Les Papiers de Jeffrey Aspern/VIII

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VIII

Les choses tournèrent de telle façon que cette précaution aurait été inutile à prendre, car, trois heures plus tard, juste comme je finissais de dîner, Miss Tina apparut, sans être annoncée, à la porte ouverte de la pièce où mes simples repas m’étaient servis. Je me rappelle bien que je n’éprouvai aucune surprise en la voyant. Notez que ceci ne prouve nullement que je ne croyais pas à sa timidité : elle était immense, je le savais, mais, dans un cas où il y avait à montrer de l’audace, elle ne l’empêcherait jamais de courir chez moi. Je vis qu’elle était actuellement poussée par une raison toute particulière, qui la précipita vers moi, en me saisissant le bras, comme je me levais pour la recevoir.

— Ma tante est très mal ; je crois qu’elle se meurt !

— Jamais de la vie ! répondis-je, amèrement. Ne vous frappez pas !

— Allez chercher un médecin ! Allez, je vous en prie ! Olimpia est à la recherche du nôtre, mais elle ne revient pas : je ne sais ce qui a pu lui arriver. Je lui ai dit que, si elle ne le trouvait pas chez lui, elle devrait aller là où on lui dirait qu’il serait, et apparemment elle le poursuit à travers Venise. Je ne sais que faire. Elle a l’air de quelqu’un qui s’éteint.

— Me permettez-vous de la voir, d’essayer de me rendre compte ? demandai-je. Je serais, bien entendu, très heureux de pouvoir vous ramener quelqu’un. Mais ne vaudrait-il pas mieux envoyer mon domestique, et que je reste avec vous ?

Miss Tina fut de cet avis, et je dépêchai mon homme chez le meilleur médecin du quartier. Je me hâtai de descendre avec elle, et, chemin faisant, elle me raconta qu’une heure après mon départ, dans l’après-midi, Miss Bordereau avait eu une crise d’oppression, éprouvant une difficulté terrible à respirer. Ce symptôme avait disparu, mais l’avait laissée si épuisée qu’elle ne revenait pas à elle ; elle semblait usée et prête à passer. Je répétai qu’elle n’était pas passée, qu’elle ne passerait pas de sitôt ; sur quoi Miss Tina me jeta un regard de côté plus sévère qu’aucun de ceux que j’avais eu jusqu’ici l’honneur de recevoir d’elle et me dit :

— Vraiment, que voulez-vous faire entendre ! Je ne suppose pas que vous l’accusiez de simulation !

J’oublie quelle fut ma réponse, mais je crains qu’au fond du cœur je ne crusse la vieille femme capable des plus sinistres manœuvres. Miss Tina voulait savoir ce que je lui avais fait ; sa tante lui avait dit que je l’avais tant fâchée. Je déclarai que je n’avais rien fait du tout ; j’avais été extrêmement prudent ; à quoi mon amie répliqua que sa compagne lui avait assuré qu’il y avait eu une scène entre nous, une scène qui l’avait bouleversée. Je répondis avec un certain ressentiment que c’était elle qui m’avait fait une scène — que je ne savais à quoi attribuer sa colère — sinon à mon incapacité de payer vingt-cinq mille francs le portrait de Jeffrey Aspern.

— Et elle vous l’a montré ? » gémit sourdement Miss Tina, qui sentait que la situation la débordait et que les éléments de sa destinée venaient s’amonceler peu à peu autour d’elle sans résistance possible de sa part.

Je lui avais répondu que je donnerais tout au monde pour le posséder, mais je n’avais pas les 25 000 fr. ; puis je m’arrêtai, nous étions à la porte de Miss Bordereau. La plus intense curiosité me poignait, mais je crus de mon devoir de représenter à miss Tina que, si ma vue irritait la malade, il vaudrait mieux la lui épargner.

— Votre vue ? Pensez-vous qu’elle puisse voir encore ? demanda ma compagne presque indignée.

Oui, je le pensais, mais je me gardai de le dire et je suivis tout doucement mon guide. Je me rappelle que je lui dis, un moment après, debout devant le lit de la vieille femme :

— Ne vous montre-t-elle donc jamais ses yeux non plus ? Ne les avez-vous jamais vus ?

Miss Bordereau avait été dépouillée de la visière verte, mais — je ne devais pas avoir l’heureuse fortune de contempler Juliana en bonnet de nuit — la partie supérieure de son visage était couverte par une espèce de mousseline ou de dentelle malpropre, une sorte de capuchon informe qui tournait autour de sa tête et descendait jusqu’au bout de son nez, ne laissant de visible que ses joues ridées et ses lèvres crevassées, étroitement serrées, comme par une expresse volonté. Miss Tina me jeta un coup d’œil étonné, ne voyant évidemment aucune raison à mon impatience.

— Vous voulez dire qu’elle porte toujours quelque chose ? Elle le fait pour les préserver.

— À cause de leur beauté ?

— Oh ! aujourd’hui !… et Miss Tina parlait à voix basse en secouant la tête, mais ils ont été splendides.

— Aspern nous l’a dit lui-même !

— C’est vrai !

Et, regardant de nouveau les chiffons dont s’enveloppait la vieille femme, je m’imaginai qu’elle ne voulait pas laisser supposer une exagération du grand poète. Mais je ne perdis pas mon temps à considérer Juliana, dont la respiration était si faible qu’elle faisait douter de la possibilité de la sauver. Une fois de plus, mes yeux parcouraient la chambre, fouillant les cabinets, les commodes, les tables.

Miss Tina nota immédiatement leur direction, et lut aussi, je crois, ce qui s’y dissimulait : mais elle n’y répondit pas, et se détourna, anxieuse et agitée ; je sentis qu’elle me reprochait, bien justement, mon avidité, qui frisait l’indécence, en présence de notre compagne mourante. Tout de même, j’envisageais la situation sous un autre angle, m’efforçant de discerner quel meuble devait être interrogé le premier, si quelqu’un voulait porter la main sur les papiers de Miss Bordereau immédiatement après sa mort. La pièce était dans un désordre indescriptible ; elle rappelait une loge de vieille actrice. Des vêtements traînaient sur les chaises ; puis çà et là, des paquets informes, des collections de boîtes en carton empilées les unes sur les autres, écornées, gonflées et décolorées, qui pouvaient bien dater de cinquante ans.

Un moment après Miss Tina remarqua de nouveau quelle direction prenaient mes yeux, et comme si elle devinait quel jugement je portais sur ce spectacle — oubliant que je n’avais pas à en porter un — elle dit, peut-être pour se disculper de complicité dans ce désordre :

— Elle aime que les choses soient ainsi ; nous ne pouvons toucher à rien. Il y a là des cartons qu’elle a possédés presque toute sa vie. Puis elle ajouta, mue par une certaine pitié de la pensée qui me dévorait : « Les choses étaient là » — et elle montrait du doigt une caisse petite et basse, sous un sofa juste assez grand pour la recouvrir. Cela me parut être une de ces malles étranges d’autrefois, en bois peint, aux poignées compliquées et aux courroies racornies et dont la couleur — en dernier lieu elle avait été revêtue d’une couche de vert pâle — avait presque entièrement disparu. La malle avait évidemment voyagé avec Juliana au temps passé, au temps de ses aventures, qu’elle avait partagées. Elle aurait fait un singulier effet en arrivant dans un hôtel moderne.

— Étaient ? Elles n’y sont plus ? demandai-je, saisi par le sous-entendu de Miss Tina. Elle allait me répondre, mais à ce moment le docteur entra, le docteur que la petite bonne avait été chercher et qu’elle avait enfin rejoint. Mon domestique, parti pour exécuter mon ordre, l’avait rencontrée ramenant son compagnon ; animé de cet esprit vénitien si éminemment sociable, il était revenu sur ses pas avec eux et était monté aussi jusqu’au seuil de la chambre de la padrona, où je le découvris tout à coup, louchant par-dessus l’épaule du docteur. Je lui fis signe de s’en aller, d’autant plus vivement que la vue de sa face fureteuse me rappela combien j’étais moi-même peu à ma place en ce lieu, impression confirmée par le coup d’œil sec que me jeta le petit docteur, qui me prit pour un rival arrivé avant lui sur le champ de bataille.

C’était un petit monsieur, gras et alerte, coiffé du haut-de-forme professionnel, qui semblait tout regarder, excepté sa malade. Il continua à me tenir en observation, comme si j’avais également besoin d’une potion ; aussi je le saluai rapidement et le laissai avec les femmes, et je descendis au jardin fumer un cigare. J’étais nerveux ; je ne pus aller plus loin : il m’était impossible de quitter la place. Je ne savais pas exactement à quoi je m’attendais, mais je sentais qu’il était important que je fusse là. J’errai dans les allées — la chaude nuit d’été était venue — fumant cigare sur cigare et surveillant la lumière des fenêtres de Miss Bordereau. Je voyais qu’elles étaient ouvertes, maintenant : la situation s’était modifiée ; quelquefois la lumière changeait de place, mais sans rapidité ; cela ne suggérait pas l’agitation d’une crise.

La vieille femme était-elle mourante ou déjà morte ? Le docteur avait-il dit qu’il n’y avait plus rien à faire, à son âge formidable, que de la laisser passer doucement ? Ou avait-il simplement annoncé, avec une expression plus conventionnelle, que la fin des fins était arrivée ? Les deux femmes ne faisaient-elles qu’aller et venir dans l’exécution des soins qui accompagnent une telle circonstance ? J’éprouvais du malaise à n’être pas plus près, comme si je pensais que le docteur lui-même était capable d’emporter les papiers. Je mordis violemment mon cigare quand la pensée m’assaillit de nouveau que peut-être il n’y avait point de papiers à emporter.

J’errai ainsi environ une heure. Je regardais attentivement une des fenêtres dans l’espoir d’y voir Miss Tina, avec la vague idée qu’elle pourrait y venir me faire quelque signe. N’apercevait-elle pas le bout rougeoyant de mon cigare dans la nuit, et ne sentait-elle pas que je piétinais dans l’obscurité, anxieux de ce que le docteur avait pu dire ? Je crains de donner la preuve de l’indélicatesse de mes préoccupations en avouant ma conviction intime que la pauvre Miss Tina, au moment même où s’effectuait le plus grand changement de sa vie, pouvait leur accorder une certaine part de sa pensée.

Mon domestique descendit au jardin me parler ; il ne savait rien, sauf que le docteur était parti après une visite d’une demi-heure. S’il était resté une demi-heure, c’est que Miss Bordereau vivait encore : il n’aurait pas fallu si longtemps pour constater son décès. J’envoyai mon homme au-dehors ; il y avait des moments où sa curiosité m’ennuyait, et celui-ci en était un. Lui, du moins, avait observé le bout rougeoyant de mon cigare des fenêtres de notre étage, si Miss Tina ne l’avait pas fait ; il ne pouvait savoir ce qui me menait, et je ne pouvais le lui dire, bien que je le soupçonnasse de construire à mon sujet quelques théories fantastiques qu’il jugeait très fines, et que j’aurais, moi, jugées offensantes, si je les eusse mieux connues.

À la fin, je me décidai à monter, mais je n’allai pas plus loin que la sala. La porte de l’appartement de Miss Bordereau était ouverte, et l’on apercevait la faible lueur d’une bougie brûlant dans le salon. Je m’y dirigeais d’un pas léger, quand, au même moment, apparut Miss Tina, qui me regarda m’approcher.

— Elle est mieux, elle est mieux, dit-elle avant même que je l’eusse interrogée. Le docteur lui a donné quelque chose ; elle s’est réveillée, elle est revenue à la vie pendant qu’il était là. Il dit qu’il n’y a pas de danger immédiat.

— Pas de danger immédiat ? Sûrement, il trouve son état grave !

— Oui, parce qu’elle a été excitée ; c’est une chose qui l’affecte terriblement.

— Cela recommencera donc, parce qu’elle s’excite elle-même. C’est ce qu’elle a fait cet après-midi.

— Oui, il ne faudra plus qu’elle quitte sa chambre, dit Miss Tina, retombant dans un accès de complet détachement.

— À quoi sert une réflexion de ce genre, osai-je demander, si vous vous mettez à la trimbaler de nouveau partout la première fois qu’elle vous l’ordonnera ?

— Je ne le ferai pas. Je ne le ferai plus jamais.

— Il faudra que vous appreniez à lui résister, continuai-je.

— Oui, j’apprendrai ; et je l’apprendrai mieux si vous me dites qu’il le faut.

— Il ne faut pas faire cela pour moi ; il faut le faire pour vous-même ; le dommage est pour vous, quand vous vous sentez effrayée et bouleversée.

— Oh bien ! je ne suis pas bouleversée maintenant, dit Miss Tina avec placidité. Elle est très tranquille.

— Est-elle consciente ? Parle-t-elle ?

— Non, elle ne parle pas, mais elle me prend la main, elle la tient serrée.

— Oui, répliquai-je, je peux me rendre compte de la force qu’elle possède encore par la façon dont elle m’a arraché le portrait cet après-midi. Mais si elle vous tient si fort, comment vous trouvez-vous ici ?

Miss Tina se tut ; bien que son visage fût dans une ombre profonde — elle tournait le dos à la lumière du salon, et j’avais posé ma propre bougie fort loin, à la porte de la sala — il me sembla la voir sourire ingénument.

— Je suis venue exprès, j’avais entendu votre pas.

— Mais je suis venu sur la pointe des pieds, aussi silencieusement que possible.

— Eh bien ! je vous ai entendu, dit Miss Tina.

— Et votre tante, est-elle seule actuellement ?

— Oh non ! Olimpia est là.

J’hésitai à parler ; puis je lui indiquai le salon.

— Alors, pouvons-nous aller là ?

Le désir d’être sur les lieux m’envahissait de plus en plus.

— Nous ne pourrions pas y causer ; elle entendrait.

Je fus sur le point de répondre que, dans ce cas, nous pourrions y rester en gardant le silence, mais je sentais trop que cela ne ferait pas mon affaire, tant était vif mon désir de lui poser une question. Je lui proposai donc de marcher un peu dans la sala, en nous tenant à l’extrémité la plus éloignée, où nous ne risquerions pas de troubler notre amie.

Miss Tina accepta aussitôt sans réflexion ; le docteur allait revenir, dit-elle, et elle serait là pour le recevoir. Nous commençâmes à aller et venir à travers la belle et noble salle, où nos pas résonnaient sur le marbre plus que je ne m’y étais attendu, surtout pendant les premiers instants, quand nous ne disions rien. Lorsque nous eûmes atteint l’autre bout, là où la grande fenêtre éternellement close ouvrait sur le balcon au-dessus du canal, j’admis qu’il valait mieux demeurer là, d’où elle verrait plus tôt arriver le docteur. J’ouvris la fenêtre et nous passâmes sur le balcon.

L’air du canal paraissait plus lourd, plus chaud encore que celui de la sala. Tout était vide et silencieux ; le paisible voisinage était endormi ; ici et là, une lampe, se reflétant dans la voie d’eau étroite et noire, produisait un double scintillement ; nous entendions au loin la voix d’un homme qui s’en retournait chez lui en chantant, sa veste sur l’épaule et son chapeau sur l’oreille ; cela n’empêchait pas la scène d’être très comme il faut, ainsi que s’était exprimée Miss Bordereau, la première fois que je l’avais vue. Une gondole passa le long du canal, au bruit lentement rythmé de ses rames, et, tout en écoutant, nous la guettions en silence. Elle ne s’arrêta point, elle ne portait pas le docteur ; après qu’elle eut passé, je dis à Miss Tina :

— Et… où sont-elles maintenant, les… choses qui étaient dans la malle ?

— Dans la malle ?

— Cette caisse verte que vous m’avez signalée dans sa chambre.

— Vous disiez que ses papiers y avaient demeuré ; vous aviez l’air de dire qu’elle les avait transférés ailleurs.

— Oh oui ! ils ne sont pas dans la malle, dit Miss Tina.

— Oserai-je vous demander si vous y avez regardé ?

— Oui, j’y ai regardé… pour vous.

— Pour moi, chère Miss Tina ? Comment cela ? Voulez-vous dire que vous me les auriez donnés, si vous les aviez trouvés ? et je tremblais presque en lui posant cette question.

Elle tardait à me répondre, et j’attendis.

Subitement elle laissa échapper :

— Je ne sais ce que je ferais… ce que je ne ferais pas.

— Voudriez-vous chercher encore ? ailleurs ?

Elle avait parlé avec une émotion étrange et inattendue, et elle continua de même :

— Je ne peux pas… je ne peux pas… tant qu’elle est là. Ce n’est pas convenable.

— Non, ce n’est pas convenable, répliquai-je gravement. Que la pauvre dame repose en paix !

Et ces mots, sur mes lèvres, n’étaient pas hypocrites, car je me sentais honteux et répréhensible. Miss Tina reprit bientôt (elle semblait deviner mes pensées et en souffrir pour moi, mais en même temps vouloir marquer que je la poussais, ou du moins que j’insistais trop sur le même sujet) :

— Je ne peux pas la tromper de cette façon ; je ne peux pas la tromper, peut-être à son lit de mort.

— Le ciel me préserve de vous le demander, bien que je sois coupable moi-même !

— Vous, coupable ?

— Je navigue sous pavillon de contrebande. Je sentis qu’il fallait maintenant marcher à fond, lui avouer que j’avais pris un faux nom, de peur que sa tante n’eût entendu parler de moi, et, à cause de cela, refusât de me recevoir. Je lui expliquai tout, et aussi que j’étais de moitié dans la lettre que leur avait adressée John Cumnor, quelques mois auparavant.

Elle écouta avec une profonde attention, la bouche quasi ouverte d’étonnement, et, quand ma confession fut achevée, elle dit :

— Alors, votre vrai nom… quel est-il ?

Lorsque je le lui dis, elle le répéta deux fois de suite, avec des exclamations : « Mon Dieu ! mon Dieu ! » Puis elle ajouta :

— Je préfère le vôtre.

— Moi aussi. Je sentais que mon rire sonnait faux. « Ouf ! C’est une délivrance d’être débarrassé de l’autre ! »

— Ainsi c’était un vrai complot ? une espèce de conspiration ?

— Oh ! une conspiration ! Nous n’étions que deux, répliquai-je, laissant, bien entendu, Mrs Prest de côté.

Elle réfléchissait ; je crus qu’elle allait me déclarer que nous avions montré une véritable bassesse de caractère, mais telle n’était pas sa manière, et elle remarqua, après un moment, comme au sortir d’une impartiale et candide contemplation :

— Combien vous devez les désirer !

— Oui, passionnément ! ricanai-je, je dois l’avouer. Et, emporté par l’occasion, je poursuivis, oublieux de la componction de tout à l’heure :

— Comment est-il possible qu’elle les ait elle-même changés de place ? Comment a-t-elle pu marcher ? Comment a-t-elle pu faire un tel effort ? Comment a-t-elle pu soulever, porter quelque chose ?

— Oh ! quand on désire quelque chose et qu’on a une telle volonté ! dit Miss Tina, comme si elle s’était déjà posé la question et ne savait qu’y répondre, sinon qu’en pleine nuit, ou à quelque autre moment de solitude, la vieille femme avait été, en effet, capable d’un effort miraculeux.

— Avez-vous interrogé Olimpia ? Ne l’a-t-elle pas aidée ? N’a-t-elle pas exécuté la chose à sa place ? demandai-je. Ce à quoi mon amie répondit promptement et péremptoirement que leur servante n’avait rien à voir là-dedans, sans admettre toutefois qu’elle ne lui en eût jamais parlé. Il semblait qu’elle fût maintenant un peu intimidée, un peu honteuse de me laisser voir combien elle avait pris de part à mon souci et combien elle pensait à moi. Soudainement, elle me dit, sans chercher de rapport avec ce qui précédait :

— Vous savez, vous me semblez un homme nouveau, maintenant que vous avez un nouveau nom.

— Il n’est pas nouveau ; c’est un bon vieux nom, Dieu merci !

Elle me regarda.

— Eh bien, vraiment, je le préfère !

— Si vous ne le préfériez pas, j’aimerais autant continuer à porter l’autre.

— Vraiment ? Vous le porteriez ?

Je me mis encore à rire, mais je ne fis que cette réponse :

— Naturellement, si elle peut fureter de cette façon, elle peut parfaitement les avoir brûlés.

— Il faut attendre… il faut attendre… soupira doctement et tristement Miss Tina, et son ton n’apporta que peu de soulagement à mon malaise, car il semblait, après tout, admettre l’horrible possibilité. Je déclarai néanmoins que j’apprendrais à attendre ; d’abord, en premier lieu, parce qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement et, en second lieu, parce qu’elle m’avait promis, l’autre nuit, de m’aider.

— Naturellement, si les papiers ont disparu, je ne pourrai vous servir à rien, dit-elle, non pas comme une personne qui veut se rétracter, mais seulement par excès de conscience.

— Naturellement, mais si vous pouviez au moins être fixée là-dessus ! murmurai-je plaintivement, repris par le frisson de la crainte.

— Je croyais que vous m’aviez promis d’attendre.

— Attendre même cela, voulez-vous dire ?

— Attendre quoi, si ce n’est cela ?

— Ah ! rien, rien du tout ! répondis-je plutôt sottement, honteux d’avouer ce que j’avais sous-entendu, en lui promettant d’être patient : obtenir d’elle peut-être plus et mieux qu’une certitude sur l’existence ou la destruction des papiers.

Je ne sais si elle devina tout cela ; en tout cas, elle sembla trouver convenable de déployer plus de rigueur :

— Je ne vous ai pas promis de la tromper, n’est-ce pas ? Je ne crois pas avoir promis cela.

— Cela n’a guère d’importance que vous l’ayez promis ou non, car vous êtes incapable de tromper !

Vraisemblablement, elle n’eût pas contesté cette déclaration, même si une diversion n’eût été créée par l’apparition de la gondole du docteur, qui enfilait le canal comme une flèche et s’approchait de la maison. Je remarquai qu’il venait aussi rapidement que s’il croyait notre propriétaire toujours en danger. Nous le regardâmes débarquer, puis nous rentrâmes dans la sala pour le recevoir. Quand il arriva, cependant, je laissai Miss Tina s’en aller avec lui, lui demandant seulement sa permission de venir aux nouvelles un peu plus tard.

Je sortis de la maison, et m’en allai loin, aussi loin que la Piazza, où mon agitation refusa de me quitter. J’étais incapable de m’asseoir ; il était très tard maintenant, bien qu’il y eût encore du monde aux petites tables devant le café. Je ne pouvais que malaisément faire le tour de la place ; je le fis cependant cinq ou six fois. Mon seul réconfort était d’avoir dit tout de même à Miss Tina qui j’étais. À la fin, je me décidai à rentrer, je m’égarai graduellement et presque inextricablement, comme chaque fois que je sortais à pied dans Venise, de sorte que minuit était bien passé quand je me trouvai devant ma porte.

Là-haut la sala était obscure, comme à l’habitude, et, pendant que je la traversais, ma lampe ne me montra rien de nature à me satisfaire. Je fus désappointé, car j’avais annoncé à Miss Tina que je reviendrais prendre des nouvelles, et je pensais qu’elle aurait pu laisser une lumière comme signe de sa prochaine venue. La porte de l’appartement de ces dames était fermée ; ce qui me sembla indiquer que ma défaillante amie, lasse de m’attendre, était allée se coucher. J’étais là, debout, au milieu de la pièce, hésitant, espérant qu’elle m’entendrait et peut-être se glisserait hors de la porte ; je me disais aussi qu’elle ne se coucherait certainement pas dans l’état critique de sa tante ; elle passerait la nuit auprès d’elle à la veiller, sur une chaise, en robe de chambre.

Je vins près de la porte ; je m’y arrêtai et j’écoutai. Je n’entendis rien, et je finis par frapper doucement. Il ne vint aucune réponse, et après une minute d’attente je tournai le bouton. Il n’y avait pas de lumière dans la pièce ; cela aurait dû m’empêcher d’avancer, mais tel n’en fut pas l’effet. Puisque j’ai franchement exposé les importunités, les indélicatesses dont mon désir de posséder les papiers de Jeffrey Aspern m’avait rendu capable, je n’ai pas de raison pour reculer devant l’aveu de cette dernière indiscrétion. Je la considère comme le pire de mes actes ; cependant, il y a des circonstances atténuantes. J’étais profondément anxieux — bien que sans doute cette anxiété ne fût pas désintéressée — d’avoir des nouvelles de Juliana, et, somme toute, Miss Tina avait accepté de moi un rendez-vous auquel je pouvais mettre un point d’honneur à me rendre.

On peut objecter que le fait de laisser la pièce dans l’obscurité prouvait matériellement qu’elle me dégageait de ma promesse — et à cela tout ce que je puis répondre est que je ne désirais pas être dégagé. La porte de la chambre de Miss Bordereau était ouverte, et j’y voyais briller la faible lumière d’une veilleuse. On n’entendait aucun son ; le bruit de mes pas ne dérangea personne. J’avançai dans la chambre ; je m’y attardai, ma lampe à la main ; je voulais donner à Miss Tina une occasion de venir, si, comme je n’en doutais pas, elle était toujours auprès de sa tante ; je ne fis aucun bruit pour attirer son attention ; j’attendais seulement de voir si ma lumière ne l’attirerait pas. Elle ne l’attira pas, et je me l’expliquai — la suite des événements me donna raison — par le fait qu’elle s’était endormie.

Si elle s’était endormie, c’était que sa tante ne lui causait plus d’inquiétude, et mon explication aurait dû me porter à sortir comme j’étais entré. Je répète encore qu’elle ne m’y porta point, car, au même moment, j’étais la proie d’un autre sentiment. Je n’avais aucun propos défini, aucune mauvaise intention, mais je me sentais enchaîné à ce lieu par l’instinct, absurde mais intense, d’une chance inespérée. Une chance pour moi, de quoi, je n’aurais pu le dire, car il ne me venait nullement à l’esprit de procéder à un vol ; une telle tentation même me serait-elle venue, il était évident que Miss Bordereau ne laissait pas son secrétaire, son armoire et ses tiroirs ouverts à tous les vents.

Je n’avais ni clefs, ni outils, ni l’intention de démolir son mobilier. Néanmoins, la pensée me vint que j’étais maintenant seul peut-être, sans entrave, à cette heure nocturne, libre et sûrement plus près que je ne l’avais jamais été de la source de ma folle espérance. J’élevai ma lampe. J’en fis jouer la lueur sur les divers objets qui m’entouraient, comme si elle pouvait m’apprendre quelque chose. Toujours aucun mouvement dans la chambre voisine. Si Miss Tina dormait, elle dormait ferme. Agissait-elle ainsi, ô généreuse créature, pour me laisser le champ libre ? Savait-elle que j’étais là, et se tenait-elle tranquille pour voir ce que je ferais, ce qu’il m’était possible de faire ? Et pourtant, que faire, même si les choses en venaient là ? Elle-même, mieux que moi, savait le peu qu’il y avait à tenter.

Je m’arrêtai devant le secrétaire, haletant vainement de désir, et grotesque, sans doute, car après tout, qu’avait-il à me dire ? En premier lieu, il était fermé à clef, et en second lieu c’était à peu près certain qu’il ne contenait rien d’intéressant pour moi. Il y avait dix contre un à parier que les papiers avaient été détruits, et même s’ils ne l’avaient point été, la pénétrante vieille femme ne les aurait pas mis à cette place après les avoir tirés de la malle verte, elle ne les aurait pas transférés, toute préoccupée qu’elle était de leur sécurité, d’une meilleure cachette à une pire.

Le secrétaire attirait davantage les yeux ; il était plus exposé dans une chambre où elle ne pouvait plus monter la garde. Il s’ouvrait avec une clef, mais il avait également une petite poignée de cuivre qui ressemblait à un bouton ; je la vis en faisant jouer sur le meuble la lumière de ma lampe. Enfin, à l’apogée de la crise, je fis un pas de plus ; un éclair me traversa l’esprit : peut-être miss Tina désirait-elle me faire comprendre qu’il y avait là une chance possible. Si elle ne le désirait pas, si elle désirait me tenir à l’écart, pourquoi n’avait-elle pas fermé à clef la porte de communication entre la sala et leur salon ? Ç’aurait été me signifier définitivement que je devais les laisser tranquilles. Si je n’avais pas à les laisser tranquilles, c’était me permettre tacitement de venir dans un but précis, et je m’attachais à cette déduction suprêmement subtile que, pour m’obliger, elle avait donné à la serrure le tour de clef libérateur.

La clef n’était plus là, mais la tablette s’abattrait probablement si je tournais le bouton. Une telle possibilité m’oppressait péniblement et je me penchai vers le meuble jusqu’à le toucher, afin d’en bien juger. Je n’avais aucune intention, quelle qu’elle fût, même pas d’abaisser le panneau — non, pas le moins du monde ; je voulais seulement mettre ma théorie à l’épreuve, voir si le panneau bougerait. Je voulus toucher le bouton du doigt : le moindre contact me renseignerait ; et tandis que je le faisais — oui, c’est embarrassant pour moi d’avoir à le raconter — je regardai pardessus mon épaule. Je le fis par hasard, par instinct, car je n’avais réellement rien entendu.

Je laissai presque choir ma lumière et je fis certainement un pas en arrière, me redressant vivement à la vue de ce qui se présentait devant moi : Juliana était là, debout dans l’encadrement de sa porte, en robe de nuit, et m’observait ; ses mains étaient dressées, elle avait soulevé l’éternel rideau qui lui couvrait à demi le visage, et pour la première, la dernière, la seule fois, je contemplai ses yeux extraordinaires. Ils me dévoraient ; ils étaient comme le jet subit d’un flot de lumière sur le cambrioleur surpris ; ils m’imprégnèrent d’une honte insupportable. Jamais je n’oublierai son étrange petite forme blanche, branlante et courbée, avec sa tête dressée, son attitude, son expression ; je n’oublierai pas non plus le ton dont elle siffla, passionnément et furieusement, quand je me tournai vers elle :

— Ah ! la canaille d’écrivain !

Je ne puis plus dire aujourd’hui ce que je balbutiai pour m’excuser, pour m’expliquer ; mais j’allai vers elle pour lui dire que je ne voulais pas mal faire. Elle agita ses vieilles mains pour me repousser, reculant, pleine d’horreur, devant moi ; et tout ce que je vis ensuite fut sa chute en arrière, accompagnée d’un spasme rapide, comme si la mort venait de fondre sur elle, dans les bras de Miss Tina.