Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome I/XXI.

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Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (Tome 1p. 290-308).

CHAPITRE XXI.

Dans lequel le vieux homme se lance sur son thème favori, et raconte l’histoire d’un drôle de client.

« Ha ! ha ! dit le vieux homme dont nous avons donné une courte description dans le précédent chapitre, ha ! ha ! qui parle des Inns ?

— C’est moi, monsieur, répondit M. Pickwick. Je remarquais que ce sont de vieux endroits bien singuliers.

Vous ! repartit le vieux homme d’un ton méprisant. Que pouvez-vous savoir du temps où les jeunes gens s’enfermaient dans ces chambres solitaires, et lisaient, et lisaient, heure après heure, nuit après nuit, jusqu’à ce que leur raison fût altérée par leurs études nocturnes, jusqu’à ce que les forces de leur esprit fussent épuisées, jusqu’à ce que la lumière du matin ne leur apportât plus ni fraîcheur ni santé ; si bien qu’ils finissaient par périr après avoir dévoué inutilement leurs jeunes énergies à de vieux bouquins desséchés. Vous, qui êtes venu plus tard, à une époque toute différente, que savez-vous de cet affaissement graduel par une lente consomption, ou de ces ravages rapides de la fièvre, résultat de la débauche et de la dissipation, pour les habitants de ces chambres sombres ? Savez-vous combien de plaideurs, après avoir vainement imploré la merci des hommes de loi, s’en sont allés, le cœur brisé, chercher du repos dans la Tamise ou un refuge dans la prison ? Il n’y a pas un panneau, dans les vieilles boiseries, qui ne pût faire un récit plein d’horreur sur le roman de la vie, de la vie réelle, monsieur ! Tout prosaïques que ces hôtels puissent vous sembler maintenant, je vous dis qu’ils sont remplis d’affreux mystères ; et j’aimerais mieux entendre, à minuit, bien des légendes ornées d’un titre terrible, que la véritable histoire d’une de ces chambres antiques. »

Il y avait quelque chose de si singulier dans l’énergie soudaine du vieillard et dans le sujet qui l’avait réveillé, que M. Pickwick ne trouva point de paroles prêtes pour lui répondre. Cependant le vieillard, réprimant son impétuosité et reprenant l’air goguenard que l’excitation du moment lui avait fait perdre, poursuivit en ces termes :

« Regardez-les sous un autre aspect moins romantique. Quels admirables instruments de lente torture ! Pensez au pauvre homme qui a dépensé tout ce qu’il possédait, qui s’est réduit à la mendicité, qui a rançonné ses amis pour entrer dans une profession où il ne gagnera jamais un morceau de pain. L’attente, l’espoir, le désappointement, la crainte, le malheur, la pauvreté, les espérances anéanties, la carrière perdue, le suicide, peut-être, ou mieux encore, l’ivrognerie en guenilles, en savates ! voilà ce que l’on trouve dans ces sombres demeures. Ne sont-ce pas là de drôles d’hôtels, hein ? »

Le vieillard se frottait les mains en ricanant, enchanté d’avoir placé son sujet favori sous un nouveau point de vue ; M. Pickwick le considérait avec curiosité, et le reste de la compagnie souriait et regardait en silence.

« Vous parlez de vos universités allemandes, poursuivit le petit vieillard, pouh ! pouh ! Il y a assez de poésie ici, à côté de nous, sous nos yeux ; seulement personne n’y pense.

— Certainement, dit en riant M. Pickwick, je n’ai jamais pensé à la poésie de ces endroits-là.

— Sans doute, vous n’y avez pas pensé : naturellement. C’est comme un de mes amis qui me disait souvent : « Qu’est-ce qu’il y a de particulier dans ces vieilles maisons ? — Drôles de vieux endroits, répondais-je. — Pas du tout, disait-il. — Solitaires, reprenais-je. — Pas le moins du monde, » disait-il. Un matin, comme il allait ouvrir sa porte pour sortir, il tomba frappé d’apoplexie foudroyante. Il est tombé la tête dans sa propre boîte à lettres. Il resta là pendant dix-huit mois. Tout le monde le crut parti de la ville.

— Et comment fut-il trouvé, à la fin ? demanda M. Pickwick.

— Comme il n’avait pas payé son loyer depuis deux ans, on se détermina à entrer d’autorité. En effet, la serrure fut forcée, et un cadavre desséché, en habit bleu, en culotte noire, en bas de soie, tomba dans les bras du portier qui ouvrait la porte. C’est drôle, ça ? assez drôle peut-être ? assez drôle, eh ? » Et le petit vieillard pencha sa tête encore plus sur son épaule, en frottant ses mains avec un indicible plaisir.

« Je sais une autre aventure du même genre, reprit-il, quand sa joie fut un peu calmée. Elle arriva dans Clifford’s Inn. Un locataire, sous les toits, mauvaise réputation, s’enferme dans le cabinet de sa chambre à coucher et prend une dose d’arsenic. L’intendant croit qu’il est décampé, ouvre sa porte et met écriteau. Un autre homme arrive, loue la chambre, la meuble et vient l’habiter. Mais, d’une manière ou d’une autre, il ne peut pas dormir. Toujours agité, inconfortable : C’est bien drôle ! se dit-il. Je ferai ma chambre à coucher dans l’autre pièce, et celle-ci sera mon cabinet. Il fait l’échange et dort très-bien la nuit, mais soudainement il devient incapable de lire le soir ; il se trouve nerveux, inquiet, et ne peut rien faire que de moucher sa chandelle ou de regarder autour de soi. « Je n’y comprends rien, » se dit-il un soir qu’il revenait de la comédie et buvait un verre de grog froid, le dos appuyé sur le mur, pour ne pas pouvoir s’imaginer qu’il y eût quelqu’un derrière lui. « Je n’y comprends rien, » se dit-il, et justement ses yeux s’arrêtent sur le petit cabinet qui était toujours resté fermé en dedans. Un frisson le saisit des pieds à la tête. « J’ai déjà éprouvé cette étrange sensation, pense-t-il. Je ne puis pas m’empêcher d’imaginer qu’il y a quelque mystère dans ce cabinet… » En même temps, il fait un effort, rassemble tout son courage, brise la serrure avec le fourgon, ouvre la porte, et là, ma foi ! il découvre, debout dans un coin, le dernier locataire, tenant une petite bouteille dans sa main crispée, et dont le visage portait les traces affreuses d’une mort violente. »

Ayant ainsi parlé, le vieux homme recommença à ricaner, en promenant ses regards refrognés sur les visages étonnés et attentifs de ses auditeurs.

« Quelles choses étranges vous nous dites là, monsieur ! s’écria M. Pickwick en observant minutieusement les traits du vieillard, au moyen de ses lunettes.

— Étranges ? reprit celui-ci, nullement. Vous les trouvez étranges parce qu’elles sont nouvelles pour vous. Elles sont farces, mais ordinaires.

— Farces ! s’écria M. Pickwick involontairement.

— Oui, farces ! n’est-il pas vrai ? » répliqua le petit vieillard avec un ricanement diabolique ; et alors sans attendre une réponse, il continua :

« Il y a une quarantaine d’années, je connaissais un autre individu qui loua, dans un des plus anciens Inns, un appartement vieux, humide, moisi, demeuré vacant et fermé depuis des années, des siècles. Il courait une quantité d’histoires de vieilles femmes sur ce logement-là, et certainement il était loin d’être gai ; mais la pauvreté rongeait notre homme, et quand ces chambres auraient été dix fois pires, leur bon marché l’aurait décidé. Il fut obligé de racheter quelques vieux meubles qui étaient scellés à la muraille, et entre autres une grande armoire à papiers, avec de grandes portes vitrées, garnies en dedans de rideaux verts. C’était un meuble fort inutile pour lui, car il n’avait pas de papiers à y mettre, et quant à ses vêtements il les portait toujours sur son dos, sans se fatiguer, encore. C’est bien. Il fait donc porter tous ses meubles, et il n’en avait pas la charge d’un brancard ; il éparpille ses quatre chaises dans la chambre pour leur faire faire, autant que possible, la figure d’une douzaine, et, le soir venu, il se met à boire auprès du feu le premier verre d’un gallon d’eau-de-vie qu’il avait acheté à crédit. Tout en buvant, il se demandait à lui-même si l’eau-de-vie serait jamais payée, et dans ce cas, au bout de combien d’années, lorsque ses yeux vinrent à tomber sur les portes vitrées de l’armoire de chêne. « Ah ! se dit-il, si je n’avais pas été obligé de prendre ce vilain bahut à l’estimation du vieux brocanteur, j’aurais pu avoir pour mon argent quelque chose de plus confortable. Je vous dirai ce qui en est, vieille ganache, ajouta-t-il en parlant tout haut à l’armoire, seulement parce qu’il n’avait personne autre à qui parler ; s’il ne fallait pas plus de peine pour briser votre vilaine carcasse qu’elle ne me ferait de profit, vous allumeriez mon feu en moins de rien. » Il avait à peine prononcé ces paroles qu’un son, ressemblant à un faible gémissement, parut sortir de l’armoire. Notre homme en fut effrayé d’abord, mais réfléchissant ensuite que ce bruit devait être produit par quelque voisin qui rentrait chez lui de bonne humeur, il mit ses pieds sur le garde-feu et leva le poker pour remuer le charbon de terre. En ce moment le même son fut répété, l’une des portes vitrées s’ouvrit lentement et laissa voir, debout dans l’armoire, la figure d’un grand homme, couvert de vêtements sales et déchirés. Son visage pâle et maigre semblait rongé de chagrin, et il y avait dans la couleur de sa peau, dans ses formes de squelette, dans toute sa contenance, enfin, quelque chose qui n’appartenait pas à un habitant de ce monde. « Qui êtes-vous ? balbutia le nouveau locataire devenu plus blanc que sa chemise, et balançant toutefois dans sa main le poker, de manière à ajuster assez décemment la figure surnaturelle. Qui êtes-vous ? — Ne me jetez pas ce poker, répliqua le revenant. Vous auriez beau me viser en plein, il passerait au travers de moi sans résistance et ne frapperait que le fond de l’armoire. Je suis un esprit. — Et que me voulez-vous, s’il vous plaît ? repartit le locataire d’une voix tremblante. — Dans cette chambre, répliqua l’apparition, s’est consommée ma ruine terrestre. Dans cette chambre, j’ai été réduit à la mendicité, ainsi que mes enfants. Dans cette armoire s’accumulèrent chaque année les papiers d’un long, d’un éternel procès. Dans cette chambre, lorsque je mourus de chagrin, de désespoir, deux rusés vampires se partagèrent les richesses pour lesquelles j’avais empoisonné mon existence, et dont ils ne laissèrent pas un liard à mes pauvres enfants. Je les ai si bien épouvantés que je les ai fait déguerpir de ces lieux ; et depuis, afin de revoir le théâtre de mes longues misères, j’y reviens toutes les nuits, seule époque où je puisse encore visiter votre planète. Cet appartement est à moi. Laissez-le-moi. — Si vous insistez pour revenir dans cette chambre, répondit le locataire, qui avait eu le temps de se recueillir pendant le prolixe récit du revenant, je vous en quitterai la possession avec le plus grand plaisir ; mais, si vous me le permettez, je désirerais vous adresser une question. — Parlez, dit l’esprit d’une voix sévère. — Eh bien ! reprit notre homme, je ne veux pas vous appliquer personnellement mon observation, puisqu’elle est commune à tous les esprits dont j’ai entendu parler, mais il me semble un peu… inconséquent, que vous reveniez toujours exactement aux lieux où vous avez été le plus malheureux, lorsque vous avez la facilité de visiter les plus beaux pays de la terre, puisque l’espace ne doit rien être pour vous. — Ma foi ! cela est vrai ! je n’y avais jamais pensé, répliqua le revenant. — Vous voyez, monsieur, poursuivit le locataire, que cette chambre est bien misérable. D’après l’apparence de cette armoire, j’oserais dire qu’il n’y manque point de punaises ; et réellement j’imagine que vous pourriez trouver un domicile beaucoup plus confortable, sans parler du climat de Londres, qui est extrêmement peu flatteur. — Vous avez tout à fait raison, monsieur, répondit l’esprit avec politesse. Je n’avais jamais pensé à cela. Je vais essayer immédiatement du changement d’air. » En effet, tout en parlant, il commença à s’évanouir ; ses jambes étaient déjà entièrement disparues, lorsque le locataire le rappela. « Monsieur, lui cria-t-il, vous rendriez un bien grand service à la société si vous vouliez avoir la bonté de suggérer aux autres ladies et gentlemen qui s’occupent à hanter les vieilles maisons, qu’ils pourraient être beaucoup plus confortablement ailleurs. — Je n’y manquerai pas, répondit le revenant. Il faut en vérité que nous soyons bien bêtes, nous autres esprits, pour n’avoir point trouvé cela. Je ne me pardonne point d’avoir été si stupide ! » En disant ces mots, le revenant disparut, et ce qui est remarquable, ajouta le vieux homme en jetant un regard malin autour de la table, il ne revint jamais.

« Ce n’est pas mauvais, si c’est vrai, dit l’homme aux boutons de mosaïque en allumant un nouveau cigare.

— Si ! s’écria le vieillard d’un air excessivement méprisant. Voyez-vous, continua-t-il en se tournant vers Lowten, je ne serais pas bien étonné qu’il finît par dire que l’histoire du singulier client que nous avions, quand j’étais chez l’avoué, n’est pas vraie non plus.

— Oh ! cette histoire-là, je n’en dirai rien du tout, car je ne l’ai jamais entendue, répondit l’homme aux bijoux de clinquant.

— Monsieur, dit M. Pickwick, je souhaiterais fort que vous voulussiez bien nous la raconter.

— Oh ! oui, ajouta Lowten, racontez-la. Personne ici ne l’a entendue, excepté moi, et je l’ai presque oubliée. »

Le vieux homme regarda autour de la table et ricana plus horriblement que jamais, en remarquant l’attention peinte sur tous les visages. Ensuite, frottant son menton avec sa main et contemplant le plafond, comme pour rafraîchir sa mémoire, il commença ainsi qu’il suit :

HISTOIRE D’UN SINGULIER CLIENT.

Il n’importe guère où ni comment j’ai appris cette courte histoire ; si je vous la racontais dans l’ordre où je l’ai sue, je commencerais par le milieu, et quand je serais arrivé à la conclusion, je retournerais en arrière chercher un commencement. Il suffira de vous dire que quelques-uns des événements se sont passés devant mes yeux. Quant aux autres, je sais qu’ils sont arrivés, et plusieurs personnes encore vivantes ne se les rappellent que trop bien.

Dans la grande rue du faubourg de Londres, près de l’église Saint-George, et du même côté de la rue, se trouve, comme presque tout le monde le sait, une petite prison pour dettes, nommée Marshalsea. Quoiqu’elle ne ressemble plus guère à l’infâme cloaque d’autrefois, cependant, dans son état amélioré, elle offre encore peu de tentation pour les extravagants, peu de consolation pour les imprévoyants. L’assassin condamné jouit, dans Newgate, d’une cour plus vaste et plus aérée qu’il n’y en a dans la prison de Marshalsea, pour le débiteur insolvable.

Que ce soit une idée, que ce soit à cause des vieux souvenirs que me rappelle cette partie de Londres, je ne puis la supporter. La rue est large ; les boutiques sont spacieuses ; le bruit des voitures, des passants, des industries actives, y résonne depuis le matin jusqu’à minuit ; mais les rues d’alentour sont étroites et sales ; la pauvreté, la débauche suppurent de toutes les allées ; l’infortune et le besoin sont renfermés dans la sombre prison ; un air de tristesse, de désolation, semble, à mes yeux du moins, être répandu sur les alentours et leur communiquer une teinte maladive et dégoûtante.

Bien des gens dont les yeux se sont depuis fermés dans la tombe, ont commencé par contempler assez légèrement cette scène, en entrant pour la première fois dans la vieille prison de la Marshalsea ; car le désespoir vient rarement avec les premières atteintes de l’infortune. Le nouveau prisonnier se confie aux amis qu’il n’a pas éprouvés encore ; il se rappelle les nombreuses offres de services qui lui ont été faites, lorsqu’il n’en avait pas besoin ; dans son inexpérience heureuse, il conserve l’espérance, fleur salutaire, que le premier vent de l’adversité fait courber à peine, qui se redresse et fleurit de nouveau pendant quelque temps, et qui peu à peu se fane et se dessèche sous l’influence des désappointements et de l’oubli. Alors les yeux se creusent et deviennent hagards ; les joues pâles et maigres se collent sur les os ; le manque d’air et d’exercice, la faim plus terrible encore, détruisent le prisonnier. À l’époque dont nous parlons, on pouvait dire, sans aucune métaphore, que les pauvres débiteurs pourrissaient dans la prison, sans aucun espoir d’en sortir vivants. De semblables atrocités n’existent plus au même degré, mais il en reste encore suffisamment pour enfanter des misères qui font saigner le cœur.

Il y a trente ans environ, une jeune femme, avec son enfant, se présentait de jour en jour à la porte de la prison, dès que le soleil paraissait et avec autant de régularité que lui. Elle venait pour voir son mari, emprisonné pour dettes ; souvent, après une nuit inquiète et sans sommeil, elle arrivait à cette porte une heure trop tôt, et alors, s’en retournant d’un air doux et résigné, elle menait son enfant sur le vieux pont, l’élevait dans ses bras sur le parapet, et lui montrait, pour le distraire, la Tamise étincelante sous les rayons du soleil levant, et déjà animée par mille préparatifs de travail et de plaisir. Mais bientôt elle remettait l’enfant par terre et se prenait à pleurer amèrement, car nulle expression d’amusement ou d’intérêt n’était venu éclairer le visage pâle et amaigri qu’elle aimait tant à contempler. Hélas ! ce pauvre enfant ne comptait que des souvenirs d’une seule espèce, souvenirs qui se rattachaient à la pauvreté, aux malheurs de ses parents. Durant de longues heures, il restait assis sur les genoux de sa mère, et considérait avec une sympathie enfantine les larmes qui coulaient le long de ses joues ; puis il se traînait silencieusement dans un coin sombre, où il s’endormait en pleurant. Les pénibles réalités du monde, avec ses plus dures privations, la faim, la soif, le froid, tous les besoins, étaient à demeure dans sa maison, depuis les premières lueurs de son intelligence ; et quoiqu’il eût encore les formes de l’enfance, il n’en avait plus ni le cœur léger, ni le rire joyeux, ni les yeux brillants.

Son père et sa mère étudiaient la pâleur de son visage, et leurs regards se rencontraient ensuite avec des pensées de désespoir, qu’ils n’osaient exprimer par des paroles. L’homme vigoureux, bien portant, qui aurait pu supporter toutes les fatigues d’une vie active, se consumait dans la longue inaction, dans l’atmosphère malsaine d’une prison populeuse. La femme délicate et fragile s’affaissait sous les maux combinés de l’esprit et du corps. Quant au jeune enfant, son cœur était déjà brisé.

L’hiver arriva, et avec l’hiver des semaines entières de pluies froides et tristes. La pauvre femme était venue demeurer dans une misérable chambre, près de la prison de son mari, et quoique leur pauvreté croissante fût la cause de ce changement, elle se trouvait plus heureuse alors, car elle était plus près de lui. Pendant deux mois elle vint comme à l’ordinaire attendre, avec son enfant, l’ouverture de la porte. Un matin, elle ne vint pas : c’était la première fois. Un autre matin, elle vint seule : l’enfant était mort.

Ils savent peu, ceux qui parlent légèrement des pertes du pauvre comme d’une heureuse cessation de douleurs pour celui qui n’est plus, comme d’une économie providentielle pour le survivant ; ils savent peu quelle agonie causent ces pertes. Un regard silencieux d’affection, quand tous les autres regards se détournent froidement ; la conscience que nous possédons la sympathie d’un être humain, lorsque tous les autres nous ont abandonnés : c’est là une consolation, un soutien, un appui, que nulle richesse ne peut payer, que ne peut donner nul pouvoir. L’enfant était resté, pendant des heures entières, assis aux pieds de ses parents, avec ses petites mains pressées dans les leurs ; avec son visage maigre et pâle levé vers leur visage. Ils l’avaient vu s’étioler de jour en jour ; mais quoique sa courte existence eût été privée de toute joie, quoiqu’il reposât maintenant dans cette paix qu’il n’avait jamais connue sur la terre, cependant ils étaient ses parents, et sa perte pénétra profondément dans leur cœur.

Il était clair pour ceux qui regardaient la figure épuisée de la jeune mère, qu’elle n’avait plus de longues épreuves à subir. Les camarades de prison de son mari craignaient de troubler tant de douleurs et de misères, et lui laissaient à lui seul la petite chambre qu’il avait d’abord partagée avec deux compagnons. La jeune femme l’occupait avec lui ; elle languissait sans souffrances, mais sans espoir, et sa vie s’éteignait doucement.

Un soir elle s’était évanouie dans les bras de son mari, et il l’avait portée à la fenêtre ouverte, pour la ranimer par la sensation de l’air. La lumière de la lune, en tombant sur son pâle visage, lui montra tant d’altération dans ses traits qu’il chancela, comme un faible enfant, sous le fardeau qui lui était si cher.

« Asseyez-moi, George, » dit-elle d’une voix faible. Il obéit, et s’asseyant auprès d’elle, il couvrit son front de ses mains et fondit en larmes.

« Il est bien dur de vous quitter, George ; mais c’est la volonté de Dieu, et vous devez supporter cela pour l’amour de moi. Oh ! combien je le remercie de nous avoir pris d’abord notre enfant ! Il est heureux ; il est dans le ciel maintenant. Que serait-il devenu ici, sans sa mère ?

— Vous ne mourrez pas, Mary ! non, vous ne mourrez pas ! » s’écria le mari en se levant. Il fit le tour de la chambre, avec violence, en se frappant le front de ses poings fermés ; puis, se rasseyant auprès de sa femme et la supportant dans ses bras, il ajouta avec plus de calme : « Remettez-vous, je vous en prie, ma chère enfant. Reprenez courage ; vous vivrez encore.

— Non, George, non, je le sens bien. Faites-moi mettre près de mon pauvre enfant, maintenant ; mais promettez-moi que si jamais vous quittez cette affreuse demeure, si vous devenez riche, vous nous ferez transporter dans quelque paisible cimetière de village, loin, bien loin d’ici, pour que nous puissions nous y reposer en paix. Cher George, me le promettez-vous ?

— Oui, oui, dit le pauvre homme en se jetant à genoux devant elle. Répondez-moi, Mary ! encore un mot ! un regard ! un seul ! »

Il cessa de parler, car le bras qui serrait son cou était roide et pesant. Un profond soupir s’échappa de la poitrine desséchée de la jeune femme, ses lèvres remuèrent, un sourire se joua sur son visage, mais les lèvres étaient blanches, le sourire devint fixe et glacé : George Heyling était seul dans le monde !

Cette nuit, dans le silence et la désolation de sa chambre lugubre le misérable époux s’agenouilla auprès de ce qui n’était plus qu’un cadavre, et appela Dieu à témoin du serment effroyable qu’il faisait de venger la mort de sa femme et de son enfant ; de dévouer le reste de son existence à ce seul but ; d’obtenir une vengeance prolongée et terrible ; de nourrir une haine éternelle, inextinguible, et d’en poursuivre l’objet à travers le monde entier.

Un désespoir surnaturel, une rage démoniaque avaient fait de si affreux ravages sur sa figure, dans cette seule nuit, que le lendemain matin ses compagnons se reculaient avec effroi lorsqu’il passait auprès d’eux. Ses yeux étaient lourds et sanglants, son visage cadavéreux, son corps voûté comme par l’âge. Dans la violence de ses angoisses mentales, il avait mordu sa lèvre inférieure, et le sang, coulant de la blessure, avait souillé son menton, sa cravate, sa chemise. Pas une larme, pas un soupir, pas une plainte ne lui échappait ; mais l’égarement de ses regards, l’irrégularité de ses pas, tandis qu’il arpentait la cour, toute sa contenance, enfin, révélait la fièvre qui le dévorait intérieurement.

Il était nécessaire que le corps de sa femme fût enlevé sans délai de la prison. Il en reçut l’avis avec calme et en reconnut la convenance. Presque tous les prisonniers s’étaient assemblés pour voir cet enlèvement. Ils se rangèrent des deux côtés lorsque George Heyling parut. Il s’avança d’un pas précipité ; il se plaça dans un petit espace grillé, auprès de la porte d’entrée : la foule s’en retira par un sentiment instinctif de délicatesse. Bientôt le cercueil grossier descendit, porté lentement sur les épaules de quatre hommes. Un silence de mort l’accueillit, rompu seulement par les lamentations des femmes et par le bruit des pieds des porteurs sur le pavé. Quand ils atteignirent le lieu où se tenait l’époux délaissé, ils s’arrêtèrent. Il étendit sa main sur la bière, et arrangeant machinalement le drap qui la couvrait, il leur fit signe de continuer. Les guichetiers, sous le portique, ôtèrent leurs chapeaux ; le cercueil passa ; la porte pesante se referma par derrière. Heyling regarda d’un air distrait la foule dont il était entouré, et se laissa tomber lourdement sur la terre.

Pendant plusieurs semaines, on fut obligé de le veiller nuit et jour ; mais dans les plus violentes rêveries de la fièvre, il ne perdit pas la conscience de ses malheurs, ni le souvenir du vœu qu’il avait fait. Des lieux, des scènes, des événements divers, se succédaient devant ses yeux avec la rapidité confuse du délire ; et pourtant tous ses rêves étaient liés, en quelque manière, au sujet terrible qui remplissait son esprit. Il naviguait sur une mer sans bornes. Le ciel brûlant paraissait ensanglanté ; les vagues furieuses bondissaient, tourbillonnaient de toutes parts. Un autre vaisseau labourait péniblement les flots agités : ses voiles déchirées flottaient comme des rubans sur ses mâts ; son pont était encombré de créatures humaines, sur lesquelles, à chaque instant, crevaient des vagues monstrueuses qui les balayaient dans la mer écumante. Cependant le vaisseau que montait Heyling s’avançait au milieu de la masse mugissante des eaux, avec une force et une vitesse irrésistibles. Frappant l’autre navire sur le flanc, il l’écrasa sous sa quille. Un cri terrible, le cri de mort de cent misérables, s’éleva ; si affreux qu’il retentit par-dessus les clameurs des éléments ; si aigu qu’il semblait percer l’air et l’Océan et les cieux. — Mais qu’est-ce que cela ? Quelle est cette vieille tête grise, qui s’élève au-dessus des vagues, qui lutte contre la mort, et dont les cris, le regard plein d’agonie, appellent du secours ? Un seul coup d’œil, et George Heyling s’est élancé dans la mer ; il nage vigoureusement vers le vieillard ; il s’en approche : oui ! ce sont bien ses traits ! Le vieillard le voit venir et s’efforce vainement de lui échapper. Heyling le saisit, l’étreint, l’entraîne avec lui sous les flots, au fond ! au fond ! sous des masses d’eau ténébreuses. Les efforts du vieillard deviennent de plus en plus faibles et bientôt cessent entièrement : il est mort ; Heyling l’a tué ; il a tenu son serment !

Seul et les pieds nus, il traversait les plaines brûlantes d’un immense désert. Le sable soulevé par le simoun l’étouffait, l’aveuglait. Ses grains imperceptibles pénétraient dans chaque pore de sa peau, et lui causaient une irritation qui allait jusqu’à la fureur. Des masses gigantesques de la même poussière, emportées par les vents et rougies par le soleil, marchaient autour de lui comme des piliers de feu vivant. Les ossements des voyageurs qui avaient péri, dans ces affreux déserts, blanchissaient à ses pieds ; une lumière sanglante tombait sur tous les objets environnants ; et aussi loin que ses regards pouvaient s’étendre, il n’apercevait que de nouveaux sujets de crainte et d’horreur. C’est en vain qu’il s’efforce de pousser un cri de détresse ; sa langue brûlante est collée à son palais. Il se précipite en avant comme un désespéré. Doué d’une force surnaturelle, il fend les sables mouvants : mais à la fin, épuisé de soif et de fatigue, il tombe sans connaissance sur la terre. Quelle fraîcheur enivrante le ravive ? D’où vient cet agréable murmure ? De l’eau, c’est une source ; le clair ruisseau coule à ses pieds. Il en boit avec ardeur, et reposant sur la rive ses membres endoloris, il tombe dans un assoupissement délicieux. Un bruit de pas le réveille. Un vieux homme à la tête grise s’avance en chancelant pour apaiser sa soif dévorante. C’est encore lui ! Heyling saisit le vieillard d’un bras et l’éloigne de l’onde bienfaisante. Vainement celui-ci se débat avec d’affreuses convulsions ; vainement il demande avec des cris déchirants de l’eau, une seule goutte d’eau pour sauver sa vie ! Heyling le repousse d’un bras impitoyable ; il contemple d’un œil avide sa longue agonie, et quand sa tête grise tombe sans vie sur son sein, il laisse aller son cadavre et le repousse du pied.

Lorsque la fièvre le quitta, lorsque la connaissance lui revint, il s’éveilla pour se trouver libre et riche ; pour apprendre que son père, qui l’aurait laissé mourir dans une prison, qui avait laissé ceux qui devaient lui être plus chers que sa propre existence, périr de besoin et de cette tristesse du cœur qu’aucun médecin ne peut guérir ; que son père dénaturé avait été trouvé mort dans son lit. Il aurait bien eu le courage de faire de son fils un mendiant ; mais orgueilleux jusqu’au bout de sa santé et de sa force, il avait ajourné les mesures à prendre pour cela, jusqu’au moment où il était trop tard pour le faire : et maintenant il pouvait grincer des dents, dans l’autre monde, à la pensée de toutes les richesses que cette négligence avait fait passer sur la tête de son fils !

George Heyling revint à lui pour apprendre sa fortune nouvelle, pour se souvenir du serment terrible qu’il avait fait, pour se rappeler que son ennemi était le père de sa propre femme, l’homme qui l’avait plongé dans une prison, et qui, quand sa fille et son petit enfant s’étaient jetés à ses pieds, pour lui demander grâce, les avait chassés avec mépris. Oh ! combien le malheureux Heyling déplorait la faiblesse qui l’empêchait de se lever et de poursuivre activement sa vengeance !

Il se fit transporter loin des lieux qui avaient été témoins de sa misère et de la double perte qu’il avait faite ; il se retira sur le bord de la mer, dans une résidence paisible, non avec l’espoir de recouvrer le bonheur ou même la tranquillité, car l’un et l’autre s’étaient enfuis pour toujours, mais afin de retrouver son énergie abattue et de méditer sur le projet qu’il nourrissait avec une persistance implacable. Dans cet endroit même, quelque mauvais esprit, sans doute, lui fournit l’occasion de sa première et de sa plus horrible vengeance.

C’était l’été : plongé dans ses sombres pensées, Heyling sortait vers le soir de son logis solitaire, suivait un étroit sentier, au pied des falaises, jusqu’à un site désert et sauvage qu’il avait rencontré dans ses courses vagabondes et qui avait plu à son imagination exaltée. Là, il s’asseyait sur des débris de rochers, et, ensevelissant son visage dans ses deux mains, il y restait pendant des heures entières, jusqu’à ce que les hautes ombres des rocs effroyables qui menaçaient sa tête eussent jeté une épaisse nuit sur tous les objets environnants.

Par une calme soirée, il était assis là, dans sa posture habituelle, levant de temps en temps les yeux pour suivre le vol d’une mouette, ou pour contempler le glorieux sillon de lumière qui, commençant au bord de l’Océan, semblait conduire jusqu’au point extrême de l’horizon où le soleil commençait à se plonger, lorsque la profonde tranquillité du paysage fut troublée par un long cri de détresse. Heyling prêta l’oreille, ne sachant pas d’abord s’il avait bien entendu ; puis le cri étant répété d’une manière plus déchirante, il se dressa et se hâta de courir dans la direction d’où venait le bruit.

La scène qui s’offrit à ses yeux parlait d’elle-même. Des vêtements étaient déposés sur la plage ; une tête d’homme s’élevait à peine au-dessus des flots, à quelque distance du bord, tandis que, sur le rivage, un vieillard, tordant ses mains avec désespoir, courait çà et là, en appelant au secours. Heyling, dont les forces étaient alors suffisamment rétablies, arracha son habit et s’élança vers les flots, avec l’intention de s’y précipiter et de ramener l’homme qui se noyait.

« Hâtez-vous, monsieur, au nom de Dieu ! sauvez-le, sauvez-le, pour l’amour du ciel ! C’est mon fils, monsieur, mon seul fils ! dit le vieillard en s’approchant tout tremblant d’émotion. Mon seul fils, monsieur, et qui meurt là, sous les yeux de son père ! »

Aux premiers mots que le vieillard avait prononcés, celui qu’il regardait comme un sauveur s’était arrêté court, et, croisant ses bras sur sa poitrine, était demeuré complétement immobile.

« Grand Dieu ! s’écria le vieillard en reculant ; Heyling ! »

Heyling sourit et garda le silence.

« Heyling, reprit le vieillard avec égarement ; mon fils, Heyling ! mon enfant chéri ! Voyez… voyez… » Et pantelant d’angoisse, le misérable père montrait l’endroit où le jeune homme se débattait contre la mort.

« Écoutez ! poursuivit le vieillard, il vient encore de crier ! Il est encore vivant ! Heyling ! sauvez-le ! sauvez-le ! »

Heyling sourit de nouveau et ne fit aucun mouvement.

« Je vous ai maltraité, cria le vieillard en tombant à genoux et le suppliant à mains jointes. Vengez-vous ! prenez tout mon bien ! prenez ma vie ! Jetez-moi dans l’eau à vos pieds, et si la nature peut se contenir, je mourrai sans me débattre ! Par pitié, tuez-moi, Heyling, main sauvez mon fils ! Il est si jeune ! si jeune pour mourir !

— Écoutez, dit Heyling en saisissant fortement le poignet du vieillard, je veux avoir vie pour vie, en voici une ! Mon enfant, à moi, est mort sous les yeux de son père ! il est mort dans une agonie bien plus affreuse que celle de ce jeune calomniateur de sa sœur. Vous avez ri alors ; vous avez fermé votre porte au visage de votre fille, où la mort avait déjà mis son empreinte ! Vous avez ri de nos souffrances… qu’en pensez-vous maintenant ? Regardez là ! regardez là ! »

En parlant ainsi, Heyling montrait l’Océan. Un faible cri s’y fit entendre ; les dernières, les terribles convulsions d’un noyé agitèrent les flots clapotants ; et l’instant d’après leur surface était unie ; l’œil ne pouvait plus distinguer l’endroit où le jeune homme avait disparu dans une tombe prématurée.

Trois ans s’étaient écoulés, lorsqu’un gentleman descendit de sa voiture à la porte d’un avoué de Londres, bien connu pour ne pas exagérer la délicatesse. Il demanda une entrevue pour une affaire d’importance. Le visage de l’étranger était pâle, battu, hagard, et il ne fallait pas toute la finesse de l’homme d’affaires pour reconnaître que les maladies ou le malheur avaient fait plus de ravages sur sa personne que la main du temps n’aurait pu en accomplir pendant le double de la durée de sa vie.

« Je désire, dit l’étranger, que vous veuillez bien vous charger d’une affaire qui m’intéresse beaucoup… »

L’avoué salua obséquieusement et jeta un coup d’œil au paquet que le gentleman tenait dans sa main. Celui-ci le remarqua et poursuivit :

« Ce n’est pas une affaire ordinaire, et ces papiers ne sont pas venus entre mes mains sans de longues peines et de grandes dépenses. »

L’avoué examina le paquet avec plus de curiosité encore, et son nouveau client dénouant la corde qui l’attachait, lui fit voir une quantité de billets avec quelque copies d’actes et d’autres documents.

« Comme vous le verrez, dit le client, l’homme dont voici le nom a emprunté, depuis quelques années, de vastes sommes sur ces papiers. Il était convenu tacitement avec ses premiers prêteurs, dont j’ai par degrés acheté le tout, pour le triple ou le quadruple de sa valeur ; il était convenu, dis-je, que ces billets seraient renouvelés de temps en temps, jusqu’à une certaine époque ; mais cette convention n’est exprimée nulle part. L’emprunteur a dernièrement subi de grandes pertes, et ces obligations, en venant sur lui tout d’un coup, le mettraient sur la paille.

— Le montant total est de quelque mille livres sterling, dit l’avoué en regardant les papiers.

— Oui, répondit le client.

— Eh bien ! que ferons-nous ?

— Ce que vous ferez ? s’écria le client avec une véhémence soudaine. Employez, pour sa perte, toutes les ressources de la loi, toutes les subtilités de la chicane, tous les moyens, honnêtes ou non, que peuvent inventer les plus rusés praticiens. Je veux qu’il meure d’une mort prolongée, harassante ! Ruinez-le ! saisissez, vendez ses biens, ses terres ! chassez-le de son domicile ! Qu’il mendie dans sa vieillesse et qu’il expire en prison !

— Mais les frais, monsieur, les frais de tout ceci, fit observer l’avoué lorsqu’il fut revenu de sa première surprise. Si le défendant est ruiné, qui payera les frais ?…

— Nommez une somme, s’écria l’étranger, dont les mains tremblaient si violemment qu’il pouvait à peine tenir la plume qu’il avait saisie ; nommez une somme quelconque et elle vous sera remise. N’ayez pas peur de demander ! rien ne me semblera trop cher pourvu que j’atteigne mon but. »

L’avoué nomma à tous hasards une grosse somme, plutôt pour savoir jusqu’où son client avait réellement l’intention d’aller, que dans la pensée qu’il la lui accorderait. L’étranger, sans hésiter, écrivit une traite sur son banquier, la lui remit, et s’éloigna.

La traite fut convenablement honorée, et l’avoué, voyant qu’il pouvait compter sur son étrange client, se mit sérieusement à la besogne. Pendant plus de deux années, ensuite, M. Heyling vint passer des jours entiers dans l’étude, courbé sur les papiers qui s’accumulaient, à mesure qu’on commençait poursuite après poursuite, procès après procès. Il relisait, avec des yeux étincelants de joie, les demandes de délai, les lettres de supplication, les représentations de la ruine certaine que l’autre partie devait subir. À toutes ces prières pour un peu d’indulgence, il n’y avait qu’une seule réponse : Il faut payer. Les terres, les maisons, les meubles furent vendus tour à tour, et le vieillard lui-même aurait été claquemuré dans une prison, s’il n’était parvenu à s’enfuir, en trompant la vigilance du garde chargé de sa capture.

Bien loin d’être rassasiée par le succès, l’implacable animosité de Heyling semblait s’accroître avec la ruine qu’il infligeait. Sa furie fut sans bornes lorsqu’il apprit la fuite du vieillard. Dans sa rage il grinçait des dents, il arrachait ses cheveux, et il chargeait d’imprécations horribles les hommes à qui on avait confié l’exécution de la prise de corps. Enfin on ne put lui rendre une espèce de calme que par des assurances répétées que le fugitif serait certainement découvert. On envoya des gens dans toutes les directions, on eut recours à tous les stratagèmes imaginables, pour apprendre le lieu de sa retraite ; mais ce fut en vain, et six mois se passèrent sans qu’il fût possible de le retrouver.

Un soir, à une heure avancée, Heyling, dont on n’avait pas entendu parler depuis plusieurs semaines, se rendit à la résidence privée de son avoué et lui fit dire que quelqu’un demandait à lui parler sur-le-champ. L’avoué avait reconnu la voix du haut de l’escalier ; mais avant qu’il eût pu donner l’ordre de l’introduire, Heyling avait franchi les degrés et était entré, pâle, palpitant, dans le salon. Après avoir fermé la porte, de peur d’être entendu, il se laissa tomber sur un siége, et dit d’une voix basse :

« Je l’ai trouvé, à la fin !

— Bah ! fit l’avoué. Très-bien, monsieur, très-bien.

— Il est caché dans un misérable logement à Camden. Peut-être est-ce aussi bien que nous l’ayons perdu de vue, car il a vécu là tout seul et dans la plus abjecte misère. Il est pauvre, très-pauvre.

— Très-bien, dit l’avoué. Vous ferez faire sa capture demain, naturellement.

— Oui… attendez… non, le jour d’après. Vous êtes surpris que je désire reculer, ajouta le client avec un affreux sourire ; mais j’avais oublié… Après-demain est un anniversaire dans sa vie. Que ce soit après-demain.

— Très-bien. Voulez-vous écrire des instructions pour le garde ?

— Non ; qu’il me prenne ici à huit heures du soir, et je l’accompagnerai moi-même. »

Effectivement ils se réunirent à l’heure convenue, et prenant une voiture de louage, ils dirent au cocher d’arrêter à un coin de la vieille route, près du Work-house de Camden. Lorsqu’ils y arrivèrent il faisait nuit. Ils suivirent le mur de l’hôpital vétérinaire, et entrèrent dans une petite rue désolée, entourée de fossés et de champs.

Après avoir enfoncé son chapeau sur ses yeux et s’être enveloppé de son manteau, Heyling s’arrêta devant la maison la plus misérable de la rue et frappa doucement à la porte. Elle fut immédiatement ouverte par une vieille femme qui fit un salut d’intelligence. Heyling dit tout bas au garde de l’attendre, monta l’escalier, ouvrit la porte d’une chambre et y entra tout à coup.

L’objet de ses recherches implacables, vieillard décrépit maintenant, était assis près d’une vieille table de sapin, sur laquelle il n’y avait rien qu’une misérable chandelle. À l’entrée d’un étranger, il tressaillit et se leva avec peine.

« Qu’y a-t-il encore ? qu’y a-t-il encore ? demanda-t-il d’une voix cassée. Quelle nouvelle misère est ceci ? Qu’est-ce que vous désirez ?

— Un mot avec vous, » répondit Heyling. En même temps il s’assit à l’autre bout de la table, et, rejetant son manteau et son chapeau, il découvrit ses traits.

Le vieillard, frappé de surprise, retomba sur sa chaise, et, serrant ses deux mains ensemble, contempla cette apparition avec un regard mêlé d’horreur et de crainte.

— Il y a aujourd’hui six ans, dit Heyling, que j’ai réclamé de vous la vie que vous me deviez pour mon enfant. Vieillard, auprès du cadavre de votre fille, j’ai juré de vivre une vie de vengeance. Depuis ce temps, je n’ai pas regretté mon serment une seconde ; mais si j’en avais été capable, le souvenir d’un seul regard de l’innocente créature, lorsqu’elle se mourait sans plainte sous mes yeux ; le souvenir du visage affamé de notre malheureux enfant, m’aurait fortifié pour l’accomplissement de ma tâche. Vous vous rappelez ma première revanche : celle-ci est la dernière. »

Le vieillard frissonna ; ses mains tombèrent sans force à ses côtés.

« Demain, je quitte l’Angleterre, poursuivit Heyling après une pause d’un instant. Cette nuit je vous dévoue à la mort vivante à laquelle vous m’aviez condamné, une prison sans espérance !… »

En cet endroit, jetant les yeux sur le vieillard, il cessa de parler ; il approcha la lumière de son visage décharné, la remit doucement sur la table, et quitta la chambre.

« Vous feriez bien de monter vers le vieux bonhomme, je crois qu’il se trouve mal, » dit-il à la femme en ouvrant la porte de la rue et faisant signe au garde de le suivre. La femme referma la porte, monta le plus vite qu’elle put l’escalier, et trouva le vieillard… mort !

Dans l’une des vallées les plus gracieuses du jardin britannique, dans un des cimetières les plus tranquilles du comté de Kent, où les fleurs sauvages se marient au gazon, où les oiseaux chantent sans cesse, sous une pierre simple et polie, reposent en paix la mère et l’enfant. Mais les cendres du père ne sont pas mêlées avec les leurs, et depuis sa dernière expédition l’avoué n’eut plus aucune nouvelle de son singulier client.


Lorsque le vieux clerc eut terminé son récit, il se leva, s’approcha d’une des patères, et décrochant son chapeau et sa redingote, il les mit avec beaucoup de tranquillité ; ensuite, sans ajouter un seul mot, il s’éloigna lentement. Le gentleman aux boutons de mosaïque s’était profondément endormi ; et tandis que la majeure partie des assistants étaient gravement occupés à faire tomber des gouttes de suif dans leur grog, M. Pickwick se retira sans être remarqué. Il paya son écot, aussi bien que celui de Sam, et tous deux quittèrent les domaines de la Souche et la Pie.