Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome I/XVI.

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Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (Tome 1p. 218-237).

CHAPITRE XVI.

Trop plein d’aventures pour qu’on puisse les résumer brièvement.

Il n’y a pas, dans toute l’année, de mois où la nature ait un plus joli visage que durant le mois d’août. Le printemps a bien des charmes, et mai, certainement, est frais et joli, et son éclat est rehaussé par le contraste des frimas qui viennent de finir. Août n’a pas de semblables avantages : lorsqu’il arrive, nos sens sont accoutumés à la pureté du ciel, au verdoiement des prairies, au parfum embaumé des fleurs ; le brouillard, le givre, la neige et les glaces sont effacés de notre mémoire, comme de la surface de la terre. Et cependant, quelle saison charmante ! Les champs, les vergers, sont animés par la voix, par la présence des travailleurs ; les arbres, chargés de fruits, inclinent leurs branches jusqu’à terre ; les blés, réunis en gerbes gracieuses ou se balançant au souffle du zéphir comme pour agacer la faucille, couvrent le paysage d’une teinte dorée ; une douce langueur semble répandue sur toute la nature, et l’on dirait même que la molle influence de la saison s’étend jusque sur les charrettes dont l’œil aperçoit le mouvement uniforme à travers les champs moissonnés, sans que l’oreille soit déchirée par aucun bruit inharmonieux.

Pendant que la voiture publique roule rapidement à travers les champs et les vergers qui bordent la route, des groupes de femmes et d’enfants, empilant des fruits dans des corbeilles ou recueillant les épis de blé dispersés, suspendent un instant leur travail, abritent leurs visages brunis par le soleil avec une main plus brune encore, et suivent les voyageurs d’un regard curieux ; quelque vigoureux bambin, trop jeune pour travailler, mais trop turbulent pour être laissé à la maison, se hisse sur le bord du grand panier où il a été emprisonné, et gigotte et braille avec délices ; le moissonneur arrête sa faucille, se redresse, croise les bras et contemple la voiture qui passe auprès de lui comme un tourbillon ; les lourds chevaux de son char rustique suivent l’attelage brillant et animé d’un regard endormi, qui dit aussi clairement que le peut dire un regard de cheval : « Tout cela est fort joli à regarder, mais marcher lentement dans une terre pesante vaut encore mieux, après tout, que de galoper si chaudement sur une route pleine de poussière ! » Cependant les voyageurs volent, et, profitant d’un détour, jettent un dernier coup d’œil derrière eux : les femmes et les enfants ont repris leur travail ; le moissonneur s’est courbé de nouveau sur sa faucille ; les chevaux de labour poursuivent leur marche mesurée ; et tout se montre, comme tout à l’heure, plein de vie et de mouvement.

Une semblable scène ne pouvait manquer d’influer sur l’esprit délicat et bien réglé de M. Pickwick. Préoccupé de la résolution qu’il avait formée de démasquer le véritable caractère de Jingle, en quelque lieu qu’il pût le découvrir, il était demeuré d’abord taciturne et rêveur, réfléchissant aux moyens qu’il devait employer pour réussir dans son projet ; mais peu à peu son attention fut attirée par les objets environnants, et à la fin il y prit autant de plaisir que s’il avait entrepris ce voyage pour la cause la plus agréable du monde.

« Délicieux paysage, Sam ! dit-il à son domestique.

— Enfonce les toits et les cheminées, monsieur, répondit celui-ci en touchant son chapeau.

— En effet, reprit M. Pickwick avec un sourire, je suppose que vous n’avez guère vu, toute votre vie, que des toits et des cheminées, du mortier et des briques.

— Je n’ai pas toujours été valet d’auberge, monsieur, répliqua Sam en secouant la tête. J’ai été autrefois garçon de roulier.

— Quand cela ?

— Quand j’ai été jeté la tête la première dans le monde pour jouer à saute-mouton avec ses soucis. Donc, pour commencer, j’ai été garçon d’un charretier, et puis ensuite d’un roulier, et puis ensuite commissionnaire, et puis ensuite valet d’auberge. À présent v’là que je suis domestique d’un gentleman. Je serai peut-être un gentleman moi-même un de ces jours, avec ma pipe dans ma bouche et un berceau dans mon jardin. Qui sait ? je n’en serais pas surpris, moi.

— Vous êtes un véritable philosophe, Sam.

— Je crois que ça court dans la famille, monsieur. Mon père est dans cette profession-là maintenant. Quand ma belle-mère le tarabuste, il se met à siffler ; elle s’enlève comme une soupe au lait, et elle lui casse sa pipe : il s’en va pacifiquement, et il en rapporte une autre ; alors elle braille tant qu’elle peut, et elle tombe dans des attaques de nerfs : il ne bouge pas, il fume confortablement jusqu’à ce qu’elle revienne. C’est ça de la philosophie, monsieur !…

— Ou du moins un très-bon équivalent, répondit en riant M. Pickwick. Cela doit vous avoir été fort utile dans votre vie errante, Sam.

— Utile, monsieur ! vous pouvez bien le dire. Après que je me suis sauvé d’avec le charretier et avant que j’aie rentré avec le roulier, j’ai couché pendant une quinzaine dans un appartement sans meubles.

— Un appartement sans meubles !

— Oui, les arches à sec du pont de Waterloo. Jolie chambre à coucher ; à dix minutes du centre des affaires. Seulement s’il y a quelque chose à lui reprocher, c’est qu’elle est un peu aérée. J’ai vu là des drôles de spectacles.

— Ha ! je le suppose, dit M. Pickwick d’un air plein d’intérêt.

— Des spectacles qui perceraient votre tendre cœur, monsieur, et qui ressortiraient de l’autre côté. On n’y trouve pas les mendiants réguliers ; vous pouvez vous fier à ceux-là pour savoir se tirer d’affaire. De jeunes mendiants, mâles et femelles, qui n’ont pas encore fait leur chemin dans la profession, s’y logent quelquefois ; mais c’est généralement les pauvres créatures sans asile, éreintées, mourant de faim, qui se roulent dans les coins sombres de ces tristes places ; les pauvres créatures qui ne peuvent pas se repasser la corde de deux pence.

— Dites-moi, Sam, qu’est-ce que c’est que la corde de deux pence ?

— C’est une auberge, monsieur, où les lits coûtent deux pence par nuit…

— Pourquoi donnent-ils aux lits le nom de cordes ?

— Que vous êtes donc jeune, monsieur ! Quand les ladies et les gentlemen qui tiennent ces hôtels-là ont ouvert leur bazar, ils faisaient les lits sur le plancher, mais ils ne faisaient pas leurs affaires. Au lieu de prendre un somme raisonnable pour deux pence, les logeurs s’y vautraient la moitié de la journée. Aussi, maintenant, ils ont deux cordes, éloignées d’à peu près six pieds, et à trois pieds du plancher, qui vont tout du long de la chambre, et les lits sont faits avec des grosses toiles tendues en travers.

— Eh bien ?

— Eh bien ! l’avantage du plan est visible. Tous les matins, à six heures, ils laissent aller une des cordes, et patatra, v’là tous les logeurs par terre. Ça les réveille fameusement, ils se relèvent de bonne humeur, et ils s’en vont comme des jolis garçons… Demande pardon, monsieur, dit Sam, en interrompant tout à coup son verbeux discours, c’est-il Bury Saint-Edmunds qu’est là-bas ?

— Précisément, répondit M. Pickwick. »

Bientôt après la voiture roula dans les rues propres et bien pavées d’une jolie petite ville, et s’arrêta devant une auberge située au milieu de la grande route, presque en face de l’antique abbaye.

« Voici l’Ange, dit M. Pickwick, en regardant l’enseigne. Nous descendons ici, Sam. Mais il faut prendre quelques précautions. Demandez une chambre particulière et ne mentionnez pas mon nom ; vous comprenez.

— Compris ! monsieur, » répondit Sam, avec un clin d’œil intelligent. Il tira le portemanteau du coffre de derrière, où il avait été jeté à Eatanswill, et disparut pour faire sa commission. Une chambre particulière fut facilement retenue, et M. Pickwick y fut introduit sans délai.

« Maintenant, Sam, dit M. Pickwick, la première chose à faire…

— C’est de commander le dîner, monsieur, suggéra Sam : il est fort tard, monsieur.

— Ah ! c’est vrai, répliqua le philosophe en regardant sa montre. Vous avez raison, Sam.

— Et si c’était moi, monsieur, je voudrais prendre juste une bonne nuit de repos avant de demander des renseignements sur ce finaud. Il n’y a rien pour rafraîchir l’esprit comme un bon somme, monsieur, comme dit la servante avant d’avaler son petit verre de l’eau d’ânon.

— Je crois que vous avez raison, Sam ; mais je veux d’abord m’assurer qu’il est dans cet hôtel et qu’il ne m’échappera point.

— Laissez-moi c’te affaire-là, monsieur. Je vas vous ordonner un joli petit dîner et faire une enquête en bas, pendant qu’on l’apprêtera. Je tirerai tous les secrets du décrotteur, en cinq minutes.

— À la bonne heure, » dit M. Pickwick, et Sam se retira.

Au bout d’une demi-heure M. Pickwick était assis devant un dîner très-satisfaisant, et un quart d’heure plus tard, Sam lui rapportait l’assurance que M. Charles Fitz-Marshall avait retenu, jusqu’à nouvel ordre, sa chambre particulière ; il était allé passer la soirée dans une maison du voisinage, avait ordonné au garçon de l’attendre et avait emmené son domestique avec lui.

« Maintenant, monsieur, continua Sam, après avoir fait son rapport, si je puis causer un brin avec ce domestique ici, il me contera toutes les affaires de son maître.

— Comment savez-vous cela ? demanda M. Pickwick.

— Que vous êtes donc jeune monsieur ! Tous les domestiques en font autant.

— Oh ! oh ! fit le philosophe, j’avais oublié cela : c’est bon.

— Alors, vous verrez ce qu’il y a de mieux à faire, monsieur, nous agirons en conséquence. »

Comme cet arrangement paraissait le meilleur possible, il fut finalement adopté. Sam se retira, avec la permission de son maître, pour passer la soirée comme il l’entendrait. Il dirigea ses pas vers la buvette de la maison, et peu de temps après, fut élevé au fauteuil par la voix unanime de l’assemblée. Une fois parvenu à ce poste honorable, il fit éclater tant de mérite, que les éclats de rire des gentlemen habitués, et les marques bruyantes de leur satisfaction, parvinrent jusqu’à la chambre à coucher de M. Pickwick, et raccourcirent, de plus de trois heures, la durée naturelle de son sommeil.

Le lendemain, dès le matin, Sam Weller s’occupa de calmer l’agitation fiévreuse qui lui restait de la veille, par l’application d’une douche d’un penny ; c’est-à-dire que, moyennant cette pièce de monnaie, il engagea un jeune gentleman du département de l’écurie à faire jouer la pompe sur sa tête et sur sa face, jusqu’à l’entière restauration de ses facultés intellectuelles. Tandis qu’il subissait ce traitement médical, son attention fut attirée par un jeune homme, assis sur un banc, dans la cour. Il était vêtu d’une livrée violette, et lisait dans un livre d’hymnes, avec un air d’abstraction profonde, qui ne l’empêchait cependant pas de jeter de temps en temps un coup d’œil vers Sam, comme s’il avait pris grand intérêt à l’opération qu’il se faisait faire.

« Voilà un drôle de corps, pensa celui-ci, la première fois que ses yeux rencontrèrent ceux de l’étranger en livrée violette. Et, en effet, avec son pâle visage, large et plat, avec ses yeux enfoncés et sa tête énorme, d’où pendaient plusieurs mèches de cheveux noirs et lisses, l’étranger pouvait passer pour un drôle de corps. « Voilà un drôle de corps, » pensa donc Sam Weller, et après avoir pensé cela, il continua de se laver, et n’y pensa pas davantage.

Cependant l’homme en livrée violette continuait à regarder Sam et son livre d’hymnes, son livre d’hymnes et Sam, comme s’il avait eu envie d’entamer la conversation. À la fin, pour lui en fournir l’occasion, Sam lui dit, avec un signe de tête familier : « Comment ça va-t-il, mon bonhomme ?

— Je suis heureux de pouvoir dire que je vais assez bien, monsieur, répondit l’homme violet d’une voix mesurée et en fermant son livre avec précaution. J’espère que vous allez de même, monsieur ?

— Eh ! eh ! je serais plus solide sur mes jambes si je ne me sentais pas comme une bouteille d’eau-de-vie ambulante ; mais vous, mon vieux, restez-vous dans cette maison ici ? »

L’homme violet répondit affirmativement.

« Comment se fait-il donc que vous n’étiez pas avec nous hier soir ? demanda Sam, en se frottant la face avec un essuie-mains. Vous me faites l’effet d’un bon vivant, l’air aussi gaillard qu’une truite dans un panier plein de chaux, ajouta-t-il d’un ton un peu plus bas.

— J’étais sorti avec mon maître, répondit l’étranger.

— Comment s’appelle-t-il ? demanda vivement Sam Weller, dont le visage devint tout rouge par l’effet combiné de la surprise et du frottement de son essuie-mains.

— Fitz-Marshall, répliqua l’homme violet.

— Donnez-moi la patte, dit Sam en s’avançant vers lui. J’ai envie de vous connaître, votre philosomie me va, mon fiston.

— Eh bien ! voilà qui est très-extraordinaire, rétorqua l’homme violet, avec une grande simplicité de manières. La vôtre m’a plu si fort, que j’ai eu envie de vous parler, dès le premier moment où je vous ai vu sous la pompe.

— C’est-il vrai.

— Sur mon honneur ! Cela n’est-il pas curieux, hein ?

— Très-curieux, répondit Sam, en se congratulant intérieurement sur la bonhomie de l’étranger. Comment nous appelons-nous, mon patriarche ?

— Job.

— Et c’est un fameux nom. Le seul nom, à ma connaissance, qui n’a pas reçu une abréviation. Et l’autre nom ?

— Trotter, dit l’étranger. Et le vôtre ? »

Sam se rappela les ordres de son maître et répondit : « Mon nom est Walker, le nom de mon maître est Wilkins. Voulez-vous prendre une goutte de quelque chose ce matin, M. Trotter ? »

M. Trotter donna son complet assentiment à cette agréable proposition, et ayant déposé son livre dans la poche de son habit, il accompagna M. Walker à la buvette. Là, ils s’occupèrent à discuter le mérite d’un agréable mélange, contenu dans un vase d’étain et composé de l’essence parfumée du clou de girofle et d’une certaine quantité de genièvre de Hollande, fabriqué en Angleterre.

« Et c’est-il une bonne place que vous avez ? demanda Sam, en remplissant pour la seconde fois le verre de son compagnon.

— Mauvaise, répondit Job, en se léchant les lèvres, très-mauvaise.

— Vrai ?

— Oui, sûr ; et pire que cela ; mon maître va se marier.

— Pas possible !

— Si, et pire que cela. Il va enlever une grosse héritière dans une pension.

— Quel dragon ! dit Sam, en remplissant encore le verre de son camarade. C’est quelque pension de cette ville, je suppose ? »

Cette question fut faite du ton le plus indifférent qu’on puisse imaginer. Cependant M. Job Trotter montra clairement, par ses manières, qu’il remarquait avec quelle anxiété son nouvel ami attendait sa réponse. Il vida son verre, regarda mystérieusement Sam Weller, cligna l’un après l’autre chacun de ses petits yeux, et finalement fit avec sa main le geste de manier une pompe imaginaire, donnant à entendre par là qu’il considérait son compagnon comme trop désireux de pomper ses secrets.

« Non, non, observa-t-il, en conclusion. Cela ne se dit pas à tout le monde. C’est un secret ; un grand secret, M. Walker. »

En prononçant ces paroles, l’homme violet retourna son verre sens dessus dessous, afin de faire remarquer ingénieusement à son compagnon qu’il n’y restait plus rien pour assouvir sa soif. Sam comprit l’apologue ; il en apprécia la délicatesse, et ordonna de remplir, sur nouveaux frais, le vase d’étain. Cet ordre fit briller de plaisir les petits yeux de l’homme violet.

« Ainsi donc, c’est un secret ? reprit Sam.

— Je l’imagine comme cela, répliqua l’autre en sirotant sa liqueur avec complaisance.

— Je suppose que votre maître est un richard ? »

M. Trotter sourit, et, tenant son verre de la main gauche, il donna, avec sa main droite, quatre tapes distinctes sur le gousset de sa culotte violette, comme pour faire entendre que son maître aurait pu agir de même sans alarmer personne par le bruit de son argent.

« Ah ! reprit Sam, voilà l’histoire ? »

L’homme violet baissa la tête d’une manière significative.

« Et est-ce que vous n’imaginez pas, mon vieux, que vous seriez une fameuse canaille si vous laissiez votre maître empoigner cette jeune demoiselle ?

— Je sais cela, répliqua Job Trotter, en soupirant profondément et en tournant vers son interlocuteur un visage plein de contrition. Je sais cela, et c’est ce qui pèse sur mon esprit ; mais qu’est-ce que je peux faire ?

— Faire ? s’écria Sam, chanter à la maîtresse et enfoncer votre maître.

— Qui est-ce qui me croirait ? La jeune lady est regardée comme un modèle de prudence et de discrétion ; elle dirait que non, et mon maître aussi. Qui est-ce qui me croirait ? Je perdrais ma place et je me verrais poursuivi comme diffamateur ou quelque chose comme ça. Voilà tout ce que j’y gagnerais.

— Il y a du vrai, dit Sam en ruminant ; il y a du vrai dans ce que vous dites là.

— Si je connaissais quelque respectable gentleman qui voulût se charger de l’affaire, je pourrais espérer d’empêcher l’enlèvement. Mais il y a la même difficulté, monsieur Walker ; juste la même. Je ne connais pas de gentleman respectable en ce pays, et si j’en connaissais un, il y a dix à parier contre un qu’il ne croirait pas mon récit.

— Venez par ici, cria Sam, en se levant tout d’un coup et en saisissant son compagnon par le bras. Mon maître est l’homme qu’il vous faut. »

Après une légère résistance, Job Trotter fut conduit dans l’appartement de M. Pickwick, et lui fut présenté, avec un court sommaire du dialogue que nous venons de rapporter.

« Je suis bien fâché de trahir mon maître, monsieur, dit Job Trotter, en appliquant à son œil un mouchoir rouge d’environ trois pouces carrés.

— Ce sentiment vous fait beaucoup d’honneur, répliqua M. Pickwick. Mais, cependant, c’est votre devoir…

— Je sais que c’est mon devoir, monsieur, reprit Job avec une grande émotion. Nous devons tous nous efforcer de remplir nos devoirs, monsieur, et je m’efforce humblement de remplir les miens, monsieur. Mais c’est une dure épreuve de trahir un maître, monsieur, dont vous portez les habits, dont vous mangez le pain, même quand c’est un coquin, monsieur.

— Vous êtes un brave garçon, dit M. Pickwick fort affecté, un honnête garçon.

— Allons ! allons ! observa Sam, qui avait vu avec beaucoup d’impatience les larmes de M. Trotter ; assez d’arrosage comme ça ; ça n’est bon à rien.

— Sam, reprit M. Pickwick d’un ton de reproche, je suis fâché de voir que vous ayez si peu de respect pour les sentiments de ce jeune homme.

— Ses sentiments sont très-beaux, monsieur, et mêmes si beaux que c’est une pitié qu’il les perde comme ça ; et je pense qu’il ferait mieux de les garder dans son estomac que de les laisser évaporiser en eau chaude, espécialement comme ça ne sert à rien. Des larmes, ça n’a jamais servi à remonter une horloge ni à faire marcher une machine. La première fois que vous irez dans le monde, fourrez-vous ça dans la caboche, mon vieux ; et pour le présent introduisez ce morceau de guingamp rouge dans votre poche. Il n’est pas assez beau pour le secouer comme ça en l’air, comme si vous étiez un danseur de corde.

— Sam a raison, remarqua M. Pickwick, en s’adressant à Job : Sam a raison, quoique sa manière de s’exprimer soit un peu commune et quelquefois incompréhensible.

— Il a tout à fait raison, monsieur, répliqua M. Trotter, et je ne céderai pas davantage à cette faiblesse.

— Très-bien, reprit notre sage ; et maintenant, où est cette pension de demoiselles ?

— C’est une vieille maison de briques rouges, tout juste en dehors de la ville, monsieur.

— Et quand ce perfide dessein sera-t-il exécuté ? Quand est-ce que l’enlèvement doit avoir lieu ?

— Cette nuit, monsieur.

— Cette nuit ?

— Cette nuit même, monsieur. C’est ce qui me fâche tant.

— Il faut prendre des mesures instantanées. Je vais voir immédiatement la dame qui dirige l’établissement.

— Je vous demande pardon, monsieur, mais cela ne servira à rien.

— Pourquoi donc ?

— Mon maître, monsieur, est un homme très-artificieux.

— Je le sais bien.

— Et il s’est si bien entortillé autour du cœur de la vieille dame qu’elle ne croirait rien à son préjudice, quand vous en feriez serment sur vos deux genoux. D’ailleurs vous n’avez pas d’autre preuve que la parole d’un domestique ; mon maître ne manquera pas de dire qu’il m’a renvoyé pour quelque chose, et que je fais cela afin de me venger.

— Qu’est-ce que nous pourrions donc faire, alors ?

— Rien ne pourra convaincre la vieille dame, monsieur, si elle ne le prend pas sur le fait de l’enlèvement.

— Ces vieilles mules-là, interposa Sam, en guise de parenthèse, ces vieilles mules-là, s’obstinent à prendre des vessies pour des lanternes.

— Mais, fit observer M. Pickwick, j’ai peur qu’il ne soit infiniment difficile de le prendre sur le fait.

— Je ne sais pas, monsieur, répondit Job après un instant de réflexion ; il me semble que cela pourrait se faire très-aisément.

— Comment cela ?

— Voyez-vous, mon maître a gagné les deux servantes, et elles doivent nous introduire dans la cuisine, ce soir, à dix heures. Quand toute la maison se sera retirée pour dormir, nous sortirons de la cuisine, et alors la jeune personne descendra de sa chambre ; il y aura une chaise de poste, et en route !

— Eh bien ? fit M. Pickwick.

— Eh bien ! monsieur ; je crois que si vous nous attendiez dans le jardin, tout seul…

— Tout seul ! Pourquoi tout seul ?

— Je pensais que la vieille demoiselle n’aimerait pas qu’une découverte aussi désagréable se fît devant beaucoup de monde ; et puis la jeune lady, monsieur, considérez sa confusion !…

— Vous avez tout à fait raison. Cette réflexion montre une grande délicatesse de sentiments. Poursuivez ; vous avez raison…

— Eh bien ! monsieur ; je pensais donc que si vous attendiez tout seul dans le jardin, je pourrais vous introduire dans la maison, à onze heures et demie précises, et qu’alors vous vous trouveriez juste à temps pour m’aider à démonter les projets de ce méchant homme, par qui j’ai eu le malheur d’être séduit. »

Ici. M. Trotter soupira profondément.

« Ne vous tourmentez pas de cela, dit M. Pickwick ; s’il avait un grain de la probité qui vous distingue, malgré votre humble condition, je ne désespérerais pas de lui. »

Job salua très-bas, et, en dépit des précédentes remontrances de Sam, ses yeux se remplirent de larmes.

« Je n’ai jamais vu un pleurard comme ça, dit Sam. Dieu me pardonne, s’il n’a pas un robinet toujours ouvert dans la tête !

— Sam ! dit M. Pickwick avec une grande sévérité, retenez votre langue.

— Oui, monsieur.

— Je n’aime pas ce plan, poursuivit notre philosophe après une profonde méditation. Pourquoi ne pas communiquer avec les amis de la jeune personne ?

— Parce qu’ils habitent à cinquante lieues d’ici, monsieur.

— Il n’y a rien à répondre à ça, remarqua Sam, à part.

— Ensuite, ce jardin, reprit M. Pickwick, comment y entrerai-je ?

— Le mur est très-bas, monsieur, et votre domestique vous fera la courte échelle.

— Mon domestique me fera la courte échelle, répéta machinalement M. Pickwick, et vous ne manquerez pas de m’ouvrir la porte de la maison ?…

— Vous ne pouvez pas vous tromper, monsieur. Il n’y a qu’une porte dans le jardin ; tapez-y quand vous entendrez sonner l’horloge, et je vous ouvrirai sur-le-champ.

— Je n’aime pas ce plan, redit M. Pickwick ; mais il faut bien l’adopter, car je n’en vois pas d’autre, et il s’agit du bonheur de cette jeune personne, pour toute sa vie. J’y irai, soyez-en sûr. »

Ainsi, pour la seconde fois, la bonté naturelle de M. Pickwick l’entraîna dans une entreprise, dont son excellent jugement l’aurait détourné.

« Comment s’appelle la maison ? demanda-t-il.

— Westgate-House, monsieur. Vous tournez un peu à droite quand vous arrivez au bout de la ville ; la maison est isolée, à une petite distance de la route, et son nom est sur une plaque de cuivre, sur la porte.

— Je le sais répondit M. Pickwick ; j’avais remarqué cette maison la première fois que j’ai visité cette ville. Vous pouvez compter sur moi. »

M. Trotter salua et se détourna pour partir. M. Pickwick lui mit une guinée dans la main.

« Vous êtes un brave garçon, lui dit-il, et j’admire la bonté de votre cœur. Pas de remercîments. Souvenez-vous : onze heures et demie.

— Il n’y a pas de danger que je l’oublie, monsieur, répondit Job Trotter, et il quitta la chambre.

— Camarade, lui dit Sam, qui l’avait suivi, ce n’est pas une mauvaise chose, cette pleurnicherie. Je voudrais pleurer comme une gouttière dans une averse, à ce prix-là. Comment donc que vous faites ?

— Cela vient du cœur, monsieur Walker, répondit Job solennellement. Je vous souhaite le bonjour.

— Voilà un gaillard facile à émouvoir, pensa Sam Weller en le voyant s’éloigner. C’est égal, nous lui avons tiré les vers du nez, toujours. »

Nous ne pouvons pas dire précisément quelles étaient les pensées qui occupaient l’esprit de M. Trotter, attendu que nous n’en savons rien du tout.

Cependant le jour s’écoula, le soir vint, et, un peu avant dix heures, Sam rapporta à son maître que M. Jingle et Job étaient sortis ensemble, que leurs bagages étaient empaquetés, et qu’ils avaient commandé une chaise. Le complot était évidemment en voie d’exécution, comme M. Trotter l’avait prédit.

Dix heures et demie arrivèrent. C’était l’instant où M. Pickwick devait partir pour sa délicate entreprise. Afin de ne pas être embarrassé pour escalader le mur, il refusa le pardessus que lui offrait Sam, et sortit, suivi de ce fidèle serviteur.

La lune était sur l’horizon, mais cachée derrière des nuages, la nuit était belle et sèche, mais singulièrement sombre ; les sentiers, les haies, les champs, les maisons et les arbres étaient enveloppés d’une ombre épaisse ; l’atmosphère était lourde et brûlante ; des éclairs de chaleur illuminaient de temps en temps les nuages, et c’était la seule chose qui animât un peu la triste obscurité dont la terre était couverte ; aucun son ne se faisait entendre, excepté l’aboiement éloigné de quelque chien inquiet.

Nos aventuriers trouvèrent la maison, reconnurent l’inscription de cuivre, firent le tour du mur, et s’arrêtèrent vers le fond du jardin.

« Sam, dit M. Pickwick, vous retournerez à l’auberge quand vous m’aurez aidé à monter par-dessus le mur.

— Très-bien, monsieur.

— Et vous m’attendrez.

— Certainement, monsieur.

— Prenez ma jambe, et quand je dirai : haut ! élevez-moi doucement.

— Me voilà prêt, monsieur… »

Ayant arrangé ces préliminaires, M. Pickwick empoigna le sommet du mur, et donna le mot haut ! qui fut obéi très-littéralement ; car, soit que son corps participât en quelque degré de l’élasticité de son esprit, soit que les idées de Sam sur une douce élévation ne fussent pas exactement les mêmes que celles de son maître, l’effet immédiat de son assistance fut de le jeter par-dessus le mur. Après avoir écrasé trois framboisiers et un rosier, cet immortel gentleman descendit enfin de toute sa longueur sur la terre.

« Vous ne vous êtes pas blessé, monsieur ? demanda Sam, aussitôt qu’il fut revenu de la surprise que lui avait causée la mystérieuse disparition du philosophe.

— Non, certainement, je ne me suis pas blessé, répondit celui-ci, de l’autre côté du mur. Je croirais plutôt que c’est vous qui m’avez blessé, Sam.

— J’espère que non, monsieur !

— Ne vous tourmentez point, reprit notre sage en se relevant ; ce n’est rien… quelques égratignures… Allez vous-en, car nous serions entendus.

— Bonne chance, monsieur.

— Bonsoir. »

Sam s’éloigna donc doucement, laissant M. Pickwick seul dans le jardin.

Des lumières se montraient de temps en temps aux différentes fenêtres du bâtiment, ou passaient dans les escaliers, comme pour indiquer que les pensionnaires se retiraient dans leurs chambres. N’ayant nulle envie d’approcher de la porte avant l’heure fixée, M. Pickwick se blottit dans un angle du mur pour attendre qu’elle arrivât.

Il était alors dans une position qui aurait abattu l’audace de bien des héros, et cependant il ne ressentit ni inquiétude ni découragement : il savait que son dessein était honorable, et il se confiait, sans nulle hésitation, aux nobles sentiments de Job Trotter. La situation était triste certainement, pour ne pas dire accablante ; mais un esprit contemplatif peut toujours se distraire par la méditation. À force de méditer, M. Pickwick était tombé dans une sorte d’assoupissement, lorsqu’il en fut tiré par l’horloge de l’église voisine, qui sonnaient onze heures et demie.

« Voici le moment, » pensa-t-il, en se mettant avec précaution sur ses pieds. Il examina la maison : les lumières avaient disparu, les volets étaient fermés ; tout le monde était au lit, sans aucun doute. Il s’avança à pas de loup vers la porte, et frappa doucement. Deux ou trois minutes s’étaient passées sans réponse, il frappa un autre coup plus fort, puis un autre plus fort encore.

À la fin, un bruit de pas se fit entendre dans l’escalier ; la lumière d’une chandelle brilla à travers le trou de la serrure ; des barres, des verrous furent tirés, et la porte s’ouvrit lentement.

La porte s’ouvrit lentement, et à mesure qu’elle s’ouvrait de plus en plus, M. Pickwick se retirait de plus en plus derrière elle. Il allongea la tête avec précaution pour reconnaître la personne qui s’avançait ; mais quel fut son étonnement lorsqu’il aperçut, au lieu de Job Trotter, une servante inconnue, qui tenait une chandelle dans sa main. M. Pickwick retira sa tête avec la vivacité déployée par Polichinelle, cet admirable comédien, quand il craint d’être découvert par le commissaire.

« Sarah, dit la servante en s’adressant à quelqu’un dans la maison, c’est apparemment le chat. Minet ! minet ! petit ! petit ! petit ! »

Aucun animal n’ayant été attiré par ces incantations, la servante referma lentement la porte, et la reverrouilla, laissant M. Pickwick aplati contre le mur.

« Ceci est fort étrange, pensa-t-il avec tristesse. Elles veillent, à ce que je suppose, plus tard qu’à l’ordinaire. Il est bien malheureux qu’elles aient choisi précisément cette nuit-ci, extrêmement malheureux ! » Tout en faisant ces réflexions, M. Pickwick se retirait avec précaution dans l’angle du mur, où il avait été originairement caché, résolu d’attendre là assez longtemps pour pouvoir répéter, sans danger, son signal.

Il y était à peine depuis cinq minutes, lorsque la lueur éblouissante d’un éclair fut immédiatement suivie d’un violent coup de tonnerre, qui fit retentir les cieux d’un épouvantable roulement puis vint un autre éclair plus éblouissant que le premier ; puis un autre coup de tonnerre, plus épouvantable que le précédent ; puis enfin arriva la pluie, plus terrible encore que les uns et les autres.

M. Pickwick savait parfaitement qu’un arbre est un très-dangereux voisin pendant un orage : or, il avait un arbre à sa droite, un autre à sa gauche, un troisième devant lui, un quatrième derrière. S’il restait où il était, il risquait d’être foudroyé ; s’il se montrait au milieu du jardin, il pouvait être saisi et livré aux constables. Une ou deux fois il essaya d’escalader le mur ; mais, n’ayant alors aucun aide, le seul résultat de ses efforts fut de mettre toute sa personne dans un état de transpiration abondante, et d’opérer sur ses genoux et sur les os de ses jambes une infinité d’égratignures.

« Quelle épouvantable situation ! » se dit-il à lui-même, en s’arrêtant après cet exercice pour essuyer son front et pour frotter ses genoux. En même temps, il regardait vers la maison, et n’y voyant plus de lumière, il se flatta que tout le monde serait couché ; il résolut donc de répéter son signal.

Il marche sur la pointe du pied, dans le sable humide ; il frappe à la porte ; il retient son haleine ; il écoute à travers le trou de la serrure. Pas de réponse. C’est singulier. Un autre coup. Il écoute de nouveau ; un chuchotement se fait entendre dans l’intérieur, et une voix crie ensuite :

« Qui va là ?

— Ce n’est pas Job, pensa M. Pickwick en s’aplatissant contre le mur. C’est une voix de femme. »

À peine était-il arrivé à cette conclusion, qu’une fenêtre du premier étage s’ouvrit, et trois ou quatre voix de femmes répétèrent la question : « Qui est là ? »

M. Pickwick n’osa pas bouger. Il était clair que toute la maison était réveillée. Il résolut de rester où il était jusqu’à ce que l’alarme fût apaisée, et ensuite de faire un effort surnaturel, d’escalader le mur, ou de périr dans cette noble entreprise.

Comme toutes les résolutions de M. Pickwick, celle-ci était la meilleure qu’il pût prendre dans les circonstances données ; mais malheureusement elle était fondée sur l’hypothèse que les habitants de la maison n’oseraient point rouvrir la porte. Quel fut donc son désappointement lorsqu’il entendit tirer barres et verrous, et lorsqu’il vit la porte s’entre-bâiller lentement, mais de plus en plus. Il fit retraite, pas à pas, jusqu’auprès des gonds ; mais ce fut en vain qu’il s’effaça contre le mur : l’interposition de sa personne empêchait la porte de s’ouvrir tout à fait.

« Qui est là ? » s’écria, de l’escalier, un chœur nombreux de voix de soprano. C’étaient la vieille demoiselle, maîtresse de l’établissement, trois sous-maîtresses, cinq domestiques femelles, et trente pensionnaires, toutes à demi-vêtues, toutes ombragées d’une forêt de papillotes.

Comme on s’en doute bien, M. Pickwick ne répondit point qui était là, et alors le refrain du chœur fut changé en celui-ci : « Mon Dieu ! mon Dieu ! comme j’ai peur !

— Cuisinière, dit la vieille demoiselle, qui avait pris soin de rester au haut de l’escalier, la dernière du groupe ; cuisinière, pourquoi n’avancez-vous pas dans le jardin ?

— Si vous plaît, ma’ame, je n’en avons pas envie.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! que cette cuisinière est stupide ! s’écrièrent les trente pensionnaires.

— Cuisinière ! reprit la vieille demoiselle avec grande dignité, ne me raisonnez pas, s’il vous plaît. Je vous ordonne de regarder dans le jardin, sur-le-champ. »

Ici la cuisinière commença à pleurer : la servante dit que c’était une honte de la traiter ainsi, et pour cet acte de rébellion elle reçut son congé sur la place.

« Cuisinière ! entendez-vous ? cria la vieille demoiselle en frappant du pied avec colère.

— Cuisinière ! entendez-vous votre maîtresse ? crièrent les trois sous-maîtresses.

— Cette cuisinière est-elle impudente ! » crièrent les trente pensionnaires.

L’infortunée cuisinière, ainsi poussée en avant, fit un pas ou deux en ayant soin de tenir sa chandelle de manière qu’il lui fût impossible de rien apercevoir. Elle déclara donc qu’elle ne voyait rien dans le jardin, et que ce devait être le vent.

La porte allait se refermer, en conséquence, lorsqu’une pensionnaire curieuse s’étant hasardée à regarder entre les gonds, jeta un cri effroyable qui fit rentrer en un clin d’œil la cuisinière, la servante et les plus aventureuses.

« Qu’est-ce qui est donc arrivé à miss Smithers ? demanda la vieille demoiselle, tandis que ladite miss Smithers tombait dans une attaque de nerfs de la puissance de quatre jeunes ladies.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! chère miss Smithers ! dirent les vingt-neuf autres pensionnaires.

— Oh ! l’homme ! l’homme derrière la porte ! » cria miss Smithers d’une voix entrecoupée.

Aussitôt que la vieille demoiselle eut entendu ces mots effrayants, elle battit en retraite jusque dans sa chambre à coucher, ferma la porte à double tour, et se trouva mal tout à son aise. Cependant les pensionnaires, les sous-maîtresses, les servantes se précipitaient sur l’escalier, les unes par-dessus les autres ; et jamais on n’avait vu tant de bousculades, tant d’évanouissements, tant de cris. Au milieu du tumulte, M. Pickwick sortit de sa cachette et se présenta devant ces colombes effarouchées.

« Ladies ! chères ladies ! leur dit-il.

— Oh ! Il nous appelle chères, cria la plus laide et la plus vieille des sous-maîtresses. Dieux ! le misérable !

— Ladies ! vociféra M. Pickwick, devenu désespéré par le danger de sa situation. Écoutez-moi ! je ne suis point un voleur ! Tout ce que je veux, c’est la maîtresse de la maison !

— Oh ! quel monstre féroce ! s’écria une autre sous-maîtresse. Il en veut à miss Tomkins ! »

Ici les gémissements devinrent universels.

— Sonnez la cloche d’alarme ! dirent une douzaine de voix.

— Non ! non ! cria M. Pickwick, regardez-moi ! ai-je l’air d’un voleur ? Mes chères dames, vous pouvez m’attacher, m’enfermer, pieds et poings liés, dans un cabinet, si cela vous fait plaisir. Seulement écoutez ce que j’ai à dire ! seulement écoutez-moi !

— Comment êtes-vous entré dans notre jardin ? balbutia la servante.

— Appelez la maîtresse de la maison, et je lui dirai tout, tout ! continua M. Pickwick de toutes les forces de ses poumons. Appelez-la donc ; seulement soyez calmes, et appelez-la : vous entendrez tout ! »

Était-ce grâce à la figure de M. Pickwick, ou à son éloquence, ou à la tentation irrésistible pour des esprits féminins d’entendre quelque chose de mystérieux ? nous l’ignorons ; mais les femelles les plus raisonnables de l’établissement, au nombre d’environ quatre ou cinq, parvinrent enfin à recouvrer une tranquillité comparative. Elles proposèrent à M. Pickwick de se soumettre immédiatement à une contrainte personnelle, afin de prouver sa sincérité : il y consentit, et, pour obtenir de conférer avec miss Tomkins, il entra spontanément dans le cabinet où les externes pendaient leurs bonnets et leurs sacs durant les classes. Lorsqu’il y fut soigneusement renfermé, les brebis effrayées commencèrent peu à peu à reprendre courage. Miss Tomkins fut tirée de son évanouissement et de sa chambre ; ses acolytes l’apportèrent au rez-de-chaussée, et la conférence commença.

« Eh bien ! l’homme, dit miss Tomkins d’une voix faible, que faisiez-vous dans mon jardin ?

— Je venais pour vous avertir qu’une de vos jeunes demoiselles doit s’échapper cette nuit, répondit M. Pickwick de l’intérieur du cabinet.

— S’échapper ! s’écrièrent miss Tomkins, les trois sous-maîtresses et les trente pensionnaires. Et avec qui ?

— Avec votre ami, M. Charles Fitz-Marshall.

Mon ami ! je ne connais personne de ce nom.

— Eh bien ! M. Jingle alors.

— Je n’ai jamais entendu ce nom de ma vie.

— Alors j’ai été trompé ! abusé ! dit M. Pickwick ; j’ai été la victime d’un complot, d’un lâche et vil complot ! Envoyez à l’hôtel de l’Ange, ma chère madame, si vous ne me croyez pas. Je vous en supplie, madame, envoyez à l’hôtel de l’Ange, et faites demander le domestique de M. Pickwick.

— Il paraît que c’est un homme respectable, puisqu’il garde un domestique ! dit miss Tomkins à la maîtresse d’écriture et de calcul.

— J’imagine plutôt, répondit celle-ci, que c’est son domestique qui le garde. Je pense qu’il est fou, miss Tomkins, et que l’autre est son gardien.

— Je crois que vous avez raison, miss Gwynn, répondit la vieille demoiselle. Il faut que deux des servantes aillent à l’hôtel de l’Ange, et que les autres restent ici pour nous protéger. »

Deux des servantes furent en conséquence dépêchées à l’hôtel de l’Ange, en quête de M. Samuel Weller, tandis que les trois autres restèrent pour protéger miss Tomkins, les trois sous-maîtresses et les trente pensionnaires. M. Pickwick s’assit par terre, dans le cabinet, et attendit le retour des deux messagers avec toute la philosophie, tout le courage qu’il put appeler à son aide.

Une heure et demie s’écoulèrent dans cette pénible situation, et lorsque les deux servantes revinrent enfin, M. Pickwick reconnut, outre la voix de Samuel Weller, deux autres voix dont l’accent paraissait familier à son oreille, mais dont il n’aurait pas pu deviner les propriétaires, quand il se serait agi de sa vie.

Une courte conférence s’ensuivit ; la porte fut ouverte ; M. Pickwick sortit du cabinet et se trouva en présence de toute la pension, de Sam Weller, du vieux M. Wardle et de son futur gendre.

« Mon cher ami ! dit M. Pickwick en se précipitant vers M. Wardle et en saisissant ses mains ; mon cher ami ! au nom du ciel ! expliquez à ces dames la malheureuse, l’horrible situation dans laquelle je me trouve placé. Vous devez l’avoir apprise de mon domestique. Dites-leur à tout hasard, mon cher camarade, que je ne suis ni un brigand, ni un fou.

— Je l’ai dit, mon cher ami, je l’ai dit, répliqua M. Wardle en secouant la main droite du philosophe, tandis que M. Trundle secouait sa main gauche.

— Et ceux qui disent, ou bien qui ont dit qu’il l’était, s’écria Sam en s’avançant au milieu de la société, ils disent quelque chose qui n’est pas vrai, mais au contraire qu’est tout à fait l’opposite. Et s’il y a ici des hommes, n’importe combien, qui disent ça, je leur y donnerai une preuve convaincante du contraire, dans cette même chambre ici, si ces très-respectables ladies veulent avoir la bonté de se retirer et de faire monter leurs hommes, un à un. » Ayant exprimé ce défi chevaleresque avec une grande volubilité, Sam Weller frappa énergiquement la paume de sa main avec son poing fermé, et regarda miss Tomkins d’un air gracieux et en clignant de l’œil. Mais la galanterie de Sam ne produisit aucun effet sur cette vertueuse personne, qui avait entendu avec une horreur indicible la supposition, implicitement exprimée, qu’il pouvait se trouver des hommes dans l’enceinte d’une pension de demoiselles.

L’apologie de M. Pickwick fut bientôt terminée, mais on ne put tirer de lui aucune parole, ni pendant son retour à l’hôtel, ni lorsqu’il fut assis, avec ses amis, entre un bon feu et le souper dont il avait tant besoin. Il semblait étourdi, stupéfié. Une fois, une fois seulement, il se tourna vers M. Wardle et lui demanda :

« Comment êtes-vous venu ici ?

— J’avais arrangé, pour le premier du mois, une partie de chasse avec Trundle. Nous sommes arrivés cette nuit, et avons été fort étonnés d’apprendre que vous étiez dans ce pays. Mais je suis charmé de vous y voir, continua l’enjoué vieillard en frappant M. Pickwick sur le dos ; je suis charmé de vous y voir ; nous aurons une partie de chasse au premier jour, et nous donnerons à Winkle une autre chance. N’est-ce pas, vieux camarade ? »

M. Pickwick ne répondit point. Il ne demanda pas même des nouvelles de ses amis de Dingley-Dell ; et peu après il se retira pour la nuit, après avoir ordonné à Sam de venir prendre sa chandelle lorsqu’il sonnerait.

Au bout d’un certain temps, la sonnette retentit, et Sam Weller se présenta devant son maître.

« Sam ! dit M. Pickwick en écartant un peu ses draps, pour le regarder.

— Monsieur ? » répondit Sam.

M. Pickwick fit une pause, et Sam moucha la chandelle.

« Sam ! répéta M. Pickwick avec un effort désespéré.

— Monsieur ? répondit Sam de nouveau.

— Où est ce Trotter ?

— Job, monsieur ?

— Oui.

— Parti, monsieur.

— Avec son maître, je suppose.

— Son maître ou son ami, ou son je ne sais quoi. Ils sont filés ensemble. Ça fait un joli couple, monsieur.

— Jingle aura soupçonné mon projet, et vous aura détaché ce fripon-là, avec son histoire, reprit M. Pickwick, que ces paroles semblaient étouffer.

— Juste la chose, monsieur.

— Nécessairement c’était une invention.

— D’un bout à l’autre, monsieur. On nous a mis dedans. C’est adroit, tout de même !

— Je ne pense pas qu’ils nous échappent aussi aisément la première fois, Sam ?

— Je ne le pense pas, monsieur.

— En quelque lieu, en quelque endroit que je rencontre ce Jingle, s’écria M. Pickwick en se levant sur son lit et en déchargeant sur son oreiller un coup terrible, je ne me contenterai point de le démasquer, comme il le mérite si richement, mais je lui infligerai un châtiment personnel. Oui, je le ferai, ou mon nom n’est pas Pickwick.

— Et quand j’attraperai une patte de ce pleurnichard-là, avec sa tignasse noire, si je ne lui tire pas de l’eau réelle de ses quinquets, mon nom n’est pas Weller ! — Bonne nuit, monsieur. »