

Marat, l’Ami du Peuple[3].

  1. In-8o de 8 p. ; s. l. n. d. ; avec cette mention, à la p. 8 : « De l’imprimerie de Marat. »
  2. Une personne attachée à l’Assemblée nationale a reçu deux lettres décachetées. (Note de Marat)
  3. Quelques jours après, le 18 septembre, Marat publiait encore, sur les massacres de Nancy, une nouvelle brochure intitulée : Relation authentique de ce qui s’est passé à Nancy, adressée aux députés du régiment du roi, à l’Assemblée nationale, par leurs camarades. Observations de l’Ami du Peuple (In-8o de 14 p.).