Les Papiers de Jeffrey Aspern/VI

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VI

Un après-midi enfin, comme je descendais de mes appartements pour sortir, je la trouvai dans la sala. Depuis mon entrée dans la maison, c’était notre première rencontre sur ce terrain. Elle n’affecta pas d’être là par hasard ; son honnête et fruste gaucherie ignorait les artifices. Afin que je fusse bien sûr qu’elle m’attendait, elle me l’annonça immédiatement, mais en ajoutant que miss Bordereau désirait me voir ; elle me mènerait auprès d’elle tout de suite si j’en avais le temps. Eussé-je été en retard pour un rendez-vous d’amour, je serais demeuré pour cette visite, et j’exprimai sur-le-champ tout le plaisir que je prendrais à me mettre aux pieds de ma bienfaitrice.

— Elle désire causer avec vous, vous connaître, dit Miss Tina, souriant comme si elle approuvait cette idée, et elle me conduisit à la porte de l’appartement de sa tante.

Je l’arrêtai un moment avant qu’elle l’ouvrît, la regardant avec curiosité. Je lui dis que c’était pour moi une grande satisfaction et un grand honneur ; mais tout de même j’aimerais bien savoir ce qui avait pu changer Miss Bordereau à un tel point. C’était seulement l’autre jour qu’elle ne voulait pas me souffrir près d’elle. Miss Tina ne fut pas embarrassée par ma question : elle apportait la même aisance dans des explications sereines et inattendues, assez plausibles d’ailleurs, que dans de petites faussetés ; mais ce qui était vraiment étrange, c’est que tout cela prenait sa source dans sa sincérité.

— Oh ! ma tante varie, répondit-elle. Sa vie est tellement ennuyeuse ! Je pense qu’elle en est fatiguée.

— Mais vous disiez qu’elle demandait de plus en plus à être laissée seule.

La pauvre miss Tina rougit comme si j’eusse été indiscret.

— Eh bien, si vous ne voulez pas croire qu’elle désire vous voir, je ne l’ai pourtant pas inventé ! Je crois qu’on devient capricieux en vieillissant.

— C’est parfaitement vrai. Je voulais seulement savoir si vous lui avez répété ce que je vous ai dit l’autre soir.

— Ce que vous m’avez dit ?

— À propos de Jeffrey Aspern. Que je suis à la recherche de documents.

— Si je lui avais dit, croyez-vous qu’elle vous aurait fait demander ?

— C’est justement ce que je désire savoir. Si elle veut le conserver pour elle toute seule, elle peut désirer me faire venir afin de me le dire.

— Elle ne parlera pas de lui, dit Miss Tina.

Puis, ouvrant la porte, elle ajouta, plus bas :

— Je ne lui ai rien dit.

La vieille femme était assise au même endroit où je l’avais vue la dernière fois, dans la même position, avec le même bandeau mystificateur sur les yeux. Sa bienvenue consista à tourner vers moi son visage presque invisible, et me prouver que, tout en demeurant silencieuse, elle me voyait parfaitement. Je ne fis pas un mouvement pour lui serrer la main, je ne sentais que trop que c’était une chose réglée pour toujours. On m’avait suffisamment fait comprendre qu’elle était trop sacrée pour ces modernités triviales — trop vénérable pour être touchée. Il y avait quelque chose de si sarcastique dans son aspect — c’était dû en partie à sa visière verte — tandis que je me tenais devant elle, soumis à son examen, que je cessai subitement de douter qu’elle me soupçonnât, bien que je ne soupçonnasse pas moi-même un instant Miss Tina de ne m’avoir pas dit la vérité.

Elle ne m’avait pas trahi, mais l’instinct secret de la vieille femme l’avait bien servie : elle m’avait retourné sous toutes les faces pendant ses longues heures solitaires et avait deviné ; et le pire de l’affaire, c’est qu’elle me semblait être de ces vieilles femmes capables, tel Sardanapale aux abois, de brûler leur trésor. Miss Tina avança une chaise, en me disant : Vous serez bien là. Tout en prenant possession, je m’informai de la santé de Miss Bordereau, j’exprimai l’espoir qu’en dépit de la grande chaleur elle était satisfaisante. Elle répondit qu’elle était assez bonne — assez bonne ; que c’était déjà beaucoup de vivre.

— Oh ! quant à cela, cela dépend du terme de comparaison ! répondis-je en riant.

— Je ne compare pas, je ne compare pas. Si je comparais, j’aurais renoncé à tout depuis longtemps.

Il me plut de prendre ceci pour une allusion subtile à l’ivresse qu’elle avait goûtée dans la société de Jeffrey Aspern — bien qu’à dire vrai, une telle allusion s’accordât mal avec ce désir que je lui imputais de le garder enseveli au fond de son cœur. Mais cela s’accordait du moins avec ma constante conviction que nul être humain n’avait possédé au même degré que lui l’heureux don de la joie de vivre ; et ce que cette phrase voulait faire comprendre était que rien dans le monde, auprès de cela, ne valait la peine d’être nommé — si l’on prétendait y faire allusion ! Mais on ne prétendait rien de pareil ! Miss Tina s’était assise auprès de sa tante avec l’air de quelqu’un s’attendant à ce qu’une merveilleuse conversation s’établisse entre nous.

— C’est à propos de ces magnifiques fleurs, dit la vieille dame.

» Vous nous en avez tant envoyé ; j’aurais dû vous en remercier plus tôt. Mais je n’écris jamais — et je ne reçois que très rarement.

Elle ne m’avait pas remercié tant que les fleurs avaient continué à lui arriver, mais elle se départissait de ses habitudes au point de m’envoyer chercher quand elle commençait de craindre de n’en plus recevoir. Je pris bonne note de cela ; je me souvins de l’espèce d’avidité qu’elle avait montrée quand il s’était agi de m’extraire mon or, et je me réjouis intérieurement de l’heureuse idée que j’avais eue de suspendre mes hommages. Ils lui manquaient et elle était prête à une concession qui les lui ramènerait de nouveau. Au premier signe qui me fut donné de cette concession, je lui épargnai la moitié du chemin.

— Je crains que vous n’en ayez guère reçu dernièrement, mais elles vont apparaître de nouveau, tout de suite, demain ou ce soir.

— Oh ! envoyez-en dès ce soir, s’écria Miss Tina, comme s’il s’agissait d’une affaire d’importance.

— Qu’avez-vous de mieux à en faire ? Ce n’est pas un goût mâle de faire de sa chambre un bosquet, remarqua la vieille femme.

— Je ne fais pas de ma chambre un bosquet, mais j’adore faire pousser des fleurs et les étudier. Il n’y a rien là qui soit indigne d’un homme : cela a été l’amusement de philosophes, d’hommes d’État dans leur retraite ; je crois, même de grands capitaines.

— Je pense que vous savez que vous pourriez les vendre ; celles dont vous n’avez pas l’emploi, continua Miss Bordereau. On ne vous en donnerait pas cher : tout de même, vous pourriez faire une affaire.

— Oh ! de ma vie je n’ai fait une affaire, comme vous avez dû vous en apercevoir. Mon jardinier en dispose à son gré, et je ne lui adresse pas de questions à ce sujet.

— Je lui en adresserai quelques-unes, je vous en réponds, dit Miss Bordereau ; et j’entendis pour la première fois son étrange rire. C’était comme si le léger fantôme de sa voix de jadis substituait au pas de promenade de ses apparitions un rond de jambe imprévu. Je ne pouvais m’habituer à cette idée que la vision d’un profit pécuniaire était ce qui animait le plus la divine Juliana.

— Venez au jardin vous-même et cueillez-les ; venez aussi souvent que vous voudrez ; venez tous les jours, poursuivis-je, me tournant vers Miss Tina ; les fleurs sont toutes pour vous. J’avais pris le ton de la plaisanterie pour faire passer cette très sincère déclaration.

— Je ne peux pas comprendre pourquoi elle n’y descend pas, ajoutai-je, et ceci était à l’adresse de Miss Bordereau.

— Il faut que vous l’y fassiez venir ; il faut monter la chercher, dit la vieille, à ma profonde stupéfaction. Cette drôle de machine que vous avez fait faire dans le coin lui sera très commode pour s’asseoir.

Cette allusion au plus soigné, au plus étudié de mes bosquets ombreux, une esquisse de « pavillon de repos » digne de servir de modèle à un peintre, était vraiment irrévérente ; elle me confirma dans mon impression qu’il y avait un soupçon d’impertinence dans le langage de Miss Bordereau, un vague écho de la hardiesse ou de la mutinerie de sa jeunesse aventureuse, qui avait, en quelque sorte, automatiquement, survécu à ses passions et à ses facultés. Je demandai néanmoins :

— Ne vous serait-il pas possible d’y descendre vous-même ? Ne serait-ce pas bon pour vous de vous asseoir un peu à l’ombre dans cet air embaumé ?

— Ah ! monsieur, quand je quitterai cette chambre, ce ne sera pas pour prendre l’air et je crains que celui qui m’environnera alors ne soit pas particulièrement embaumé. L’ombre que je goûterai sera réellement profonde, cela oui. Mais ce ne sera pas encore tout de suite, continua Miss Bordereau sarcastiquement, comme pour anéantir l’espoir que le regard familier jeté sur le dernier réceptacle de ses restes mortels eût pu faire naître en moi.

— Je me suis assise là dehors bien des fois, et j’ai eu tout ce qu’il me fallait de bosquets dans mon temps. Maintenant j’attends mon tour sans crainte.

Miss Tina, ainsi que je l’avais pensé, comptait bien sur une conversation remarquable, mais peut-être la trouvait-elle moins agréable du côté de sa tante qu’elle n’était en droit d’espérer, étant donné qu’elle m’avait envoyé chercher dans une intention civile. Pour modifier la situation et mettre notre compagne dans un jour plus favorable, elle me dit :

— Ne vous ai-je pas assuré l’autre soir qu’elle m’avait envoyée au jardin ? Vous voyez que je fais les choses qui me sont agréables.

— Vous la plaignez ? Vous lui enseignez à se plaindre ? demanda Miss Bordereau, avant que j’eusse le temps de répondre. Elle a une vie plus facile que je ne l’avais à son âge.

— Vous oubliez, dis-je, que les circonstances me permettent de vous traiter d’inhumaine.

— Inhumaine ? C’est ce que les poètes disaient des femmes il y a cent ans ; ne vous y risquez pas : vous ne feriez pas aussi bien qu’eux, poursuivit Juliana. Il n’y a plus de poésie dans le monde, du moins pas à ma connaissance. Mais je ne veux pas badiner avec vous, dit-elle, et je me souviens du ton affecté et démodé qu’elle donna à ces mots. Vous me faites parler, parler ! Ce n’est pas bon du tout pour moi. En entendant ceci, je me levai et lui déclarai que je n’abuserais pas davantage de son temps, mais elle me retint pour me poser une question :

— Vous rappelez-vous que le jour où je vous vis à propos des chambres, vous nous aviez offert de nous servir de votre gondole ?

Et quand j’eus promptement acquiescé, frappé de nouveau de cette disposition à faire de mon séjour chez elles une « bonne affaire » et me demandais ce qu’elle pouvait bien avoir maintenant en tête, elle me sortit :

— Pourquoi n’y emmenez-vous pas cette petite pour lui montrer la ville ?

— Oh ! ma chère tante, que me voulez-vous ? s’écria la « petite » en balbutiant pitoyablement : je connais la ville par cœur !

— Eh bien ! alors, allez avec lui et expliquez-lui les choses, dit Miss Bordereau, qui était presque cruelle dans son implacable don de repartie. Elle se révélait une sarcastique vieille femme, railleuse et cynique. N’avons-nous pas entendu dire qu’il y avait eu toutes sortes de changements depuis quelques années ? Vous devriez aller les voir, et à votre âge — ce n’est pas que je veuille dire que vous soyez tellement jeune — il faut saisir les occasions qui se présentent. Vous êtes d’âge, ma chère, à ce que ce Monsieur ne vous fasse pas peur. Il vous montrera les célèbres couchers de soleil, s’il y en a encore. Y en a-t-il encore ? Le soleil s’est couché pour moi il y a longtemps : mais ce n’est pas une raison. D’ailleurs, vous ne me manquerez pas : vous vous croyez trop importante. Menez-la à la Piazza ; c’était si joli autrefois ! continua Miss Bordereau, s’adressant à moi. Qu’est-ce qu’ils ont fait de la drôle de vieille église ? J’espère qu’elle n’est pas en ruine. Que la petite regarde les boutiques ; qu’elle prenne de l’argent, qu’elle s’achète ce qui lui plaira.

La pauvre Miss Tina s’était levée, déconcertée et sans défense, et, à nous voir tous deux debout devant sa tante, un spectateur de cette scène aurait certainement pensé que notre vénérable amie se moquait royalement de nous. Miss Tina protestait dans un murmure confus d’exclamations inachevées ; mais je ne perdis pas de temps à déclarer que, si elle daignait me faire l’honneur d’accepter l’hospitalité de ma gondole, je pourrais m’engager à ce qu’elle ne s’ennuyât point. Ou bien, si ma présence était de trop, le bateau avec le gondolier était à son service, il était une rame de première force et elle pouvait avoir toute confiance. Miss Tina, sans donner une réponse définitive à ce discours, regardait par la fenêtre en se détournant de moi, prête à pleurer ; je déclarai alors que, du moment que Miss Bordereau approuvait la chose, nous nous entendrions facilement. Nous arrêterions une heure, à son choix, l’un de ces très prochains jours. Puis, présentant mes hommages à la vieille dame, je lui demandai si elle aurait la bonté de me permettre de revenir.

Elle me tint un moment en suspens, puis elle dit :

— Est-ce très nécessaire à votre bonheur ?

— Cela me plaît plus que je ne saurais dire.

— Vous êtes incroyablement poli, vous ne voyez pas que cela me tue à peu près ?

— Comment puis-je croire une chose pareille quand je vous vois plus animée, plus brillante qu’à mon entrée ?

— C’est très vrai, tante, dit Miss Tina, je crois que cela vous fait du bien.

— N’est-ce pas touchant, cette sollicitude que chacune de nous montre pour le plaisir de l’autre ? ricana Miss Bordereau. Si vous me trouvez brillante aujourd’hui, cela prouve que vous ne savez de quoi vous parlez : vous n’avez jamais vu une femme agréable.

« Qu’est-ce que vous connaissez en fait de grand monde, vous autres ? » s’écria-t-elle, mais avant que je pusse le lui dire : « N’essayez pas de me faire un compliment ; j’ai été gâté là-dessus, continua-t-elle ; ma porte est fermée à tout le monde, mais vous pouvez y frapper quelquefois. »

Avec ces mots elle me congédia et je quittai la chambre. Le loquet retomba derrière moi, mais Miss Tina, contrairement à ce que j’espérais, resta à l’intérieur. Je traversai lentement la grande salle, et, avant de descendre, j’attendis un peu. Mon espoir fut rempli ; une minute plus tard, mon introductrice me suivait.

— C’est une excellente idée que celle de la Piazza, dis-je. Quand voulez-vous y aller ? ce soir ? demain ?

Elle était désemparée, ainsi que je l’ai déjà dit ; mais j’avais déjà observé, et je devais l’observer encore, que, quand Miss Tina était embarrassée, elle ne se détournait pas, en hésitant et en s’interrompant, comme la plupart des femmes, mais s’approchait, plutôt avec une espèce d’appel suppliant et enveloppant, pour être épargnée et protégée. Ses attitudes étaient une prière constante, implorant à la fois une aide et une explication, et cependant nulle femme au monde ne fut jamais moins comédienne. À partir du moment où vous lui aviez montré quelque bonté, elle s’abandonnait à vous complètement ; sa réserve tombait et elle considérait comme acquise la plus extrême intimité, c’est-à-dire cette innocente intimité qui était la seule qu’elle pût concevoir.

Elle me déclara qu’elle ne savait ce qui avait pris à sa tante, qui avait changé si rapidement, qui avait certainement quelque idée de derrière la tête. Je lui répondis qu’il fallait capter cette idée et me la donner ; nous irions ensemble prendre une glace chez Florian, et elle me raconterait sa découverte, tout en écoutant l’orchestre.

— Oh ! il me faudra beaucoup de temps pour la « découverte », dit-elle avec une certaine mélancolie ; et elle ne put me promettre cette satisfaction ni pour ce soir, ni pour le lendemain. Mais je pouvais maintenant me montrer patient, car je sentais qu’il n’y avait plus qu’à attendre, et, de fait, à la fin de la semaine, par un temps merveilleux, après le dîner, elle entrait dans ma gondole, à laquelle, en l’honneur de cette occasion, j’avais attaché un second rameur.

En cinq minutes, nous avions volé jusqu’au Grand Canal, dont la vue lui arracha un murmure d’extase aussi naïf que si elle eût été un touriste fraîchement débarqué. Elle avait oublié la splendeur de ce grand chemin d’eau par les nuits claires de l’été, et combien la sensation de flotter, pour ainsi dire, entre les marbres des palais et les reflets des lumières dispose l’esprit à l’aisance et à la liberté.

Nous flottâmes loin et longtemps, et, bien que mon amie n’exprimât pas sa joie par des exclamations stridentes, j’étais certain que je l’avais entièrement conquise. Elle était plus que contente, elle était transportée : c’était pour elle une complète libération. La gondole n’avançait que lentement, pour lui laisser le temps d’en jouir, et elle écoutait les rames frapper l’eau, — plus fort et plus musicalement quand nous passions dans les canaux étroits, — comme si elle avait pour la première fois la révélation de Venise. Quand je lui demandai combien il y avait de temps qu’elle n’avait ainsi navigué, elle répondit :

— Oh ! je ne sais pas — bien longtemps ; pas depuis que ma tante est malade.

Une fois de plus se révélait ce vague extrême qui enveloppait les années précédentes et le moment précis où avait cessé la période de notoriété de Miss Bordereau. Je ne pouvais faire durer la soirée bien tard, mais nous fîmes un « giro » considérable avant d’aborder à la Piazza. Je me gardai de lui poser aucune question sur sa vie familière et tout ce que je désirais savoir ; au contraire, je lui versai mes trésors d’information sur les choses qui nous entouraient, lui décrivant en même temps Florence et Rome, discourant sur les charmes et les avantages des voyages.

Elle s’appuyait, attentive et douce, sur les épais coussins de cuir, tournait consciencieusement les yeux là où je lui signalais quelque chose, et ne jugea à propos que plus tard de m’apprendre qu’il se pouvait qu’elle connût Florence mieux que moi, y ayant vécu plusieurs années avec sa vieille parente. Elle finit par dire, avec l’impatience timide d’un enfant :

— Est-ce que nous n’irons pas à la Piazza ? C’est cela que je voudrais voir !

Je donnai immédiatement l’ordre d’y aller tout droit, et nous restâmes silencieux dans l’attente de l’arrivée. Cependant quelque temps se passa, et elle reprit, de son propre mouvement :

— J’ai trouvé ce qu’a ma tante : elle craint que vous ne vous en alliez !

Je suffoquai :

— Qu’est-ce qui a pu lui mettre cela dans la tête ?

— Elle a comme l’idée que vous ne vous plaisez pas à la maison. C’est pour cela qu’elle a changé de manière d’être.

— Vous voulez dire qu’elle désire que je m’y plaise davantage ?

— Enfin, elle désire que vous ne vous en alliez pas. Elle désire que vous restiez.

— À cause de ce que je paye, je suppose, remarquai-je, avec candeur.

La candeur de Miss Tina fut à hauteur.

— Oui, bien sûr ; pour que j’aie davantage.

— Combien désire-t-elle que vous ayez, demandai-je, laissant libre cours à la gaieté qui finissait par me gagner. Elle devrait fixer la somme afin que je reste jusqu’à ce qu’elle soit atteinte.

— Oh ! cela ne me plairait pas, dit Miss Tina. C’est une chose qui ne se serait jamais vue, de prendre une peine pareille.

— Mais, supposez que j’aie mes propres raisons pour désirer rester à Venise ?

— Alors il vaudrait mieux que vous alliez habiter une autre maison.

— Et qu’est-ce que votre tante dirait de cela ?

— Elle n’aimerait pas cela du tout. Mais je crois que vous feriez bien de renoncer à vos raisons et de vous en aller pour tout de bon.

— Chère Miss Tina, dis-je, il ne m’est pas si facile de renoncer à mes raisons !

Sa réponse ne fut pas immédiate, mais après un moment elle reprit, de nouveau :

— Je crois que je connais vos raisons !

— C’est bien possible, puisque, l’autre soir, je vous ai dit combien je désirais que vous m’aidiez à atteindre mon but.

— Je ne puis faire cela sans tromper ma tante.

— Que voulez-vous dire par : la tromper ?

— Que jamais elle ne consentira à ce que vous désirez. On le lui a déjà demandé, on lui a écrit. Cela la fâche horriblement.

— Alors, elle a réellement des documents de valeur ? m’écriai-je précipitamment.

— Oh ! elle a tout, soupira Miss Tina, avec une lassitude bizarre, un soudain envahissement de profonde tristesse.

À ces mots, je sentis mon pouls s’accélérer, car ils fournissaient une preuve précieuse à mes yeux. Mon émotion était trop profonde pour me permettre de parler, et, dans le silence qui s’ensuivit, la gondole aborda la Piazzetta. Après avoir mis pied à terre, je demandai à ma compagne si elle préférait faire le tour de la place ou aller s’asseoir devant le grand café ; à quoi elle répondit qu’elle ferait ce qui me plairait le mieux ; il fallait seulement se souvenir que nous n’avions que peu de temps à nous.

Je l’assurai qu’il y en avait largement assez pour exécuter tout le programme, et nous entreprîmes le tour des longues arcades. Ses esprits lui revinrent à la vue des boutiques étincelantes ; elle s’y arrêtait, s’y attardait, admirant ou critiquant leurs étalages, me demandant ce que j’en pensais et discutant les prix. Mon attention était ailleurs ; ses paroles de tout à l’heure : « Oh ! elle a tout ! » se répétaient dans mon esprit en écho prolongé. Nous finîmes par nous asseoir au milieu de la foule pressée du café Florian, ayant trouvé une table inoccupée parmi celles qui étaient rangées sur la place.

La nuit était splendide et tout le monde dehors : Miss Tina n’aurait pu souhaiter opérer son retour à la vie mondaine sous de meilleurs auspices. Je voyais bien qu’elle le sentait plus encore qu’elle ne le disait, mais ses impressions étaient presque trop violentes pour elle. Elle avait oublié les attractions de ce monde et s’apercevait qu’elle en avait été sevrée sans pitié pendant les plus belles années de sa vie. Ceci ne l’irritait point ; mais, tandis qu’elle contemplait le charmant spectacle, son visage, en dépit de son sourire approbateur, rougissait de surprise blessée. Elle ne disait mot, plongée dans le regret des occasions, à jamais perdues, qui se seraient si aisément présentées à elle, et cela me permit de lui demander :

— Vouliez-vous, tout à l’heure, me faire entendre que votre tante m’admet de temps à autre chez elle avec l’idée que cela me fera prolonger mon séjour ?

— Elle croit que vos impressions se modifieront si vous la voyez quelquefois. Elle désire tellement que vous restiez, qu’elle est prête à faire cette concession.

— Et en quoi, d’après elle, mes impressions pourraient-elles se modifier, si je la revois ?

— Je ne sais pas : elle est peut-être intéressante, dit Miss Tina avec simplicité, vous le lui avez dit.

— C’est vrai ; mais ce n’est pas l’avis de tout le monde.

— Non, évidemment, sinon plus de personnes tenteraient de venir.

— Eh bien, si elle est capable de faire cette réflexion, elle est capable de faire celle-ci, continuai-je ; C’est qu’il faut que j’aie une raison particulière pour ne pas agir comme tout le monde en dépit de l’intérêt qu’elle offre — en ne l’abandonnant pas à elle-même !

Miss Tina ne sembla pas saisir le sens de cette phrase plutôt compliquée ; je poursuivis donc : « Si vous ne lui avez pas raconté ce que je vous ai dit l’autre soir, peut-elle du moins l’avoir deviné ? »

— Je ne sais pas : elle est très soupçonneuse.

— Mais ce ne sont pas des curiosités indiscrètes, des persécutions, qui en sont cause ?

— Non, non, ce n’est pas cela, dit Miss Tina en tournant vers moi un visage troublé. Je ne sais comment dire : c’est par rapport à quelque chose dans sa vie, il y a des siècles, avant ma naissance.

— Quelque chose ? Quelle espèce de chose ? Je posai la question comme si je ne pouvais avoir aucune idée de cette chose.

— Oh ! elle ne me l’a jamais dit. Et ici, j’étais certain que mon amie disait vrai. Son extrême limpidité était presque exaspérante, et je pensai, l’espace d’un moment, qu’elle aurait été d’un commerce plus agréable en étant moins ingénue.

— Supposez-vous que cette chose ait un rapport avec les lettres et les papiers de Jeffrey Aspern — je veux dire ces affaires qui sont en sa possession ?

— Je le croirais volontiers, s’écria ma compagne, comme si je venais de lancer une heureuse hypothèse. Je n’ai jamais jeté un coup d’œil sur ces affaires.

— Sur aucune ? Alors comment savez-vous qu’elles sont ?

— Je ne le sais pas, dit Miss Tina, placidement. Je ne les ai jamais tenues dans mes mains. Mais je les ai vues, quand elle les sort.

— Est-ce qu’elle les sort souvent ?

— Pas maintenant, mais autrefois. Elle y tient beaucoup.

— En dépit de leur caractère compromettant ?

— Compromettant ? répéta Miss Tina comme si elle cherchait quel sens à donner à ce mot. Je me sentais presque dans l’état d’âme d’un corrupteur de l’innocence.

— Je fais allusion aux pénibles souvenirs qu’elles peuvent contenir.

— Oh ! je ne crois pas qu’il y ait rien de pénible.

— Vous voulez dire qu’il n’y a rien qui puisse nuire à sa réputation ?

À ces mots, une expression plus bizarre encore que d’habitude parut sur le visage de la nièce de Miss Bordereau, comme un aveu de sa faiblesse, une supplication d’agir honnêtement, généreusement envers elle. Je l’avais amenée à la Piazza, je la soumettais aux plus douces influences, je l’entourais d’attentions auxquelles elle était sensible, et maintenant je semblais avoir machiné tout cela pour la corrompre — pour la corrompre à mon profit aux dépens de sa tante.

Il était dans sa nature de céder et elle était capable de presque tout faire pour plaire à quelqu’un qui lui donnait une marque certaine de sa bonté ; mais la marque la plus grande qu’on pouvait lui donner était de ne pas trop exiger de reconnaissance. C’était assez curieux, j’y réfléchis plus tard, qu’elle ne m’en voulût pas le moins du monde de mon manque de considération pour la réputation de sa tante, ce qui aurait été cependant du plus mauvais goût de ma part si un intérêt moins vital — à mon point de vue — n’eût été en jeu. Je ne crois pas qu’elle s’en rendit réellement compte.

— Voulez-vous dire qu’elle ait jamais fait quelque chose de coupable ? demanda-t-elle après un silence.

— Le ciel me préserve de jamais dire cela, et cela ne me regarde en rien. D’ailleurs, si elle l’a fait — telle fut l’aimable expression que j’employai — il y a des siècles de cela, c’était dans un autre monde. Mais qu’est-ce qui l’empêcherait de détruire les papiers ?

— Oh ! elle les aime trop !

— Même maintenant, quand sa fin peut être si proche ?

— Peut-être le fera-t-elle quand elle en sera sûre.

— Eh bien ! Miss Tina, dis-je, c’est justement cela que je voudrais que vous empêchiez.

— Comment puis-je l’empêcher ?

— Ne pouvez-vous pas les prendre ?

— Et vous les donner ?

Ceci résumait la situation, à première vue, avec une ironie cinglante, mais j’étais certain que ce n’était pas son intention.

— Je veux dire que vous pourriez me les laisser voir et les examiner rapidement. Ce n’est pas dans mon propre intérêt, et je ne voudrais pas que cela nuisît à personne. C’est tout simplement parce que cela aurait un immense intérêt pour le public, une importance incalculable comme contribution à l’histoire de Jeffrey Aspern.

Elle m’écoutait avec son expression habituelle, comme si je discourais sur des sujets dont elle n’aurait jamais entendu parler, et je me sentais l’âme aussi basse qu’un reporter qui pénètre de Force dans une maison en deuil. Cette sensation fut justifiée quand elle reprit :

— Il y a quelque temps, un monsieur lui a écrit à peu près en ces termes ; lui aussi désirait ses papiers.

— Et lui a-t-elle répondu ? demandai-je, un peu honteux de n’avoir pas imité la franche conduite de mon ami.

— Seulement après qu’il lui eut écrit deux ou trois fois. Il l’a beaucoup fâchée.

— Et qu’en a-t-elle dit ?

— Elle a dit qu’il était un animal, répondit catégoriquement Miss Tina.

— Elle a employé cette expression dans sa lettre ?

— Oh ! non, elle me l’a dit, à moi. C’est moi qu’elle a chargée de lui répondre.

— Et que lui dîtes-vous ?

— Je lui dis qu’il n’existait aucun papier.

— Ah ! le pauvre garçon ! soupirai-je.

— Je savais bien qu’il en existait, mais j’ai écrit d’après ses ordres.

— Naturellement, vous n’aviez que cela à faire. Mais j’espère que je ne vais pas être traité d’animal.

— Cela dépend de ce que vous me demanderez de faire pour vous ; et ma compagne sourit.

— Oh ! s’il y a seulement l’ombre d’une chance que vous pensiez ainsi de moi, mon affaire est en mauvaise voie ! Je ne vous demanderai pas de voler pour moi, ni même de tricher — car vous êtes incapable de tricher, excepté sur le papier. Mais l’important c’est que vous l’empêchiez de détruire les papiers.

— Mais je n’ai aucune autorité sur elle, dit Miss Tina. C’est elle qui exerce la sienne sur moi.

— Mais elle ne peut l’exercer sur ses bras et ses jambes, n’est-ce pas ? La manière dont elle détruira le plus naturellement ses lettres sera de les brûler. Or, elle ne peut les brûler sans feu, et elle ne peut avoir de feu que si vous lui en procurez.

— J’ai toujours fait tout ce qu’elle m’a demandé, plaida ma pauvre amie. Et puis, il y a Olimpia.

Je fus sur le point de dire qu’Olimpia était probablement corruptible, mais je jugeai préférable de ne pas pincer cette corde pour le moment. Je dis simplement que cette faible créature pourrait sans doute être endoctrinée.

— Ma tante endoctrine qui elle veut, dit Miss Tina. Puis elle se rappela que son congé tirait à sa fin : il fallait rentrer. Je posai ma main sur son bras, à travers la table, pour la retenir un instant :

— Ce que je veux de vous est une promesse de m’aider, d’une façon générale.

— Mais comment, comment le puis-je ? » demanda-t-elle songeuse et troublée. Elle était à demi surprise, à demi effrayée de l’importance que je lui donnais, de cet appel à son action propre.

« Voici la chose principale : surveiller soigneusement notre amie et m’avertir à temps, avant qu’elle commette l’affreux sacrilège.

— Je ne peux pas la surveiller quand elle me dit de sortir.

— C’est très vrai.

— Et que vous sortez avec moi.

— Dieu nous protège ! croyez-vous qu’elle ait fait quelque chose ce soir ?

— Je ne sais pas, elle est très rusée.

— Vous essayez de me faire peur ? demandai-je.

La seule réponse de Miss Tina à cette question — mais elle me suffit — fut de murmurer sur un ton rêveur et presque envieux :

— Mais elle les aime ! elle les aime !

Cette réflexion, répétée avec solennité, me combla d’aise, et, pour obtenir davantage de ce baume, je dis :

— Si elle n’a pas l’intention de détruire avant sa mort les objets dont nous parlons, elle en aura probablement disposé par testament.

— Par testament ?

— N’a-t-elle pas fait un testament en votre faveur ?

— Ah ! elle a si peu à léguer ! C’est pour cela qu’elle tient à l’argent, dit Miss Tina.

— Oserai-je vous demander, puisque nous sommes sur ce sujet, de quoi vous vivez, toutes deux ?

— D’argent qui vient d’Amérique par les mains d’un Monsieur, un notaire, je crois, de New York. Il nous l’envoie chaque trimestre. Ce n’est guère !

— N’aura-t-elle pris aucune disposition pour cela ?

Ma compagne hésita : je vis qu’elle rougissait.

— Je crois que tout est à moi, dit-elle. Son regard et le ton de ses paroles témoignaient d’un oubli si habituel d’elle-même que je fus sur le point de la trouver charmante. L’instant d’après, elle ajouta :

— Mais elle a demandé une fois un « avvocato », il y a extrêmement longtemps. Et il est venu des gens qui ont signé quelque chose.

— C’étaient des témoins, probablement. Et on ne vous a pas demandé de signer ? Eh bien, alors, raisonnai-je rapidement et plein d’espérance, c’est parce que vous êtes sa légataire. Elle doit vous avoir laissé tous les documents !

— Si elle l’a fait, ce doit être avec des conditions très strictes, répondit Miss Tina en se levant hâtivement, et le mouvement donnait à ses paroles une certaine apparence de décision. Elles semblaient signifier que le legs serait accompagné de la restriction que les objets légués devaient demeurer cachés à tous les yeux, et que je me trompais grossièrement si je la supposais capable de désobéir à une injonction aussi absolue.

— Oh ! bien entendu ! Vous devrez respecter les termes du testament, dis-je. Et elle ne prononça rien pour adoucir la rigueur de cette conclusion. Néanmoins, un peu plus tard, juste avant de débarquer à la porte, après un retour effectué dans un silence presque complet, elle me dit brusquement :

— Je ferai ce que je pourrai pour vous aider.

Je lui en fus très reconnaissant : c’était parfait pour le moment ; mais cela ne m’empêcha pas, pendant l’heure d’insomnie fiévreuse que j’eus cette nuit-là, de me rappeler que j’avais maintenant sa propre affirmation pour fortifier ma conviction que la vieille femme avait plus d’un tour dans son sac.