Les Papiers de Jeffrey Aspern/IX

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IX

Je quittai Venise le lendemain matin, immédiatement après avoir appris que mon hôtesse n’avait pas succombé, comme je l’avais craint sur le moment, au choc que je lui avais donné — choc que je puis bien dire avoir également reçu d’elle. Rien pouvait-il me faire supposer qu’elle était capable de sortir de son lit sans être aidée ? Je ne pus voir Miss Tina avant mon départ ; je vis seulement la « donna » à laquelle je confiai un mot pour sa plus jeune maîtresse. Je lui annonçais une absence de quelques jours seulement ; je me rendis à Trévise, à Bassano, à Castelfranco ; je fis des promenades à pied et en voiture, je contemplai mainte vieille église délabrée, aux tableaux mal éclairés ; je passai des heures à fumer, assis à la porte de cafés — où je trouvais invariablement des mouches et des rideaux jaunes — du côté de l’ombre, sur les petites places assoupies. En dépit de ces passe-temps, qui m’occupaient d’une façon machinale et superficielle, je ne jouis que peu de mon voyage. J’avais eu un amer breuvage à boire et le goût m’en restait dans la bouche.

Ç’avait été rudement embêtant — pour employer le langage des jeunes gens — d’être découvert par Juliana en train d’examiner la fermeture de son bureau, au cœur de la nuit ; ce ne l’avait pas été moins d’avoir cru, les heures suivantes, qu’il y avait les plus grandes probabilités que je l’eusse tuée. Mon humiliation m’empoisonnait, mais il m’avait fallu me tirer d’affaire de mon mieux, diminuer autant que possible, en écrivant à Miss Tina, l’importance de l’incident, aussi bien que donner une explication plausible de l’attitude dans laquelle j’avais été surpris. Je ne pus savoir l’impression que je lui avais faite, car je n’en reçus aucune réponse.

J’étais plein de rancune d’avoir été appelé canaille d’écrivain, car indubitablement j’étais un écrivain, et non moins indubitablement j’avais agi sans délicatesse. Il vint un moment où je me persuadai que le seul moyen de recouvrer mon honneur était de disparaître, de sacrifier mes espérances chéries, et délivrer à jamais les deux pauvres femmes de mon commerce importun. Puis je fis la réflexion qu’il valait mieux essayer d’abord une petite absence : j’entretenais déjà, à mon insu, le sentiment, inexprimé et obscur, qu’en disparaissant ainsi complètement, ce n’était pas mes espérances seules que je condamnais à s’éteindre. Mon absence atteindrait son but si elle durait assez pour convaincre la plus âgée des deux dames qu’elle était débarrassée de moi.

Qu’elle désirât être débarrassée de moi après une telle histoire — si je n’étais pas débarrassé d’elle — il n’y avait pas à en douter : cette atrocité nocturne avait dû la guérir de sa disposition à supporter ma compagnie pour l’amour de mes dollars. Je me disais aussi qu’après tout je ne pouvais abandonner Miss Tina, et je continuai à me le dire, même en constatant qu’elle semblait ignorer la pressante requête que je lui avais adressée de me donner signe de vie — je lui avais laissé deux ou trois adresses de poste restante dans plusieurs petites villes. J’aurais bien chargé mon domestique de me donner des nouvelles, n’eût été son incapacité à tenir une plume. Le blâme de Miss Tina n’était-il pas assez évident, si peu méprisante qu’elle se fût montrée jusqu’ici ? Vraiment, ma coupe d’amertume était comble. Cependant, si j’éprouvais du scrupule à revenir, j’en éprouvais aussi à ne pas le faire et j’avais besoin d’établir nos rapports sur un meilleur pied. La conclusion de tout ceci fut mon retour à Venise au bout de douze jours ; et, comme ma gondole heurtait doucement les marches d’entrée de notre palais, un bel arrêt de ma respiration me montra combien je m’étais fait violence en m’éloignant.

J’avais tourné bride si brusquement que je n’avais même pas télégraphié à mon domestique. Il ne se trouvait donc pas à la gare pour me recevoir, mais sa tête jaillit d’une des fenêtres supérieures quand j’atteignis la maison.

— On l’a mise en terre, quella vecchia, me dit-il dans la salle basse, tout en chargeant ma valise sur son épaule ; et il ricana et cligna presque de l’œil comme s’il savait que je me réjouirais de ses nouvelles.

— Elle est morte ! m’écriai-je, lui lançant un regard fort différent de celui qu’il attendait.

— Il le semble, du moment qu’on l’a enterrée.

— Tout est fini, alors ? Quand a eu lieu le service ?

— Avant-hier. Mais ça ne peut guère s’appeler un service, monsieur : « roba da niente — un piccolo passaggio brutto » de deux gondoles. « Poveretta ! » ajouta-t-il faisant évidemment allusion à Miss Tina.

Sa conception des enterrements était qu’ils étaient surtout faits pour la distraction des vivants.

Je désirais lui demander des nouvelles de Miss Tina, savoir comment elle se portait et, d’une façon générale, tout ce qui la concernait. Mais je ne l’interrogeai plus avant que nous ne fussions arrivés en haut. Maintenant que l’événement était accompli, je n’en attendais que de déplorables conséquences, surtout en pensant que Miss Tina avait dû se tirer d’affaire toute seule après le décès. Que savait-elle des arrangements à prendre, des démarches à faire en pareil cas ? Oui, vraiment, poveretta ! J’espérais bien que le docteur lui avait prêté son assistance et que les vieux amis dont elle m’avait parlé ne l’avaient pas abandonnée, ce petit groupe dont la fidélité consistait à venir les voir une fois par an. J’extirpai de mon domestique qu’en effet un vieux monsieur et deux vieilles dames s’étaient réunis autour de Miss Tina et l’avaient accompagnée — ils l’avaient prise dans leur gondole privée — pendant le trajet au cimetière, la petite île des tombes aux murs de briques qui s’étend au nord de la ville, sur le chemin de Murano.

À ces signes, je connus que les demoiselles Bordereau étaient catholiques, découverte que je n’avais jamais faite, la vieille femme ne pouvant se rendre à l’église, et sa nièce, à ma connaissance, n’en usant pas davantage, ou n’entendant qu’une messe matinale à la paroisse avant que je fusse levé. En tout cas, le clergé même respectait leur retraite, car je n’avais jamais aperçu au passage le moindre vestige de la soutane d’un curé. Ce soir-là, une heure plus tard, j’envoyai mon domestique porter deux mots sur ma carte à Miss Tina, demandant à la voir quelques instants. Elle n’était pas dans la maison, où il l’avait cherchée tout d’abord, me dit-il en remontant, mais au jardin, où elle se reposait en se promenant et en cueillant des fleurs exactement comme si elles lui appartenaient. Il l’avait trouvée là, et elle serait heureuse de me voir.

Je descendis et je passai une demi-heure avec la pauvre Miss Tina. Elle avait toujours eu cet aspect de deuil un peu moisi, comme si elle n’eût jamais porté que de vieux vêtements tristes qui ne voulaient pas s’user ; dans la circonstance actuelle, son apparence n’avait pas changé. Mais on voyait clairement qu’elle avait pleuré, beaucoup pleuré — pleuré en toute simplicité, de tout son cœur, s’abandonnant enfin à la sensation longtemps refoulée de sa solitude et de son violent chagrin. Mais elle n’avait aucune des expressions ni des grâces de la douleur, et je fus presque surpris de la voir debout devant moi, au jour tombant, les mains pleines de roses admirables et me souriant de ses yeux rougis ; son pâle visage, encadré d’une mantille, paraissait plus long et plus maigre que de coutume.

Je ne doutais pas qu’elle ne fût irrémédiablement désillusionnée sur mon compte, jugeant sans doute que j’aurais dû être là pour la conseiller et l’aider ; et, bien que je fusse convaincu qu’aucun élément de rancune n’entrait dans la composition de sa personnalité, et qu’elle n’attachait pas grande importance à ce qui la concernait, j’étais préparé à un changement dans ses manières, à un air de susceptibilité et d’éloignement, qui dirait à ma conscience : « Eh bien ! vous avez joué un joli rôle en faisant toutes vos déclarations de dévouement ! »

Mais la vérité historique me force à déclarer que le morne visage de la pauvre dame cessa d’être morne, cessa presque d’être laid, quand elle se tourna, tout heureuse, vers le pensionnaire de sa feue tante. Il en fut extrêmement touché et en conclut que la situation en était simplifiée, jusqu’au moment où il s’aperçut qu’elle ne l’était pas.

Je me montrai ce soir-là aussi bienveillant envers elle que je savais l’être, et la promenai dans le jardin aussi longtemps que je le jugeai bon. Il n’y eut aucune explication entre nous ; je ne lui demandai pas pourquoi elle n’avait pas répondu à ma lettre. Je me risquai moins encore à lui répéter ce que contenait cette communication ; s’il lui plaisait de me laisser supposer qu’elle avait oublié dans quelle attitude Miss Bordereau m’avait surpris, et l’effet de cette découverte sur la vieille femme, je ne demandais qu’à partager cette manière de voir : je lui étais reconnaissant de ne pas me traiter comme si j’avais tué sa tante.

Nous allions et venions, indéfiniment, bien qu’en vérité peu de choses s’exprimassent de part et d’autre, en dehors de mes condoléances sur son deuil, traduites par ma façon d’être et par celle qu’elle avait de paraître à présent compter sur moi — puisque je lui laissais voir que je continuais à lui porter intérêt. L’âme de Miss Tina n’était pas de celles qui se targuent d’orgueil ou d’affectation de virile indépendance ; elle ne laissait pas supposer le moins du monde qu’elle savait à présent ce qu’elle allait devenir. Je me gardai de serrer cette question de près, car je n’étais nullement disposé à dire que je me chargerais d’elle. Je fus prudent : pas ignoblement, je crois, car je sentais son expérience de la vie si restreinte, qu’à ses yeux innocents il semblait qu’il n’y eût pas de raison pour que je ne m’occupasse pas d’elle — du moment que j’en avais pitié.

Elle me raconta comment était morte sa tante, très tranquillement à la fin, et comment tout ce qu’il y avait à faire l’avait été par ses bons amis. — Heureusement, disait-elle, il y avait, grâce à moi, de l’argent à la maison. Elle répéta que quand des Italiens « bien » vous donnent leur amitié, c’est pour toujours, et quand ce chapitre fut épuisé elle m’interrogea sur mon « giro », mes impressions, mes aventures, les lieux que j’avais visités. Je lui racontai le plus de choses possible, les inventant en partie, je crains, car, dans l’état d’agitation où j’avais été, peu de choses m’avaient frappé ; et après qu’elle m’eut écouté, elle s’écria, comme si elle avait entièrement oublié sa tante et son chagrin :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! comme j’aimerais faire des choses pareilles ! partir pour un amusant petit voyage !

Un moment il me vint à l’esprit que je devrais lui proposer une entreprise de ce genre, lui dire que je l’accompagnerais où elle voudrait ; je dis tout au moins que nous pourrions arranger une excursion intéressante, afin de lui changer un peu les idées ; il faudrait y penser, en causer ensemble. Je n’ouvris pas la bouche quant aux papiers d’Aspern, ne posai aucune question sur ce qu’elle avait pu découvrir ou ce qui avait pu en advenir avant la mort de Juliana. Ce n’était pas que je ne fusse sur des épines à leur sujet, mais je trouvais décent de ne pas montrer mon avidité après la catastrophe. J’espérais qu’elle-même en dirait quelque chose, mais elle n’avait pas l’air d’y penser du tout, et, sur le moment, cela me parut naturel.

Cependant, plus tard, dans la nuit, je pensai que son silence donnait lieu à des soupçons ; car si elle s’était intéressée à mon voyage, à une chose aussi éloignée d’elle que le Giorgione de Castelfranco, elle aurait pu faire une allusion à ce qui me troublait tant, ainsi qu’elle devait aisément se le rappeler. On ne pouvait supposer que l’émotion de la mort de sa tante avait effacé tout souvenir de l’intérêt que je portais aux reliques de cette dame, et je m’énervai ensuite quand il me vint à l’esprit que sa réticence signifiait tout justement que les reliques n’existaient plus.

Nous nous séparâmes dans le jardin ; ce fut elle qui dit la première qu’il fallait rentrer ; maintenant qu’elle habitait seule le piano nobile, je sentais que — au moins d’après les idées reçues à Venise — je ne devais y pénétrer qu’avec réserve. Comme nous échangions une poignée de main avant de nous quitter pour la nuit, je lui demandai si elle avait fait des plans d’avenir, si elle avait réfléchi à ce qui serait le meilleur pour elle.

— Oh ! oui, mais je n’ai encore rien décidé, répondit-elle gaiement. L’explication de sa gaieté était-elle dans la conviction que je décidais pour son compte ?

Le lendemain matin, je fus content que nous eussions négligé les questions pratiques, car cela me donna un prétexte pour la revoir immédiatement. Il y avait vraiment une question pratique à traiter maintenant. Il était convenable de lui faire savoir formellement que, bien entendu, je ne m’attendais pas à ce qu’elle me conservât comme locataire, et je devais montrer aussi de l’intérêt pour sa propre location, pour les conditions de son bail. Mais, ainsi qu’on le verra, je n’étais pas destiné à converser longtemps avec elle sur aucun de ces sujets.

Je ne lui fis rien dire ; je descendis simplement à la sala, et y marchai de long en large ; je savais qu’elle y viendrait, qu’elle s’apercevrait promptement que j’étais là ; je préférais, en somme, n’être pas enfermé avec elle ; un jardin, une grande salle me semblaient préférables pour la conversation. La matinée était magnifique, avec je ne sais quoi dans l’air qui avertissait du déclin du long été vénitien : une fraîcheur venue de la mer faisait onduler les fleurs dans le jardin et apportait un agréable courant d’air dans la maison, moins close sous ses persiennes et moins préservée du jour que du temps de la vieille femme.

C’était le début de l’automne, la fin des mois dorés de l’été. Avec l’été, mon expérience aussi prenait fin, ou l’aurait atteinte dans une demi-heure, quand j’aurais réellement appris que mon rêve était réduit en cendres. Après cela, il ne me restait plus qu’à me rendre à la gare ; car, sérieusement — ainsi m’apparurent les choses à la claire lumière du matin — je ne pouvais m’éterniser ici pour servir de tuteur à ce spécimen d’incapacité féminine d’âge mûr. Si elle n’avait pas sauvé les papiers, quelle reconnaissance lui devrais-je ?

Je crois que j’eus un petit frisson en me demandant combien et comment, dans le cas où elle les aurait sauvés, je devrais reconnaître, voire récompenser une telle gracieuseté. Après tout, ce service-là ne m’obligerait-il pas à endosser sa tutelle ? Si cette idée n’augmenta pas mon malaise, tandis que j’allais et venais, c’est que j’étais convaincu que je n’avais rien de bon à espérer. Si la vieille femme n’avait pas tout détruit avant de fondre sur moi dans le salon, elle l’avait fait le lendemain.

Miss Tina fut plus lente que je n’aurais pensé à accomplir mes pronostics. Mais quand enfin elle parut, elle ne marqua aucune surprise de me voir. Je lui dis que je l’attendais depuis quelque temps et elle me demanda pourquoi je ne l’avais pas fait prévenir. Je me réjouis, quelques heures plus tard, de m’être arrêté avant de lui avoir fait remarquer que peut-être une intuition amicale aurait pu l’en avertir ; cela me devint alors un réconfort de n’avoir pas joué de sa sensibilité, même sous une forme aussi mesurée. Ce que je répondis à ce moment était, virtuellement, la vérité : que je m’étais senti trop nerveux, puisqu’elle devait maintenant décider de mon sort.

— De votre sort ? dit Miss Tina, me jetant un singulier regard, et, pendant qu’elle parlait, je remarquai en elle un incroyable changement. Oui, elle était autre qu’hier soir — moins naturelle, et moins à l’aise. Le jour précédent elle venait de pleurer, et aujourd’hui elle ne pleurait point ; cependant son allure me frappa comme moins confiante.

C’était comme si quelque chose lui était arrivé pendant la nuit, ou, du moins, comme si elle avait découvert quelque chose qui la troublait, quelque chose qui se rapportait à nos relations, les rendait plus embarrassantes et plus compliquées. Commençait-elle tout simplement à sentir que la disparition de sa tante rendait ma situation différente ?

— Je parle de nos papiers ; y en a-t-il ? Vous devez le savoir maintenant ?

— Oui, il y en a ; beaucoup plus que je ne supposais.

Je fus frappé de la façon dont sa voix tremblait en me disant cela.

— Voulez-vous dire que vous les avez là-bas et que je puis les voir ?

— Je ne crois pas que vous puissiez les voir, dit Miss Tina avec une expression extraordinaire de supplication dans les yeux, comme si son plus cher espoir au monde était maintenant que je ne les lui prisse pas. Mais comment pouvait-elle s’attendre à un tel artifice de ma part, après tout ce qui s’était passé entre nous ? Pourquoi étais-je jamais venu à Venise, sinon pour les voir, pour les avoir ? Ma joie était telle en apprenant leur existence que, si la pauvre femme s’était mise à mes genoux en me conjurant de n’en plus jamais parler, je n’aurais considéré ce procédé que comme une mauvaise plaisanterie.

— Je les ai, mais je ne peux pas les montrer, ajouta-t-elle, lamentable.

— Même pas à moi ? Ah ! Miss Tina ! m’exclamai-je avec un ton de reproche et de remontrance infinie.

Elle rougit et les larmes lui montèrent aux yeux ; je mesurai l’angoisse que lui coûtait une attitude imposée par le terrible sentiment du devoir. Cela me faisait mal d’affronter cet obstacle particulier, d’autant plus qu’il me semblait bien avoir reçu l’encouragement très net de n’avoir pas à en tenir compte. J’étais tout à fait sûr que Miss Tina m’avait assuré que s’il n’y avait pas de plus grands empêchements que celui-là !…

— Vous ne voulez pas dire que vous lui avez fait de ces promesses qu’on fait à un lit de mort ? C’était précisément toute espèce d’engagement de ce genre que je croyais n’avoir pas à craindre de vous. Oh ! je préférerais qu’elle eût brûlé les papiers jusqu’au dernier, plutôt que de souffrir une trahison pareille !

— Non, ce n’est pas une promesse, dit Miss Tina.

— Qu’est-ce alors, je vous prie ?

Elle chercha une échappatoire, puis avoua finalement :

— Elle a essayé de les brûler, mais j’ai évité cela. Elle les avait cachés dans son lit.

— Dans son lit ?

— Entre les matelas. C’est là qu’elle les avait mis après les avoir retirés de la malle. Je ne puis comprendre comment elle y est arrivée, car Olimpia ne l’a pas aidée. Elle l’assure et je le crois. Ma tante ne le lui a dit que plus tard, pour qu’elle ne défasse jamais le lit — rien que les draps. Aussi, il était très mal fait, ajouta Miss Tina, simplement.

— Je le crois bien ! Et comment s’y est-elle prise pour essayer de les brûler ?

— Elle n’a guère essayé ; ces derniers jours, elle était trop faible. Mais elle m’a parlé — elle m’a chargée… — Oh ! ce fut terrible ! Après cette nuit-là, elle devint incapable de parler. Elle ne pouvait plus que faire des signes.

— Et que fîtes-vous ?

— Je les pris et les enfermai à double tour.

— Dans le secrétaire ?

— Oui, dans le secrétaire, dit Miss Tina, rougissant de nouveau.

— Lui avez-vous dit que vous les brûleriez ?

— Non, je ne lui ai pas dit exprès.

— Exprès pour me rendre service ?

— Oui, uniquement.

— Et quel bénéfice retirerai-je de votre bonté si, après tout, vous ne voulez pas me les montrer ?

— Oh ! aucun. Je le sais — je le sais, gémit-elle mélancoliquement.

— Et crut-elle que vous les aviez détruits ?

— Je ne sais pas ce qu’elle a pu croire à la fin. Je ne puis vraiment pas le dire, elle était trop mal.

— Alors, s’il n’y a eu ni promesse ni assurance, je ne vois pas ce qui vous arrête.

— Oh ! elle haïssait tellement tout cela ! tellement ! tellement ! Elle était si jalouse ! Mais voici le portrait ; vous pouvez le prendre, m’annonça la pauvre femme, tirant de sa poche le petit tableau, enveloppé de même que l’avait enveloppé sa tante.

— Je puis l’avoir ? Voulez-vous dire que vous me le donnez ? dis-je haletant, tandis qu’elle me le mettait dans la main.

— Oh ! oui.

— Mais il vaut de l’argent, beaucoup d’argent.

— Eh bien ! dit Miss Tina, toujours avec cet étrange regard.

Je ne savais que penser, car il était à peine croyable qu’elle voulût marchander comme sa tante. Elle s’exprimait comme si elle désirait me faire un cadeau.

— Je ne puis l’accepter de vous comme don, dis-je, et cependant je ne puis vous le payer le prix que Miss Bordereau l’avait évalué. Elle l’estimait à vingt-cinq mille francs.

— Ne pourrions-nous pas le vendre ? lança mon amie.

— Dieu nous en préserve ! Je préfère la peinture à l’argent.

— Alors, gardez-le.

— Vous êtes très généreuse.

— Et vous aussi.

— Je me demande ce qui peut vous faire penser cela, répliquai-je, et c’était parfaitement vrai, car la bonne créature semblait en référer mentalement à quelque preuve considérable que je ne parvenais pas à saisir.

— Eh bien ! je vous dois un grand changement, dit-elle.

Je regardai le visage de Jeffrey Aspern reproduit par l’artiste, en partie pour ne pas avoir à regarder celui de ma compagne, qui commençait à me troubler, même à m’effrayer un peu : il se modelait d’une façon si bizarre, si tendue et si peu naturelle ! Je ne répondis pas à cette dernière déclaration, je ne fis qu’interroger à la dérobée les yeux charmants de Jeffrey Aspern, avec les miens propres ; ils étaient si jeunes et si brillants, et cependant si avisés et si profonds ; je lui demandai que diable pouvait bien avoir Miss Tina. Il sembla me sourire avec une moquerie indulgente : peut-être mon cas l’amusait-il ; je m’étais mis dans un tel embarras à cause de lui, comme s’il en avait besoin !

Pour la première fois depuis que je le connaissais, il ne me satisfaisait pas pleinement ; néanmoins, maintenant que je tenais dans ma main la petite peinture, je sentais que la possession en était précieuse.

— Ce portrait est-il une tentative de corruption pour me faire renoncer aux papiers ? demandai-je présentement, et pour la taquiner.

— Bien que j’attache une grande valeur à ceci, vous savez, si j’étais obligé de choisir, c’est encore les papiers que je préférerais ! Et de beaucoup.

— Comment pouvez-vous parler de choix ? Comment le pouvez-vous ? reprit Miss Tina, lentement et douloureusement.

— Je vois ! Naturellement, il n’y a rien à dire du moment que vous considérez l’interdiction qui pèse sur vous comme absolument insurmontable. En ce cas, il doit évidemment vous sembler que de vous séparer d’eux serait une impiété de la pire espèce, un sacrilège, tout simplement.

Elle secoua la tête, perdue dans l’étrangeté de son cas.

— Si vous l’aviez connue, vous comprendriez ! J’ai peur ! Et, soudainement, elle frissonna. J’ai peur ! Elle était terrible quand elle se fâchait !

— Oui, j’en ai su quelque chose, cette fameuse nuit ! Elle était terrible ; puis je vis ses yeux. Seigneur ! qu’ils étaient beaux !

— Je les vois ! Ils me fixent dans l’obscurité, dit Miss Tina.

— Allons ! c’est tout ce que vous avez eu à supporter qui vous a rendue nerveuse.

— Oh oui ! très… très nerveuse !

— Il ne faut pas y faire attention ; cela passera, dis-je plein de bonté. Puis j’ajoutai avec résignation, car il me semblait réellement que je n’avais plus qu’à accepter la situation : « Eh bien ! c’est comme ça ! on n’y peut rien ! il faut que j’y renonce ! »

À ces mots, mon amie laissa échapper un gémissement sourd, les yeux fixés sur moi ; je continuai :

— Seulement, j’aurais infiniment préféré qu’elle les eût détruits ; il n’y aurait plus à en parler. Et je n’arrive pas à comprendre comment, avec ses idées, elle ne l’a pas fait.

— Oh ! elle en vivait ! dit Miss Tina.

— Vous pouvez imaginer si ce que vous dites diminue mon désir de les voir, répliquai-je un peu moins désespéré. Mais je ne veux pas vous retenir ici davantage, comme avec l’espoir de vous amener à commettre quelque action basse. Bien entendu, vous le comprenez, je vous rends mes chambres, et je quitte immédiatement Venise.

Et je pris mon chapeau, que j’avais posé sur une chaise. Nous étions toujours tous deux debout, assez gauchement, au beau milieu de la sala. Elle avait laissé la porte de son appartement ouverte derrière elle, mais ne m’avait pas mené de ce côté.

Un spasme étrange contracta ses traits quand elle me vit prendre mon chapeau.

— Immédiatement ? Voulez-vous dire aujourd’hui même ? Son ton était tragique : c’était un cri de douleur.

— Oh non ! je resterai aussi longtemps que je pourrai vous être de quelque utilité.

— Eh bien ! juste un jour ou deux encore ! juste deux ou trois jours, haleta-t-elle. Puis, se maîtrisant, elle reprit avec une tout autre manière : « Elle désirait me dire quelque chose le dernier jour — quelque chose de très personnel. Mais elle ne le put pas. »

— Quelque chose de très personnel ?

— Quelque chose concernant encore les papiers.

— Et avez-vous pu deviner ? Avez-vous une idée ?

— Non, j’ai bien essayé de découvrir son intention, mais je ne sais pas. J’ai pensé à toutes sortes de choses.

— Par exemple ?

— Eh bien ! que si vous étiez un parent, ce serait tout différent.

Je cherchai à comprendre : « Un parent ?

— Si vous n’étiez pas un étranger, alors nous serions, vous et moi, sur le même pied. Tout ce qui est à moi serait à vous, et vous en feriez ce que vous voulez. Je ne pourrais pas vous en empêcher, et vous ne seriez responsable de rien.

Elle débita cette drôle d’explication avec une hâte nerveuse, et comme si elle récitait des paroles apprises par cœur. Elles me donnèrent l’impression d’une subtilité dont je ne saisis pas toute la portée au premier moment ; mais, aussitôt après, son visage m’en révéla davantage et je me sentis illuminé par le plus singulier des éclaircissements. La situation était embarrassante, et je penchai la tête sur le portrait de Jeffrey Aspern. Quelle bizarre expression se lisait sur sa figure : « Tire-toi de là comme tu pourras, mon garçon. » Je mis le portrait dans la poche de mon veston, et je dis à Miss Tina :

— Oui, je vous le vendrai. Je n’en trouverai certainement pas 25 000 francs, loin de là, mais ce sera quelque chose de sérieux.

Elle me regarda au travers de pitoyables larmes, mais sembla tâcher de sourire en me répondant :

— Nous partagerons l’argent.

— Non, non, il sera tout entier pour vous. Puis je continuai : « Je crois que je sais ce que votre pauvre tante voulait dire. Elle voulait prendre des dispositions pour que ces papiers fussent ensevelis avec elle. »

Miss Tina sembla peser cette suggestion, après quoi, elle répondit avec une énergie saisissante :

— Oh non, elle n’aurait pas trouvé cela sûr !

— Il me semble que rien ne peut être plus sûr.

— Elle avait dans l’idée que, quand des gens veulent écrire, ils sont capables… » Elle fit une pause, toute rouge.

— De violer une tombe ? Bon Dieu ! qu’a-t-elle bien pu penser de moi ?

— Elle n’était ni juste ni généreuse ! s’écria ma compagne avec une passion soudaine. La lueur qui avait commencé à pénétrer mon intelligence un moment auparavant s’épandit davantage.

— Ne dites pas cela, voyez-vous, car nous sommes une race épouvantable. Puis je poursuivis : Si elle a laissé un testament, vous pourrez y trouver une indication.

— Je n’ai absolument rien trouvé de ce genre, elle l’avait détruit. Elle m’aimait beaucoup, ajouta Miss Tina, avec une inconséquence extrême. Elle désirait que je fusse heureuse. Et s’il se trouvait jamais quelqu’un qui me témoignât de la bonté… C’est de cela qu’elle voulait parler.

J’étais quasi pétrifié du machiavélisme qui inspirait la bonne demoiselle, machiavélisme transparent, du reste, et cousu, comme on dit, de fil blanc.

— Vous pouvez compter qu’elle n’avait pas l’intention de laisser aucune disposition qui fût avantageuse pour moi.

— Non, pas pour vous, mais pour moi, si, absolument. Elle savait que je serai contente si vous arriviez à réaliser vos projets. Non pas qu’elle tînt à vous, mais parce qu’elle pensait à moi ; et Miss Tina allait, allait, avec une volubilité persuasive et inattendue.

— Vous auriez vu… les choses ; vous auriez pu vous en servir.

Elle s’arrêta, s’apercevant que j’avais saisi la signification du mode conditionnel — elle s’arrêta assez longtemps pour me permettre de faire un geste — que je ne fis point. Elle devait avoir conscience, tout de même, que, bien que mon visage montrât le plus immense embarras qui se fût jamais peint sur une face humaine, il n’était pas de pierre, il reflétait la plus intense compassion. Ce me fut un réconfort, bien longtemps après, de penser qu’elle n’avait certes pu découvrir en moi le moindre symptôme d’irrespect.

— Je ne sais que faire, je suis trop malheureuse, trop honteuse ! continua-t-elle avec véhémence. Puis, se détournant de moi, et cachant son visage dans ses mains, elle fondit en larmes.

Si elle ne savait que faire, on peut penser si je le savais davantage. Je demeurais muet, à la regarder pleurer, tandis que la grande salle résonnait de ses sanglots. Tout à coup, elle leva la tête vers moi, les yeux ruisselants :

— Je vous donnerais tout, tout, là où elle est, elle comprendrait, elle me pardonnerait !

— Ah ! Miss Tina ! Miss Tina ! balbutiai-je pour toute réponse.

Ainsi que je l’ai dit, je ne savais que faire, mais, à tout hasard, j’esquissai un vague mouvement désespéré qui m’amena près de la porte. Je me rappelle m’être tenu là, disant :

— Ça ne se peut pas, ça ne se peut pas, le disant pensivement, gauchement, grotesquement, tout en regardant l’autre extrémité de la salle, comme si j’y découvrais quelque chose de très intéressant.

Immédiatement après, je me vois en bas, puis hors de la maison. Ma gondole était là et mon gondolier, étendu sur les coussins, bondit sur ses pieds aussitôt qu’il m’aperçut. Je sautai dedans et, à son habituel : « Dove commanda ? » je répondis d’un ton qui lui fit écarquiller les yeux : « N’importe où, n’importe où ; en pleine lagune ! »

Il m’enleva sur sa rame, et je m’assis, prostré, gémissant sourdement en moi-même, mon chapeau enfoncé sur mes yeux. Au nom de tout ce qu’il y a de plus absurde au monde, que signifiaient ses paroles, sinon l’offre de sa main ? C’était là le prix à payer ! c’était là le prix ! Et pensait-elle que je la désirais, sa main, l’aveugle, l’infatuée, l’extravagante pauvre dame ? Mon gondolier, derrière moi, devait voir rougir mes oreilles pendant que je débattais ces pensées, immobile, ma figure cachée sous la tenda flottante, ne voyant rien de ce que nous traversions — pendant que je me demandais si son illusion, son infatuation étaient l’œuvre de mon imprudence.

Pouvait-elle penser que je lui avais fait la cour pour obtenir d’elle les papiers ? Je ne la lui avais pas faite, non, mille fois non ; je me répétai cela à moi-même, une heure, deux heures durant, jusqu’à en être las, sinon convaincu. Je ne sais où me conduisit mon gondolier, sur la lagune ; nous flottions sans but à coups de rame lents et espacés. À la fin, je me rendis compte que nous étions près du Lido, très loin, sur la droite, quand on tourne le dos à Venise, et je me fis mettre à terre. J’avais besoin de marcher, de me secouer et de me débarrasser sur quelque chose de ma perplexité.

Je traversai l’étroite bande de terre et gagnai la plage, en me dirigeant vers Malamocco. Mais bientôt je me jetai tout de mon long sur le sable chaud, sur l’herbe sèche et touffue, dans la brise de mer. J’étais bouleversé à l’idée de me trouver en faute, à l’idée que j’avais inconsciemment, mais néanmoins déplorablement, joué avec un cœur. Mais je ne lui avais donné aucune raison de me croire amoureux — non, véritablement aucune. J’avais dit à Mrs Prest que je lui ferais la cour ; mais c’était une plaisanterie sans conséquence, et ma victime n’en avait jamais entendu parler. Je m’étais montré aussi bon que possible, parce que je me sentais vraiment de l’amitié pour elle, mais depuis quand pourrait-ce être considéré comme un crime, lorsqu’il s’agit d’une femme de cet âge et de cet extérieur ?

Je suis loin de pouvoir me rappeler clairement la suite des événements et des sentiments qui remplirent cette longue et confuse journée, que je passai entièrement à errer — je ne rentrai que tard dans la nuit. Il me revient seulement qu’à certains moments je parvenais à apaiser ma conscience, et qu’à d’autres je la torturais de mes reproches. Je ne ris pas une seule fois de la journée. Cela, je me le rappelle : quelque apparence qu’il revêtit aux yeux des autres, le cas me semblait, à moi, si peu amusant ! J’aurais mieux fait, peut-être, de le prendre du côté comique.

Enfin, en tout état de cause, que j’eusse ou non commis une faute, je n’en pouvais payer la rançon. Je ne pouvais accéder à l’offre de mariage. Je ne pouvais, pour une liasse de vieux papiers, épouser une ridicule et sentimentale vieille demoiselle de province. La preuve qu’elle n’avait aucun espoir que l’idée m’en vînt jamais, c’est qu’elle s’était décidée à me la suggérer elle-même — de quelle façon pratique, argumentative et héroïque ! avec, toutefois, une timidité plus frappante encore que son audace — car le raisonnement semblait être au premier plan, et le sentiment au dernier.

À mesure que le jour s’avançait, j’en arrivai à souhaiter n’avoir jamais entendu parler des reliques d’Aspern, et je maudis l’extravagante curiosité de Cumnor qui m’avait mis sur leur piste. Nous n’avions que trop de matériaux en dehors de ceux-là, et l’embarras où je me trouvais n’était que la juste punition de cette folie, la plus fatale des folies humaines : n’avoir pas su nous arrêter à temps. C’était très gentil de se dire qu’il n’y avait point d’embarras, qu’il existait un moyen bien simple de s’en tirer, que je n’avais qu’à quitter Venise par le premier train du matin, après avoir écrit un billet qui serait remis à Miss Tina sitôt que je serais hors de la maison ; cependant mon embarras était tel que, lorsque j’essayai de composer le billet, par avance, afin qu’il fût bien à mon goût (je comptais l’écrire au net aussitôt que je serais rentré, avant de me coucher), je ne pus trouver autre chose que ceci : « Comment vous remercier de la rare confiance que vous m’avez témoignée ? »

Mais ça ne faisait pas du tout l’affaire ! ça donnait exactement l’impression qu’une acceptation allait suivre. Naturellement, je pouvais disparaître sans rien écrire du tout, mais c’était brutal, et je tenais encore à éviter toute solution brutale. À mesure que ma confusion et mes remords se calmaient, je n’en revenais pas de l’importance que j’avais attachée aux paperasses froissées de Juliana ; leur pensée me devint odieuse, et j’étais aussi vexé contre la vieille sorcière dont la superstition avait reculé devant leur destruction, que contre moi-même, qui avais déjà dépensé plus que je ne pouvais me le permettre, en essayant de me rendre maître de leur destinée.

Je ne me rappelle plus ce que je fis, où j’allai après avoir quitté le Lido, ni à quelle heure et quel degré de calme j’avais reconquis quand je me décidai à regagner mon bateau. Je sais seulement que, dans l’après-midi, quand l’air était embrasé par le couchant, j’étais devant l’église des Saints-Jean-et-Paul, regardant la petite tête aux mâchoires carrées de Bartolomeo Colleoni, le terrible condottiere si puissamment campé sur son cheval de bronze, au-dessus du haut piédestal où le maintient la reconnaissance de Venise. La statue est incomparable, la plus belle des figures équestres qui soit au monde, à moins que celle de Marc Aurèle, chevauchant, plein de bienveillance, sur la place du Capitole, ne lui soit encore supérieure.

Mais je ne pensais pas à tout cela ; je me trouvais simplement en contemplation devant le triomphant capitaine, comme si un oracle allait sortir de ses lèvres ; à cette heure du couchant, toute la violence sarcastique de l’homme éclate dans l’ardente lumière qui le rend si étonnamment vivant. Mais il continua à regarder au loin, par-dessus ma tête, le rouge déclin d’un nouveau jour, — il en avait tant vu, depuis des siècles, s’immerger dans la lagune, — et, s’il rêvait de batailles et de stratagèmes, ils étaient d’une qualité tout autre que ceux dont j’aurais pu l’entretenir.

Je pouvais le contempler à loisir, il ne pouvait me donner aucun avis. Était-ce avant ou après cela, que j’errai une heure environ à travers les petits canaux, à la stupeur prolongée de mon gondolier qui ne m’avait jamais vu si remuant et pourtant si dépourvu de volonté, et ne pouvait extraire de moi un autre ordre que : « Allez n’importe où — n’importe où — à travers la ville. » Il me rappela que je n’avais point déjeuné, et m’exprima respectueusement son espoir que cela me ferait peut-être dîner plus tôt. Comme il avait eu de longs moments de loisir l’après-midi, quand j’avais quitté le bateau pour marcher à l’aventure, je n’avais pas à me soucier de lui, et je lui dis que jusqu’au lendemain, pour certaines raisons, je ne goûterais d’aucune viande.

C’était un effet de la proposition de Miss Tina, effet d’assez mauvais présage : j’avais complètement perdu l’appétit ! Je ne sais comment il se fit qu’à cette occasion, je fus plus frappé que jamais de cette curieuse allure de cousinage, de sociabilité et de vie de famille qui est pour la moitié dans l’expression de Venise. Sans rues et sans véhicules, sans le bruit des roues ni la brutalité des chevaux, avec ses petites voies tortueuses où les gens s’attroupent à la moindre occasion, où les voix résonnent comme dans les corridors d’une maison, où les passants circulent soigneusement comme pour respecter les angles d’un mobilier, et où les chaussures ne s’usent jamais, la ville donne l’impression d’un immense appartement collectif, dans lequel la place Saint-Marc est la pièce la plus ornée, et où les autres constructions, palais et églises, jouent le rôle de grands divans en repos, de tables de jeux de société, de motifs décoratifs.

Et, en quelque façon aussi, le splendide domicile commun, familier, domestique et sonore, ressemble encore à un théâtre avec ses acteurs sautillant sur les ponts et trottinant le long des fondamentas en procession décousue. Tandis que vous demeurez assis dans votre gondole, les trottoirs qui, à certains endroits, bordent les canaux, prennent l’importance d’une scène, qui se présente sous l’angle habituel, et les personnages vénitiens, allant et venant devant le décor éraillé de leurs petites maisons de théâtre, vous représentent les membres d’une troupe dramatique infinie.

Je me couchai très fatigué ce soir-là, et incapable de composer mon épître à Miss Tina. Était-ce cette reculade qui m’inspira le lendemain matin, dès mon réveil, l’honnête détermination d’avoir une entrevue avec la pauvre dame, aussitôt qu’elle voudrait bien me recevoir ? Elle y était pour une part, certainement, mais ce qui en avait une bien plus considérable, c’est que, pendant la nuit, la plus étrange révolution s’était opérée dans mon esprit. Je m’en rendis compte, à peine les yeux ouverts, et je sautai à bas de mon lit dans l’état d’esprit d’un homme qui se rappelle avoir laissé, la veille, la porte de sa maison ouverte, ou une bougie allumée au-dessous d’une planche.

Était-il encore temps de sauver mon bien ? Telle était la question que se posait mon cœur, car, dans la cérébralité inconsciente du sommeil, j’étais revenu à une appréciation passionnée du trésor de Juliana. Les pièces qui le composaient m’étaient devenues plus précieuses que jamais, et, dans mon besoin de les acquérir, il entrait maintenant une réelle, une positive férocité. La condition attachée par Miss Tina à la réalisation de mon désir n’était plus qu’un obstacle qui ne valait pas la peine d’une réflexion, et pendant une heure, ce matin-là, mon imagination repentante la mit de côté.

Il était absurde que je fusse incapable de rien inventer ; absurde de renoncer si facilement et de se détourner du but, désemparé, parce que le seul moyen de devenir possesseur du trésor était de m’unir à elle pour la vie. Je pouvais ne pas m’unir à elle, et cependant posséder ce qu’elle possédait. Je dois ajouter qu’au moment où je lui envoyai demander de me recevoir, je n’avais encore découvert aucune autre solution, bien que je fisse durer ma toilette dans l’espoir d’une manifestation de mon génie.

L’échec était humiliant, mais comment arriver à découvrir cette autre solution ? Miss Tina me fit dire que je pouvais venir ; et tandis que je descendais l’escalier et que je traversais la sala jusqu’à sa porte — cette fois-ci, elle me recevait dans le salon désolé de sa tante — je souhaitai qu’elle ne crût pas que j’allais lui annoncer quelque chose de favorable. Certainement, elle aurait compris mon recul du jour précédent.

Aussitôt que j’entrai dans la chambre, je vis qu’il en était ainsi, mais je vis aussi quelque chose qui n’était pas dans mes prévisions. Le sentiment de son échec avait produit en la pauvre Miss Tina une profonde altération, mais jusqu’ici j’avais été trop plein de mes stratagèmes et de mon butin possible pour y penser.

Je m’en aperçus maintenant ; je puis à peine dire quel fut mon saisissement. Elle se tenait debout au milieu de la chambre, avec un visage tout de douceur incliné vers moi, et son regard de pardon, d’absolution, la rendait angélique. Il l’embellissait ; elle était rajeunie ; elle n’était plus une vieille femme ridicule ; un tour nouveau dans son expression, une sorte de magie venant de son âme, la transfiguraient, et pendant que je l’observais, j’entendis au tréfonds de ma conscience un vague murmure : « Pourquoi pas, après tout ? Pourquoi pas ? » Il me sembla que je pouvais payer le prix demandé. Plus distinctement encore que ce murmure s’éleva toutefois la voix de Miss Tina.

Je fus si frappé par l’effet différent qu’elle produisait sur moi, que je ne saisis pas clairement tout d’abord ce qu’elle disait ; puis je compris qu’elle m’adressait un adieu — elle exprimait quelque chose comme des vœux de bonheur. « Adieu — adieu ? » répétai-je avec une inflexion interrogative et sotte probablement. Je vis qu’elle ne sentait pas le mode interrogatif, elle n’entendait que les mots ; elle avait dressé sa volonté à accepter notre séparation et mes paroles frappaient son oreille comme une preuve de plus.

— Partez-vous aujourd’hui ? demanda-t-elle ; mais d’ailleurs, cela ne fait rien ; car, à quelque moment que vous partiez, je ne vous reverrai plus. Je ne le désire pas.

Et elle sourit étrangement, avec une douceur infinie. Elle n’avait pas douté un instant que je ne l’eusse, la veille, quittée avec horreur. Comment en aurait-elle douté, puisque je n’étais pas rentré avant la nuit pour détruire — rien que pour la forme même, par sentiment de simple humanité — une idée pareille ? Et maintenant, elle avait la force d’âme — Miss Tina avec la force d’âme, c’était une conception nouvelle — de me sourire du fond de son humiliation.

— Que ferez-vous ? où irez-vous ? demandai-je.

— Oh ! je ne sais pas ; maintenant la grande chose est faite. J’ai détruit les papiers.

— Détruit les papiers ? et j’attendis.

— Oui. Quelle raison y avait-il de les garder ? Je les ai brûlés, la nuit dernière, un à un, dans la cuisine.

— Un à un, répétai-je, en écho, froidement.

— Cela a pris longtemps. Il y en avait tant !

La chambre me parut tourner autour de moi, tandis qu’elle prononçait ces mots, et pour un instant, une nuit véritable obscurcit ma vue. Quand elle eut passé, Miss Tina était toujours là, mais la transfiguration avait disparu, et elle était de nouveau changée en une médiocre personne, vieillissante et négligée.

Ce fut sous cette forme qu’elle me parla, en disant :

— Je ne puis rester avec vous plus longtemps, je ne le puis ; et ce fut sous cette forme qu’elle me tourna le dos, comme je le lui avais tourné vingt-quatre heures plus tôt, et se dirigea vers la porte de sa chambre. Là, elle fit ce que je n’avais pas fait en la quittant : une pause assez longue pour lui permettre de m’adresser un regard. Je ne l’ai jamais oublié, et quelquefois j’en souffre encore, bien qu’il ne décelât aucun ressentiment. Non, il n’y avait pas de ressentiment, rien de dur ni de vindicatif dans la pauvre Miss Tina ; car lorsque, plus tard, je lui envoyai, comme prix du portrait de Jeffrey Aspern, une somme plus considérable que je n’avais espéré pouvoir rassembler, en lui écrivant que j’avais vendu le portrait, elle la garda, avec des remerciements ; elle ne me la renvoya jamais. Je lui ai écrit que j’avais vendu le portrait mais je confessai à Mrs Prest, à ce moment-là — j’avais retrouvé cette autre amie à Londres, à l’automne — qu’il est suspendu au-dessus de mon bureau. Quand je le regarde, je puis à peine supporter la perte que j’ai faite — je veux dire la perte des précieux papiers.

FIN