Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome II/XI.

La bibliothèque libre.
Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (2p. 159-172).


CHAPITRE XI.

Où l’on voit M. Pickwick sur une nouvelle scène du grand drame de la vie.

Le reste du temps que M. Pickwick avait destiné à son séjour à Bath s’écoula sans rien amener de remarquable. Le terme de la Trinité commençait, et avant que sa première semaine fût achevée, M. Pickwick, revenu à Londres, avec ses amis, était allé s’établir dans ses anciens quartiers, à l’hôtel de George-et-Vautour.

Trois jours après leur arrivée, juste au moment où les horloges de la cité sonnaient individuellement neuf heures du matin, et collectivement environ neuf cents heures, Sam était en train de prendre l’air dans la cour, lorsqu’il vit s’arrêter devant la porte de l’hôtel une étrange sorte de véhicule, fraîchement peint, hors duquel sauta légèrement une étrange sorte de gentleman, qui semblait fait pour le véhicule, comme le véhicule semblait fait pour lui, et qui donna les rênes à un gros homme assis auprès de lui.

Ce véhicule n’était pas exactement un tilbury, et n’était pas non plus un phaéton. Ce n’était pas ce qu’on appelle vulgairement un dog-cart, ni une carriole, ni un cabriolet ; et cependant il participait du caractère de chacune de ces machines. La caisse était peinte en jaune clair, sur lequel se détachaient, en noir, les rayons et les jantes des roues. Le conducteur était assis, suivant le style classique, sur des coussins empilés environ deux pieds au-dessus du dossier. Le cheval était un animal bai, d’assez bonne tournure, mais ayant néanmoins un air de mauvais ton et de mauvais sujet à la fois, qui s’accordait admirablement avec le véhicule et avec son maître.

Le maître lui-même était un homme d’une quarantaine d’années, ayant des cheveux et des favoris noirs, soigneusement peignés. Il était vêtu d’une manière singulièrement recherchée, et couvert d’une quantité de bijoux, tous environ trois fois plus grands que ceux qui sont portés ordinairement par un gentleman. Pour couronner le tout, il était enveloppé d’une grosse redingote à longs poils.

Aussitôt qu’il fut descendu, il fourra sa main gauche dans l’une des poches de sa redingote, tandis qu’avec sa main droite, il tirait d’une autre poche un foulard très-brillant, dont il se servit pour épousseter trois grains de poussière sur ses bottes, et qu’il garda ensuite, en le froissant dans sa main, pour traverser la cour d’un air fendant.

Pendant que ce personnage descendait de voiture, Sam remarqua qu’un autre homme, vêtu d’une vieille redingote brune, veuve de plusieurs boutons, et qui, jusque là, était resté à flâner de l’autre côté de la rue, la traversa et se tint immobile non loin de la porte. Ayant plus d’un soupçon sur le but de la visite du premier gentleman, Sam le précéda à l’entrée de l’hôtel, et, se retournant brusquement, se planta au centre de la porte.

« Allons ! mon garçon, » dit le gentleman d’un ton impérieux, en essayant en même temps de pousser Sam.

« Allons ! monsieur. Qu’est-ce que c’est ? » répliqua Sam, en lui rendant sa bousculade avec les intérêts composés.

« Allons, allons ! mon garçon, ça ne prend pas avec moi, rétorqua l’étranger, en élevant la voix et en devenant tout blanc. Ici, Smouch.

— Ben ! quoi qui gnia, » grommela l’homme à la redingote brune, qui pendant ce court dialogue s’était graduellement avancé dans la cour.

« C’est ce jeune homme qui fait l’insolent, » dit le principal, en poussant Sam de nouveau.

« Ohé, pas de bêtises ! » gronda Smouch, en bourrant Sam beaucoup plus fort.

Ce compliment eut le résultat qu’en attendait l’habile M. Smouch : car tandis que Sam, empressé d’y répondre, le froissait contre la porte, le principal se faufilait, et pénétrait jusqu’au bureau. Sam l’y suivit immédiatement, après avoir échangé avec M. Smouch quelques arguments, composés principalement d’épithètes.

« Bonjour, ma chère, dit le principal, en s’adressant à la jeune personne du bureau, avec une aisance de détenu libéré. Où est la chambre de M. Pickwick, ma chère ?

— Conduisez-le, » dit la jeune lady au garçon, sans daigner jeter un second coup d’œil au fashionable.

Le garçon se mit en route, suivi du personnage ; Sam venait derrière, et tout le long de l’escalier se soulageait par d’innombrables gestes de défi et de mépris suprême, à la grande satisfaction des domestiques et des autres spectateurs de cette scène. M. Smouch, qui était troublé par une grosse toux, resta en bas, et expectora dans le passage.

M. Pickwick était profondément endormi dans son lit, quand ce visiteur matinal entra dans sa chambre, toujours suivi par Sam. Le bruit de cette intrusion le réveilla.

« De l’eau pour ma barbe, Sam, » dit-il sans ouvrir les yeux.

« Oui, oui, nous allons vous faire la barbe, M. Pickwick, dit l’étranger, en tirant un des rideaux du lit. J’ai un mandat d’arrêt contre vous, à la requête de Bardell. Voici le warrant, lancé par la cour des common pleas ; et voilà ma carte. Je suppose que vous viendrez chez moi ? »

En parlant ainsi, l’officier du shériff, car tel était son titre, donna une tape amicale sur l’épaule de M. Pickwick, puis il jeta sa carte sur la courte-pointe, et tira de la poche de son gilet un cure-dents, en or.

« Namby est mon nom, poursuivit-il, pendant que M. Pickwick atteignait ses lunettes de dessous son traversin, et les mettait sur son nez pour lire la carte. Namby, Bell Aley, Coleman Street. »

En cet endroit, Sam qui avait eu jusque-là les yeux fixés sur le chapeau luisant de M. Namby, l’interrompit :

« Êtes-vous quaker[1] ? » lui demanda-t-il.

« Je vous ferai connaître ce que je suis, avant de vous quitter, répondit l’officier indigné. Je vous apprendrai la politesse, mon garçon, un de ces beaux matins.

— Merci, répliqua Sam. J’en ferai autant pour vous, tout de suite. Ôtez vot’ chapeau. » En parlant ainsi, Sam envoyait, d’un revers de main, le chapeau de M. Namby à l’autre bout de la chambre, et cela avec tant de violence, que peu s’en fallut qu’il n’y fit voler le cure-dents d’or par-dessus le marché.

« Observez cela, M. Pickwick, s’écria l’officier déconcerté, en reprenant haleine. J’ai été attaqué dans votre chambre, par votre domestique, dans l’exercice de mes fonctions. J’ai des craintes personnelles, je vous prends à témoin.

— Ne soyez témoin de rien, monsieur, interrompit Sam, fermez vos yeux solidement, monsieur ! Je le jetterais volontiers par la fenêtre ; seulement il ne tomberait pas assez loin, à cause du plomb.

— Sam ! s’écria M. Pickwick d’une voix mécontente, pendant que son domestique faisait diverses démonstrations d’hostilités, si vous dites une autre parole, si vous causez le moindre trouble à cette personne, je vous renvoie sur-le-champ.

— Mais, monsieur…

— Taisez-vous et ramassez ce chapeau. »

Malgré la sévère réprimande de son maître, Sam refusa positivement de relever le chapeau ; et comme l’officier du shérif était pressé, il condescendit à le ramasser lui-même. Ce ne fut pas, toutefois, sans lancer contre Sam un déluge de menaces, que celui-ci recevait avec la plus grande tranquillité, se contentant de faire observer que si M. Namby voulait avoir la bonté de remettre son chapeau sur sa tête, il le lui enverrait aux grandes Indes. M. Namby, pensant qu’une telle opération produirait peut-être quelques inconvénients pour lui-même, ne voulut pas exposer son adversaire à une trop forte tentation, et bientôt après appela Smouch. L’ayant informé que la capture était faite, et qu’il n’avait plus qu’à attendre jusqu’à ce que le prisonnier eût fini de s’habiller, Namby s’en fut en se pavanant et remonta dans son véhicule. Smouch ayant prié M. Pickwick de ne pas s’endormir, tira une chaise auprès de la porte et y resta assis jusqu’à ce que notre héros eût fini de s’habiller. Sam fut alors dépêché pour amener une voiture de place, dans laquelle le triumvirat se rendit à Coleman-Street. Le trajet n’était pas long, heureusement ; car, outre que M. Smouch n’était pas doué d’une conversation fort enchanteresse, sa société était rendue décidément désagréable, dans un espace limité, par la faiblesse physique à laquelle nous avons fait allusion plus haut.

La voiture ayant tourné dans une rue très-sombre et très-étroite, s’arrêta devant une maison dont toutes les fenêtres étaient grillées. La muraille en était décorée du nom et du titre de Namby, officier des shérifs de Londres. La porte intérieure ayant été ouverte, au moyen d’une énorme clef, par un gentleman qui pouvait passer pour un frère jumeau négligé de M. Smouch, M. Pickwick fut introduit dans la salle du café.

Cette salle du café était principalement remarquable par du sable frais, qui jonchait le plancher, et par une odeur de tabac qui parfumait l’air. M. Pickwick salua en entrant, trois personnes qui s’y trouvaient, et ayant envoyé Sam pour chercher M. Perker, se retira dans un coin obscur, et de là regarda avec quelque curiosité ses nouveaux compagnons.

Un de ceux-ci était un jeune garçon de dix-neuf ou vingt ans, qui, quoiqu’il fût à peine dix heures du matin, buvait de l’eau et du genièvre, et fumait un cigare, amusements auxquels il devait avoir dévoué presque constamment les deux ou trois dernières années de sa vie, à en juger par sa contenance enflammée. En face de lui, et s’occupant à attiser le feu avec le bout de sa botte droite, se trouvait un jeune homme, d’environ trente ans, épais, vulgaire, au visage jaune, à la voix dure, et possédant évidemment cette connaissance du monde et cette séduisante liberté de manières qui s’acquiert dans les salles de billards et les estaminets de bas étage. Le troisième prisonnier était un homme d’un certain âge, vêtu d’un très-vieil habit noir. Son visage était pâle et hagard, et il parcourait incessamment la chambre, s’arrêtant de temps en temps pour regarder par la fenêtre avec beaucoup d’inquiétude, comme s’il eût attendu quelqu’un. Après quoi il recommençait à marcher.

« Vous feriez mieux d’accepter mon rasoir ce matin, M. Ayresleigh, » dit l’homme qui attisait le feu, en clignant de l’œil à son ami, le jeune garçon.

— Non, je vous remercie, je n’en aurai pas besoin. Je compte bien être dehors avant une heure ou deux, » répliqua l’autre avec précipitation ; puis allant, une fois de plus, à la fenêtre, et revenant encore désappointé, il soupira profondément et quitta la chambre. Les deux autres poussèrent des éclats de rire bruyants.

« Eh bien, je n’ai jamais vu une farce comme cela ! dit le gentleman qui avait offert le rasoir, et dont le nom paraissait être Price. Jamais ! » Il confirma cette assertion par un juron, et recommença à rire ; en quoi il fut imité par le jeune garçon qui le regardait évidemment comme un modèle accompli.

« Croiriez-vous, continua Price en se tournant vers M. Pickwick, que ce bonhomme-là, qui est ici depuis huit jours, ne s’est point encore rasé une fois ? Il se croit si sûr de sortir avant une demi-heure, qu’il aime autant attendre qu’il soit rentré chez lui.

— Pauvre homme ! dit M. Pickwick. A-t-il réellement quelques chances de se tirer d’affaire ?

— Des chances ? il n’en a pas la queue d’une. Je ne donnerais pas ça pour la chance qu’il a de marcher dans la rue d’ici à dix ans. » En parlant ainsi, M. Price secouait contemptueusement ses doigts. Un instant après il tira la sonnette.

« Apportez-moi une feuille de papier, Crookey, dit-il au domestique, qui, par sa mise et par sa tournure, avait l’air de tenir le milieu entre un nourrisseur banqueroutier et un bouvier en état d’insolvabilité. Un verre de grog avec, Crookey, entendez-vous ? Je vais écrire à mon père, et il me faut du stimulant, autrement je ne serais pas capable d’entortiller le vieux. »

Il est inutile de dire que le jeune homme se pâma, en entendant ce discours facétieux.

« Voilà la chose, continua M. Price. Faut pas se laisser abattre ; c’est amusant, hein ?

— Fameux ! dit le jeune gentleman.

— Vous avez de l’aplomb, reprit M. Price, approbativement. Vous avez vu le monde ?

— Un peu ! » répliqua le jeune homme. Il l’avait regardé à travers les vitres malpropres d’un estaminet.

M. Pickwick n’était pas médiocrement dégoûté par ce dialogue, aussi bien que par l’air et les manières des deux êtres qui l’échangeaient. Il allait demander s’il n’était pas possible d’avoir une chambre particulière, lorsqu’il vit entrer deux ou trois étrangers, d’une apparence assez respectable. En les apercevant, le jeune homme jeta son cigare dans le feu, et dit tout bas à M. Price qu’ils étaient venus pour le tirer d’affaire, puis il se retira avec eux, auprès d’une table, à l’autre bout de la chambre.

Il paraîtrait cependant qu’on ne tirait pas le jeune homme d’affaire aussi promptement qu’il l’avait imaginé ; car il s’ensuivit une très-longue conversation, dont M. Pickwick ne put s’empêcher d’entendre certains passages, concernant une conduite dissolue et des pardons répétés. À la fin, le plus vieux des trois étrangers fit des allusions fort distinctes à une certaine rue Whitecross[2], au nom de laquelle le jeune gentleman, malgré son aplomb et sa connaissance du monde, appuya sa tête sur la table, et se mit à sangloter cruellement.

Très-satisfait d’avoir vu si soudainement rabaisser le ton et abattre la valeur du jeune homme, M. Pickwick tira la sonnette, et fut conduit, sur sa requête, dans une chambre particulière, garnie d’un tapis, d’une table, de plusieurs chaises, d’un buffet, d’un sofa, et ornée d’une glace et de plusieurs vieilles gravures. Là, tandis que son déjeuner s’apprêtait, il eut l’avantage d’entendre Mme Namby toucher au piano, au-dessus de sa tête, et quand le déjeuner arriva, M. Perker arriva aussi.

« Ah ! ah ! mon cher monsieur, dit le petit avoué ; coffré à la fin, eh ? Allons, allons ! je n’en suis pas très-fâché, parce que vous allez voir l’absurdité de cette conduite. J’ai noté le montant des frais taxés et des dommages, et nous ferons bien de régler cela, sans perdre de temps. Namby doit-être revenu à l’heure qu’il est. Qu’en dites-vous, mon cher monsieur ? Voulez-vous écrire un mandat, ou bien aimez-vous mieux m’en charger ? » En disant ceci, Perker se frottait les mains, avec une gaieté affectée ; mais, ayant observé la contenance de M. Pickwick, il ne put s’empêcher de jeter vers Sam un regard découragé.

« Perker, dit M. Pickwick, je vous prie de ne plus me parler de cela. Je ne vois aucun avantage à rester ici ; ainsi j’irai à la prison ce soir.

— Vous ne pouvez pas aller à Whitecross, mon cher monsieur, s’écria le petit homme ; impossible ! Il y a soixante lits par dortoir, et les grilles sont fermées seize heures sur vingt-quatre.

— J’aimerais mieux aller dans quelque autre prison, si je le puis, répondit M. Pickwick. Sinon, je m’arrangerai le mieux que je pourrai de celle-là.

— Vous pouvez aller à la prison de Fleet-Street, mon cher monsieur ; si vous êtes déterminé à aller quelque part.

— C’est cela. J’irai aussitôt que j’aurai fini mon déjeuner.

— Doucement, doucement, mon cher monsieur, dit le brave homme de petit avoué. Il n’est pas besoin d’aller si vite dans un endroit dont tous les autres hommes sont si empressés de sortir. Il faut d’abord que nous ayons un habeas corpus. Il n’y aura pas de juges aux chambres avant quatre heures de l’après-midi ; il faudra que vous attendiez jusque-là.

— Très-bien, dit M. Pickwick, avec une patience inébranlable. Alors nous mangerons une côtelette ici, à deux heures. Occupez-vous-en, Sam, et dites qu’on soit ponctuel. »

M. Pickwick demeurant immuable, malgré les remontrances et les arguments de Perker, les côtelettes parurent, et disparurent en temps utile. Ensuite on attendit pendant une heure ou deux M. Namby, qui avait des personnes distinguées à dîner, et ne pouvait se déranger, sous aucun prétexte. Enfin notre philosophe monta avec lui et M. Perker dans une voiture qui les transporta à Chancery-lane.

Il y avait deux juges de service à Serjeants’ Inn, l’un du banc du roi, l’autre des common pleas ; et s’il fallait en croire la foule de clercs qui allaient et venaient avec des paquets de papiers, il devait passer par leurs mains une immense quantité d’affaires. Lorsque M. Pickwick et ses acolytes eurent atteint la basse arcade qui forme l’entrée de Serjeants’ Inn, Perker fut retenu, pendant quelques moments, pour parlementer avec le cocher, concernant le prix de la course et la monnaie, et M. Pickwick, se mettant de côté pour être hors du courant d’individus qui entraient, regarda autour de lui avec curiosité.

Les personnages qui attiraient le plus son attention, étaient trois ou quatre hommes d’une tournure à la fois prétentieuse et misérable. Ils touchaient leur chapeau devant la plupart des avoués qui passaient, et semblaient être là pour quelque affaire, dont M. Pickwick ne pouvait deviner la nature. C’étaient des individus fort curieux à observer. L’un était grand et boiteux, avec un habit noir râpé et une cravate blanche ; un autre était un gros courtaud, également vêtu de noir, mais dont la cravate, jadis noire, avait une teinte rougeâtre ; un troisième était un drôle de corps, à la tournure avinée, à la face bourgeonnée. Ils se promenaient aux alentours, les mains derrière le dos, et quelquefois, d’un air empressé, ils murmuraient deux ou trois mots à l’oreille des personnes qui passaient auprès d’eux avec des paquets de papiers. M. Pickwick se souvint de les avoir souvent remarqués sous l’arcade, lorsqu’il se promenait par-là, et il éprouva une vive curiosité de savoir à quelle branche de la chicane appartenaient ces flâneurs peu distingués.

Il allait le demander à Namby, qui était resté auprès de lui, et qui s’occupait à sucer un large anneau d’or, dont son petit doigt était décoré, lorsque Perker revint avec empressement leur dire qu’il n’y avait pas de temps à perdre, et se dirigea vers l’intérieur de la maison. M. Pickwick se disposait à le suivre, lorsque le boiteux s’approcha de lui, toucha poliment son chapeau, et lui tendit une carte écrite à la main. Notre excellent ami, ne voulant pas contrister cet inconnu par un refus, accepta gracieusement sa carte, et la déposa dans la poche de son gilet.

« Nous y voilà, dit Perker, en se retournant, pour voir si ses compagnons étaient auprès de lui, avant d’entrer dans les bureaux. Par ici, mon cher monsieur. Eh ! qu’est-ce que vous voulez ? »

Cette dernière question était adressée au boiteux, qui s’était joint à leur société, sans que M. Pickwick l’eût remarqué. Pour toute réponse le boiteux toucha de nouveau son chapeau, avec la plus grande politesse, et montra le philosophe.

« Non, non, dit Perker avec un sourire ; nous n’avons pas besoin de vous, mon cher ami.

— Je vous demande pardon, monsieur, dit le boiteux. Le gentleman a pris ma carte. J’espère que vous m’emploierez, monsieur. Le gentleman m’a fait un signe. Je consens à être jugé par le gentleman lui-même. Vous m’avez fait un signe, monsieur.

— Bah, bah ! folie. Vous n’avez fait de signe à personne, Pickwick ? C’est une erreur, c’est une erreur.

— Ce monsieur m’a tendu sa carte, répliqua M. Pickwick, en la sortant de la poche de son gilet. Je l’ai acceptée, comme il paraissait le désirer. Au fait j’avais quelque curiosité de la regarder quand j’en aurais le loisir. Je… »

Le petit avoué éclata de rire, et rendant la carte au boiteux l’informa que c’était une erreur. Ensuite, pendant que cet homme s’en allait, de mauvaise humeur, il dit à demi-voix à M. Pickwick que c’était simplement une caution.

« Une quoi ? s’écria M. Pickwick.

— Une caution.

— Une caution !

— Oui, mon cher monsieur, il y en a une demi-douzaine ici. Ils vous servent de caution, n’importe pour quelle somme, et ne prennent pour cela qu’une demi-couronne. Un curieux métier, hein ? dit Perker, en se régalant d’une prise de tabac.

— Quoi ! s’écria M. Pickwick, renversé par cette découverte, dois-je entendre que ces hommes se font un revenu en se parjurant devant les juges du pays, au taux d’une demi-couronne par crime !

— Hé ! hé ! Quant au parjure, je n’en sais trop rien, mon cher monsieur ; c’est un mot sévère, mon cher monsieur ; très-sévère. Il y a là une notion légale, rien de plus. »

Ayant dit ceci, l’avoué sourit, haussa les épaules, prit une seconde pincée de tabac, et entra dans le bureau du clerc du juge.

C’était une chambre d’une apparence essentiellement malpropre, dont le plafond était bas et les murs couverts de vieilles boiseries. Elle était si mal éclairée que, quoiqu’il fît grand jour au dehors, des chandelles de suif brûlaient sur les bureaux. À l’une des extrémités ouvrait une porte qui conduisait dans le cabinet du juge, et autour de laquelle se trouvaient réunis une nuée d’avoués et de clercs, qui y étaient introduits par ordre. Chaque fois que cette porte s’ouvrait pour laisser sortir un groupe, un autre groupe se précipitait pour entrer. Et comme ceux qui avaient vu le juge mêlaient des discussions assez intimes aux bruyants dialogues de ceux qui ne l’avaient point encore vu, il en résultait un tapage aussi immense qu’il est possible de l’imaginer dans un espace aussi rétréci.

Cependant ces conversations n’étaient point le seul bruit qui fatiguât les oreilles. Debout sur une boîte, derrière une barre de bois, à l’autre bout de la chambre, était un clerc armé de lunettes, qui recevait les attestations ; et de temps en temps un autre clerc en emportait de gros paquets dans le cabinet du juge, pour les lui faire signer. Il y avait un très-grand nombre de clercs d’avoués qui devaient prêter serment ; et, comme il était moralement impossible de le leur faire prêter à tous en même temps, les efforts de ces gentlemen pour se rapprocher du clerc aux lunettes étaient semblables à ceux de la foule qui assiége la porte du parterre d’un théâtre, lorsque sa très-gracieuse Majesté l’honore de sa présence. Un autre fonctionnaire exerçait de temps en temps la force de ses poumons à appeler le nom de ceux qui avaient prêté serment, afin de leur rendre leurs attestations lorsque celles-ci avaient été signées par le juge, ce qui occasionnait de nouvelles luttes ; et, toutes ces choses, se passant en même temps, donnaient naissance à autant de hourvari qu’en puisse désirer la personne la plus active. Il y avait encore une autre classe d’individus qui n’étaient pas moins bruyants, c’étaient ceux qui venaient pour assister à des conférences demandées par leurs patrons. L’avoué de la partie adverse pouvait ou non s’y rendre, à son choix ; et les clercs en question n’avaient pas d’autre affaire que de crier de temps en temps le nom de l’avoué adverse, afin de s’assurer qu’il ne se trouvait pas là.

Par exemple, tout auprès du siége où s’était assis M. Pickwick, se tenaient appuyés contre la muraille deux clercs, dont l’un avait une voix de basse-taille, tandis que l’autre en avait une de ténor.

Un clerc entra avec un paquet de papiers et se mit à regarder tout autour de lui.

« Sniggle et Blink, miaula le ténor.

— Porkin et Snob, mugit la basse.

— Stumpy et Deacon, hurla le nouveau venu. »

Personne ne répondit, et le premier individu qui entra après cela fut salué par tous les trois à la fois, et à son tour cria d’autres noms. Puis un nouveau personnage en vociféra d’autres encore, et ainsi de suite.

Pendant tout ce temps, l’homme aux lunettes travaillait sans répit à faire jurer les clercs. Leur serment était toujours administré sans aucune espèce de ponctuation, et ordinairement dans les termes suivants :

« Prenez le livre dans votre main droite ceci est votre nom et votre écriture au nom de Dieu vous jurez que le contenu de votre présente attestation est véritable un shilling il faut vous procurer de la monnaie je n’en ai pas. »

« Eh bien ! Sam, dit M. Pickwick, je suppose qu’on prépare l’Habeas corpus ?

— Oui, répondit Sam, je voudrais bien qu’ils l’amènent leur ayez sa carcasse. C’est pas délicat de nous faire attendre comme ça. Dans ce temps-là moi j’aurais arrangé une douzaine d’ayez sa carcasse tout emballés et tout ficelés. »

Sam paraissait s’imaginer qu’un habeas corpus est une espèce de machine encombrante ; mais nous ne saurions dire au juste de quelle sorte, car en ce moment M. Perker revint et emmena M. Pickwick.

Les formalités ordinaires ayant été accomplies, le corpus de Samuel Pickwick fut confié à la garde d’un huissier, pour être, par lui, conduit au gouverneur de la prison de la Flotte, et pour être là détenu jusqu’à ce que le montant des dommages et des frais résultant de l’action de Bardell contre Pickwick fût entièrement payé et soldé.

« Et ce ne sera pas de sitôt, dit M. Pickwick en riant. Sam, appelez une autre voiture. Perker, mon cher ami, adieu.

— Je vais aller avec vous pour vous voir établi en sûreté.

— En vérité, je préférerais être seul avec Sam. Aussitôt que je serai organisé, je vous écrirai pour vous le dire, et je vous attendrai immédiatement. Jusque-là, adieu. »

Cela dit, M. Pickwick monta dans la voiture qui venait d’arriver ; l’huissier le suivit et Sam se plaça sur le siége.

« Voilà un homme comme il n’y en a guère ! dit Perker en s’arrêtant pour mettre ses gants.

— Quel banqueroutier il aurait fait, monsieur ! suggéra Lowten, qui se trouvait auprès de lui. Comme il aurait fait aller les commissaires ! S’ils avaient parlé de le coffrer, il les aurait mis au défi, monsieur. »

L’avoué ne fut apparemment pas fort touché de la manière toute professionnelle dont son clerc estimait le caractère de M. Pickwick, car il s’éloigna sans daigner lui répondre.

La voiture de M. Pickwick se traîna en cahotant le long de Fleet-Street, comme les voitures de place ont coutume de le faire. Les chevaux allaient mieux, dit le cocher, quand ils avaient une autre voiture devant eux (il fallait qu’ils allassent à un pas bien extraordinaire quand ils n’en avaient pas) ; en conséquence, il les avait mis derrière une charrette. Quand la charrette s’arrêtait, la voiture s’arrêtait, et quand la charrette repartait, la voiture repartait aussi. M. Pickwick était assis en face de l’huissier, et l’huissier était assis avec son chapeau entre ses genoux, sifflant un air et regardant par la portière.

Le temps fait des miracles, et avec l’aide de ce puissant vieillard, une voiture de place elle-même peut accomplir un mille de distance. Celle-ci arriva enfin, et M. Pickwick descendit à la porte de la prison.

L’huissier, regardant par-dessus son épaule pour voir si M. Pickwick le suivait, précéda le philosophe dans le bâtiment. Tournant immédiatement à gauche, ils entrèrent par une porte ouverte sous un vestibule, de l’autre côté duquel était une autre porte qui conduisait dans l’intérieur de la prison : celle-ci était gardée par un vigoureux guichetier tenant des clefs dans sa main.

Le trio s’arrêta sous ce vestibule pendant que l’huissier délivrait ses papiers, et M. Pickwick apprit qu’il devait y rester jusqu’à ce qu’il eût subi la cérémonie connue des initiés sous le nom de poser pour son portrait.

« Poser pour mon portrait ! s’écria M. Pickwick.

— Pour prendre votre ressemblance, monsieur, dit le vigoureux guichetier. Nous sommes très-forts sur les ressemblances ici. Nous les prenons en un rien de temps et toujours exactes. Entrez, monsieur, et mettez-vous à votre aise. »

M. Pickwick se rendit à l’invitation du guichetier ; et, lorsqu’il se fut assis, Sam s’appuya sur le dos de sa chaise et lui dit tout bas que, poser pour son portrait, voulait tout bonnement dire subir une inspection des différents geôliers, afin qu’ils pussent distinguer les prisonniers de ceux qui venaient les visiter.

« Eh bien ! alors, Sam, dit M. Pickwick, je désire que les artistes arrivent promptement. Ceci est un endroit un peu trop public pour mon goût.

— Ils ne seront pas longs, monsieur, soyez tranquille. Voilà une horloge à poids, monsieur.

— Je la vois.

— Et une cage d’oiseaux, une prison dans une prison, monsieur. C’est-il pas vrai ? »

Pendant que Sam donnait cours à ces réflexions philosophiques, M. Pickwick s’apercevait que la séance était commencée. Le vigoureux guichetier s’était assis non loin de notre héros et le regardait négligemment de temps en temps, tandis qu’un grand homme mince, planté vis-à-vis de lui, avec ses mains sous les pans de son habit, l’examinait longuement. Un troisième gentleman, qui avait l’air de mauvaise humeur et qui venait sans doute d’être dérangé de son thé, car il mangeait encore un reste de tartine de beurre, s’était placé près du philosophe, et, appuyant ses mains sur ses hanches, l’inspectait minutieusement ; enfin deux autres individus groupés ensemble étudiaient ses traits avec des visages pensifs et pleins d’attention. M. Pickwick tressaillit plusieurs fois pendant cette opération, durant laquelle il semblait fort mal à l’aise sur son siége ; mais il ne fit de remarque à personne, pas même à Sam, qui, incliné sur le dos de sa chaise, réfléchissait partie sur la situation de son maître et partie sur la satisfaction qu’il aurait éprouvée à attaquer, l’un après l’autre, tous les geôliers présents, si cela avait été légal et conforme à la paix publique.

Quand le portrait fut terminé, on informa M. Pickwick qu’il pouvait entrer dans la prison.

« Où coucherai-je cette nuit ? demanda-t-il.

— Ma foi, répondit le vigoureux guichetier, je ne sais pas trop, pour cette nuit. Demain matin, vous serez accouplé avec quelqu’un, et alors vous serez tout à l’aise et confortable. La première nuit, on est ordinairement un peu en l’air ; mais tout s’arrange le lendemain. »

Après quelques discussions, on découvrit qu’un des geôliers avait un lit à louer pour la nuit, et M. Pickwick s’en accommoda avec empressement.

« Si vous voulez venir avec moi, je vais vous le montrer sur-le-champ, dit l’homme. Il n’est pas bien grand, mais on y dort comme une douzaine de marmottes. Par ici, monsieur. »

Ils traversèrent la porte intérieure et descendirent un court escalier ; la serrure fut refermée derrière eux, et M. Pickwick se trouva, pour la première fois de sa vie, dans une prison pour dettes.




  1. Les quakers gardent leur chapeau en certaines occasions où d’autres se croient tenus de l’ôter.
  2. Rue où se trouve la prison pour dettes.