Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome II/XII.

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Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (2p. 172-185).


CHAPITRE XII.

Ce qui arriva à M. Pickwick dans la prison pour dettes ; quelle espèce de débiteurs il y vit, et comment il passa la nuit.


Le gentleman qui accompagnait notre philosophe et qui avait nom Tom Roker, tourna à droite au bas de l’escalier, traversa une grille qui était ouverte, et, remontant quelques marches, entra dans une galerie longue et étroite, basse et malpropre, pavée de pierres et très-mal éclairée par deux fenêtres placées à ses deux extrémités.

« Ceci, dit le gentleman en fourrant ses mains dans ses poches et en regardant négligemment M. Pickwick par-dessus son épaule, ceci est l’escalier de la salle.

— Oh ! répliqua M. Pickwick en abaissant les yeux pour regarder un escalier sombre et humide, qui semblait mener à une rangée de voûtes de pierres au-dessous du niveau de la terre. Là, je suppose, sont les caveaux où les prisonniers tiennent leur petite provision de charbon de terre ? Ce sont de vilains endroits quand il faut y descendre, mais je parie qu’ils sont fort commodes.

— Oui, je crois bien qu’ils sont commodes, vu qu’il y a quelques personnes qui s’arrangent pour y vivre et joliment bien !

— Mon ami, reprit M. Pickwick, vous ne voulez pas dire que des êtres humains vivent réellement dans ces misérables cachots ?

— Je ne veux pas dire ! s’écria M. Roker avec un étonnement plein d’indignation, et pourquoi pas ?

— Qui vivent ! qui vivent là ?

— Qui vivent là, oui, et qui meurent là aussi fort souvent. Et pourquoi pas ? Qu’est-ce qui a quelque chose à dire là contre ? Qui vivent là ! oui, certainement. Est-ce que ce n’est pas une très-bonne place pour y vivre ? »

Comme M. Roker, en disant cela, se tourna vers M. Pickwick d’une manière assez farouche, et murmura en outre, d’un air excité, certaines expressions mal sonnantes, notre philosophe jugea convenable de ne point poursuivre davantage ce discours. M. Roker commença alors à monter un autre escalier aussi malpropre que le précédent, et fut suivi, dans cette ascension, par M. Pickwick et par Sam.

Quand ils eurent atteint une autre galerie de la même dimension que celle du bas, M. Roker s’arrêta pour respirer, et dit à M. Pickwick : « Voici l’étage du café ; celui d’au-dessus est le troisième, et celui d’au-dessus est le grenier : la chambre où vous allez coucher cette nuit s’appelle la salle du gardien, et voilà le chemin, venez. »

Lorsqu’il eut débité tout cela d’une haleine, M. Roker monta un autre escalier, M. Pickwick et Sam le suivant toujours sur ses talons.

Cet escalier recevait la lumière par plusieurs petites fenêtres, placées à peu de distance du plancher et ouvrant sur une cour sablée, bornée par un grand mur de briques, au sommet duquel régnaient dans toute la longueur des chevaux de frise en fer. Cette cour, d’après le témoignage de M. Roker, était le jeu de paume ; et il paraissait, en outre, toujours d’après la même autorité, qu’il y avait une autre cour plus petite, du côté de Farringdon-Street, laquelle était appelée la cour peinte, parce que ses murs avaient été autrefois décorés de certaines représentations de vaisseaux de guerre, voguant à toutes voiles, et de divers autres sujets artistiques, exécutés jadis aux heures de loisir de quelque dessinateur emprisonné.

Ayant communiqué cette information, plus en apparence pour décharger sa conscience d’un fait important que dans le dessein particulier d’instruire M. Pickwick, le guide entra dans une autre galerie, pénétra dans un petit corridor qui se trouvait à l’extrémité, ouvrit une porte, et découvrit aux yeux des nouveaux venus une chambre d’un aspect fort peu engageant, qui contenait huit ou neuf lits en fer.

« Voilà, dit M. Roker en tenant la porte ouverte et en regardant M. Pickwick d’un air triomphant, voilà une chambre. »

Cependant la physionomie de M. Pickwick exprimait une si légère dose de satisfaction à l’apparence de son logement, que M. Roker reporta ses regards vers Samuel Weller, qui jusqu’alors avait gardé un silence plein de dignité, espérant apparemment trouver plus de sympathie sur son visage.

« Voilà une chambre ! jeune homme, répéta-t-il.

— Oui, je la vois, répondit Sam, avec un signe de tête pacifique.

— Vous ne vous attendiez pas à trouver une chambre comme ça dans l’hôtel de Farringdon, hein ? » dit M. Roker avec un sourire plein de complaisance.

Sam répondit à ceci en fermant d’une manière aisée et naturelle un de ses yeux, ce qui pouvait signifier ou qu’il l’aurait pensé, ou qu’il n’y avait jamais pensé du tout, au gré de l’imagination de l’observateur. Ayant exécuté ce tour de force, Sam rouvrit son œil et demanda à M. Roker quel était le lit particulier qu’il avait désigné d’une façon si flatteuse en disant qu’on y dormait comme une douzaine de marmottes.

« Le voilà, dit M. Roker en montrant dans un coin un vieux lit de fer rouillé. Ça ferait dormir quelqu’un, qu’il le veuille ou non.

— Ça me fait c’t effet-là, répondit Sam en examinant le meuble en question avec un air de dégoût excessif. J’imagine que l’eau d’ânon n’est rien auprès.

— Rien du tout, fit M. Roker.

— Et je suppose, poursuivit Sam, en regardant son maître du coin de l’œil, dans l’espérance de découvrir sur son visage quelque symptôme que sa résolution était ébranlée par tout ce qui s’était passé, je suppose que les autres gentlemen qui dorment ici sont de vrais gentlemen ?

— Rien que de ça. I’y en a un qui pompe ses douze pintes d’ale par jour, et qui n’arrête pas de fumer, même à ses repas.

— Ce doit être un fier homme, fit observer Sam.

— Numéro 1 ! » répliqua M. Roker.

Nullement dompté par cet éloge, M. Pickwick annonça, en souriant, qu’il était déterminé à essayer pour cette nuit le pouvoir du lit narcotique. M. Roker l’informa qu’il pouvait se retirer pour dormir à l’heure qui lui conviendrait, sans autre formalité, et le laissa ensuite avec Sam dans la galerie.

Il commençait à faire sombre ; c’est-à-dire que, dans cet endroit où il ne faisait jamais clair, on venait d’allumer quelques becs de gaz en manière de compliment pour la nuit qui s’avançait au dehors. Comme il faisait assez chaud, quelques-uns des habitants des nombreuses petites chambres qui ouvraient à droite et à gauche sur la galerie avaient entre-baillé leurs portes. M. Pickwick y jetait un coup d’œil, en passant, avec beaucoup d’intérêt et de curiosité. Ici, quatre ou cinq grands lourdauds, qu’on apercevait à peine à travers un nuage de fumée de tabac, criaient et se disputaient, au milieu de verres de bière à moitié vides, ou jouaient à l’impériale avec des cartes remarquablement grasses. Là, un pauvre vieillard solitaire, courbé sur des papiers jaunis et déchirés, écrivait à la lueur d’une faible chandelle, et pour la cinquième fois, peut-être, le long récit de ses griefs, dans l’espoir de le faire parvenir à quelque grand personnage dont ces papiers ne devaient jamais arrêter les yeux, ni toucher le cœur. Dans une troisième chambre, on pouvait voir un homme occupé avec sa femme à arranger par terre un mauvais grabat, pour y coucher le plus jeune de ses nombreux enfants. Enfin, dans une quatrième et dans une cinquième, et dans une sixième et dans une septième, le bruit et la bière et les cartes et la fumée de tabac reparaissaient de plus en plus fort.

Dans la galerie même, et principalement dans les escaliers, flânaient un grand nombre de gens qui venaient là, les uns parce que leur chambre était vide et solitaire, les autres parce que la leur était pleine et étouffante ; le plus grand nombre parce qu’ils étaient inquiets, mal à leur aise, et ne savaient que faire d’eux-mêmes.

Il y avait là toutes sortes de gens, depuis l’ouvrier avec sa veste de gros drap jusqu’à l’élégant prodigue, en robe de chambre de cachemire fort convenablement percée au coude. Mais ils se ressemblaient tous en un point, ils avaient tous un certain air négligent, inquiet, effaré, de gibier de prison ; une physionomie impudente et fanfaronne, qu’il est impossible de décrire par des paroles, mais que chacun peut connaître quand il le désirera, car il suffit pour cela de mettre le pied dans la prison pour dettes la plus voisine, et de contempler le premier groupe de prisonniers qui se présentera, avec le même intérêt que révélait la figure intelligente de M. Pickwick.

« Ce qui me frappe, Sam, dit le philosophe, en s’appuyant sur la rampe de fer de l’escalier, ce qui me frappe, c’est que l’emprisonnement pour dettes est à peine une punition.

— Vous croyez, monsieur ?

— Vous voyez comme ces gaillards là boivent, fument et braillent. Il n’est pas possible que la prison les affecte beaucoup.

— Ah ! voilà justement la chose, monsieur. Ils ne s’affectent pas, ceux-là. C’est tous les jours fête pour eux, tout porter et jeux de quilles. C’est les autres qui s’affectent de ça : les pauvres diables qui ont le cœur tendre, et qui ne peuvent pas pomper la bière, ni jouer aux quilles ; ceux qui prieraient, s’ils pouvaient, et qui se rongent le cœur quand ils sont enfermés. Je vais vous dire ce qui en est, monsieur ; ceux qui sont toujours à flâner dans les tavernes, ça ne les punit pas du tout ; et ceux qui sont toujours à travailler quand ils peuvent, ça les abîme trop. C’est inégal, comme disait mon père quand il n’y avait pas une bonne moitié d’eau-de-vie dans son grog ; c’est inégal, et voilà pourquoi ça ne vaut rien.

— Je crois que vous avez raison, Sam, dit M. Pickwick, après quelques moments de réflexion ; tout à fait raison.

— Peut-être qu’il y a par-ci par-là quelques honnêtes gens qui s’y plaisent, poursuivit Sam, en ruminant ; mais je ne peux pas m’en rappeler beaucoup, excepté le petit homme crasseux, en habit brun, et c’était la force de l’habitude.

— Qui était-ce donc ?

— Voilà précisément ce que personne n’a jamais su.

— Mais qu’est-ce qu’il faisait ?

— Ah ! il avait fait comme beaucoup d’autres qui sont bien plus connus. Il avait trop de crédit sur la place et il s’en était servi.

— En d’autres termes, il avait des dettes, je suppose.

— Juste la chose, monsieur ; et, au bout d’un certain temps, il est venu ici, en conséquence. Ce n’était pas pour beaucoup : exécution pour neuf livres sterling, multipliées par cinq, pour les frais. Mais c’est égal, il est resté ici, sans en bouger, pendant dix-sept ans. S’il avait gagné quelques rides sur la face, elles étaient effacées par la crasse, car son visage malpropre et son habit brun étaient juste les mêmes à la fin du temps qu’ils étaient au commencement. C’était une petite créature paisible et inoffensive, courant toujours pour celui-ci ou celui-là, ou jouant à la paume et ne gagnant jamais ; si bien qu’à la fin les geôliers étaient devenus tout à fait amoureux de lui, et il était dans la loge tous les soirs à bavarder avec eux, et à leur compter des histoires et tout ça. Un soir qu’il était, comme d’habitude, tout seul avec un de ses vieux amis, qui était de garde, il dit tout d’un coup : « Je n’ai pourtant pas vu le marché, Bill, qu’il dit (le marché de Fleet-Street était encore là à cette époque) ; je n’ai pourtant pas vu le marché depuis dix-sept ans. — Je sais ça, dit le geôlier en fumant sa pipe. — J’aimerais bien à le voir une minute, Bill, qu’il dit. — Je n’en doute pas, dit le geôlier en fumant sa pipe fort et ferme, pour ne pas avoir l’air d’entendre ce que parler voulait dire. — Bill, dit le petit homme brun brusquement, c’est une fantaisie que j’ai mis dans ma tête. Laissez-moi voir la rue encore une fois avant que je meure, et, si je ne suis pas frappé d’apoplexie, je serai revenu dans cinq minutes, à l’horloge. — Et qu’est-ce que je deviendrais, moi, si vous êtes frappé d’apoplexie, dit le geôlier. — Eh bien ! dit la petite créature, ceux-là qui me trouveront me ramèneront à la maison, car j’ai ma carte dans ma poche : 20, escalier du café, dit-il. — Et c’était vrai, car, quand il avait envie de faire connaissance avec quelque nouveau voisin, il avait l’habitude de tirer de sa poche un petit morceau de carte chiffonnée avec ces mots-là dessus, et pas autre chose ; en considération de quoi on l’appelait toujours Numéro Vingt. Le geôlier le regarda fisquement, puis à la fin, il dit d’un air solennel : Numéro Vingt, qu’il dit, je me fie à vous. Vous ne voudriez pas mettre un vieil ami dans l’embarras ? — Non, mon garçon ; j’espère que j’ai quelque chose de meilleur là-dessous », dit le petit homme en cognant de toutes ses forces sur son gilet, et en laissant dégringoler une larme de chaque œil, ce qui était fort extraordinaire, car jamais auparavant une goutte d’eau n’avait touché son visage. Il secoua la main du geôlier et le voilà parti.

— Et il n’est jamais revenu, dit M. Pickwick.

— Enfoncé pour cette fois-ci, monsieur ! car il revint deux minutes avant le temps, tout bouillant de rage, et disant qu’il avait manqué d’être écrasé par une voiture de place, qu’il n’y était plus habitué, et qu’il voulait être pendu, s’il n’en écrivait pas au lord maire. À la fin, on finit par le pacifier, et pendant cinq ans après ça, il ne mit pas seulement le nez à la grille.

— À l’expiration de ce temps, il mourut, je suppose, dit M. Pickwick.

— Non, monsieur ; il lui vint la fantaisie de goûter la bière, dans une nouvelle taverne, tout à côté de la prison, et il y avait un si joli parloir, qu’il se mit dans la tête d’y aller tous les soirs, et il n’y manqua pas, monsieur, pendant longtemps, revenant toujours régulièrement, un quart d’heure avant la fermeture des grilles. Ça allait bien et confortablement ; mais fin finale, il commença à se mettre si joliment en train, qu’il oubliait que le temps marchait, ou qu’il ne s’en souciait pas, et il arrivait de plus en plus tard, jusqu’à ce qu’une nuit son vieil ami allait justement fermer la porte. Il avait déjà tourné la clef quand l’autre rentra. « Un moment, Bill, qu’il dit. — Comment, Numéro Vingt, dit le guichetier, vous n’étiez pas encore rentré ? — Non, fit le petit homme avec un sourire. — Eh bien ! alors, je vous dirai ce qui en est, mon ami, dit le guichetier en ouvrant la porte lentement et d’un air bourru. C’est mon opinion que vous avez fait de mauvaises connaissances dernièrement, et que vous vous dérangez ; j’en suis très-fâché. Voyez-vous, je ne veux pas vous désobliger, qu’il dit ; mais si vous ne vous bornez pas à voir des gens comme il faut, et si vous ne revenez pas à des heures régulières, aussi sûr comme vous êtes là, je vous laisserai à la porte tout à fait. » Le petit homme fut saisi d’un tremblement, et jamais il n’a mis le pied hors de la prison depuis. »

Pendant ce discours, M. Pickwick avait lentement redescendu les escaliers. Après avoir fait quelques tours dans la cour peinte, qui était presque déserte à cause de l’obscurité, il engagea Sam à se retirer pour la nuit et à chercher un lit dans quelque auberge voisine, afin de revenir le lendemain de bonne heure pour faire apporter ses effets du George et Vautour. Sam se prépara à obéir à cette requête d’aussi bonne grâce qu’il lui fut possible, mais néanmoins avec une expression de mécontentement fort notable. Il alla même jusqu’à essayer diverses insinuations sur la convenance de se coucher dans une des cours de la prison pour cette nuit ; mais, trouvant que M. Pickwick était obstinément sourd à de telles suggestions, il se retira définitivement.

On ne saurait dissimuler que M. Pickwick se trouvait fort peu confortable et fort mélancolique. En effet, quoique la prison fût pleine de monde et qu’une bouteille de vin lui eût immédiatement procuré la société de quelques esprits choisis, sans aucun embarras de présentation formelle, il se sentait absolument seul dans cette foule grossière. Il ne pouvait donc résister à l’abattement inspiré par la perspective d’une prison perpétuelle ; car, pour ce qui est de se libérer en satisfaisant la friponnerie et la rapacité de Dodson et Fogg, sa pensée ne s’y arrêta pas un seul instant.

Dans cette disposition d’esprit, il rentra dans la galerie du café et s’y promena lentement. L’endroit était intolérablement malpropre, et l’odeur du tabac y devenait absolument suffocante ; on y entendait un perpétuel tapage de portes ouvertes et fermées, et le bruit des voix et des pas y retentissait constamment. Une jeune femme, qui tenait dans ses bras un enfant, et qui semblait à peine capable de se traîner, tant elle était maigre et avait l’air misérable, marchait le long du corridor en causant avec son mari, qui n’avait pas d’autre asile pour la recevoir. Lorsque cette femme passait auprès de M. Pickwick, il l’entendait sangloter amèrement, et, une fois, elle se laissa aller à un tel transport de douleur, qu’elle fut obligée de s’appuyer contre le mur pour se soutenir, tandis que le mari prenait l’enfant dans ses bras, et s’efforçait vainement de la consoler.

Le cœur de notre excellent ami était trop plein pour pouvoir supporter ce spectacle ; il monta les escaliers et rentra dans sa chambre.

Or, quoique la salle des gardiens fût extrêmement incommode, étant, pour le bien-être aussi bien que pour la décoration, à plusieurs centaines de degrés au-dessous de la plus mauvaise infirmerie d’une prison de province ; elle avait, pour le présent, le mérite d’être tout à fait déserte. M. Pickwick s’assit donc au pied de son petit lit de fer, et entreprit de calculer combien d’argent on pouvait tirer de cette pièce dégoûtante. S’étant convaincu, par une opération mathématique, qu’elle rapportait autant de revenu qu’une petite rue des faubourgs de Londres, il en vint à se demander, avec étonnement, quelle tentation pouvait avoir une petite mouche noirâtre, qui rampait sur son pantalon, à venir dans une prison mal aérée, quand elle avait le choix de tant d’endroits agréables. Ses réflexions sur ce sujet l’amenèrent, par une suite de déductions rigoureuses, à cette conclusion, que l’insecte était fou. Après avoir décidé cela, il commença à s’apercevoir qu’il s’assoupissait ; il tira donc de sa poche son bonnet de nuit, qu’il avait eu la précaution d’y insérer le matin, et s’étant déshabillé tout doucement, il se glissa dans son lit et s’endormit profondément.

« Bravo, zéphyre ! Bien détaché ! En voilà un d’entrechat ! Je veux être damné si l’opéra n’est pas votre sphère ! Allons, hurrah !… »

Ces exclamations, plusieurs fois répétées du ton le plus bruyant, et accompagnées d’éclats de rire retentissants, tirèrent M. Pickwick d’un de ces sommeils léthargiques qui, ne durant en réalité qu’une demi-heure, semblent au dormeur avoir été prolongés pendant trois semaines ou un mois.

Le bruit des voix avait à peine cessé, quand le plancher de la chambre fut ébranlé avec tant de violence que les vitres en vibrèrent dans leurs châssis, et que tout le lit en trembla. M. Pickwick tressaillit, se leva sur son séant et resta abruti pendant quelques minutes par la scène qui se passait devant lui.

Au milieu de la chambre, un homme en habit vert, avec une culotte de velours et des bas de coton gris, exécutait le pas le plus populaire d’une cornemuse, avec une exagération burlesque de grâce et de légèreté, qui, jointe à la nature de son costume, en faisait la chose la plus absurde du monde. Un autre individu, évidemment fort gris, et qui probablement avait été apporté dans son lit par ses compagnons, était assis, enveloppé dans ses draps, et fredonnait d’une manière prodigieusement lugubre tous les passages qu’il pouvait se rappeler d’une chanson comique. Un troisième enfin, assis sur un autre lit, applaudissait les exécutants de l’air d’un profond connaisseur, et les encourageait par des transports d’enthousiasme tels que celui qui avait réveillé M. Pickwick.

Ce dernier personnage était un magnifique spécimen d’une classe de gens qui ne peuvent jamais être vus dans toute leur perfection, excepté dans de semblables endroits. On les rencontre parfois, dans un état imparfait, autour des écuries et des tavernes ; mais ils n’atteignent leur entier développement que dans ces admirables serres chaudes, qui semblent sagement établies par le législateur dans le dessein de les propager.

C’était un grand gaillard au teint olivâtre, aux cheveux longs et noirs, aux favoris épais et réunis sous le menton. Le collet de sa chemise était ouvert, et il n’avait pas de cravate, car il avait joué à la paume toute la journée. Il portait sur la tête une calotte grecque, qui avait bien coûté dix-huit pence et dont le gland de soie éclatant se balançait sur un habit de gros drap. Ses jambes, qui étaient fort longues et grêles, embellissaient un pantalon collant, destiné à en faire ressortir la symétrie, mais qui, étant mis négligemment, et n’étant qu’imparfaitement boutonné, tombait par une succession de plis peu gracieux sur une paire de souliers assez éculés pour laisser voir des bas blancs extrêmement sales. Enfin il y avait dans tout ce personnage une sorte de recherche grossière et de friponnerie impudente, qui valaient un monceau d’or.

Ce fut lui qui le premier aperçut M. Pickwick. Il cligna de l’œil au zéphyre, et l’engagea avec une gravité moqueuse, à ne point réveiller le gentleman.

« Comment, dit le zéphyre en se retournant, et en affectant la plus grande surprise ; est-ce que le gentleman est réveillé ! Mais oui, il est réveillé !… Heim !… Cette citation est de Shakspeare !… Comment vous portez-vous, monsieur ? Comment vont Mary et Sarah, monsieur ? Et la chère vieille dame qu’est à la maison, monsieur ? Eh ! monsieur, Voudriez-vous avoir la bonté de leur transmettre mes compliments dans le premier petit paquet que vous enverrez par là, monsieur, en ajoutant que je les aurais envoyés auparavant si je n’avais pas eu peur qu’ils soient cassés dans la charrette, monsieur.

— N’ennuyez donc pas le gentleman de civilités banales, quand vous voyez qu’il meurt d’envie de boire quelque chose, reprit d’un air jovial le gentleman aux favoris. Pourquoi ne lui demandez-vous pas ce qu’il veut prendre ?

— Nom d’un tonnerre ! je l’avais oublié, s’écria l’autre. Qu’est-ce que vous voulez prendre, monsieur ? Voulez-vous prendre du vin de Porto, monsieur ? ou du Xérès ? Je puis vous recommander l’ale, monsieur. Ou peut-être que vous voudriez tâter du Porter ? Permettez-moi d’avoir le plaisir d’accrocher votre casque à mèche, monsieur. »

En disant ceci, l’orateur enleva la coiffure de M. Pickwick, et la fixa en un clin d’œil sur celle de l’homme ivre, qui continuait à bourdonner ses chansons comiques, de la manière la plus lugubre qu’on puisse imaginer, mais avec la ferme persuasion qu’il enchantait une société nombreuse et choisie.

Malgré tout le sel qu’il y a à enlever violemment le bonnet de nuit d’un homme, et à l’ajuster sur la tête d’un gentleman inconnu, dont l’extérieur est notoirement malpropre, c’est là certainement une plaisanterie assez hasardée. Considérant la chose précisément à ce point de vue, M. Pickwick, sans avoir donné le moindre avertissement préalable de son dessein, s’élança vigoureusement hors de son lit, donna au zéphyre dans l’estomac, un coup de poing assez vigoureux pour le priver d’une portion considérable du souffle que la nature a jugé nécessaire aux organes respiratoires, puis, ayant récupéré son bonnet, se plaça hardiment dans une posture de défense.

« Maintenant, s’écria-t-il en haletant, non moins par excitation que par la dépense de tant d’énergie, maintenant, avancez tous les deux, tous les deux ensemble ! » et, tout en faisant cette libérale invitation, le digne gentleman imprimait à ses poings fermés un mouvement de rotation, afin d’épouvanter ses antagonistes par cette démonstration scientifique.

Était-ce la manière compliquée dont M. Pickwick était sorti de son lit pour tomber tout d’une masse sur le danseur ? était-ce la preuve inattendue de courage donnée par lui, qui avait touché ses adversaires ? Il est certain qu’ils étaient touchés : car au lieu d’essayer de commettre un meurtre, comme le philosophe s’y attendait fermement, ils s’arrêtèrent, se regardèrent l’un l’autre pendant quelque temps, et finalement éclatèrent de rire.

« Allons, vous êtes un bon zig, dit le zéphyre. Rentrez dans votre lit, ou bien vous attraperez des rhumatismes. Pas de rancune, j’espère ? continua-t-il en tendant vers M. Pickwick une main capable de remplir ces gants d’étain rouge qui se balancent habituellement au-dessus de la porte des gantiers.

— Non certainement, répondit M. Pickwick avec empressement ; car maintenant que l’excitation du moment était passée, il commençait à sentir le froid sur ses jambes.

— Permettez-moi, monsieur, d’avoir le même honneur, dit le gentleman aux favoris en présentant sa main droite, et en aspirant le h.

— Avec beaucoup de plaisir, monsieur, répliqua M. Pickwick qui remonta dans son lit, après avoir échangé une poignée de main très-longue et très-solennelle.

— Je m’appelle Smangle, monsieur, dit l’homme aux favoris.

— Oh ! fit M. Pickwick.

— Et moi, Mivins, dit l’homme aux bas gris.

— Je suis charmé de le savoir, monsieur, » répondit M. Pickwick.

M. Smangle toussa : hem !

« Vous me parliez, monsieur ? demanda M. Pickwick.

— Non, monsieur, répliqua M. Smangle.

— Je l’avais cru, monsieur, dit M. Pickwick. »

Tout ceci était fort poli et fort agréable, et pour augmenter encore la bonne harmonie, M. Smangle assura nombre de fois M. Pickwick qu’il entretenait le plus grand respect, pour les sentiments d’un gentleman. Or, on devait assurément lui en savoir un gré infini, car il était impossible de supposer qu’il pût les comprendre.

« Vous allez vous faire déclarer insolvable, monsieur ? demanda M. Smangle.

— Me faire quoi ? dit M. Pickwick.

— Déclarer insolvable par la cour de la rue de Portugal[1]. La cour pour le soulagement des banqueroutiers, vous savez ?

— Oh ! non, du tout.

— Vous allez sortir peut-être ? suggéra M. Mivins.

— J’ai peur que non. Je refuse de payer quelques dommages-intérêts, et je suis ici en conséquence.

— Ah ! fit observer M. Smangle, le papier a été ma ruine.

— Vous étiez papetier, monsieur ? dit M. Pickwick innocemment.

— Non, non, Dieu me damne, je ne suis jamais tombé si bas que cela ; pas de boutique. Quand je dis le papier, je veux dire les lettres de change.

— Ah ! vous employiez le mot dans ce sens ?

— Par le diable ! un gentleman doit s’attendre à des revers. Mais quoi ? je suis ici dans la prison de Fleet Street ? Bon ! est-ce que j’en suis plus pauvre pour cela ?

— Au contraire, répliqua M. Mivins. » et il avait raison : bien loin que M. Smangle fût plus pauvre pour cela, le fait est qu’il était plus riche ; car ce qui l’avait amené dans la prison, c’est qu’au moyen de son papier, il avait acquis gratuitement la possession de certains articles de joaillerie qui, depuis lors, avaient été placés par lui chez un prêteur sur gages.

« Allons ! allons ! reprit M. Smangle. Tout cela c’est bien sec. Il faut nous rincer la bouche avec une goutte de Xérès brûlé. Le dernier venu le payera ; Mivins l’ira chercher, et moi j’aiderai à le boire. C’est ce que j’appelle une impartiale division du travail, Dieu me damne !. »

Ne voulant pas risquer une autre querelle, M. Pickwick consentit à cette proposition. Il donna de l’argent à M. Mivins, qui ne perdit pas un instant pour se rendre au café, car il était près de onze heures.

« Dites-donc, demanda tout bas M. Smangle, aussitôt que son ami eut quitté la chambre.

— Combien lui avez-vous donné ?

— Un demi-souverain.

— C’est un gentleman des plus aimables ; spirituel en diable… je ne connais personne qui le soit plus, mais… » Ici M. Smangle s’arrêta court en hochant la tête d’un air dubitatif.

« Vous ne regardez pas comme probable qu’il approprie cet argent à ses besoins personnels ? demanda M. Pickwick.

— Oh ! non ! je ne dis pas cela. J’ai dit en toutes lettres que c’était un gentleman des plus aimables. Mais je pense qu’il n’y aurait pas de mal à ce que quelqu’un descendît par hasard pour voir s’il ne trempe pas son bec dans le bol, ou s’il ne perd pas la monnaie le long du chemin. « Ici, hé ! monsieur ! dégringolez en bas, s’il vous plaît, et voyez un peu ce que fait le gentleman qui vient de descendre. »

Cette requête était adressée à un jeune homme à l’air timide, modeste, dont l’extérieur annonçait une grande pauvreté, et qui, pendant tout ce temps, était resté aplati sur son lit, pétrifié, en apparence, par la nouveauté de sa situation.

« Vous savez où est le café, n’est-ce pas ? Descendez seulement et dites au gentleman que vous êtes venu l’aider à monter le bol… ou bien… attendez… je vais vous dire ce que… je vais vous dire comment nous l’attraperons, dit Smangle d’un air malin.

— Comment cela ? demanda M. Pickwick.

— Faites-lui dire qu’il emploie le reste en cigares. Fameuse idée ! Courez vite lui dire cela, entendez-vous ? Ils ne seront pas perdus, continua Smangle, en se tournant vers M. Pickwick, je les fumerai au besoin. »

Cette manœuvre était si ingénieuse, et elle avait été accomplie avec un aplomb si admirable, que M. Pickwick n’aurait pas voulu y mettre d’obstacle, quand même il l’aurait pu. Au bout de peu de temps, M. Mivins revint apportant le Xérès, que M. Smangle distribua dans deux petites tasses fêlées, faisant observer judicieusement par rapport à lui-même, qu’un gentleman ne doit pas être difficile, dans de semblables circonstances, et que, quant à lui, il n’était pas trop fier pour boire à même dans le bol. En même temps pour montrer sa sincérité, il porta un toast à la compagnie, et vida le vase presque en entier.

Une touchante harmonie ayant été établie de cette manière, M. Smangle commença à raconter diverses anecdotes romanesques de sa vie privée, concernant, entre autres choses, un cheval pur sang, et une magnifique juive, l’un et l’autre d’une beauté surprenante, et singulièrement convoités par la noblesse des trois royaumes.

Long-temps avant la conclusion de ces élégants extraits de la biographie d’un gentleman, M. Mivins s’était mis au lit et avait commencé à ronfler, laissant M. Pickwick et le timide étranger profiter seuls de l’expérience de M. Smangle.

Cependant ces deux auditeurs eux-mêmes ne furent pas apparemment aussi édifiés qu’ils auraient dû l’être par les récits touchants qui leur furent faits. Depuis quelque temps, M. Pickwick se trouvait dans un état de somnolence, lorsqu’il eut une indistincte perception que l’homme ivre avait recommencé à psalmodier ses chansons comiques, et que M. Smangle lui avait fait doucement comprendre que son auditoire n’était pas disposé musicalement, en lui versant le pot à l’eau sur la tête. Notre héros retomba alors dans le sommeil avec le sentiment confus que M. Smangle était encore occupé à raconter une longue histoire, dont le point principal paraissait être que dans une certaine occasion spécifiée avec détails, il avait fait une lettre de change et refait un gentleman.




  1. Tribunal