Les Papiers de Jeffrey Aspern/V

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V

Je passais peu de soirées dans la maison, car aussitôt que j’essayais de me livrer à une occupation quelconque dans mes appartements, la lumière de la lampe y attirait une nuée d’insupportables insectes, et la chaleur était trop forte pour demeurer les fenêtres fermées. Je passais les heures de nuit ou sur l’eau — les clairs de lune de Venise sont célèbres — ou sur cette place splendide qui sert comme de cour d’honneur à l’étrange vieille basilique de Saint-Marc. Je m’asseyais au café Florian, savourant des glaces, écoutant la musique, causant avec quelque connaissance. Tout voyageur se rappelle l’immense amas de tables et de chaises qui avance comme un promontoire dans ce lac uni que représente la Piazza.

Les soirs d’été, à la lueur des étoiles et de toutes ses lampes, avec le bruit des voix et des pas légers sur le marbre (seuls sons répercutés par les vastes arcades qui l’entourent) cette place est un salon de plein air, consacré aux boissons fraîches et à la dégustation, plus délicate encore, des impressions magnifiques reçues le jour durant. Quand je ne préférais pas garder les miennes pour moi seul, il se trouvait toujours là quelque touriste de hasard heureusement dépouillé de son Bœdeker pour en entreprendre la discussion, ou quelque peintre naturalisé vénitien, tout à la joie de voir revenir la saison aux effets puissants.

La grande basilique, avec ses dômes bas et ses broderies scintillantes, le mystère de sa mosaïque et de sa sculpture, semblait un fantôme dans la demi-obscurité, et la brise de mer nous venait à travers les colonnes jumelles de la Piazzetta, — linteaux d’une porte qu’on ne gardait plus, — aussi doucement que si une riche portière s’y fût balancée. À de tels moments, le souvenir des demoiselles Bordereau me venait quelquefois à l’esprit, avec un sentiment de pitié pour leur réclusion dans des appartements dont l’immensité vénitienne ne parvenait tout de même pas à les préserver d’une sensation de renfermé en ce juillet non moins vénitien. Leur vie semblait à mille lieues de celle de la Piazza et, sans doute, il était vraiment trop tard pour que l’austère Juliana changeât ses habitudes. Mais bien sûr, la pauvre Miss Tina aurait apprécié une glace de chez Florian : j’avais même eu l’idée de lui en apporter une. Heureusement, ma patience porta ses fruits, et je ne fus pas obligé de faire une chose si ridicule.

Un soir, vers le milieu de juillet, je rentrai plus tôt que d’habitude, je ne me rappelle plus pour quelle raison, et, au lieu de regagner mon logis, je me dirigeai vers le jardin. La température était très élevée : c’était une de ces nuits que l’on passerait volontiers tout entière dehors, et je n’étais nullement pressé d’aller me coucher. J’avais doucement flotté jusqu’à la maison, porté par ma gondole, écoutant les éclaboussements espacés des rames dans les étroits canaux sombres, et, maintenant, la seule idée qui me possédait était qu’il serait bon de s’étendre tout de son long, dans l’obscurité embaumée, sur un banc du jardin.

Sans doute l’odeur du canal était à la base de cette aspiration, et le souffle du jardin, lorsque j’y pénétrai, me confirma dans mon propos. Il était enivrant ; tel sans doute que celui qui tremblait aux aveux de Roméo, debout parmi les buissons fleuris et tendant les bras vers le balcon de sa maîtresse. Je levai les yeux vers les fenêtres du palais pour voir si par hasard l’exemple de Vérone — Vérone n’est pas loin — aurait été suivi, mais tout était noir, comme d’habitude, et tout était muet.

Juliana, peut-être, aurait pu, aux nuits d’été de sa jeunesse, murmurer de sa fenêtre ouverte quelques paroles d’amour à Jeffrey Aspern, mais Miss Tina n’était pas la maîtresse d’un poète, non plus que je n’étais poète. Je n’en fus pas moins satisfait lorsque j’aperçus, en arrivant au fond du jardin, ma plus jeune padrona assise sous l’un des berceaux. Au premier moment, je ne distinguai pas bien quelle était cette figure, ne m’attendant nullement à une avance de ce genre de la part d’aucune de mes hôtesses ; je dois même dire que la pensée qui se présenta la première fut que quelque servante amoureuse s’était glissée là pour roucouler avec son bien-aimé. J’allais m’en retourner, pour ne pas l’effrayer, quand cette figure se dressa, et je reconnus la nièce de Miss Bordereau.

Je dois me rendre cette justice de dire qu’elle non plus, je ne voulais pas l’effrayer, et, bien que j’eusse tant désiré quelque incident de ce genre, j’étais capable de battre en retraite. J’avais l’air de lui avoir tendu un piège en rentrant plus tôt que d’habitude et d’ajouter encore à cette anomalie l’invasion du jardin. Tout en se levant, elle m’adressa la parole, et je supposai alors que peut-être, se fiant à mon absence presque invétérée de chaque soir, elle avait adopté cette habitude de venir prendre l’air la nuit. Mais, à parler vrai, il n’y avait pas de piège de ma part, car je n’en avais eu aucun soupçon. Tout d’abord, les mots qu’elle proférait me parurent exprimer que mon arrivée l’impatientait ; mais, tandis qu’elle les répétait — je ne l’avais pas bien entendue — j’eus la surprise de lui entendre dire :

— Oh ! mon Dieu ! que je suis contente que vous soyez venu !

Elle et sa tante possédaient en commun le don des phrases inattendues ; elle sortit du berceau comme pour se jeter dans mes bras.

Je me hâte d’ajouter que j’esquivai une telle épreuve et que, même à cette occasion, elle ne me tendit pas la main. Ma présence était pour elle un secours et elle me dit bientôt pourquoi — c’était parce que d’être seule dehors, la nuit, la rendait nerveuse. Les plantes et les massifs prenaient un aspect étrange et il y avait toutes sortes de bruits bizarres — elle n’aurait pu dire lesquels — comme des bruits d’animaux. Elle se tenait près de moi, jetant des regards autour d’elle avec une sécurité revenue, mais sans montrer qu’elle s’intéressât du tout à moi, personnellement. Alors je me rendis compte combien peu les promenades nocturnes devaient être dans ses habitudes, et je me souvins aussi — j’avais déjà eu le regret d’éprouver cette sensation en causant avec elle avant de devenir son hôte — qu’il était impossible de lui allouer trop de simplicité d’esprit.

— Vous parlez comme si vous étiez perdue dans une forêt, lui dis-je en riant d’un rire encourageant. Comment vous pouvez résister au plaisir de descendre dans ce lieu charmant, à trois pas de votre chambre, est une chose qui me passe. Vous vous cachez d’une manière surprenante, tant que je suis là, je le sais ; mais j’espérais que vous sortiez un peu aux autres moments. Vous êtes, vous et votre pauvre tante, soumises à un régime plus austère que celui des carmélites dans leurs cellules. Auriez-vous la bonté de me dire comment vous faites pour vivre sans air, sans exercice, sans aucun contact avec les humains ? Je ne vois pas comment vous vous y prenez pour accomplir la tâche quotidienne de vivre.

Elle me regarda comme si je parlais une langue étrangère, et sa réponse en fut si peu une que je compris qu’elle était faite pour me contrarier.

— Nous nous couchons de très bonne heure, plus tôt que vous ne sauriez croire.

Je fus sur le point de dire que ceci ne faisait qu’épaissir le mystère, mais elle m’apporta quelque soulagement en ajoutant :

— Avant votre arrivée, nous n’étions pas si réservées. Mais je ne sors jamais le soir.

— Jamais dans ces allées embaumées, qui s’épanouissent là, sous votre nez ?

— Ah ! dit Miss Tina, elles n’étaient guère agréables jusqu’ici !

Il y avait là plus de finesse, et une comparaison flatteuse, de sorte qu’il me sembla que j’avais remporté un avantage. Comme il m’était loisible de le poursuivre, en établissant un solide grief, je lui demandai pourquoi, puisqu’elle trouvait mon jardin agréable, elle ne m’avait jamais adressé aucun remerciement pour les fleurs que depuis trois semaines j’envoyais en de telles quantités. Cela ne m’avait pas découragé : comme elle avait pu l’observer, chaque jour apportait sa brassée ; mais j’avais été élevé selon les usages, et un mot de remerciement m’aurait touché à l’endroit sensible.

— Mais je ne savais pas qu’elles fussent pour moi !

— Elles vous sont destinées à toutes deux. Pourquoi ferais-je une différence entre vous ?

Miss Tina se plongea dans ses réflexions comme pour en tirer une raison à me donner, mais ne réussit pas à l’extraire. Au lieu de répondre, elle demanda brusquement :

— Pourquoi donc tenez-vous tant que cela à nous connaître ?

— Ici, je me permettrai de faire une différence, répliquai-je. Cette question est de votre tante ; elle ne vient pas de vous. Vous ne me la poseriez pas si elle ne vous avait pas été soufflée.

— Elle ne m’a pas dit de vous interroger, répliqua Miss Tina, nullement confuse. Elle était vraiment le plus singulier mélange de timidité et d’aplomb.

— Enfin, elle s’est du moins montrée souvent étonnée à mon sujet, et vous a exprimé son étonnement. Elle a insisté là-dessus de sorte qu’elle vous a mis dans la tête que j’étais un individu odieusement familier. Je vous donne cependant ma parole que je me considère comme m’étant comporté très discrètement. Faut-il que votre tante ait perdu tout usage du monde pour voir quelque chose d’anormal à ce que des gens honorables et intelligents, vivant sous le même toit, échangent de temps à autre quelques mots en passant ! Quoi de plus naturel ? Nous sommes compatriotes, et nous avons au moins quelques goûts communs, puisque, comme vous, j’aime tellement Venise.

Mon amie semblait incapable de saisir plus d’une proposition à la fois dans un discours, et elle répliqua rapidement, passionnément, comme résumant tout ce qu’il y avait à répondre à mon allocution :

— Je n’aime pas Venise le moins du monde ! J’aimerais à en être bien loin.

— Vous a-t-elle toujours enfermée autant ? continuai-je, pour lui montrer que je pouvais aussi bien qu’elle causer à bâtons rompus.

— C’est elle qui m’a dit de sortir ce soir, elle me le dit souvent, répondit Miss Tina, et moi, je ne voulais pas venir, je n’aime pas la quitter.

— Est-elle aussi faible, décline-t-elle vraiment ? demandai-je, avec plus d’émotion, je crois, que je n’aurai voulu en laisser paraître.

Je m’en aperçus à la façon dont son regard se posa sur moi dans l’obscurité. Un peu embarrassé, je voulus détourner la conversation et je continuai, prenant un ton de bon garçon :

— Allons donc nous asseoir confortablement quelque part, et vous me raconterez toute son histoire.

Miss Tina ne fit aucune résistance. Nous trouvâmes un banc moins caché, d’aspect moins confidentiel, si je puis dire, que celui de la tonnelle, et nous y étions encore assis quand minuit sonna à ces cloches de Venise dont les notes claires vibrent, par-delà la lagune, avec une solennité qui n’appartient qu’à elles, et demeurent dans l’air tellement plus longtemps que les sonneries des autres lieux. Nous passâmes ensemble plus d’une heure, et cette entrevue, je m’en rendis compte, avança beaucoup mon entreprise.

Miss Tina avait accepté la situation sans protester. Elle m’avait évité pendant trois mois ; cependant, elle me traitait maintenant presque comme si ces trois mois eussent fait de moi un vieil ami. J’étais libre d’en conclure que, si elle m’avait évité, elle ne s’y était résolue du moins qu’après de longues réflexions. Ce soir-là elle ne fit aucune attention au temps qui s’écoulait, elle ne se tracassait nullement d’être tenue si longtemps éloignée de sa tante. Elle causait librement, répondant à mes questions et m’en posant d’autres, et ne profitait même pas des pauses inévitables — et plutôt prolongées — de la conversation pour me dire qu’il vaudrait peut-être mieux qu’elle rentrât. Elle avait l’air d’attendre quelque chose — une chose que j’aurais pu lui dire — et vouloir m’en fournir l’occasion.

Ceci me frappa d’autant plus qu’elle me raconta combien l’état de sa tante empirait depuis pas mal de temps déjà et d’une manière nouvelle. Sa faiblesse augmentait, à n’en pas douter ; à certains moments, elle était absolument sans forces ; cependant, plus que jamais, elle désirait rester seule. Voilà pourquoi elle lui avait dit de sortir, ne lui permettant même pas de se tenir dans sa propre chambre parce que la sienne y était contiguë. Elle déclarait que la pauvre Miss Tina était pour elle « un tourment, un ennui, une aggravation de ses maux ». Elle demeurait immobile des heures entières, comme endormie ; elle avait l’habitude de vivre ainsi, rêvant et somnolant ; mais autrefois elle donnait, par éclairs, quelque signe de vie, d’intérêt aux choses ; elle aimait avoir sa compagne auprès d’elle, avec son ouvrage.

Cette triste créature me confia que l’immobilité de sa tante était telle à présent que par instants elle donnait l’illusion de la mort. D’ailleurs, elle mangeait et buvait à peine ; on se demandait de quoi elle vivait. Du moins — et c’était l’essentiel — elle se levait encore presque tous les jours ; la grosse affaire était de l’habiller, de la rouler hors de sa chambre. Elle se cramponnait autant que possible à ses vieilles habitudes, et avait toujours tenu à vivre dans le grand salon, bien que depuis plusieurs années le nombre de ses relations fût bien diminué.

Je me demandais ce qu’il fallait penser de tout cela ; de cette soudaine conversion de Miss Tina à la sociabilité, et de cet étrange désir de la vieille femme d’être laissée de plus en plus seule, à mesure qu’elle déclinait. Les faits ne concordaient guère, et je soupçonnai même qu’ils pouvaient constituer un piège, qu’ils m’étaient contés afin de me faire découvrir mon jeu. Mais je n’aurais su dire pourquoi mes compagnes — que je ne pouvais appeler ainsi que par civilité — auraient nourri un tel projet, pourquoi elles auraient souhaité démasquer un pensionnaire si lucratif. À tout hasard, je restai sur mes gardes, afin que Miss Tina n’eût pas l’occasion de me demander de nouveau ce que je pouvais bien « manigancer ». Pauvre femme ! Bien avant que nous nous séparions ce soir-là, mon esprit était au repos quant à ses propres manigances. Elle ne manigançait rien du tout.

Elle m’en raconta plus long sur leurs affaires que je n’avais osé espérer ; il n’y avait pas à la pousser, car, rien que de sentir auprès d’elle de l’attention et de l’intérêt, ses épanchements coulaient de source. Elle cessa de s’étonner de ma manière amicale, et, à la fin, pendant qu’elle me décrivait la vie brillante qu’elles avaient menée autrefois, cela devint presque du bavardage. C’était Miss Tina qui qualifiait cette vie de brillante. Elle me dit que lors de leur arrivée à Venise, il y avait de cela fort longtemps (je la trouvai remarquablement vague quant aux dates et à l’ordre dans lequel les événements s’étaient passés), il ne se passait pas de semaine qu’elles ne reçussent de visite ou ne fissent quelque agréable « passeggio » en ville. Elles avaient vu toutes les curiosités ; elles avaient même été au Lido en bateau ; elle m’en parlait comme si je croyais qu’il fût possible d’y aller à pied ; elles y avaient fait une collation, apportée dans trois paniers qu’on avait ouverts sur l’herbe.

Je lui demandai quelles personnes elles fréquentaient, elle dit : « Oh ! des gens très bien. » Le cavaliere Bombicci, et la comtesse Altemura, qui était leur grande amie ; des Anglais aussi : les Churtons et les Goldies ; et Mrs Stock-Stock, qu’elles aimaient tant, elle était morte et disparue, la pauvre amie ! Il en était ainsi de la plupart des membres de leur aimable cercle (cette expression fut celle de Miss Tina), bien que quelques-uns leur demeurassent encore fidèles, ce qui était extraordinaire étant donné qu’elles les négligeaient tant. Elle cita les noms de deux ou trois vieilles dames vénitiennes ; d’un certain docteur, plein de talent, et si dévoué ; il venait chez elles en ami, il n’exerçait plus ; de l’ « avvocato » Pochintesta, qui écrivait de beaux vers et en avait adressé à sa tante.

Tous ces gens-là venaient les voir, sans faute, chaque année, généralement au « capo d’anno », et, autrefois, sa tante leur offrait de petits présents, sa tante et elle, de compagnie : de petites choses qu’elle, Miss Tina, faisait de ses mains, abat-jour en papier, dessous de carafes, ou ces choses en laine que l’on se met autour des poignets quand il fait très froid. Ces dernières années, on n’offrait plus guère de cadeaux ; elle ne trouvait rien de nouveau à faire, sa tante n’y portait plus d’intérêt et ne suggérait rien. Mais les gens venaient tout de même ; quand les bons Vénitiens vous ont une fois donné leur amitié, c’est pour toujours.

Il y avait quelque chose de touchant dans la sincérité de ces esquisses de gloires mondaines maintenant éteintes : le pique-nique au Lido lui avait laissé un souvenir éclatant à travers les âges, et la pauvre Miss Tina était évidemment persuadée qu’elle avait eu une jeunesse tapageuse. De fait, elle avait eu un aperçu du monde vénitien, tel qu’il se révèle dans ses allées et venues, dans ses bavardages, ses modestes réceptions locales ; car je remarquai pour la première fois combien elle s’était approprié, par un contact prolongé, le parler familier, aux sons doux et presque enfantins, le parler si caractéristique de Venise. Je la jugeai comme imprégnée de ce dialecte invertébré, à la manière aisée et naturelle dont les noms des choses et des gens, purement locaux pour la plupart, lui venaient aux lèvres.

Si ces noms lui représentaient peu de chose, le reste du monde lui représentait moins encore. Sa tante s’était peu à peu retirée en elle-même — le déclin de son intérêt pour les abat-jours et les dessous de carafes l’indiquait assez — et il lui avait été impossible de se mêler au monde ou de recevoir seule ; de sorte que ses souvenirs ne reflétaient qu’un monde presque aboli. Si son ton n’avait été la décence même, il vous aurait reporté à l’étrange Venise rococo de Goldoni et de Casanova.

Je me surprenais aussi pensant à elle comme à l’une des contemporaines de Jeffrey Aspern ; cela venait sans doute de ce qu’elle avait si peu de traits communs avec les nôtres ; pourtant je fis la réflexion qu’il était possible qu’elle n’eût jamais même entendu parler de lui ; il se pouvait fort bien que Juliana n’eût pas soulevé à ses yeux innocents le voile qui recouvrait le temple de sa gloire. En ce cas, elle ne serait pas au courant de l’existence des papiers, et je me félicitai de cette hypothèse (qui rendait mes relations avec elle plus aisées) jusqu’au moment où je me souvins que nous avions bien cru que la lettre de désaveu reçue par Cumnor avait été écrite par la nièce. Si elle lui avait été dictée, il avait bien fallu qu’elle sût de quoi il s’agissait, bien que cette lettre fût écrite dans l’intention de répudier tout rapport avec le poète. En tout cas, je considérais comme probable que Miss Tina n’avait jamais lu une ligne de ses vers ; de plus, si, comme sa compagne, elle s’était constamment garée des enquêtes et des invasions, il y avait peu de chances que l’idée que des gens étaient « après » les papiers se fût logée dans sa tête. On ne pouvait être « après » puisqu’on n’en avait pas entendu parler. Le sondage manqué de Cumnor avait été un accident unique.

Quand minuit sonna, Miss Tina se leva, mais elle ne s’arrêta à la porte de la maison qu’après avoir fait avec moi deux ou trois tours de jardin.

— Quand vous reverrai-je ? lui demandai-je avant qu’elle rentrât. Ce à quoi elle répliqua promptement qu’elle aimerait bien revenir la nuit suivante. Elle ajouta néanmoins, qu’elle ne viendrait point : elle était si loin de faire tout ce qui lui plaisait !

— Vous pourriez faire quelquefois ce qui me plaît, soupirai-je, très sincèrement.

— Oh ! vous ! je ne vous crois pas, murmura-t-elle me regardant avec sa gravité simple.

— Et pourquoi ne me croyez-vous pas ?

— Parce que je ne vous comprends pas.

— C’est dans ces cas-là qu’il faut montrer sa foi.

Je n’allai pas plus loin, bien que je l’eusse désiré, car je m’aperçus que je ne faisais que la mystifier ; et je ne désirais nullement charger ma conscience du plus léger soupçon de lui avoir fait la cour. Or, ce n’était rien de moins que cela qui me menaçait, eussé-je continué à supplier une dame, une nuit d’été, dans un jardin d’Italie, de bien vouloir « croire en moi ». Il y avait du mérite à ce délicat scrupule : car Miss Tina s’attardait, s’attardait ; je devinais en elle la conviction qu’elle ne redescendrait pas de sitôt et le désir de faire durer le moment présent. Elle marquait aussi de l’insistance à maintenir notre conversation sur le terrain personnel : en somme, toute sa conduite ne pouvait être que celle d’une femme absolument dénuée d’artifice et presque aussi dénuée d’esprit.

— J’aimerai davantage les fleurs, maintenant que je sais qu’elles me sont aussi destinées.

— Comment avez-vous pu en douter ? Si vous me dites quelles sont celles que vous préférez, j’en enverrai le double.

— Oh ! je les préfère toutes ! puis elle continua, familièrement : Vous mettrez-vous au travail, — à lire, à écrire —, quand vous serez remonté dans votre chambre ?

— Je ne le fais pas la nuit en cette saison ; la lumière attire les insectes.

— Vous auriez pu savoir cela en vous installant.

— Je le savais !

— Et l’hiver, travaillez-vous la nuit ?

— Je lis pas mal, mais je n’écris pas souvent.

Elle écoutait, comme si ces détails étaient d’un intérêt rare, et subitement, une tentation irrésistible, absolument contraire à la prudence dont je m’étais cuirassé, surgit de son visage monotone et sans charme. Ah ! oui, elle était sûre, et je pouvais la rendre plus sûre encore. D’un moment à l’autre mon impatience grandissait, je ne pouvais plus attendre, il me fallait absolument jeter un coup de sonde. Je continuai donc :

— En général, avant de m’endormir (c’est une mauvaise habitude, je le confesse), je lis les grands poètes. Neuf fois sur dix, je prends un volume de Jeffrey Aspern.

Je l’observai bien, tandis que je proférais ce nom, mais je ne vis rien d’extraordinaire. Et pourquoi aurais-je rien vu ? Jeffrey Aspern n’était-il pas la propriété du genre humain ?

— Oh ! nous le lisons aussi. Nous l’avons lu, répondit-elle avec calme.

— Il est pour moi le poète des poètes. Je le sais presque par cœur.

Miss Tina hésita un moment, puis sa sociabilité fut la plus forte.

— Oh ! par cœur ! ce n’est rien. Et elle s’irradia, littéralement, bien que d’une lumière diffuse.

— Ma tante le connaissait, elle le connaissait… Ici, elle s’arrêta, et je me demandais ce qui allait venir. Elle le connaissait en tant que visiteur.

— En tant que visiteur ? Je maîtrisais sévèrement ma voix.

— Il venait la voir et l’emmenait promener.

Je continuai à jouer l’étonnement.

— Chère madame, il est mort depuis un siècle.

— Eh bien ! dit-elle drôlement, ma tante a un siècle et demi !

— Le bon Dieu nous bénisse ! m’écriai-je. Que ne m’avez-vous dit cela plus tôt ? J’aimerais tant lui en parler.

— Elle n’y tient pas ; elle ne vous dirait rien, répliqua Miss Tina.

— Cela m’est bien égal qu’elle n’y tienne pas ! Il faut qu’elle m’en parle ; c’est une occasion à ne pas perdre.

— Oh ! vous auriez dû venir il y a vingt ans ! Alors, elle parlait encore de lui.

— Et que disait-elle ? demandais-je ardemment.

— Je ne sais plus, qu’elle lui plaisait, qu’il l’aimait beaucoup.

— Et lui ? ne lui plaisait-il pas ?

— Elle disait qu’il était un dieu.

Miss Tina me donna cette information platement, sans aucune expression ; à son ton, ç’aurait pu être quelque bavardage trivial. Mais je me sentis profondément remué, tandis qu’elle laissait tomber ces mots dans la nuit d’été : c’était comme le bruit léger des feuillets dépliés d’une vieille lettre d’amour.

— Eh bien ! eh bien ! murmurai-je. Puis : « Dites-moi, je vous prie, a-t-elle un portrait de lui ? Ils sont d’une rareté désolante. »

— Un portrait ? Je ne sais pas, dit Miss Tina ; et maintenant, je lisais l’inquiétude sur ses traits. Allons, bonne nuit ! ajouta-t-elle ; et elle rentra dans la maison.

Je l’accompagnai dans la vaste et sombre entrée pavée de pierre qui, au rez-de-chaussée, correspondait à notre grande sala du premier. À l’une de ses extrémités elle ouvrait sur le jardin, à l’autre sur le canal, et n’était actuellement éclairée que par la petite lampe que je prenais pour aller me coucher. Une bougie éteinte, que Miss Tina avait évidemment apportée là, était posée à côté, sur la même table. « Bonne nuit, bonne nuit », répliquai-je. Je la suivis, tandis qu’elle se dirigeait, vers la table, pour prendre sa lumière. « Vous le sauriez, sûrement, si elle en avait un ? »

— Si elle avait quoi ? demanda la pauvre dame. Elle avait une drôle de façon de me regarder, éclairée d’en dessous par sa bougie.

— Un portrait du dieu. Je ne sais ce que je donnerais pour le voir.

— Je ne sais pas ce qu’elle a. Elle garde ses affaires sous clef. Et Miss Tina se dirigea vers l’escalier, évidemment avec l’impression d’en avoir trop dit.

Je la laissai aller ; je ne voulais pas l’effrayer, et je me contentai de remarquer que Miss Bordereau n’aurait pas mis sous clef une si flatteuse possession que celle-là ; une chose dont tout le monde serait fier et que l’on mettrait bien en vue sur le panneau du salon. Il fallait donc, certainement, qu’elle n’eût pas de portrait. Miss Tina ne fit aucune réponse directe à ceci et, sa bougie à la main, elle me précéda dans l’escalier dont elle gravit deux ou trois degrés. Puis elle s’arrêta brusquement et se tourna vers moi, me regardant à travers la distance enténébrée qui nous séparait.

— Écrivez-vous ? écrivez-vous ? Sa voix tremblait tellement qu’elle pouvait à peine articuler.

— Si j’écris ? Oh ! ne comparez pas un instant mes écrits avec ceux d’Aspern !

— Écrivez-vous sur lui ? Travaillez-vous sur sa vie ?

— Ah ! voilà une question de votre tante ; elle ne vient pas de vous ! dis-je avec l’intonation d’une sensibilité légèrement blessée.

— Raison de plus pour que vous y répondiez. Le faites-vous, je vous prie ?

Je me croyais décidé au mensonge, mais je découvris que, mis au pied du mur, je ne l’étais point. D’ailleurs, maintenant que je tenais une entrée en matière, il y avait comme un soulagement à être franc. Et enfin — c’était pure imagination, peut-être même de la fatuité — je me sentais sûr que Miss Tina, en dernier ressort, n’en serait pas moins mon amie. De sorte que je répondis, après un moment d’hésitation :

— Oui, j’ai écrit sur lui, et je suis à la recherche de nouveaux documents. Au nom du ciel, en avez-vous ?

— Santo Dio ! s’écria-t-elle, sans écouter la question ; elle se mit à grimper rapidement l’escalier et fut bientôt hors de vue. En dernier ressort, je pouvais peut-être compter sur elle, mais pour le présent, visiblement, elle était effrayée. La preuve en fut qu’elle se cacha de nouveau, et pendant une quinzaine de jours, elle m’échappa complètement. Ma patience s’épuisa, et quatre ou cinq jours plus tard je dis au jardinier de cesser l’envoi de mes « hommages fleuris ».