Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome I/XX.

La bibliothèque libre.
Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (Tome 1p. 273-290).

CHAPITRE XX.

Où l’on voit que Dodson et Fogg étaient des hommes d’affaires, et leurs clercs des hommes de plaisir ; qu’une entrevue touchante eut lieu entre M. Samuel Weller et le père qu’il avait perdu depuis longtemps ; où l’on voit, enfin, quels esprits supérieurs s’assemblaient à la Souche et la Pie, et quel excellent chapitre sera le suivant.

Dans une pièce située au rez-de-chaussée d’une sombre maison, tout au fond de Freeman’s-Court, quartier de Cornhill, étaient assis les quatre clercs de MM. Dodson et Fogg, solliciteurs près la haute cour de chancellerie et procureurs de Sa Majesté près la cour du banc du roi et la cour des communs-plaids, à Westminster ; les susdits clercs, dans le cours de leurs travaux journaliers, ayant à peu près autant de chances d’apercevoir les rayons du soleil que pourrait en avoir un homme placé au fond d’un puits, mais sans jouir des avantages de cette situation retirée, où l’on peut, du moins, découvrir des étoiles en plein jour.

La chambre où ils se trouvaient renfermés, était obscure, humide, et sentait la moisissure ; une séparation de bois les abritait des regards du vulgaire, et les clients qui attendaient le loisir de MM. Dodson et Fogg n’apercevaient ainsi, pour toute distraction, qu’une couple de vieilles chaises, une horloge au bruyant tic-tac, un almanach, un porte-parapluie, une rangée de pupitres, et plusieurs tablettes chargées de liasses de papiers étiquetés et malpropres, de vieilles boîtes de sapin et de grosses bouteilles d’encre. Une porte vitrée ouvrait sur le passage qui donnait dans la cour, et c’est en dehors de cette porte vitrée que se présenta M. Pickwick, deux jours après les événements rapportés dans le précédent chapitre.

« Est-ce que vous ne pouvez pas entrer ? dit une voix criarde en réponse au coup modeste frappé par M. Pickwick à la susdite porte.

Le philosophe entra, suivi de Sam.

« M. Dodson ou M. Fogg sont-ils chez eux, monsieur ? demanda gracieusement M. Pickwick, en s’approchant de la cloison, avec son chapeau à la main.

— M. Dodson n’est pas chez lui, et M. Fogg est en affaire, » répliqua la voix ; et en même temps la tête à qui la voix appartenait, se montra par-dessus la cloison, avec une plume derrière l’oreille, et examina M. Pickwick.

C’était une tête malpropre ; ses cheveux roux, scrupuleusement séparés sur le côté et aplatis avec du cosmétique, étaient tortillés en accroche-cœurs et garnissaient une face plate ornée en outre d’une paire de petits yeux, d’un col de chemise fort crasseux et d’une vieille cravate noire usée.

« M. Dodson n’est pas chez lui, et M. Fogg est en affaire, dit l’homme à qui appartenait cette tête.

— Quand M. Dodson reviendra-t-il, monsieur ?

— Sais pas.

— M. Fogg sera-t-il longtemps occupé, monsieur ?

— Sais pas. »

Ayant ainsi parlé, le jeune homme se mit fort tranquillement à tailler sa plume, tandis qu’un autre clerc riait d’une manière approbative, tout en mêlant de la poudre de Sedlitz dans un verre d’eau.

« Puisqu’il en est ainsi, je vais attendre, dit M. Pickwick, et il s’assit, sans y avoir été invité, écoutant le tic-tac bruyant de l’horloge et le chuchotement des clercs.

— C’était là une bonne farce, hein ? dit l’un de ceux-ci, pour conclure la relation d’une aventure nocturne qu’il avait racontée à voix basse.

— Diablement bonne, diablement bonne, répondit l’homme à la poudre de Sedlitz.

— Tom Cummins était au fauteuil, reprit le premier clerc, qui avait un habit brun, avec des boutons de cuivre. Il était quatre heures et demie quand je suis arrivé à Somers-Town, et j’étais si joliment dedans que je n’ai pas pu trouver le trou de la serrure et que j’ai été obligé de réveiller la vieille femme. Je voudrais bien savoir ce que le vieux Fogg dirait s’il savait cela. J’aurais mon paquet, je suppose, eh ? »

À cette idée plaisante, tous les clercs éclatèrent de rire ; l’homme à l’habit brun poursuivit :

« Il y a eu une fameuse farce avec Fogg ici ce matin, pendant que Jack était en haut à arranger les papiers et que vous deux vous étiez allés au timbre. Fogg était en bas à ouvrir ses lettres quand voilà venir le gaillard de Comberwell contre lequel nous avons un mandat. Vous savez bien… comment s’appelle-t-il déjà ?

— Ramsey, dit le clerc qui avait parlé à M. Pickwick.

— Ah ! Ramsey… en voilà une pratique qui a l’air râpé ! — Eh bien, monsieur, dit le vieux Fogg, en le regardant d’un air sauvage. Vous savez, sa manière…. — Eh bien, monsieur, êtes-vous venu pour terminer ? — Oui, monsieur, dit Ramsey, en mettant sa main dans sa poche, et en tirant son argent. La dette est de deux livres sterling et dix shillings, et les frais de trois livres sterling et cinq shillings ; les voici ici, monsieur, et il soupira comme un soufflet de forge, en tendant sa monnaie dans un petit morceau de papier brouillard. Le vieux Fogg regarda d’abord l’argent et ensuite l’homme, et ensuite il toussa de sa drôle de toux, si bien que je me doutais qu’il allait arriver quelque chose. — Vous ne savez pas, dit-il, qu’il y a une déclaration enregistrée qui augmente notablement les frais. — Qu’est-ce que vous dites là, monsieur, cria Ramsey, en tressaillant ; le délai n’est expiré qu’hier au soir, monsieur. Cela n’empêche pas, reprit Fogg. Mon clerc est justement parti pour la faire enregistrer. M. Jackson n’est-il pas allé pour faire enregistrer cette déclaration dans Bullman et Ramsey, monsieur Wicks ? — Naturellement je réponds que oui, et alors Fogg tousse encore et regarde Ramsey. — Mon Dieu ! disait Ramsey, je me suis rendu presque fou pour ramasser cet argent, et tout cela pour rien ! — Pour rien du tout, reprit Fogg, froidement ; ainsi vous ferez bien mieux de vous en retourner, d’en ramasser un peu plus et de l’apporter ici à temps. — Je n’en pourrai pas trouver, sur mon âme ! s’écria Ramsey en frappant le bureau avec son poing. — Ne me menacez pas, monsieur, dit Fogg, en se mettant en colère à froid. — Je n’ai pas eu l’intention de vous menacer, monsieur, répondit Ramsey. — Si, monsieur, repartit Fogg ; sortez d’ici, monsieur ! sortez de ce bureau, monsieur, et ne revenez que quand vous aurez appris à vous conduire, monsieur ! — Alors Ramsey a fait tout ce qu’il a pu pour se défendre, mais comme Fogg lui coupait la parole, il a été obligé de remettre son argent dans sa poche et de filer. À peine la porte était-elle fermée, que voilà le vieux Fogg qui se retourne vers moi, avec un sourire agréable, et qui tire la déclaration de sa poche. — Monsieur Wicks, dit-il, prenez un cabriolet et allez au Temple, aussi vite que vous le pourrez, pour faire enregistrer cela. Les frais sont sûrs, car c’est un homme laborieux, avec une famille nombreuse, et qui gagne vingt-cinq shillings par semaine. S’il nous signe une procuration (et il faudra bien qu’il en vienne là), je suis sûr que ses maîtres payeront. Ainsi, monsieur Wicks, il faut tirer de lui tout ce que nous pourrons. C’est un acte de bon chrétien, monsieur Wicks, car avec une grande famille et un petit revenu, il sera heureux de recevoir une bonne leçon, qui lui apprenne à ne plus faire de dettes. N’est-il pas vrai ? n’est-il pas vrai ? — Et en s’en allant son sourire était si bienveillant que cela vous réjouissait le cœur. — C’est un fier homme pour les affaires, ajouta Wicks du ton de l’admiration la plus profonde, un fier homme, hein ?  »

Les trois autres clercs s’unirent cordialement à cette admiration et parurent charmés de l’anecdote.

« Jolis gars, ici, monsieur, murmura Sam à son maître. Bonne idée qu’ils ont sur les farces, monsieur. »

M. Pickwick fit un signe d’assentiment et toussa, pour attirer l’attention des jeunes gentlemen qui étaient derrière la cloison. Ayant rafraîchi leurs esprits par cette petite conversation entre eux, ils eurent la condescendance de s’occuper de l’étranger.

« M. Fogg est peut-être libre maintenant, dit Jackson.

— Je vais voir, reprit Wicks en se levant avec nonchalance. Quel nom dirai-je à M. Fogg ?

— Pickwick, » répliqua l’illustre sujet de ces mémoires.

M. Jackson disparut par l’escalier et revint bientôt annoncer que maître Fogg recevrait M. Pickwick dans cinq minutes. Ayant fait ce message, il retourna derrière son bureau.

« Quel nom a-t-il dit ? demanda tout bas M. Wicks.

— Pickwick, répliqua Jackson. C’est le défendeur dans Bardell et Pickwick. »

Un soudain frottement de pieds, mêlé d’éclats de rires étouffés, se fit entendre derrière la cloison.

« Monsieur, murmura Sam à son maître, voilà qu’ils vous mécanisent.

— Ils me mécanisent, Sam ! Qu’est-ce que vous entendez par me mécaniser ?  »

Pour toute réplique, Sam passa son pouce par-dessus son épaule, et M. Pickwick, levant la tête, reconnut la vérité de ce fait, à savoir : que les quatre clercs avaient allongé par-dessus la cloison des figures pleines d’hilarité, et examinaient minutieusement la tournure et la physionomie de ce Lovelace présumé, de ce grand destructeur du repos des cœurs féminins. Au mouvement qu’il fit, la rangée de têtes disparut comme par enchantement, et l’on entendit à l’instant même le bruit de quatre plumes voyageant sur le papier avec une furieuse vitesse.

Le tintement d’une sonnette suspendue dans le bureau appela M. Jackson dans l’appartement de Me Fogg. Il en revint bientôt, et annonça à M. Pickwick que son patron était prêt à le recevoir.

En conséquence, M. Pickwick monta l’escalier. Au premier étage, l’une des portes étalait, en caractères lisibles, ces mots imposants : M. FOGG. Ayant frappé à cette porte et ayant été invité à entrer, M. Jackson introduisit M. Pickwick en présence de l’avoué.

« M. Dodson est-il revenu ? demanda Me Fogg.

— À l’instant, monsieur.

— Priez-le de passer ici.

— Oui, monsieur. (Jackson sort.)

— Prenez un siége, monsieur, dit Me Fogg. Voici le journal, monsieur. Mon partner va être ici dans un moment, et nous pourrons causer sur cette affaire, monsieur. »

M. Pickwick prit un siége et un journal ; mais au lieu de lire ce dernier, il dirigea son rayon visuel par-dessus, afin d’examiner l’homme d’affaires. C’était un personnage d’un certain âge, dont le corps long et fluet était engaîné dans un étroit habit noir, dans une culotte sombre, dans de petites guêtres noires. Il semblait être partie essentielle de son bureau et paraissait avoir à peu près autant d’esprit et de sensibilité que lui.

Au bout de quelques minutes arriva Me Dodson, homme gros et gras, à l’air sévère, à la voix bruyante. La conversation commença immédiatement.

« Monsieur est M. Pickwick, dit Me Fogg.

— Ha ! ha ! monsieur, vous êtes le défendeur dans Bardell et Pickwick ?

— Oui, monsieur, répondit le philosophe.

— Eh bien, monsieur, reprit Me Dodson, que nous proposez-vous ?

— Ah ! dit Me Fogg en fourrant ses mains dans les poches de sa culotte et s’appuyant sur le dos de sa chaise ; qu’est-ce que vous nous proposez, monsieur Pickwick ?

— Silence, Fogg ! reprit Dodson. Laissez-moi entendre ce que M. Pickwick veut dire.

— Je suis venu, messieurs, répliqua notre sage, en regardant avec douceur les deux partners, je suis venu ici, messieurs, pour vous exprimer la surprise avec laquelle j’ai reçu votre lettre de l’autre jour et pour vous demander quels sujets d’action vous pouvez avoir contre moi ?

— Quels sujets !… s’écriait Me Fogg, lorsqu’il fut arrêté par Me Dodson.

— Monsieur Fogg, dit celui-ci, je vais parler.

— Je vous demande pardon, monsieur Dodson, répondit Fogg.

— Quant aux sujets d’action, monsieur, reprit Me Dodson, avec un air plein d’élévation morale ; quant aux sujets d’action, vous consulterez votre propre conscience et vos propres sentiments. Nous, monsieur, nous sommes entièrement guidés par les assertions de notre client. Ces assertions, monsieur, peuvent être vraies ou peuvent être fausses ; elles peuvent être croyables ou incroyables ; mais si elles sont croyables, je n’hésite pas à dire, monsieur, que nos sujets d’action sont forts et invincibles. Vous pouvez être un homme infortuné, monsieur, ou vous pouvez être un homme rusé ; mais si j’étais appelé comme juré, monsieur, et sur mon serment, à exprimer mon opinion sur votre conduite, je vous affirme, monsieur, que je n’hésiterais pas un seul instant. » Ici Me Dodson se redressa avec l’air d’une vertu offensée et regarda Me Fogg, qui enfonça ses mains plus profondément dans ses poches, et, secouant sagement sa tête ajouta d’un ton convaincu : « très-certainement !

— Eh bien, monsieur, repartit M. Pickwick d’un air peiné, je vous assure que je suis un homme très-malheureux, au moins dans cette affaire.

— Je désire qu’il en soit ainsi, monsieur, répliqua Me Dodson. J’aime à croire que cela peut être, monsieur. Mais si vous êtes réellement innocent de ce dont vous êtes accusé, vous êtes plus infortuné que je ne croyais possible de l’être. Qu’en dites-vous monsieur Fogg ?

— Je dis absolument comme vous, répondit Me Fogg avec un sourire d’incrédulité.

— L’assignation qui commence l’action, monsieur, continua Me Dodson, a été délivrée régulièrement. Monsieur Fogg, où est notre registre ?

— Le voici, dit Me Fogg en lui passant un volume carré recouvert en parchemin.

— Voici l’enregistrement, continua Dodson. Middlesex, mandat : Veuve Martha Bardell versus Samuel Pickwick. Dommages-intérêts, 1500 guinées. Dodson et Fogg pour le demandeur, aug. 28, 1831. Tout est régulier, monsieur, parfaitement régulier. »

Ayant articulé ces mots, Me Dodson toussa et regarda Me Fogg. Me Fogg répéta : « Parfaitement, » et tous les deux regardèrent M. Pickwick.

Celui-ci dit alors : « Vous voulez donc me faire entendre que c’est réellement votre intention de poursuivre ce procès ?

— Vous faire entendre ! monsieur. Oui, apparemment, répondit Me Dodson, avec quelque chose qui ressemblait à un sourire autant que le lui permettait sa dignité.

— Et que les dommages-intérêts demandés sont réellement de quinze cents guinées ?

— Vous pouvez ajouter que si notre cliente avait suivi nos conseils, elle aurait réclamé le triple de cette somme.

— Je crois cependant, fit observer Me Fogg, en jetant un coup d’œil à Me Dodson, je crois que Mme Bardell a déclaré positivement qu’elle n’accepterait pas un liard de moins.

— Sans aucun doute, répliqua Me Dodson d’un ton sec ;  » car le procès ne faisait que de commencer, et il ne convenait pas aux avoués de le terminer par un compromis, quand même M. Pickwick y aurait été disposé.

« Comme vous ne nous faites point de propositions, monsieur, continua Me Dodson, en déployant de sa main droite un morceau de parchemin, et tendant gracieusement, de sa gauche, un papier à M. Pickwick ; comme vous ne nous faites pas de propositions, monsieur, je vais vous offrir une copie de cet acte, dont voici l’original.

— Très-bien ! monsieur ; très-bien ! dit en se levant notre philosophe, dont la bile commençait à s’échauffer. Vous aurez de mes nouvelles par mon homme d’affaires.

— Nous en serons charmés, répondit Me Fogg en se frottant les mains.

— Tout à fait, ajouta Dodson, en ouvrant la porte.

— Et avant de vous quitter, messieurs, reprit M. Pickwick en se retournant sur le palier, permettez-moi de vous dire que de toutes les manœuvres honteuses et dégoûtantes…

— Attendez, monsieur, attendez, interrompit Me Dodson avec grande politesse. Monsieur Jackson ! monsieur Wicks !

— Monsieur ? répondirent les deux clercs, apparaissant au bas de l’escalier.

— Faites-moi le plaisir d’écouter ce que ce gentleman va dire. Allons ! monsieur, je vous en prie. Vous parliez, je crois, de manœuvres honteuses et dégoûtantes ?

— Oui, monsieur, s’écria M. Pickwick entièrement excité, je disais que de toutes les manœuvres honteuses et dégoûtantes auxquelles se livrent les fripons, celle-ci est la plus dégoûtante et la plus honteuse. Je le répète, monsieur.

— Vous entendez cela, monsieur Wicks ? cria Me Dodson.

— Vous n’oublierez pas ces expressions, monsieur Jackson ? ajouta Me Fogg.

— Peut-être, monsieur, reprit Dodson, peut-être que vous aimeriez à nous appeler escrocs ? Allons, monsieur, si cela vous fait plaisir, dites-le.

— Oui, s’écria M. Pickwick. Oui, vous êtes des escrocs !

— Très-bien, observa Dodson. J’espère que vous pouvez entendre de là-bas, monsieur Wicks ?

— Oh oui ! monsieur.

— Vous devriez monter quelques marches, ajouta Fogg.

— Poursuivez, monsieur, poursuivez. Vous feriez bien de nous appeler voleurs, monsieur. Ou peut-être que vous auriez du plaisir à nous maltraiter ? Vous le pouvez, monsieur, si cela vous fait plaisir. Nous ne vous opposerons pas la plus petite résistance. Allons, monsieur ! »

Comme M. Fogg se plaçait d’une manière fort tentante à proximité du poing fermé de M. Pickwick, il est fort probable que notre sage aurait cédé à ses sollicitations pressantes, s’il n’en avait pas été empêché. Mais Sam, en entendant la dispute, était sorti du bureau, avait escaladé l’escalier et saisi son maître par le bras.

« Allons, monsieur ! lui dit-il, donnez-vous la peine de venir par ici. C’est très-amusant de jouer au volant, mais pas quand les deux raquettes sont des hommes de loi et qu’ils jouent avec vous. C’est trop excitant pour être agréable. Si vous voulez vous soulager le cœur en bousculant quelqu’un, venez dans la cour et bousculez-moi. Avec ceux-là c’est une besogne un petit peu trop dépensière. »

Disant ces mots et sans plus de cérémonie, Sam emporta son maître à travers l’escalier, à travers la cour, et l’ayant déposé en sûreté dans Cornhill, se retira modestement derrière lui, prêt à le suivre en quelque lieu qu’il lui plût d’aller.

M. Pickwick marcha tout droit devant lui d’un air d’abstraction, traversa en face de Mansion-house et dirigea ses pas vers Cheapside. Sam commençait à s’émerveiller du chemin que prenait son maître, quand celui-ci se retourna et lui dit :

« Sam, je vais aller immédiatement chez M. Perker.

— C’est juste l’endroit où vous auriez dû aller d’abord, monsieur.

— Je le crois, Sam.

— Et moi j’en suis sûr et certain, monsieur.

— Bien ! bien ! Sam, j’irai tout à l’heure. Mais d’abord, comme j’ai été mis un peu hors de moi-même, j’aimerais à prendre un verre d’eau-de-vie et d’eau chaude. Où pourrai-je en avoir, Sam ? »

Sam connaissait parfaitement Londres, aussi répondit-il sans réfléchir un instant :

« La seconde cour à main droite, monsieur ; l’avant-dernière maison du même côté. Prenez la stalle qui est à côté du poêle, parce qu’il n’y a pas de pied au milieu de la table, comme il y en a à toutes les autres, ce qui est très-inconvénient. »

M. Pickwick observa scrupuleusement les indications de son domestique et entra bientôt dans la taverne qu’il lui avait indiquée. De l’eau-de-vie et de l’eau chaude furent promptement placées devant lui, et Sam, s’asseyant à une distance respectueuse de son maître, quoique à la même table, fut accommodé d’une pinte de porter.

La pièce où ils se trouvaient était fort simple et semblait sous le patronage spécial des cochers de diligence, car plusieurs gentlemen qui paraissaient appartenir à cette savante profession, fumaient et buvaient dans leurs stalles respectives. Parmi eux se trouvait un gros homme rougeaud, d’un certain âge, assis en face de M. Pickwick, et qui attira son attention. Le gros homme fumait avec grande véhémence, mais, à chaque demi-douzaine de bouffées, il ôtait sa pipe de sa bouche et examinait d’abord Sam, puis M. Pickwick. Ensuite il exécutait encore une demi-douzaine de bouffées, d’un air de méditation profonde, et recommençait à considérer notre philosophe et son acolyte. Enfin le gros homme, mettant ses jambes sur une chaise et appuyant son dos contre le mur, s’occupa d’achever sa pipe sans interruption, et tout en contemplant, au travers de sa fumée, les deux nouveaux venus, comme s’il avait été décidé à les étudier le plus possible.

Les évolutions du gros homme avaient d’abord échappé à Sam, mais voyant les yeux de M. Pickwick se diriger de temps en temps vers lui, il commença à regarder dans la même direction, puis il abrita ses yeux avec sa main comme si, ayant partiellement reconnu l’objet placé devant lui, il désirait s’assurer de son identité. Mais ses doutes furent promptement résolus, car le gros homme, ayant chassé un nuage épais de sa pipe, fit sortir de dessous le châle volumineux qui enveloppait sa gorge et sa poitrine une voix enrouée, semblable à quelque étrange essai de ventriloquisme, et prononça lentement ces mots :

« Eh bien ! Sammy ?

— Qu’est-ce que c’est que cela, Sam ? demanda M. Pickwick.

— Hé bien ! je ne l’aurais pas cru, monsieur, répondit Sam en ouvrant des yeux étonnés. C’est le vieux.

— Le vieux ! reprit M. Pickwick, quel vieux ?

— Mon père, monsieur. Comment ça va-t-il, mon ancien ? »

Et avec cette touchante ébullition d’affection filiale, Sam fit une place sur le siége à côté de lui pour le gros homme, qui venait le congratuler, pipe en bouche et pot en main.

« Hé ben ! Sammy ? dit le père, je ne t’ai pas vu depuis deux ans et mieux.

— C’est vrai ça, vieux farceur. Comment va la belle-mère ?

— Hé ben ! je vas te dire quoi, Sammy, reprit M. Weller senior d’une voix très-solennelle. I’ n’y a jamais évu une pus belle veuve que ma seconde. Une douce criature que c’était, Sammy, et tout ce que je peux dire à présent, c’est ça : pisqu’elle faisait une si extra-superfine veuve, c’est ben dommage qu’elle ait changé de condition. Elle ne réussit pas pour une femme, Sammy.

— Bah ! vraiment ? » demanda M. Weller junior.

M. Weller senior secoua la tête en répondant avec un soupir :

« J’ai fait la chose une fois de trop, Sammy, j’ai fait la chose une fois de trop. Prenez exemple sur vot’ père, mon garçon, et prenez ben garde aux veuves toute vot’ vie, espécialement si elles tiennent une auberge, Sammy. »

Ayant expectoré cet avis paternel, avec grand pathos, M. Weller senior tira de sa poche une boîte d’étain, remplit sa pipe, l’alluma avec les cendres de la précédente et recommença à fumer d’un grand train.

Après une pause considérable il s’adressa à M. Pickwick, en continuant le même sujet :

« Demande vot’ excuse, mossieu ; rien de personnel, j’espère, mossieu ? Vous n’avez pas empaumé une veuve ?

— Non, pas encore, répondit M. Pickwick en riant ; » et tandis que M. Pickwick riait, Sam informa son père à l’oreille des rapports qui existaient entre lui et ce gentleman.

« Demande vot’ excuse, mossieu, dit M. Weller en ôtant son chapeau ; j’espère que vous n’avez pas de reproches à faire à Sammy, mossieu ?

— Pas le moindre, répliqua M. Pickwick.

— Fort heureux d’apprendre ça, mossieu. J’ai pris beaucoup de peine pour son éducation, mossieu. J’y ai laissé rouler les rues tout petiot pour qu’il sache se tirer d’affaire tout seul, mossieu : la véritable méthode pour rendre un jeune homme malin.

— J’imaginerais que c’est une méthode un peu dangereuse, observa M. Pickwick avec un sourire.

— Et qui n’est pas pleine de certitude non plus, objecta Sam ; j’ai été régulièrement enfoncé l’autre jour.

— Non ? dit le père.

— Si, » reprit le fils ; et il raconta aussi brièvement que possible comment il avait été dupe des stratagèmes de Job Trotter.

M. Weller écouta ce récit avec l’attention la plus profonde, et lorsqu’il fut terminé :

« L’un de ces bijoux, dit-il, n’était-ce pas un grand efflanqué avec des cheveux noirs comme des chandelles et le don de l’oratoire très-galopant ? »

M. Pickwick n’entendait pas parfaitement le dernier item de cette description, mais comprenant le premier, il répondit : « Oui, » à tous hasards.

« Et l’aut’ gaillard, un toupet noir, en livrée violette, avec une très-grosse boule ?

— Oui, oui, c’est lui ! s’écrièrent vivement le maître et le valet.

— Alors je sais où qu’i’ sont remisés ; i’ sont à Ipswich, en bon état tous les deux.

— Impossible ! dit M. Pickwick.

— C’est un fait, répliqua M. Weller, et je vas vous dire comment je sais ça. Je travaille une voiture d’Ipswich de temps en temps, pour un camarade. Je l’ai menée juste le jour d’après la nuit oùs que vous avez attrapé le rhumatique, et je les ai ramenés juste au négrillon, à Chelmsford, et je les ai disposés droit à Ipswich oùs que le domestique, celui qu’est en violet, m’a dit qu’ils allaient rester pour longtemps.

— Je le suivrai, dit M. Pickwick. Nous pouvons visiter Ipswich aussi bien qu’un autre endroit. Je le suivrai.

— Vous êtes sûr et certain que c’était eux, gouverneur ? demanda Sam.

— Tout à fait, Sammy, tout à fait, car leur apparition est fort singulière. Outre ça, je me confondais de voir un gen’l’m’n si familier avec son valet. Pus qu’ ça ; comme i’s étaient assis derrière mon siége, je leu’s y ai entendu dire qu’ils avaient enfoncé le vieux Bouffe-la-balle.

— Le vieux quoi ? demanda M. Pickwick.

— Le vieux Bouffe-la-balle, mossieu, par quoi, ma coloquinte à couper, qu’ils parlaient de vous, mossieu. »

Il n’y a rien de positivement vil ni atroce dans l’appellation de vieux Bouffe-la-balle, mais cependant c’est une désignation qui n’est nullement respectueuse ni agréable. Le souvenir de tous les torts qu’il avait soufferts de Jingle s’était amassé dans l’esprit de M. Pickwick, du moment où M. Weller avait commencé à parler. Il ne fallait qu’une plume pour faire pencher la balance, et Bouffe-la-balle le fit.

« Je le suivrai, s’écria le philosophe en donnant sur la table un coup de poing emphatique.

— Je conduirai après-demain à Ipswich, mossieu : la voiture part du Taureau, dans White-Chapel ; si vous avez réellement envie d’y descendre, vous feriez mieux d’y descendre avec moi.

— C’est vrai, dit M. Pickwick. Très-bien. Je puis écrire à Bury et dire à ces messieurs de venir me retrouver à Ipswich. Nous irons avec vous. Mais ne vous en allez pas si vite, M. Weller, voulez-vous prendre quelque chose ?

— Vous êtes bien bon, mossieu, répondit M. Weller en s’arrêtant court. Peut-être qu’un petit verre d’eau-de-vie pour boire à vot’ santé et à la bonne chance de Sammy, ça ne ferait pas de mal. »

L’eau-de-vie fut apportée, et M. Weller, après avoir tiré son poil à M. Pickwick et adressé un signe gracieux à Sam, la fit descendre dans son large gosier comme s’il y en avait eu plein un dé.

« Bien exécuté, papa. Mais il faut prendre garde, vieux gaillard, ou bien vous vous ferez pincer par la goutte.

— J’ai trouvé pour ça un remède souverain, répliqua M. Weller en reposant son verre.

— Un remède souverain pour la goutte, s’écria M. Pickwick en tirant promptement son mémorandum, qu’est-ce que c’est ?

— La goutte, mossieu, la goutte est une maladie qu’elle est naquise de trop d’aises et de conforts. Si vous êtes jamais attaqué par la goutte, mossieu, vite épousez une veuve qu’a une bonne voix forte avec une idée décente de s’en faire usage, vous n’aurez pus jamais la goutte. C’est une proscription capitale, mossieu. Je la consomme régulièrement et je vous réponds qu’elle chasse toutes les maladies qu’est causée par trop de joyeuseté. »

Ayant communiqué ce secret inestimable, M. Weller vida son verre de nouveau, cligna de l’œil d’une manière prétentieuse, soupira profondément, et se retira avec lenteur.

« Eh bien ! Sam, que pensez-vous de ce qu’a dit votre père ? demanda M. Pickwick en souriant.

— Ce que j’en pense ? monsieur ; je pense qu’il est victime du matrimonial, comme disait le chapelain de la Barbe-Bleue, en l’enterrant avec une larme de pitié. »

Il n’y avait pas de réplique possible à l’à-propos de cette conclusion ; c’est pourquoi M. Pickwick, après avoir payé leur écot, reprit son chemin vers Gray’s Inn. Lorsqu’il atteignit ses grottes retirées, huit heures avaient sonné, et le flot incessant de gentlemen en pantalons crottés, en chapeaux gris déformés, en habits râpés, qui se précipitait par toutes les issues, l’avertit que la majorité des études était fermée pour ce jour-là.

Après avoir grimpé deux étages rapides et malpropres, M. Pickwick vit réaliser ses prévisions : la porte de M. Perker était close, et le morne silence qui suivit les coups répétés frappés par Sam, leur annonça suffisamment que les gens d’affaires s’étaient retirés pour la nuit.

« Voilà qui est bien contrariant, Sam. Je ne voudrais pourtant pas perdre un moment pour le voir. Je suis sûr que je ne pourrai pas fermer l’œil avant d’avoir confié cette affaire à un homme du métier.

— Voici une vieille qui monte les escaliers, monsieur, répliqua Sam. Peut-être qu’elle sait où nous pourrons trouver quelqu’un. Ohé ! vieille lady, où est les gens de M. Perker ?

— Les gens de M. Perker, dit une vieille femme maigre et misérable, en s’arrêtant pour respirer après avoir monté l’escalier ; les gens de M. Perker est parti et moi je vas pour faire le bureau.

— Êtes-vous servante de M. Perker ? demanda M. Pickwick.

— Je suis sa blanchisseuse.

— Ah ! dit M. Pickwick, pour l’édification exclusive de son domestique, c’est une curieuse circonstance, Sam, que, dans ces inns[1], ils appellent les femmes de ménage des blanchisseuses. Je ne comprends pas pourquoi.

— Je me figure, monsieur, que c’est parce qu’elles ont une aversion mortelle à laver quelque chose.

— Cela ne m’étonnerait pas, » répondit M. Pickwick en regardant la vieille femme. En effet, son apparence, comme la tenue du bureau, qu’elle venait d’ouvrir, indiquait une antipathie enracinée contre l’emploi du savon et de l’eau.

« Ma bonne femme, reprit M. Pickwick, savez-vous où je puis trouver M. Perker ?

— Non, je n’en sais rien, répliqua-t-elle d’une voix aigre ; il est hors de la ville, maintenant.

— Cela est bien malheureux ! Et où est son clerc, savez-vous ?

— Oui, je le sais, mais i’ me remercierait drôlement de vous le dire.

— J’ai des affaires très-particulières avec lui.

— Ça ne peut pas se faire demain matin ?

— Pas aussi bien.

— Eh bien, si c’est quelque chose de très-particulier, je puis dire où il est. Ainsi je suppose qu’il n’y a pas de mal à le dire. Si vous allez à la Souche et la Pie et que vous demandiez au comptoir M. Lowten, ils vous introduiront, et c’est le clerc de M. Perker. »

Avec ces instructions, et ayant appris de plus que l’hôtellerie en question était au fond d’une cour, heureusement située entre Clare-Market et New Inn, M. Pickwick et Sam descendirent en sûreté l’escalier raboteux et se mirent en quête de la Souche et la Pie.

Cette taverne favorite, consacrée aux orgies nocturnes de M. Lowten et de ses compagnons, était ce que des gens ordinaires appellent un bouchon. Une petite échoppe adossée à la muraille et sous-louée à un cordonnier en vieux, marquait suffisamment que le propriétaire de la Pie était un homme disposé à gagner de l’argent ; en même temps que la protection par lui accordée à un vendeur de petits pâtés, qui débitait ses chatteries sans crainte d’interruption sur le pas même de la porte, démontrait évidemment que ledit propriétaire possédait un esprit philanthropique. Deux ou trois pancartes imprimées, faisant allusion à du cidre de Devonshire et à de l’eau-de-vie de Dantzig, pendaient aux carreaux inférieurs des fenêtres, décorées de rideaux safran, tandis qu’un large écriteau noir annonçait, en lettres blanches, au public savant, qu’il y avait cinq cent mille barils de double bière dans les celliers de la maison, laissant l’esprit dans un état de doute fort agréable quant à la direction précise dans laquelle on pouvait supposer que cette immense caverne s’étendait dans les entrailles de la terre. Nous aurons décrit autant qu’il est nécessaire l’extérieur de l’édifice, lorsque nous aurons ajouté que l’enseigne antique étalait la figure à moitié effacée d’une pie contemplant attentivement une ligne tortueuse de couleur brune, que les voisins avaient été habitués dès l’enfance à reconnaître pour la souche.

Lorsque M. Pickwick se présenta au comptoir, il fut reçu par une femme d’un certain âge qui sortit de derrière un paravent.

« M. Lowten est-il ici, madame ?

— Oui, monsieur, il y est. Charley, introduisez le gentleman auprès de M. Lowten.

— Le gen’l’m’n peut pas entrer à c’t’ heure, répondit un jeune Ganymède à la tête rousse. M’sieu Lowten i’ chante une chanson farce, et ça l’interloquerait. Ça ne sera pas bien long, m’sieu. »

Le Ganymède roux avait à peine cessé de parler, lorsque le cliquetis des verres et le tonnerre des coups frappés sur la table annoncèrent que la chanson était terminée. M. Pickwick engagea Sam à se délasser dans la buvette, et suivit son introducteur.

Sur cette annonce : « Un gen’l’m’n pour vous parler, m’sieu. » un jeune homme bouffi, qui remplissait le fauteuil au sommet de la table, leva la tête, regarda avec quelque surprise dans la direction d’où portait la voix, et sa surprise ne fut aucunement diminuée lorsqu’il reconnut qu’il ne connaissait nullement l’individu sur lequel se reposaient ses yeux.

« Je vous demande pardon, monsieur, dit M. Pickwick, et je suis aussi très-fâché de déranger ces messieurs, mais je viens pour une affaire pressante. Si vous voulez me permettre de vous entretenir au bout de cette chambre pendant cinq minutes, je vous serai fort obligé. »

Le jeune homme bouffi se leva, et, tirant une chaise dans un coin obscur de la salle, écouta attentivement le récit des infortunes de M. Pickwick. Lorsqu’il fut terminé : « Ah ! dit-il, Dodson et Fogg ! habiles dans la pratique ! hommes d’affaires, bien malins, monsieur ! »

M. Pickwick admit la malice de Dodson et Fogg, et M. Lowten poursuivit :

« Perker n’est pas dans la ville et n’y reviendra pas avant la fin de la semaine prochaine ; mais si vous voulez faire défendre à l’action, vous n’avez qu’à me laisser cette copie, je pourrai faire tout ce qui est nécessaire jusqu’à son retour.

— C’est précisément pour cela que je suis venu ici, répliqua M. Pickwick en tendant le document. S’il arrive quelque chose de nouveau vous pouvez m’écrire, poste restante, à Ipswich.

— C’est fort bien, » répondit le clerc de Me Perker ; et, voyant les regards de M. Pickwick se diriger curieusement vers la table, il ajouta : « Voulez-vous rester avec nous pour une demi-heure ? Nous avons fameuse compagnie ce soir. Il y a Samkin, et le premier clerc de Green, et Smithers, et la chancellerie de Price, et Pimkins, et Thomas… il chante à ravir ; et Jack Bamber, et beaucoup d’autres. Vous arrivez de la campagne, je suppose : voulez-vous vous joindre à nous ? »

M. Pickwick ne pouvait laisser échapper une occasion si séduisante d’étudier la nature humaine : il se laissa mener vers la table, fut présenté formellement à la compagnie, prit un siége auprès du président et fit venir un verre de son breuvage favori.

Un profond silence s’ensuivit, contrairement à l’attente de M. Pickwick. Enfin son voisin de droite, gentleman qui étalait des boutons de mosaïque sur une chemise rayée, lui dit en ôtant avec deux doigts son cigare de sa bouche :

« J’espère que cela ne vous incommode pas, monsieur ?

— Pas le moins du monde, répliqua M. Pickwick. J’en aime beaucoup l’odeur, quoique je ne fume pas moi-même.

— Je serais bien fâché d’en dire autant, observa un autre gentleman du côté opposé de la table. Ma pipe, c’est pour moi la table et le logement. »

M. Pickwick examina celui qui parlait ainsi et ne put s’empêcher de penser que tout aurait été pour le mieux, si sa pipe avait aussi été pour lui le blanchissage.

Il y eut une autre pause. M. Pickwick était un étranger, et son arrivée avait évidemment refroidi les assistants.

« M. Grundy va régaler la compagnie d’une chanson, dit le président.

— Non, il ne la régalera pas, répliqua M. Grundy.

— Pourquoi ? demanda le président.

— Parce que je ne peux pas.

— Vous feriez mieux de dire que vous ne voulez pas.

— Eh bien ! alors, parce que je ne veux pas. »

Un autre silence fut occasionné par ce refus positif de régaler la compagnie.

« Personne ne nous mettra-t-il en train ? dit le président d’un ton dubitatif.

— Pourquoi ne nous mettez-vous pas en train vous-même, monsieur le président, » fit observer du bout de la table un jeune gentleman avec des moustaches, un œil louche et un col de chemise rabattu.

« Écoutez ! écoutez ! » cria le fumeur aux joyaux de clinquant.

Le président répliqua : « Parce que je viens de chanter la seule chanson que je sache, et que celui qui chante deux fois la même chanson dans une soirée est à l’amende d’une tournée. »

C’était une raison sans réplique, aussi fut-elle suivie d’un nouveau silence.

M. Pickwick, désirant susciter un sujet qui pût être discuté par tout le monde, éleva la voix et parla en ces termes :

« J’ai été ce soir, gentlemen, dans un endroit que vous tous connaissez parfaitement sans aucun doute, mais où je n’avais pas mis le pied depuis bien des années et que je connais fort peu. Je veux parler de Gray’s Inn. Ces vieux hôtels sont de curieux recoins, dans une grande ville comme Londres.

— Par Jupiter, murmura le président à M. Pickwick, vous êtes tombé sur un sujet qui fera causer l’un de nous, du moins. Vous allez tirer de sa coquille le vieux Jack Bamber. On ne l’a jamais entendu parler sur autre chose que sur les inns ». Il y a vécu si longtemps tout seul qu’il en est devenu à moitié fou. »

L’individu dont parlait M. Lowten était un vieux petit homme, aux épaules élevées, qui avait l’habitude de se pencher en avant quand il était silencieux, et qui, pour cette raison, n’avait pas été remarqué de M. Pickwick. Mais lorsque le vieux homme leva sa face jaune et décharnée, et fixa sur lui ses yeux gris pleins de finesse et de pénétration, notre illustre observateur s’étonna que des traits aussi singuliers eussent pu échapper un seul instant à son attention. Un sourire chagrin contractait perpétuellement la figure du vieillard ; il appuyait son menton sur une grande main maigre, dont les ongles étaient d’une longueur extraordinaire ; son regard pénétrant et fixe luisait sous d’épais sourcils grisonnants ; enfin il y avait dans toute l’expression de sa physionomie quelque chose d’étrange, de sauvage, de rusé, qui rendaient son aspect tout à fait repoussant.

Telle était la figure qui se redressa tout à coup et d’où jaillit un torrent de paroles brûlantes. Cependant comme ce chapitre est déjà bien long, et comme le vieux homme est un personnage notable, il sera plus respectueux pour lui et plus commode pour nous, de le laisser parler dans un nouveau chapitre





  1. C’est le nom des maisons garnies, habitées ordinairement par les hommes de loi ou les étudiants. (Note du traducteur.)