Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome II/I.

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Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (2p. 1-13).


CHAPITRE PREMIER.

Comment les pickwickiens firent et cultivèrent la connaissance d’une couple d’agréables jeunes gens, appartenant à une des professions libérales ; comment ils folâtrèrent sur la glace ; et comment se termina leur visite.


« Eh bien ! Sam, il gèle toujours ? » dit M. Pickwick à son domestique favori, comme celui-ci entrait dans sa chambre le matin du jour de Noël, pour lui apprêter l’eau chaude nécessaire.

« L’eau du pot à eau n’est plus qu’un masque de glace, monsieur.

— Une rude saison, Sam !

— Beau temps pour ceux qui sont bien vêtus, monsieur, comme disait l’ours blanc en s’exerçant à patiner.

— Je descendrai dans un quart d’heure, Sam, reprit M. Pickwick, en dénouant son bonnet de nuit.

— Très-bien, monsieur, vous trouverez en bas une couple de carabins.

— Une couple de quoi ? s’écria M. Pickwick en s’asseyant sur son lit.

— Une couple de carabins, monsieur.

— Qu’est-ce que c’est qu’un carabin ? demanda M. Pickwick, incertain si c’était un animal vivant ou quelque comestible.

— Comment ! vous ne savez pas ce que c’est qu’un carabin, monsieur. Mais tout le monde sait que c’est un chirurgien.

— Oh ! un chirurgien ?

— Justement, monsieur. Quoique ça, ceux-là ne sont que des chirurgiens en herbe ; ce sont seulement des apprentis.

— En d’autres termes, ce sont, je suppose, des étudiants en médecine ? »

Sam Weller fit un signe affirmatif.

« J’en suis charmé, dit M. Pickwick, en jetant énergiquement son bonnet sur son couvre-pieds. Ce sont d’aimables jeunes gens, dont le jugement est mûri par l’habitude d’observer et de réfléchir ; dont les goûts sont épurés par l’étude et par la lecture : je serai charmé de les voir.

— Ils fument des cigares au coin du feu dans la cuisine, dit Sam.

— Ah ! fit M. Pickwick en se frottant les mains, justement ce que j’aime : surabondance d’esprits animaux et de socialité.

— Et il y en a un, poursuivit Sam, sans remarquer l’interruption de son maître ; il y en a un qui a ses pieds sur la table, et qui pompe ferme de l’eau-de-vie ; pendant que l’autre qui paraît amateur de mollusques, a pris un baril d’huîtres entre ses genoux, il les ouvre à la vapeur, et les avale de même, et avec les coquilles il vise not’ jeune popotame qui est endormi dans le coin de la cheminée.

— Excentricités du génie, Sam. Vous pouvez vous retirer. »

Sam se retira, en conséquence, et M. Pickwick, au bout d’un quart d’heure, descendit pour déjeuner.

« Le voici à la fin, s’écria le vieux Wardle. Pickwick, je vous présente le frère de miss Allen, M. Benjamin Allen. Nous l’appelons Ben, et vous pouvez en faire autant, si vous voulez. Ce gentleman est son ami intime, monsieur…

— M. Bob Sawyer, » dit M. Benjamin Allen. Et là-dessus, M. Bob Sawyer et M. Benjamin Allen éclatèrent de rire en duo.

M. Pickwick salua Bob Sawyer, et Bob Sawyer salua M. Pickwick ; après quoi Ben et son ami intime s’occupèrent très-assidûment des comestibles, ce qui donna au philosophe la facilité de les examiner.

M. Benjamin Allen était un jeune homme épais, ramassé, dont les cheveux noirs avaient été taillés trop courts, dont la face blanche était taillée trop longue. Il s’était embelli d’une paire de lunettes, et portait une cravate blanche. Au-dessous de son habit noir, qui était boutonné jusqu’au menton, apparaissait le nombre ordinaire de jambes, revêtues d’un pantalon couleur de poivre, terminé par une paire de bottes imparfaitement cirées. Quoique les manches de son habit fussent courtes, elles ne laissaient voir aucun vestige de manchettes ; et quoique son visage fût assez large pour admettre l’encadrement d’un col de chemise, il n’était orné d’aucun appendice de ce genre. Au total, son costume avait l’air un peu moisi, et il répandait autour de lui une pénétrante odeur de cigares à bon marché.

M. Bob Sawyer, couvert d’un gros vêtement bleu moitié paletot, moitié redingote, d’un large pantalon écossais, d’un grossier gilet à doubles revers, avait cet air de prétention malpropre, cette tournure fanfaronne, particulière aux jeunes gentlemen qui fument dans la rue durant le jour, y chantent et y crient durant la nuit, appellent les garçons des tavernes par leur nom de baptême, et accomplissent dans la rue divers autres exploits non moins facétieux ; il portait un gros bâton, orné d’une grosse pomme, se gardait de mettre des gants, et ressemblait en somme à un Robinson Crusoé, tombé dans la débauche.

Telles étaient les deux notabilités auxquelles M. Pickwick fut présenté, dans la matinée du jour de Noël.

« Superbe matinée, messieurs, » dit-il. M. Bob Sawyer fit un léger signe d’assentiment à cette proposition, et demanda la moutarde à M. Benjamin Allen.

— Êtes-vous venus de loin ce matin, messieurs ? poursuivit M. Pickwick.

— De l’auberge du Lion-Bleu, à Muggleton, répondit brièvement M. Allen.

— Vous auriez dû arriver hier au soir, continua M. Pickwick.

— Et c’est ce que nous aurions fait, répliqua Bob Sawyer, mais l’eau-de-vie du Lion-Bleu était trop bonne pour la quitter si vite ; pas vrai, Ben ?

— Certainement, répondit celui-ci, et les cigares n’étaient pas mauvais, ni les côtelettes de porc frais non plus, hein Bob ?

— Assurément, repartit Bob ; » et les amis intimes recommencèrent plus vigoureusement leur attaque sur le déjeuner, comme si le souvenir du souper de la veille leur avait donné un nouvel appétit.

« Mastique, Bob, dit Allen à son compagnon, d’un air encourageant.

— C’est ce que je fais, répondit M. Bob ; et, pour lui rendre justice, il faut convenir qu’il s’en acquittait joliment.

— Vive la dissection pour donner de l’appétit, reprit M. Bob Sawyer, en regardant autour de la table. »

M. Pickwick frissonna légèrement.

« À propos, Bob, dit M. Allen, avez-vous fini cette jambe ?

— À peu près, répondit M. Sawyer, en s’administrant la moitié d’une volaille. Elle est fort musculeuse pour une jambe d’enfant.

— Vraiment ? dit négligemment M. Allen.

— Mais oui, répliqua Bob Sawyer, la bouche pleine.

— Je me suis inscrit pour un bras à notre école, reprit M. Allen. Nous nous cotisons pour un sujet, et la liste est presque pleine ; mais nous ne trouvons pas d’amateur pour la tête. Vous devriez bien la prendre.

— Merci, repartit Bob Sawyer ; c’est trop de luxe pour moi.

— Bah ! bah !

— Impossible ! une cervelle, je ne dis pas… Mais une tête tout entière, c’est au-dessus de mes moyens.

— Chut ! chut ! messieurs ! s’écria M. Pickwick ; j’entends les dames. »

M. Pickwick parlait encore lorsque les dames rentrèrent de leur promenade matinale. Elles avaient été galamment escortées par MM. Snodgrass, Winkle et Tupman.

« Comment, c’est toi, Ben ? dit Arabelle, d’un ton qui exprimait plus de surprise que de plaisir, à la vue de son frère.

— Je te ramène demain à la maison, Arabelle, répondit Benjamin. »

M. Winkle devint pâle.

« Tu ne vois donc pas Bob Sawyer ? » poursuivit l’étudiant, d’un ton de reproche.

Arabelle tendit gracieusement la main ; et, comme M. Sawyer la serrait d’une manière visible, M. Winkle sentit dans son cœur un frémissement de haine.

« Mon cher Ben, dit Arabelle en rougissant, as-tu… as-tu été présenté à M. Winkle ?

— Non, mais ce sera avec plaisir, » répondit son frère gravement ; puis il salua d’un air roide M. Winkle, tandis que celui-ci et M. Bob Sawyer se dévisageaient du coin de l’œil avec une méfiance mutuelle.

L’arrivée de deux nouveaux visages, et la contrainte qui en résultait pour Arabelle et pour M. Winkle, auraient, suivant toute apparence, modifié d’une manière déplaisante l’entrain de la compagnie, si l’amabilité de M. Pickwick et la bonne humeur de leur hôte ne s’étaient pas déployées au plus haut degré pour le bonheur commun. M. Winkle s’insinua graduellement dans les bonnes grâces de M. Benjamin Allen, et entama même une conversation amicale avec M. Bob Sawyer, qui, grâce à l’eau-de-vie, au déjeuner et à la causerie, se trouvait dans une situation d’esprit des plus facétieuses. Il raconta avec beaucoup de verve comment il avait enlevé une tumeur sur la tête d’un vieux gentleman, illustrant cette agréable anecdote en faisant, avec son couteau, des incisions sur un pain d’une demi-livre, à la grande édification de son auditoire.

Après le déjeuner, on se rendit à l’église, où M. Benjamin Allen s’endormit profondément, tandis que M. Bob Sawyer détachait ses pensées des choses terrestres par un ingénieux procédé, qui consistait à graver son nom sur le devant de son banc en lettres corpulentes de quatre pouces de hauteur environ.

Après un goûter substantiel, arrosé de forte bière et de cerises à l’eau-de-vie, le vieux Wardle dit à ses hôtes :

« Que pensez-vous d’une heure passée sur la glace ? Nous avons du temps à revendre.

— Admirable ! s’écria Benjamin Allen.

— Fameux ! acclama Bob Sawyer.

— Winkle ! reprit M. Wardle. Vous patinez, nécessairement ?

— Eh !… oui, oh ! oui, répliqua M. Winkle. Mais… mais je suis un peu rouillé.

— Oh ! monsieur Winkle, dit Arabelle, patinez, je vous en prie ; j’aime tant à voir patiner !

— C’est si gracieux ! » continua une autre jeune demoiselle.

Une troisième jeune demoiselle ajouta que c’était élégant ; une quatrième, que c’était aérien.

« J’en serais enchanté, répliqua M. Winkle en rougissant ; mais je n’ai pas de patins. »

Cette objection fut aisément surmontée : M. Trundle avait deux paires de patins, et le gros joufflu annonça qu’il y en avait en bas une demi-douzaine d’autres. En apprenant cette bonne nouvelle, M. Winkle déclara qu’il était ravi ; mais, en disant cela, il avait l’air parfaitement misérable.

M. Wardle conduisit donc ses hôtes vers une large nappe de glace. Sam Weller et le gros joufflu balayèrent la neige qui était tombée la nuit précédente, et M. Bob Sawyer ajusta ses patins avec une dextérité qui, aux yeux de M. Winkle, était absolument merveilleuse. Ensuite il se mit à tracer des cercles, à écrire des huit, à inscrire sur la glace, sans s’arrêter un seul instant, une collection d’agréables emblèmes, à l’excessive satisfaction de M. Pickwick, de M. Tupman et de toutes les dames. Mais ce fut bien mieux encore, ce fut un véritable enthousiasme, quand le vieux Wardle et Benjamin Allen, assistés par ledit Bob, accomplirent nombre de figures et d’évolutions mystiques.

Pendant tout ce temps, M. Winkle, dont le visage et les mains étaient bleus de froid, s’occupait à mettre ses patins avec la pointe par derrière et à emmêler les courroies de la manière la plus compliquée. Il avait été aidé dans cette opération par M. Snodgrass, qui se connaissait en patins à peu près aussi bien qu’un Hindou ; néanmoins, grâce à l’assistance de Sam, les malheureux patins furent serrés assez solidement pour engourdir les pieds du patient, et il fut enfin levé sur ses jambes.

« Voilà, monsieur, lui dit Sam, d’un ton encourageant ; en route, à cette heure, et montrez-leur comme il faut s’y prendre.

— Attendez, attendez ! cria M. Winkle, qui tremblait violemment et qui avait saisi Sam avec la vigueur convulsive d’un noyé. Comme c’est glissant, Sam !

— La glace est presque toujours comme ça. Tenez-vous donc, monsieur. »

Cette dernière exhortation était inspirée à Sam par un brusque mouvement du patineur, qui semblait avoir un désir frénétique de lever ses pieds vers le ciel et de briser la glace avec le derrière de sa tête.

« Voilà… voilà des patins bien peu solides ; n’est-ce pas, Sam ? balbutia M. Winkle, en trébuchant.

— Je crois plutôt, répliqua l’autre, que c’est le gentleman qui est dedans qui n’est pas solide.

— Eh bien ! Winkle ! cria M. Pickwick, tout à fait ignorant de ce qui se passait, venez donc ; ces dames vous attendent avec impatience.

— Oui, oui, répondit l’infortuné jeune homme, avec un sourire qui faisait mal à voir ; oui, oui, j’y vais à l’instant.

— Voilà que ça va commencer ! dit Sam en cherchant à se dégager. Allons, monsieur, en route !

— Attendez un moment, Sam, murmura M. Winkle, en s’attachant à son soutien avec l’affection du lierre pour l’ormeau. Je me rappelle maintenant que j’ai à la maison deux habits qui ne me servent plus ; je vous les donnerai, Sam.

— Merci, monsieur.

— Inutile de toucher votre chapeau, Sam, reprit vivement M. Winkle ; ne me lâchez pas !… Je voulais vous donner cinq shillings, ce matin, pour vos étrennes de Noël, mais vous les aurez cette après-midi, Sam.

— Vous êtes bien bon, monsieur.

— Tenez-moi d’abord un peu, Sam. Voulez-vous ? Là… c’est cela. Je m’y habituerai promptement. Pas trop vite ! pas trop vite ! Sam ! »

M. Winkle, penché en avant, et le corps presque en deux, était soutenu par Sam, et s’avançait sur la glace d’une manière singulière, mais très-peu aérienne, lorsque M. Pickwick cria, fort innocemment, du bord opposé :

« Sam !

— Monsieur !

— Venez ici, j’ai besoin de vous.

— Lâchez-moi, monsieur ! Est-ce que vous n’entendez pas mon maître, qui m’appelle ? Lâchez-moi donc, monsieur ! »

En parlant ainsi, Sam se dégagea par un violent effort, des mains du malheureux M. Winkle et lui communiqua en même temps une vitesse considérable. Aussi, avec une précision qu’aucune habileté n’aurait pu surpasser, l’infortuné patineur arriva-t-il rapidement au milieu de ses trois confrères, au moment même où M. Bob Sawyer accomplissait une figure d’une beauté sans pareille ; M. Winkle se heurta violemment contre lui, et tous les deux tombèrent sur la glace avec un grand fracas. M. Pickwick accourut. Quand il arriva sur la place, Bob Sawyer était déjà relevé, mais M. Winkle était trop prudent pour en faire autant, avec des patins aux pieds. Il était assis sur la glace et faisait des efforts convulsifs pour sourire, tandis que chaque trait de son visage exprimait l’angoisse la plus profonde.

« Êtes-vous blessé ? demanda anxieusement Ben Allen.

— Pas beaucoup, répondit M. Winkle, en frottant son dos.

— Voulez-vous que je vous saigne ? reprit Benjamin, avec un empressement généreux.

— Non ! non ! merci, répliqua vivement le pickwickien désarçonné.

— Qu’en pensez-vous, M. Pickwick ? dit Bob Sawyer. »

Le philosophe était indigné ! Il fit un signe à Sam Weller, en disant d’une voix sévère :

« Ôtez-lui ses patins.

— Les ôter ? mais je ne fais que commencer, représente M. Winkle, d’un ton de remontrance.

— Ôtez-lui ses patins, répéta M. Pickwick avec fermeté. »

On ne pouvait résister à un ordre donné de cette manière. M. Winkle permit silencieusement à Sam de l’exécuter.

« Levez-le, » dit M. Pickwick.

Sam aida M. Winkle à se relever.

M. Pickwick s’éloigna de quelques pas, et ayant fait signe à son jeune ami de s’approcher, fixa sur lui un regard pénétrant et prononça d’un ton peu élevé, mais distinct et emphatique, ces paroles remarquables :

« Vous êtes un imposteur, monsieur.

— Un quoi ? demanda M. Winkle en tressaillant.

— Un imposteur, monsieur. Et je parlerai plus clairement si vous le désirez : un blagueur, monsieur. »

Ayant laissé tomber ces mots d’une lèvre dédaigneuse, le philosophe tourna lentement sur ses talons, et rejoignit la société.

Pendant que M. Pickwick exprimait l’opinion ci-dessus rapportée, Sam et le gros joufflu avaient réuni leurs efforts pour établir une glissade, et s’exerçaient d’une manière très-brillante. Sam, en particulier, exécutait cette admirable et romantique figure que l’on appelle vulgairement cogner à la porte du savetier, et qui consiste à glisser sur un pied, tandis que de l’autre on frappe de temps en temps la glace d’un coup redoublé.

La glissade était longue et luisante, et comme M. Pickwick se sentait à moitié gelé d’être resté si longtemps tranquille, il y avait dans ce mouvement quelque chose qui semblait l’attirer.

« Voilà un joli exercice, et qui doit bien réchauffer, n’est-ce pas ? dit-il à M. Wardle.

— Oui, ma foi ! répondit celui-ci, qui était tout essouffle d’avoir converti ses jambes en une paire de compas infatigable pour tracer sur la glace mille figures géométriques. Glissez-vous ?

— Je glissais autrefois, quand j’étais enfant ; sur les ruisseaux.

— Essayez maintenant.

— Oh ! oui, monsieur Pickwick, s’il vous plaît ! s’écrièrent toutes les dames.

— Je serais enchanté de vous procurer quelque amusement, repartit le philosophe, mais il y a plus de trente ans que je n’ai glissé !

— Bah ! bah ! enfantillage, reprit M. Wardle, en ôtant ses patins avec l’impétuosité qui le caractérisait. Allons ! je vous tiendrai compagnie ; venez ! »

Et en effet le joyeux vieillard s’élança sur la glissade avec une rapidité digne de Sam Weller, et qui enfonçait complètement le gros joufflu.

M. Pickwick le contempla un instant d’un air réfléchi, ôta ses gants, les mit dans son chapeau, prit son élan deux ou trois fois sans pouvoir partir, et à la fin, après avoir couru sur la glace la longueur d’une centaine de pas, se lança sur la glissade et la parcourut lentement et gravement, avec ses jambes écartées de deux ou trois pieds. L’air retentissait au loin des applaudissements des spectateurs.

« Il ne faut pas laisser à la marmite le temps de se refroidir, monsieur, » cria Sam ; et le vieux Wardle s’élança de nouveau sur la glissade, suivi de M. Pickwick, puis de Sam, puis de M. Winkle, et puis de M. Bob Sawyer, puis du gros joufflu, et enfin de M. Snodgrass ; chacun glissant sur les talons de son prédécesseur, tous courant l’un après l’autre avec autant d’ardeur que si le bonheur de toute leur vie avait dépendu de leur vélocité.

La manière dont M. Pickwick exécutait son rôle dans cette cérémonie, offrait un spectacle du plus haut intérêt. Avec quelle anxiété, avec quelle torture, il s’apercevait que son successeur gagnait sur lui, au risque imminent de le renverser ! Arrivé à la fin de la glissade, avec quelle satisfaction il se relâchait graduellement de la crispation pénible qu’il avait déployée d’abord, et, tournant sur lui-même, dirigeait son visage vers le point d’où il était parti ! Quel jovial sourire se jouait sur ses lèvres quand il avait accompli sa distance, quel empressement pour reprendre son rang et pour courir après son prédécesseur ! Ses guêtres noires trottaient gaiement à travers la neige ; ses yeux rayonnaient de gaieté derrière ses lunettes, et quand il était renversé (ce qui arrivait en moyenne une fois sur trois tours), quel plaisir de lui voir ramasser vivement son chapeau, ses gants, son mouchoir, et reprendre sa place avec une physionomie enflammée, avec une ardeur, un enthousiasme que rien ne pouvait abattre !

Le jeu s’échauffait de plus en plus ; on glissait de plus en plus vite ; on riait de plus en plus fort, quand un violent craquement se fit entendre. On se précipite vers le bord ; les dames jettent un cri d’horreur ; M. Tupman y répond par un gémissement ; un vaste morceau de glace avait disparu ; l’eau bouillonnait par-dessus ; le chapeau, les gants, le mouchoir de M. Pickwick flottaient sur la surface : c’était tout ce qui restait de ce grand homme.

La crainte, le désespoir étaient gravés sur tous les visages. Les hommes pâlissaient, les femmes se trouvaient mal ; M. Snodgrass et M. Winkle s’étaient saisis convulsivement par la main, et contemplaient d’un œil effaré la place où avait disparu leur maître ; tandis que M. Tupman, emporté par le désir de secourir efficacement son ami, et de faire connaître, aussi clairement que possible, aux personnes qui pourraient se trouver aux environs, la nature de la catastrophe, courait à travers champs comme un possédé, en criant de toute la force de ses poumons : « Au feu ! au feu ! au feu ! »

Cependant le vieux Wardle et Sam Weller s’approchaient avec prudence de l’ouverture ; M. Benjamin Allen et M. Bob Sawyer se consultaient sur la convenance qu’il y aurait à saigner généralement toute la compagnie, afin de s’exercer la main, lorsqu’une tête et des épaules sortirent de dessous les flots et offrirent aux regards enchantés des assistants les traits et les lunettes de M. Pickwick.

« Soutenez-vous sur l’eau un instant, un seul instant, vociféra M. Snodgrass.

— Oui ! hurla M. Winkle, profondément ému ; je vous en supplie, soutenez-vous sur l’eau, pour l’amour de moi ! »

Cette adjuration n’était peut-être pas fort nécessaire ; car, suivant toutes les apparences, si M. Pickwick avait pu se soutenir sur l’eau, il n’aurait pas manqué de le faire pour l’amour de lui-même.

« Eh ! vieux camarade, dit M. Wardle, sentez-vous le fond ?

— Oui, certainement, répondit M. Pickwick, en respirant longuement et en pressant ses cheveux pour en faire découler l’eau ; je suis tombé sur le dos, et je n’ai pas pu me remettre tout de suite sur mes jambes. »

La vérité de cette assertion était corroborée par la cuirasse d’argile qui recouvrait la partie visible de l’habit de M. Pickwick ; et, comme le gros joufflu se rappela soudainement que l’eau n’avait nulle part plus de quatre pieds de profondeur, des prodiges de valeur furent accomplis pour délivrer le philosophe embourbé. Après bien des craquements, des éclaboussures, des plongeons, M. Pickwick fut, à la fin, tiré de sa désagréable situation et se retrouva sur la terre ferme.

« Oh, mon Dieu ! il va attraper un rhume épouvantable, s’écria Emily.

— Pauvre chère âme ! dit Arabelle. Enveloppez-vous dans mon châle, M. Pickwick.

— C’est ce qu’il y a de mieux à faire, ajouta M. Wardle. Ensuite, courez à la maison, aussi vite que vous pourrez, et fourrez-vous dans votre lit sur-le-champ. »

Une douzaine de châles furent offerts à l’instant, et M. Pickwick, ayant été emmailloté dans trois ou quatre des plus chauds, s’élança vers la maison, sous la conduite de Sam, offrant à ceux qui le rencontraient le singulier phénomène d’un homme âgé, ruisselant d’eau, la tête nue, les bras attachés au corps par un châle féminin et trottant sans aucun but apparent avec une vitesse de six bons milles à l’heure.

Mais, dans une circonstance aussi grave, M. Pickwick ne se souciait guère des apparences. Soutenu par Sam, il continua à courir de toutes ses forces jusqu’à la porte de Manoir-Ferme, où M. Tupman, arrivé quelques minutes avant lui, avait déjà répandu la terreur. La vieille lady, saisie de palpitations violentes, se désolait, dans l’inébranlable conviction que le feu avait pris à la cheminée de la cuisine : genre de calamité qui se présentait toujours à son esprit sous les plus affreuses couleurs, lorsqu’elle voyait autour d’elle la moindre agitation.

M. Pickwick, sans perdre un instant, se coucha bien chaudement dans son lit. Sam alluma dans sa chambre un feu d’enfer et lui apporta son dîner. Bientôt après, on monta un bol de punch, et il y eut des réjouissances générales en l’honneur de son heureux sauvetage. Le vieux Wardle ne voulut pas lui permettre de se lever ; mais son lit fut promu aux fonctions de fauteuil de la présidence, et M. Pickwick, nommé président de la table. Un second, un troisième bol furent apportés, et le lendemain matin, quand le président s’éveilla, il ne ressentait aucun symptôme de rhumatisme. Ce qui prouve, comme le fit très-bien remarquer M. Bob Sawyer, qu’il n’y a rien de tel que le punch chaud dans des cas semblables, et que, si quelquefois le punch n’a pas produit l’effet désiré, c’est simplement parce que le patient était tombé dans l’erreur vulgaire de n’en pas prendre suffisamment.

Le lendemain matin fut dissoute la joyeuse association que les fêtes de Noël avaient formée. Les collégiens qui se quittent en sont enchantés ; mais plus tard, dans la vie du monde, ces séparations deviennent pénibles. La mort, l’intérêt, les changements de fortune divisent chaque jour d’heureux groupes, dont les membres, dispersés au loin, ne se rejoignent jamais. Nous ne voulons pas faire entendre que cela soit exactement le cas dans cette circonstance ; nous désirons seulement informer nos lecteurs que les hôtes de M. Wardle se séparèrent pour le moment et s’en furent chacun chez soi. M. Pickwick et ses amis prirent de nouveau leur place à l’extérieur de la voiture de Muggleton, pendant que miss Arabella Allen, sous la conduite de son frère Benjamin et de l’ami intime dudit frère, se rendait à sa destination. Nous sommes obligé de confesser que nous ne pourrions pas dire quelle était cette destination ; mais nous avons quelques raisons de croire que M. Winkle ne l’ignorait pas.

Quoi qu’il en soit, avant de quitter M. Pickwick, les jeunes étudiants le prirent à part d’un air mystérieux.

« Dites donc, vieux, où se trouve votre perchoir ? » lui demanda M. Bob Sawyer, en introduisant son index entre deux des côtes du philosophe, démontrant à la fois, par cette action, sa gaieté naturelle et ses connaissances ostéologiques.

M. Pickwick répondit qu’il perchait, pour le moment, à l’hôtel du George et Vautour.

« Vous devriez bien venir me voir, reprit M. Bob Sawyer.

— Avec le plus grand plaisir, reprit M. Pickwick.

— Voici mon adresse, dit Bob, en tirant une carte. Lant-street, Borough. C’est commode pour moi, comme vous voyez, tout auprès de Guy’s hospital. Quand vous avez passé l’église Saint-George, vous tournez à droite.

— Je vois cela d’ici.

— Venez de jeudi en quinze, et amenez ces autres individus avec nous. J’aurai quelques étudiants en médecine ce soir-là ; Ben y sera, et nous n’engendrerons pas de mélancolie. »

M. Pickwick exprima la satisfaction qu’il éprouverait à rencontrer les étudiants en médecine ; et, des poignées de main ayant été échangées, nos nouveaux amis se séparèrent.

Nous sentons qu’en cet endroit nous sommes exposé à ce qu’on nous demande si M. Winkle chuchotait, pendant ce temps, avec Arabella Allen, et, dans ce cas, ce qu’il lui disait ; et, en outre, si M. Snodgrass causait à part avec Emily Wardle, et, dans ce cas, quel était le sujet de leur conversation. Nous répondrons à ceci que, quoi qu’ils aient pu dire aux jeunes demoiselles en question, ils ne dirent rien du tout à M. Pickwick, ni à M. Tupman, pendant vingt-quatre milles, et que, durant tout ce temps, ils soupirèrent toutes les trois minutes et refusèrent d’un air ténébreux l’ale et l’eau-de-vie qui leur étaient offertes. Si nos judicieuses lectrices peuvent tirer de ces faits quelques conclusions satisfaisantes, nous ne nous y opposons nullement.