Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome II/III.

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Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (2p. 30-44).


CHAPITRE III.

Où l’on décrit plus compendieusement que ne l’a jamais fait aucun journal de la cour une soirée de garçon, donnée par M. Bob Sawyer en son domicile, dans le Borough.

Le repos et le silence qui caractérisent Lant-street, dans le Borough[1] font couler jusqu’au fond de l’âme les trésors d’une douce mélancolie. C’est une rue de traverse dont la monotonie est consolante et où l’on voit toujours beaucoup d’écriteaux aux croisées. Une maison, dans Lant-street, ne pourrait guère recevoir la dénomination d’hôtel, dans la stricte acception du mot ; mais, cependant, c’est un domicile fort souhaitable. Si quelqu’un désire se retirer du monde, se soustraire à toutes les tentations, se précautionner contre tout ce qui pourrait l’engager à regarder par la fenêtre, nous lui recommandons Lant-street par-dessus toute autre rue.

Dans cette heureuse retraite sont colonisées quelques blanchisseuses de fin, une poignée d’ouvriers relieurs, un ou deux recors, plusieurs petits employés des Docks, une pincée de couturières et un assaisonnement d’ouvriers tailleurs. La majorité des aborigènes dirige ses facultés vers la location d’appartements garnis, ou se dévoue à la saine et libérale profession de la calandre. Ce qu’il y a de plus remarquable dans la nature morte de cette région, ce sont les volets verts, les écriteaux de location, les plaques de cuivre sur les portes et les poignées de sonnettes du même métal. Les principaux spécimens du règne animal sont les garçons de taverne, les marchands de petits gâteaux et les marchands de pommes de terre cuites. La population est nomade ; elle disparaît habituellement à l’approche du terme, et généralement pendant la nuit. Les revenus de S. M. sont rarement recueillis dans cette vallée fortunée. Les loyers sont hypothétiques, et la distribution de l’eau est souvent interrompue faute du payement de la rente.

Au commencement de la soirée à laquelle M. Pickwick avait été invité par M. Bob Sawyer, ce jeune praticien et son ami, M. Ben Allen, s’étalaient aux deux coins de la cheminée, au premier étage d’une des maisons de la rue que nous venons de décrire. Les préparatifs de réception paraissaient complets. Les parapluies avaient été retirés du passage et entassés derrière la porte de l’arrière-parloir ; la servante de la propriétaire avait ôté son bonnet et son châle de dessus la rampe de l’escalier, où ils étaient habituellement déposés. Il ne restait que deux paires de socques sur le paillasson, derrière la porte de la rue ; enfin, une chandelle de cuisine, dont la mèche était fort longue, brûlait gaiement sur le bord de la fenêtre de l’escalier. M. Bob Sawyer avait acheté lui-même les spiritueux dans un caveau de High-street, et avait précédé jusqu’à son domicile celui qui les portait, pour empêcher la possibilité d’une erreur. Le punch était déjà préparé dans une casserole de cuivre. Une petite table, couverte d’une vieille serge verte, avait été amenée du parloir pour jouer aux cartes, et les verres de l’établissement, avec ceux qu’on avait empruntés à la taverne voisine, garnissaient un plateau, sur le carré.

Nonobstant la nature singulièrement satisfaisante de tous ces arrangements, un nuage obscurcissait la physionomie de M. Bob Sawyer. Assis à côté de lui, Ben Allen regardait attentivement les charbons avec une expression de sympathie qui vibra mélancoliquement dans sa voix lorsqu’il se prit à dire, après un long silence :

« C’est damnant qu’elle ait tourné à l’aigre justement aujourd’hui ! Elle aurait bien dû attendre jusqu’à demain.

— C’est pure méchanceté, pure méchanceté ! rétorqua M. Bob Sawyer avec véhémence. Elle dit que, si j’ai assez d’argent pour donner une soirée, je dois en avoir assez pour payer son petit mémoire.

— Depuis combien de temps court-il ? demanda M. Ben Allen (par parenthèse un mémoire est l’engin locomotif le plus extraordinaire que le génie de l’homme ait jamais inventé : une fois en mouvement, il continue à courir de soi-même, sans jamais s’arrêter, durant la vie la plus longue).

— Il n’y a guère que trois ou quatre mois », répliqua l’autre.

Ben Allen toussa d’un air désespéré en contemplant fixement les barres de la grille. À la fin, il ajouta :

« Ça sera diablement désagréable si elle se met dans la tête de faire son sabbat quand les amis seront arrivés, hein ?

— Horrible ! murmura Bob Sawyer, horrible ! »

En ce moment un léger coup se fit entendre à la porte. M. Bob Sawyer jeta un regard expressif à son ami ; et, lorsqu’il eut dit : « Entrez ! » on vit apparaître dans l’ouverture de la porte la tête mal peignée d’une servante, dont l’apparence aurait fait peu d’honneur à la fille d’un balayeur retraité.

« Sauf votre respect, monsieur Sawyer, Mme Raddle désire vous parler. »

M. Bob Sawyer n’avait pas encore médité sa réponse, lorsque la jeune fille disparut subitement, comme quelqu’un qui est violemment tiré par derrière, et en même temps un autre coup fut frappé à la porte, un coup sec et décidé, qui semblait dire : me voici ; c’est moi.

M. Bob Sawyer regarda son ami avec un air de mortelle appréhension, et cria de nouveau : « Entrez. »

La permission n’était nullement nécessaire, car, avant qu’elle fût articulée, une petite femme, pâle et tremblante de colère, s’était élancée dans la chambre.

« M. Sawyer, dit-elle en s’efforçant de paraître calme, voulez-vous avoir la bonté de régler mon petit mémoire ? Je vous serai bien obligée, parce que j’ai mon loyer à payer ce soir, et que mon propriétaire est en bas qui attend. »

Ici la petite femme se frotta les mains et fixa fièrement ses regards sur la muraille, par-dessus la tête de M. Bob Sawyer.

« Je suis excessivement fâché de vous incommoder, madame Raddle, répondit Bob avec déférence, mais…

— Oh ! cela ne m’incommode pas, interrompit la petite femme, d’une voix aigre. Je n’en avais pas absolument besoin avant le jour d’aujourd’hui ; mais, comme cet argent-là va directement dans la poche du propriétaire, autant valait que vous le gardissiez pour moi. Vous me l’avez promis pour aujourd’hui, monsieur Sawyer, et tous les gentlemen qui ont vécu ici ont toujours tenu leur parole, comme doit le faire nécessairement quiconque est véritablement un gentleman. »

Ayant ainsi parlé, mistress Raddle secoua sa tête, mordit ses lèvres, se frotta les mains encore plus fort, et regarda le mur plus fixement que jamais. Il était clair que la vapeur s’amassait, comme le dit plus tard M. Bob lui-même, dans un style d’allégorie orientale.

« Je suis bien fâché, madame Raddle, répondit-il avec toute l’humilité imaginable ; mais le fait est que j’ai été désappointé dans la cité aujourd’hui. »

C’est un endroit bien extraordinaire que cette cité ; nous connaissons un nombre étonnant de gens qui y sont journellement désappointés.

« Eh bien ! monsieur Sawyer, dit mistress Raddle en se plantant solidement sur une des rosaces du tapis de Kidderminster, qu’est-ce que cela me fait à moi ?

— Je… je suis certain, madame Raddle, répondit Bob en éludant la dernière question ; je suis certain qu’avant le milieu de la semaine prochaine nous pourrons tout ajuster, et qu’ensuite nous marcherons plus régulièrement. »

C’était là tout ce que voulait Mme Raddle. Elle avait escaladé l’appartement de l’infortuné Bob avec tant d’envie de faire une scène, qu’elle aurait été probablement contrariée si elle avait reçu son argent. En effet, elle était singulièrement bien disposée pour une récréation de ce genre, car elle venait d’échanger, dans la cuisine, avec M. Raddle, quelques compliments préparatoires.

« Supposez-vous, monsieur Sawyer, s’écria-t-elle en élevant la voix pour l’édification des voisins, supposez-vous que je garderai éternellement dans ma maison un individu qui ne pense jamais à payer son loyer, et qui ne donne pas même un rouge liard pour le beurre et pour le sucre de son déjeuner, ni pour le lait qu’on lui achète à la porte ? Supposez-vous qu’une femme honnête et laborieuse, qui a vécu vingt ans dans cette rue (dix ans sur le pavé et neuf ans et neuf mois dans cette maison), n’a rien autre chose à faire que de s’éreinter pour loger et nourrir un tas de paresseux qui sont toujours à fumer, à boire et à flâner, au lieu de travailler pour payer leur mémoire ? Supposez-vous…

— Ma bonne dame, dit M. Ben Allen d’une voix conciliante…

— Ayez la bonté, monsieur, de garder vos observations pour vous-même, dit mistress Raddle en comprimant soudain le rapide torrent de son éloquence, et en s’adressant à l’interrupteur avec une lenteur et une solennité imposante. Je ne pense pas, monsieur, que vous ayez aucun droit de m’adresser votre conversation ? Je ne pense pas vous avoir loué cet appartement ?

— Non, certainement, répondit Benjamin.

— Parfaitement, monsieur, rétorqua mistress Raddle avec une politesse hautaine ; parfaitement, monsieur ; et vous voudrez bien alors vous contenter de briser les bras et les jambes du pauvre monde, dans les hôpitaux, et vous tenir à votre place. Autrement il y aura peut-être ici quelque personne qui vous y fera tenir, monsieur.

— Mais vous êtes une femme si peu raisonnable…, dit Benjamin.

— Je vous demande excuse, jeune homme, s’écria mistress Raddle, que la colère inondait d’une sueur froide. Voulez-vous avoir la bonté de répéter un peu ce mot-là ?

— Madame, répondit Benjamin, qui commençait à devenir inquiet pour son propre compte, je n’attachais pas d’offense à cette expression.

— Je vous demande excuse, jeune homme, reprit mistress Raddle d’un ton encore plus impératif et plus élevé. Qui avez-vous appelé une femme ? Est-ce à moi que vous adressez cette remarque-là, monsieur ?

— Eh ! mon Dieu !… fit Benjamin.

— Je vous demande, oui ou non, si c’est à moi que vous appliquez ce nom-là, monsieur ? interrompit mistress Raddle avec fureur, en ouvrant la porte toute grande.

— Eh !… oui !… parbleu ! confessa le pauvre étudiant.

— Oui, parbleu ! reprit mistress Raddle en reculant graduellement jusqu’à la porte, et en élevant la voix à sa plus haute clef, pour le bénéfice spécial de M. Raddle, qui était dans la cuisine. En effet, chacun sait qu’on peut m’insulter dans ma propre maison, pendant que mon mari roupille en bas, sans faire plus d’attention à moi qu’à un caniche. Il devrait rougir (ici mistress Raddle commença à sangloter) ; il devrait rougir de laisser traiter sa femme comme la dernière des dernières, par des bouchers de chair humaine qui déshonorent le logement (autres sanglots). Le poltron ! le sans cœur ! qui laisse sa femme exposée à toutes sortes d’avanies ! Voyez-vous, le capon ; il a peur de monter pour corriger ces bandits-là ! Il a peur de monter ! Il a peur de monter ! »

Ici mistress Raddle s’arrêta pour écouter si la répétition de ce défi avait réveillé sa meilleure moitié. Voyant qu’elle n’y pouvait réussir, elle commençait à descendre l’escalier en poussant d’innombrables sanglots, lorsqu’un double coup de marteau retentit violemment à la porte de la rue. Elle y répondit par des gémissements qui duraient encore au sixième coup frappé par le visiteur ; puis, à la fin, dans un accès irrésistible d’agonie mentale, elle renversa tous les parapluies et se précipita dans l’arrière-parloir en fermant la porte après elle avec un fracas épouvantable.

« N’est-ce pas ici que demeure M. Sawyer ? demanda M. Pickwick à la servante qui lui ouvrit la porte.

— Au premier, la porte en face de l’escalier, répondit la jeune fille en rentrant dans la cuisine avec sa chandelle, parfaitement convaincue qu’elle avait fait tout ce qu’exigeaient les circonstances. »

M. Snodgrass, qui était entré le dernier, parvint, après bien des efforts, à fermer la porte de la rue ; et les pickwickiens, ayant grimpé l’escalier en trébuchant, furent reçus par Bob, qui n’avait pas osé descendre au-devant d’eux, de peur d’être assailli par Mme Raddle.

« Comment vous portez-vous ? leur dit l’étudiant déconfit. Charmé de vous voir. Prenez garde aux verres ! »

Cet avertissement s’adressait à M. Pickwick, qui avait posé son chapeau sur le plateau.

« Pardon ! s’écria celui-ci ; je vous demande pardon.

— Il n’y a pas de mal ; il n’y a pas de mal, reprit l’amphitryon. Je suis un peu à l’étroit ici ; mais il faut en prendre son parti quand on vient voir un garçon. Entrez donc… Vous avez déjà vu ce gentleman, je pense ? »

M. Pickwick secoua la main de M. Benjamin Allen, et ses amis suivirent son exemple. Ils étaient à peine assis lorsqu’on entendit frapper de nouveau un double coup à la porte.

« J’espère que c’est Jack Hopkins, dit Bob. Chut !… Oui, c’est lui. Montez, Jack, montez. »

Des pas lourds retentirent sur l’escalier, et Jack Hopkins se présenta sous un gilet de velours noir, orné de boutons flamboyants. Il portait, en outre, une chemise bleue rayée, surmontée d’un faux-col blanc.

« Vous arrivez bien tard, lui dit Ben.

— J’ai été retenu à l’hôpital.

— Y a-t-il quelque chose de nouveau !

— Non, rien d’extraordinaire. Un assez bon accident, toutefois.

— Qu’est-ce que c’est, monsieur ? demanda M. Pickwick.

— Un homme qui est tombé d’un quatrième étage, voilà tout. Mais c’est un cas superbe.

— Voulez-vous dire que le patient guérira probablement ?

— Non, répondit le nouveau venu d’un air d’indifférence, j’imagine plutôt qu’il en mourra ; mais il y aura une belle opération demain ; quel spectacle magnifique si c’est Slasher qui opère !

— Vous regardez donc M. Slasher comme un bon opérateur ?

— Le meilleur qui existe assurément. La semaine dernière, il a désarticulé la jambe d’un enfant, qui a mangé cinq pommes et un morceau de pain d’épice pendant l’opération. Mais ce n’est pas tout ; deux minutes après, le moutard a déclaré qu’il ne voulait pas rester là pour le roi de Prusse, et qu’il le dirait à sa mère si on ne commençait pas.

— Vous m’étonnez, s’écria M. Pickwick.

— Bah ! cela n’est rien ; n’est-il pas vrai, Bob ?

— Rien du tout, répliqua M. Sawyer.

— À propos, Bob, reprit Hopkins en jetant vers le visage attentif de M. Pickwick un coup d’œil à peine perceptible, nous avons eu un curieux accident la nuit dernière. On nous a amené un enfant qui avait avalé un collier.

— Avalé quoi, monsieur ? interrompit M. Pickwick.

— Un collier. Non pas tout à la fois, cela serait trop fort ; vous ne pourriez pas avaler cela, n’est-ce pas ? Hein ! monsieur Pickwick. Ha ! ha ! ha ! »

Ici M. Hopkins éclata de rire, enchanté de sa propre plaisanterie, puis il continua :

« Non, mais voici la chose. Les parents du bambin sont très-pauvres ; la sœur aînée achète un collier, un collier commun, des grosses boules de bois noir. L’enfant, qui aime beaucoup les joujoux, escamote le collier, le cache, joue avec, coupe le fil et avale une boule. Il trouve que c’est une fameuse farce ; il recommence le lendemain et avale une autre boule…

— Juste ciel ! interrompit M. Pickwick, quelle épouvantable chose ! Mais je vous demande pardon, monsieur ; continuez.

— Le lendemain, l’enfant avale deux boules. Le surlendemain, il se régale de trois, et ainsi de suite, si bien qu’en une semaine il avait expédié tout le collier, vingt-cinq boules en tout. La sœur, qui est une jeune fille économe, et qui ne dépense guère d’argent en parure, se dessèche les lacrymales à force de pleurer son collier ; elle le cherche partout, mais je n’ai pas besoin de vous dire qu’elle ne le trouve nulle part. Quelques jours après, la famille était à dîner… une épaule de mouton cuite au four avec des pommes de terre… l’enfant, qui n’avait pas faim, jouait dans la chambre. Voilà que l’on entend un bruit du diable, comme s’il était tombé de la grêle. « Ne fais pas ce bruit là, mon garçon, dit le père. — Ce n’est pas moi, répond le moutard. — C’est bon, dit le père ; ne le fais plus alors. » Il y eut un court silence, et le bruit recommença de plus belle. « Mon garçon, dit le père, si tu ne m’écoutes pas, tu te trouveras dans ton lit en moins de rien. » En même temps, il secoue l’enfant, pour lui faire mieux comprendre la chose, et voilà qu’il entend un cliquetis terrible. « Dieu me damne ! s’écrie-t-il, c’est dans le corps de mon fils ! Il a le croup dans le ventre ! — Non, non, papa, dit le moucheron en se mettant à pleurer. C’est le collier de ma sœur ; je l’ai avalé, papa. » Le père prend l’enfant dans ses bras et court avec lui à l’hôpital ; et, tout le long du chemin, les boules de bois retentissaient dans son estomac à chaque secousse ; et les boutiquiers cherchaient de tous les côtés d’où venait un si drôle de bruit. L’enfant est à l’hôpital maintenant ; et il fait tant de tapage en marchant, qu’on a été obligé de l’entortiller dans une houppelande de watchman, de peur qu’il n’éveille les autres malades.

« Voilà l’accident le plus extraordinaire dont j’aie jamais entendu parler ! s’écria M. Pickwick, en donnant sur la table un coup de poing emphatique.

— Oh ! cela n’est rien encore, rétorqua Jack Hopkins. N’est-ce pas, Bob ?

— Non, certainement.

— Je vous assure, monsieur, reprit Hopkins, qu’il arrive des choses singulières dans notre profession.

— Je le crois facilement, répondit M. Pickwick. »

Un nouveau coup de marteau frappé à la porte annonça un gros jeune homme, dont l’énorme tête était ombragée d’une perruque noire. Il amenait avec lui un jouvenceau engaîné dans une étroite redingote, et qui avait une physionomie scorbutique. Ensuite arriva un gentleman dont la chemise était semée de petites ancres rouges. Celui-ci fut suivi de près par un pâle garçon, décoré d’une lourde chaîne en chrysocale. L’entrée d’un individu maniéré, au linge parfaitement blanc, aux bottines de lasting, compléta la réunion. La petite table à la serge verte fut amenée ; le premier service de punch fut apporté dans un pot blanc, et les trois heures suivantes furent dévouées au vingt et un, à un demi penny la fiche. Une fois seulement cet agréable jeu fut interrompu par une légère difficulté qui s’éleva entre le jeune homme scorbutique et le gentleman aux ancres rouges. À cette occasion le premier exprima un brûlant désir de tirer le nez du second, et celui qui portait les emblèmes de l’espérance déclara qu’il n’entendait accepter, à titre gratuit, aucune insolence, ni de l’irascible jeune homme à la contenance scorbutique, ni de tout autre individu, orné d’une tête humaine.

Quand la dernière banque fut terminée, et lorsque le compte des fiches et des pence fut ajusté à la satisfaction de toutes les parties, M. Bob Sawyer sonna pour le souper, et ses convives se comprimèrent dans les coins, pendant qu’on servait le festin.

Ce n’était pas une opération aussi facile qu’on pourrait l’imaginer. D’abord il fut nécessaire d’éveiller la fille qui était tombée endormie sur la table de la cuisine. Cela prit un peu de temps, et même lorsqu’elle eut répondu à la sonnette, un autre quart-d’heure s’écoula avant qu’on pût exciter chez elle une faible étincelle de raison. D’autre part, l’homme à qui on avait demandé des huîtres, n’avait pas reçu l’ordre de les ouvrir ; or il est très-difficile d’ouvrir une huître avec un couteau de table, ou avec une fourchette à deux pointes ; aussi n’en put-on pas tirer grand parti. Le bœuf n’offrit guère plus de ressources, car il n’était pas assez cuit, et l’on en pouvait dire autant du jambon, quoiqu’il fût de la boutique allemande du coin de la rue. En revanche l’on possédait abondance de porter dans un broc d’étain, et il y avait assez de fromage pour contenter tout le monde, car il était très-fort. Au total le souper fut aussi bon qu’il l’est en général dans une réunion de ce genre.

Après souper, un autre bol de punch fut placé sur la table, avec un paquet de cigares et deux bouteilles d’eau-de-vie. Mais alors il y eut une pause pénible, occasionnée par une circonstance fort commune en pareille occasion et qui pourtant n’en est pas moins embarrassante.

Le fait est que la fille était occupée à laver les verres. L’établissement s’enorgueillissait d’en posséder quatre ; ce que nous ne rapportons nullement comme étant injurieux à Mme Raddle, car il n’y a jamais eu, jusqu’à présent, d’appartement garni où l’on ne fût pas à court de verres. Ceux de l’hôtesse étaient des petits goblets, étroits et minces ; ceux qu’on avait empruntés à l’auberge voisine étaient de grands vases soufflés, hydropiques, portés, chacun, sur un gros pied goutteux. Ceci, de soi, aurait été suffisant pour avertir la compagnie de l’état réel des affaires ; mais la jeune servante factotum, pour empêcher la possibilité du doute à cet égard, s’était emparée violemment de tous les verres, longtemps avant que la bière fût finie, en déclarant hautement, malgré les clins d’œil et les interruptions de l’amphitryon, qu’elle allait les porter en bas pour les rincer.

C’est, dit le proverbe, un bien mauvais vent que celui qui ne souffle rien de bon pour personne. L’homme maniéré, aux bottines d’étoffe, s’était inutilement efforcé d’accoucher d’une plaisanterie durant la partie. Il remarqua l’occasion et la saisit aux cheveux. À l’instant où les verres disparurent, il commença une longue histoire, au sujet d’une réponse singulièrement heureuse, faite par un grand personnage politique, dont il avait oublié le nom, à un autre individu également noble et illustre, dont il n’avait jamais pu vérifier l’identité. Il s’étendit soigneusement et avec détail sur diverses circonstances accessoires, mais il ne put jamais venir à bout, dans ce moment, de se rappeler la réponse même, quoiqu’il eût l’habitude de raconter cette anecdote, avec grand succès, depuis dix années.

« Voilà qui est drôle ! s’écria l’homme maniéré, est-ce extraordinaire d’oublier ainsi !

— J’en suis fâché, dit Bob, en regardant avec anxiété vers la porte, car il croyait avoir entendu un froissement de verres, j’en suis très-fâché !

— Et moi aussi, répliqua le narrateur, parce que je suis sûr que cela vous aurait bien amusé. Mais ne vous chagrinez pas, d’ici à une demi-heure, ou environ, j’espère bien parvenir à m’en souvenir. »

L’homme maniéré en était là, lorsque les verres revinrent ; et M. Bob Sawyer qui jusqu’alors était resté comme absorbé lui dit en souriant gracieusement, qu’il serait enchanté d’entendre la fin de son histoire, et que, telle qu’elle était, c’était la meilleure qu’il eût jamais ouï raconter.

En effet, la vue des verres avait replacé notre ami Bob dans un état d’équanimité qu’il n’avait pas connu depuis son entrevue avec l’hôtesse. Son visage s’était éclairci, et il commençait à se sentir tout à fait à son aise.

« Maintenant, Betsy, dit-il avec une grande suavité, en dispersant le petit rassemblement de verres que la jeune fille avait concentré au milieu de la table ; maintenant, Betsy de l’eau chaude, et dépêchez-vous, comme une brave fille. »

— Vous ne pouvez pas avoir d’eau chaude, répliqua Betsy.

— Pas d’eau chaude ! s’écria Bob.

— Non, reprit la servante avec un hochement de tête plus négatif que n’aurait pu l’être le langage le plus verbeux, madame a dit que vous n’en auriez point. »

La surprise qui se peignait sur le visage des invités inspira un nouveau courage à l’amphitryon.

« Apportez de l’eau chaude sur-le-champ, sur-le-champ ! dit-il avec le calme du désespoir.

— Mais je ne peux pas ! Mme Raddle a éteint le feu et enfermé la bouilloire avant d’aller se coucher.

— Oh ! c’est égal, c’est égal, ne vous tourmentez pas pour si peu, dit M. Pickwick, en remarquant le tumulte des passions qui agitaient la physionomie de Bob Sawyer, de l’eau froide sera tout aussi bonne.

— Oui, certainement, ajouta Benjamin Allen.

— Mon hôtesse est sujette à de légères attaques de dérangement mental, dit Bob avec un sourire glacé. Je crains d’être obligé de lui donner congé.

— Non, non, fit Benjamin.

— Je crains d’y être obligé, poursuivit Bob, avec une fermeté héroïque. Je lui payerai ce que je lui dois, et je lui donnerai congé ce matin. »

Pauvre garçon ! avec quelle dévotion il souhaitait de pouvoir le faire !

Les lamentables efforts de Bob pour se relever de ce dernier coup, communiquèrent leur influence décourageante à la compagnie. La plupart de ses hôtes, pour ranimer leurs esprits, s’attachèrent avec un surcroît de cordialité au grog froid, dont les premiers effets se firent sentir par un renouvellement d’hostilités entre le jeune homme scorbutique et le propriétaire de la chemise pleine d’espoir. Les belligérants signalèrent pendant quelque temps leur mépris mutuel par une variété de froncements de sourcil et de reniflements ; mais à la fin, le jeune scorbutique sentit qu’il était nécessaire de provoquer un éclaircissement. On va voir comment il s’y prit pour cela.

« Sawyer, dit-il d’une voix retentissante.

— Eh bien, Noddy, répondit l’amphitryon.

— Je serais très-fâché, Sawyer, d’occasionner le moindre désagrément à la table d’un ami, et surtout à la vôtre, mon cher ; mais je me crois obligé de saisir cette occasion d’informer M. Gunter qu’il n’est pas un gentleman.

— Et moi, Sawyer, reprit M. Gunter, je serais très-fâché d’occasionner le moindre vacarme dans la rue que vous habitez, mais j’ai peur d’être obligé d’alarmer les voisins, en jetant par la fenêtre la personne qui vient de parler.

— Qu’est-ce que vous entendez par là, monsieur, demanda M. Noddy ?

— J’entends ce que j’ai dit, monsieur.

— Je voudrais bien voir cela, monsieur !

— Vous allez le sentir dans une minute, monsieur.

— Je vous serai obligé de me donner votre carte, monsieur.

— Je n’en ferai rien, monsieur.

— Pourquoi pas, monsieur ?

— Parce que vous la placeriez à votre glace, pour faire croire que vous avez reçu la visite d’un gentleman.

— Monsieur, un de mes amis ira vous parler demain matin.

— Je vous suis très obligé de m’en prévenir, monsieur ; j’aurai soin de dire au domestique d’enfermer l’argenterie. »

En cet endroit du dialogue, les assistants s’interposèrent et représentèrent aux deux parties l’inconvenance de leur conduite. En conséquence, M. Noddy déclara que son père était aussi respectable que le père de M. Gunter. À quoi M. Gunter rétorqua que son père était tout aussi respectable que le père de M. Noddy, et que, tous les jours de la semaine, le fils de son père valait bien M. Noddy. Comme cette déclaration semblait préluder au renouvellement de la dispute, il y eut une autre intervention de la part de la compagnie ; il s’en suivit une vaste quantité de paroles et de cris, pendant lesquels M. Noddy se laissa vaincre graduellement par son émotion, et protesta qu’il avait toujours professé pour M. Gunter un attachement et un dévouement sans bornes. À cela, M. Gunter répliqua, qu’au total, il préférait peut-être M. Noddy à son propre frère. En entendant cette déclaration, M. Noddy se leva avec magnanimité, et tendit la main à M. Gunter ; M. Gunter la secoua avec une ferveur touchante, et chacun convint que toute cette discussion avait été conduite d’une manière grandement honorable pour les deux parties belligérantes.

« Maintenant, Bob, pour vous remettre à flot, dit M. Jack Hopkins, je ne demande pas mieux que de chanter une chanson. » Cette proposition ayant été accueillie par des applaudissements tumultueux, Hopkins se plongea immédiatement dans God save the King, qu’il chanta de toutes ses forces sur un nouvel air composé de la Baie de Biscaye et de Une grenouille volait. Le refrain était l’essence de la chanson, et comme chaque gentleman le chantait en chœur, sur l’air qu’il savait le mieux, l’effet en était réellement saisissant.

À la fin du chœur du premier couplet, M. Pickwick leva la main pour réclamer l’attention des assistants, et dit, aussitôt que la tranquillité fut rétablie :

« Chut ! je vous demande pardon, mais il me semble que j’entends appeler là-haut. »

Un profond silence se fit, et l’on remarqua que M. Bob Sawyer pâlissait.

« Je crois que j’entends encore le même bruit, poursuivit M. Pickwick. Ayez la bonté d’ouvrir la porte. »

À peine la porte fut-elle ouverte que toute espèce de doute se trouva dissipé.

« M. Sawyer ! M. Sawyer ! criait une voix au second étage.

— C’est mon hôtesse, dit Bob en regardant ses invités avec angoisse. Oui, Mme Raddle.

— Qu’est-ce que cela signifie, M. Sawyer ? répéta la voix avec une aigre rapidité. C’est donc pas assez de m’escroquer mon loyer et l’argent que j’ai payé pour vous de ma poche, et de me faire insulter par vos amis, qui ont le front de s’appeler des hommes, il faut encore que vous fassiez un sabbat capable d’attirer les pompiers et de faire tomber la maison par les fenêtres, et ça à deux heures du matin. Renvoyez-moi ces gens-là !

— Vous devriez mourir de honte, ajouta la voix de M. Raddle, laquelle paraissait sortir de dessous quelques couvertures lointaines.

— Mourir de honte, certainement, répéta sa douce moitié. Mais vous, poule mouillée que vous êtes, pourquoi n’allez vous pas les rouler en bas des escaliers ? Voilà ce que vous feriez si vous étiez un homme.

— Voilà ce que je ferais, si j’étais une douzaine d’hommes, ma chère, répliqua pacifiquement le mari. Dans ce moment ici, ils ont un peu trop l’avantage du nombre sur moi.

— Hou ! le poltron, rétorqua Mme Raddle avec un mépris suprême. M. Sawyer, voulez-vous renvoyer ces gens, oui ou non ?

— Ils s’en vont, Mme Raddle, ils s’en vont, dit le misérable Bob. Je crois que vous feriez mieux de vous en aller, ajouta-t-il à ses amis, je pensais effectivement que vous faisiez trop de bruit.

— C’est bien malheureux, fit observer l’homme maniéré, juste au moment où nous devenions si confortables ! (Le fait est qu’il venait de retrouver un souvenir confus de son histoire.) C’est difficile à digérer, continua-t-il en regardant autour de lui, c’est difficile à digérer, hein !

— Il ne faut pas endurer cela, répliqua Hopkins. Chantons l’autre couplet, Bob, allons !

— Non, non, Jack, ne chantez pas ! s’empressa de dire le triste amphitryon. C’est une superbe chanson, mais je crois que nous ferons mieux d’en rester là. Les gens de cette maison sont très-violents, excessivement violents.

— Voulez-vous que je monte en haut et que j’entreprenne le propriétaire ? dit Hopkins, ou que je carillonne à la sonnette, ou que j’aille aboyer sur l’escalier ? Disposez de moi, Bob.

— Je suis bien obligé à votre amitié et à votre bon naturel, répondit le malheureux Bob, mais je crois que le meilleur plan, pour éviter toute dispute, est de nous séparer sur-le-champ.

— Eh bien ! M. Sawyer, cria la voix aiguë de Mme Raddle, s’en vont-ils, ces brigands ?

— Ils cherchent leurs chapeaux, Mme Raddle ; ils s’en vont à la minute.

— C’est heureux ! s’écria Mme Raddle en allongeant son bonnet de nuit par-dessus la rampe, juste au moment où M. Pickwick, suivi de M. Tupman, sortait de la chambre. C’est heureux ! Ils auraient pu se dispenser de venir.

— Ma chère dame, dit M. Pickwick en levant la tête…

— Allez-vous-en, vieux farceur ! rétorqua Mme Raddle, en ôtant précipitamment son bonnet de nuit. Assez vieux pour être son grand-père, le débauché ! Vous êtes le pire de tous. »

M. Pickwick reconnut qu’il était inutile de protester de son innocence. Il descendit donc rapidement l’escalier, et fut rejoint dans la rue par MM. Tupman, Winkle et Snodgrass. M. Ben Allen, qui était affreusement contristé par l’eau-de-vie et par l’agitation de cette scène, les accompagna jusqu’au pont de Londres, et le long du chemin confia à M. Winkle, comme à une personne singulièrement digne de sa confidence, qu’il était décidé à couper la gorge de tout gentleman, autre que M. Bob Sawyer, qui oserait aspirer à l’affection de sa sœur Arabella. Ayant exprimé sa détermination d’exécuter avec une fermeté convenable ce pénible devoir fraternel, il fondit en larmes, enfonça son chapeau sur ses yeux, et reprenant son chemin le mieux possible, il s’arrêta devant la porte du marché du Borough. Là, jusqu’au point du jour, il s’occupa à frapper à coups redoublés et à faire alternativement de petits sommes sur les marches de pierre, dans la ferme persuasion qu’il était devant sa porte, et qu’il en avait oublié la clef.

Les invités étant ainsi partis, grâce à la requête assez pressante de Mme Raddle, l’infortuné Bob se trouva libre de méditer sur les événements probables du lendemain et sur les plaisirs de la soirée.




  1. Faubourg méridional de Londres.