Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome II/XIII.

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Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (2p. 185-200).


CHAPITRE XIII.

Démontrant, comme le précédent, la vérité de ce vieux proverbe, que l’adversité vous fait faire connaissance avec d’étranges camarades de lit ; et contenant, en outre, l’incroyable déclaration que M. Pickwick fit à Sam.


Quand M. Pickwick ouvrit les yeux, le lendemain matin, le premier objet qu’il aperçut fut Samuel Weller assis sur un petit porte-manteau noir, et regardant d’un air de profonde abstraction la majestueuse figure de l’éblouissant M. Smangle, tandis que celui-ci, à moitié habillé et assis sur son lit, s’occupait de l’entreprise tout à fait désespérée de faire baisser les yeux dudit Sam. Nous disons tout à fait désespérée, parce que Sam, d’un regard qui embrassait tout à la fois la culotte, les pieds, la tête, le visage, les jambes et les favoris de M. Smangle, continuait de l’examiner avec un air de vive satisfaction et sans plus s’inquiéter des sentiments du sujet, que s’il avait inspecté une statue ou le corps empaillé d’une effigie de Guy Faux.

« Eh bien ! me reconnaîtrez-vous ? dit M. Smangle en fronçant le sourcil.

— Je prêterai serment de le faire, n’importe où, monsieur, répondit Sam d’un air de bonne humeur.

— Ne dites pas d’impertinences à un gentleman, monsieur.

— Non, assurément ; si vous voulez me dire quand il s’éveillera, je lui ferai des politesses extra-superfines. »

Cette observation ayant une tendance indirecte à impliquer que M. Smangle n’était pas un gentleman, excita quelque peu son courroux.

« Mivins, dit-il d’un air colérique.

— Qu’y a-t-il ? répliqua M. Mivins de sa couche.

— Qui diable est donc ce gaillard-là ?

— Ma foi, dit M. Mivins en regardant languissamment de dessous ses draps, je devrais plutôt vous le demander. A-t-il quelque chose à faire ici ?

— Non, répliqua Smangle.

— Alors jetez-le en bas des escaliers, et dites-lui de ne pas se permettre de se relever jusqu’à ce que j’aille le trouver, » répondit M. Mivins. Puis ayant donné cet avis, l’excellent gentleman se remit à dormir.

La conversation montrant des symptômes peu équivoques de devenir personnelle, M. Pickwick jugea qu’il était temps d’intervenir.

« Sam, dit-il.

— Monsieur ?

— Il n’y a rien de nouveau depuis hier ?

— Rien d’important, monsieur, répliqua Sam, en lorgnant les favoris de M. Smangle. L’humidité et la chaleur de l’atmosphère paraît favorable à la croissance de certaines mauvaises herbes terribles et rougeâtres ; mais à ça près, tout boulotte assez raisonnablement.

— Je vais me lever, interrompit M. Pickwick. Donnez-moi du linge blanc. »

Quelque hostiles qu’eussent pu être les intentions de M. Smangle, elles furent immédiatement radoucies par le porte-manteau dont le contenu parut lui donner tout à coup la plus favorable opinion, non-seulement de M. Pickwick, mais aussi de Sam. En conséquence, il saisit promptement une occasion de déclarer d’un ton assez élevé pour que cet excentrique personnage pût l’entendre, qu’il le reconnaissait pour un original pur sang et partant pour l’homme suivant son cœur. Quant à M. Pickwick, l’affection qu’il conçut pour lui en ce moment ne connut plus de bornes.

« Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous, mon cher monsieur ? lui dit-il.

— Rien que je sache ; je vous suis obligé, répondit le philosophe.

— Vous n’avez pas de linge à envoyer à la blanchisseuse ? Je connais une admirable blanchisseuse dans le voisinage. Elle vient pour moi deux fois par semaine… Par Jupiter ! comme c’est heureux ! c’est justement son jour ! Mettrai-je quelques-unes de vos petites affaires avec les miennes ? Ne parlez pas de l’embarras : au diable l’embarras ! À quoi servirait l’humanité, si un gentleman dans le malheur ne se dérangeait pas un peu pour assister un autre gentleman qui se trouve dans le même cas ? »

Ainsi parlait M. Smangle en s’approchant en même temps du porte-manteau aussi près que possible, et laissant voir dans ses regards toute la ferveur de l’amitié la plus désintéressée.

« Est-ce que vous n’avez rien à faire brosser au garçon, mon cher ami ? continua-t-il.

— Rien du tout mon fiston, dit Sam en se chargeant de la réplique. Peut-être que si l’un de nous avait la bonne idée de décamper sans attendre le garçon, ça serait plus agréable pour tout le monde, comme disait le maître d’école au jeune gentleman qui refusait de se laisser fouetter par le domestique.

— Et il n’y a rien que je puisse envoyer dans ma petite boîte à la blanchisseuse ? ajouta M. Smangle en se tournant de nouveau vers M. Pickwick avec un air quelque peu déconfit.

— Pas l’ombre d’une camisole, monsieur, rétorqua Sam. J’ai peur que la petite boîte ne soit déjà comble de vos effets. »

Ce discours fut accompagné d’un coup d’œil expressif jeté sur cette partie du costume de M. Smangle qui atteste ordinairement la science de la blanchisseuse ; aussi ce gentleman se crut-il obligé de tourner sur ses talons et d’abandonner, pour le présent du moins, toutes prétentions sur la bourse et sur la garde-robe de M. Pickwick. Il se retira donc d’assez mauvaise humeur au jeu de paume, où il déjeuna légèrement et sainement d’une couple des cigares qui avaient été achetés le soir précédent.

M. Mivins qui n’était pas fumeur, dont le compte en petits articles d’épicerie avait déjà atteint le bas de l’ardoise, et pour lequel on refusait de retourner ce grand livre primitif, demeura dans son lit, et suivant sa propre expression demanda à déjeuner à Morphée.

M. Pickwick déjeuna dans un petit cabinet, décoré du nom de boudoir, dont les habitants temporaires avaient l’inexprimable avantage d’entendre tout ce qui se disait dans le café voisin ; ensuite il dépêcha Sam pour faire quelques commissions nécessaires ; puis il se rendit à la loge, afin d’interroger M. Roker concernant son établissement futur.

« Ah ! ah ! M. Pickwick, dit ce gentleman en consultant un énorme livre. Nous ne manquons pas de place. Votre billet de copin sera pour le 27, au troisième.

— Mon quoi ? demanda M. Pickwick.

— Votre billet de copin. Vous n’y êtes pas ?

— Pas tout à fait, dit M. Pickwick en souriant.

— Vraiment, c’est aussi clair que le jour. Vous aurez un billet de copin pour le 27, au troisième, et ceux qui habitent la même chambre seront vos copins.

— Sont-ils nombreux ? demanda M. Pickwick d’un air intrigué.

— Trois… »

M. Pickwick toussa.

« L’un d’eux est un ministre, continua M. Roker en écrivant sur un petit morceau de papier ; l’autre est un boucher.

— Hein ! fit M. Pickwick.

— Un boucher, répéta M. Roker en appuyant le bec de sa plume sur son bureau pour la décider à marquer. Neddy, vous rappelez-vous Tom Martin, quel noceur ça faisait ? dit M. Roker à un autre habitant de la loge, lequel s’amusait à ôter la boue de ses souliers, avec un canif à vingt-cinq lames.

— Je crois bien, répondit l’individu interrogé.

— Dieu nous bénisse ! continua M. Roker en branlant doucement la tête, et en regardant d’un air distrait par les barreaux de la fenêtre comme quelqu’un qui prend plaisir à se rappeler les scènes paisibles de son enfance ; il me semble que c’est hier qu’il donnait une roulée aux charretiers, là bas à Fox-under-the-Hill, près de l’endroit où on débarque le charbon. Je le vois encore le long du Strand, entre deux Watchmen, un peu dégrisé par ses meurtrissures, avec un emplâtre de vinaigre et de papier gris sur l’œil droit ; et sur ses talons, son joli boule-dogue, qui a dévoré le petit garçon ensuite. Quelle drôle de chose que le temps, hein, Neddy ?. »

Le gentleman à qui ces observations étaient adressées et qui paraissait d’une disposition pensive et taciturne, se contenta de répéter la même phrase, et M. Roker secouant les idées sombres et poétiques qui s’étaient emparées de lui, redescendit aux affaires communes de la vie, et reprit sa plume.

« Savez-vous quel est le troisième gentleman ? demanda M. Pickwick, fort peu enchanté par cette description de ses futurs associés.

— Neddy, qu’est-ce que c’est que Simpson ? dit M. Roker, en se tournant vers son compagnon.

— Quel Simpson ?

— Celui qui est au 27, au troisième, avec qui ce gentleman va être copin.

— Oh ! lui ? répliqua Neddy, il n’est rien du tout ; autrefois c’était le compère d’un maquignon ; aujourd’hui il est floueur.

— C’est ce que je pensais, répliqua M. Roker en fermant son livre, et en plaçant le petit morceau de papier dans la main de M. Pickwick. Voilà le billet, monsieur. »

Très-embarrassé par cette manière sommaire de disposer de sa personne, M. Pickwick rentra dans la prison, en réfléchissant à ce qu’il avait de mieux à faire.

Convaincu toutefois qu’avant de tenter une autre démarche, il était utile de voir les trois gentlemen avec qui on voulait le colloquer, il se dirigea le mieux qu’il put vers le troisième étage.

Après avoir erré quelque temps dans la galerie en essayant de déchiffrer, malgré l’obscurité, les numéros qui se trouvaient sur les différentes portes, il s’adressa à la fin à un garçon de taverne qui poursuivait son occupation matinale de glaner les pots d’étain.

« Où est le nº 27, mon ami ? demanda M. Pickwick.

— Cinq portes plus loin, répliqua le garçon. Il y a sur la porte en dehors le portrait à la craie d’un gentleman pendu qui fume sa pipe. »

Guidé par ces instructions, M. Pickwick s’avança lentement le long de la galerie jusqu’au moment où il rencontra le portrait du gentleman ci-dessus décrit. Il frappa à la porte avec le revers de son index, doucement d’abord, puis ensuite plus fortement. Après avoir inutilement répété cette opération, il se hasarda à ouvrir et à regarder dans l’intérieur.

Il y avait dans la chambre un seul homme qui se penchait par la fenêtre aussi loin qu’il le pouvait sans perdre l’équilibre, et qui s’efforçait avec grande persévérance de cracher sur le chapeau d’un de ses amis intimes qui se trouvait en bas dans la cour. M. Pickwick n’ayant pu lui indiquer sa présence ni en parlant, ni en toussant, ni en éternuant, ni en frappant, ni par aucun autre moyen d’attirer l’attention, se détermina enfin à s’approcher de la fenêtre et à tirer doucement la basque de l’habit de cet individu. Celui-ci rentra vivement la tête et les épaules, et demanda à M. Pickwick, d’un ton bourru, ce qu’il lui voulait.

« Je crois, dit M. Pickwick en consultant son billet, je crois que c’est ici le nº 27, au troisième ?

— Eh bien ?

— C’est en vertu de ce morceau de papier que je suis venu ici.

— Voyons un peu ça. »

M. Pickwick obéit.

« M. Roker aurait bien pu vous fourrer ailleurs, » dit d’un air mécontent M. Simpson (car c’était ce chevalier d’industrie).

M. Pickwick le pensait aussi, mais, dans de telles circonstances, il jugea prudent de garder le silence.

M. Simpson réfléchit pendant quelques instants, puis mettant la tête à la fenêtre, il donna un coup de sifflet aigu et prononça à haute voix certaines paroles. M. Pickwick ne put pas les distinguer, mais il imagina que c’était quelque sobriquet qui distinguait M. Martin, car immédiatement après, un grand nombre de gentlemen qui se trouvaient en bas se mirent à crier : « Le boucher ! le boucher ! » en imitant le cri par lequel les membres de cette utile classe de la société ont coutume de faire connaître quotidiennement leur présence, aux grilles des sous-sols des maisons de Londres.

Les événements subséquents confirmèrent l’exactitude de cette hypothèse, car au bout de quelques secondes un gentleman prématurément gros pour son âge, habillé du bourgeron bleu professionnel et avec des bottes à revers, et à bouts ronds, entra presque hors d’haleine dans la chambre : il fut suivi de près par un autre gentleman en habit noir très-râpé, et en bonnet de peau de loutre. Celui-ci s’occupait tout le long du chemin à rattacher son habit jusqu’au menton, au moyen de boutons et d’épingles. Il avait un visage très-rouge et très-commun, et faisait l’effet d’un chapelain ivre, ce qu’il était effectivement.

Ces deux gentlemen ayant à leur tour parcouru le billet de M. Pickwick, l’un exprima son opinion que c’était embêtant, et l’autre, sa conviction que c’était une scie. Ayant manifesté leurs sentiments en ces termes intelligibles, ils se regardèrent entre eux et regardèrent M. Pickwick, au milieu d’un silence fort embarrassant.

« Quel ennui ! Et il faut que ça arrive au moment où nous formons une petite société si agréable. » reprit le chapelain en regardant trois matelas malpropres, roulés chacun dans une couverture, et qui occupaient durant le jour un coin de la chambre, formant une toilette d’un nouveau genre, sur laquelle étaient placés une vieille cuvette fêlée, une boîte et un pot à eau de faïence à fleurs bleues. « Quel ennui ! »

M. Martin exprima la même opinion en termes plus énergiques, et M. Simpson, après avoir lancé dans le monde une quantité d’adjectifs sans aucun substantif pour les accompagner, releva le bas de ses manches et commença à laver des choux pour le dîner.

Pendant que cela se passait, M. Pickwick s’occupait à considérer la chambre, qui était outrageusement sale et sentait le renfermé d’une manière intolérable. Il n’y avait point de vestige de tapis, de rideaux, ni de jalousies ; il n’y avait pas même un cabinet. À la vérité, s’il y en avait eu un, il ne se trouvait pas grand’chose à y mettre ; mais, quoique peu nombreux et peu considérables, individuellement, cependant des morceaux de fromage, des croûtons de pain, des torchons mouillés, des restes de viande, des objets de vêtements, de la vaisselle mutilée, des soufflets sans bout, des fourchettes sans manche, présentent quelque chose d’assez peu confortable, en apparence, quand ils sont répandus sur le carreau d’une petite salle qui représente à la fois le salon et la chambre à coucher de trois individus désœuvrés.

« Je suppose pourtant que cela peut s’arranger, dit le boucher, après un assez long silence. Que prendriez-vous pour vous en aller ?

— Je vous demande pardon, répliqua M. Pickwick : qu’est-ce que vous disiez ? je n’ai pas bien entendu.

— Combien demandez-vous pour vous en aller ? D’ordinaire c’est trois francs, mais on vous en donnera quatre ; ça vous va-t-il ?

— Au besoin, nous nous fendrons d’une roue de cabriolet, suggéra M. Simpson.

— Va pour la roue de cabriolet ; ça ne nous fait que quelques sous de plus par personne, ajouta M. Martin. Qu’en dites-vous. Nous vous offrons quatre shillings par semaine pour vous en aller. Eh bien ?

— On fera monter un gallon de bière par-dessus le marché, intercala M. Simpson. Là !

— Et nous le boirons sur-le-champ, ajouta le chapelain. Allons !

— Je suis réellement si ignorant des règles de cet endroit, répondit M. Pickwick, que je ne vous comprends pas encore parfaitement. Est-ce que je puis loger ailleurs ? Je ne le croyais pas. »

En entendant cette question, M. Martin regarda ses deux amis avec une excessive surprise, et alors chacun des trois gentlemen étendit son pouce droit par-dessus son épaule gauche. Ce geste, que les paroles : as-tu fini ! ne sauraient rendre que d’une façon fort imparfaite, produit un effet fort gracieux et fort aérien quand il est exécuté par un certain nombre de ladies et de gentlemen, habitués à agir de concert. Il exprime un léger sarcasme plein d’atticisme et de bonne humeur.

« Vous ne le croyiez pas ? répéta M. Martin avec un sourire de pitié.

— Eh bien ! dit l’ecclésiastique, si je connaissais la vie aussi peu que cela, je mangerais mon chapeau et sa boucle avec !

— Et moi, item, ajouta le boucher solennellement. »

Après cette courte préface, les trois copins informèrent M. Pickwick, tout d’une haleine, que l’argent avait dans la prison la même vertu que dehors ; qu’il lui procurerait instantanément presque tout ce qu’on peut désirer, et que, si M. Pickwick en possédait et voulait bien le dépenser, il n’avait qu’à signifier son désir d’avoir une chambre à lui seul, et qu’il la trouverait toute meublée et garnie en moins d’une demi-heure de temps.

Nos gens se séparèrent alors avec une satisfaction mutuelle : M. Pickwick retournant sur nouveaux frais à la loge, et les trois copins se rendant au café pour y dépenser les cinq shillings que le ministre, avec une admirable prévoyance, avait empruntés dans ce dessein au candide philosophe.

Lorsque M. Pickwick eut déclaré à M. Roker pourquoi il revenait :

« Je le savais bien, s’écria celui-ci avec un gros rire, ne l’ai-je pas dit, Neddy ? »

Le sage possesseur du couteau universel fit entendre un grognement affirmatif.

« Parbleu ! je savais qu’il vous fallait une chambre à vous seul. Voyons ! Il vous faudra des meubles ; c’est moi qui vous les louerai, je suppose, suivant l’usage.

— Avec grand plaisir, répliqua M. Pickwick.

— Il y a dans l’escalier du café une chambre magnifique qui appartient à un prisonnier de la chancellerie : elle vous coûtera une livre sterling par semaine. Je suppose que vous ne regardez pas à cela ?

— Pas le moins du monde.

— Venez avec moi, cria M. Roker en prenant son chapeau avec une grande vivacité. L’affaire sera faite en cinq minutes. Que diable ! pourquoi n’avez-vous pas commencé par dire que vous consentiez à bien faire les choses ? »

Comme le guichetier l’avait prédit, l’affaire fut promptement arrangée. Le prisonnier de la Chancellerie était là depuis assez longtemps pour avoir perdu amis, fortune, habitudes, bonheur, et pour avoir acquis en échange le droit d’avoir une chambre à lui tout seul. Cependant, comme il éprouvait le léger inconvénient de manquer souvent d’un morceau de pain, il consentit avec empressement à céder cette chambre à M. Pickwick, moyennant la somme hebdomadaire de vingt shillings, sur laquelle il s’engageait, en outre, à payer l’expulsion de toute personne qui pourrait être envoyée comme copin dans cet appartement.

Pendant que ce marché se concluait, M. Pickwick examinait le prisonnier avec un intérêt pénible. C’était un grand homme décharné, cadavéreux, enveloppé d’une vieille redingote, et dont les pieds sortaient à moitié de ses pantoufles éculées. Son regard était inquiet, ses joues pendantes, ses lèvres pâles, ses os minces et aigus. Le malheureux ! on voyait que la dent de fer de l’isolement et du besoin l’avait lentement rongé depuis vingt années !

« Et vous, monsieur, où allez-vous demeurer maintenant ? lui demanda M. Pickwick en déposant d’avance, sur la table chancelante, la première semaine de son loyer. »

L’homme ramassa l’argent d’une main agitée et répliqua qu’il n’en savait rien encore, mais qu’il allait voir où il pourrait transporter son lit.

« J’ai peur, monsieur, reprit M. Pickwick en posant doucement sa main sur le bras du prisonnier ; j’ai peur que vous ne soyez obligé de loger dans quelque endroit bruyant et encombré de monde. Mais, je vous en prie, continuez à considérer cette chambre comme la vôtre, quand vous aurez besoin d’un peu de tranquillité, ou lorsque vos amis viendront vous voir.

— Mes amis ! interrompit le prisonnier d’une voix qui râlait dans son gosier. Si j’étais cloué dans mon cercueil, enfoncé dans la bourbe du fossé infect qui croupit sous les fondations de cette prison, je ne pourrais pas être plus oublié, plus abandonné que je ne le suis ici. Je suis un homme mort, mort à la société, sans avoir obtenu la pitié qu’on accorde à ceux dont les âmes sont allées comparaître devant leur juge. Des amis pour me voir, mon Dieu ! Ma jeunesse s’est consumée dans ce donjon, et il n’y aura personne pour lever sa main au-dessus de mon lit, quand je serai mort, et pour dire : Dieu soit loué, il ne souffre plus !. »

Le feu inaccoutumé que l’excitation du vieillard avait jeté sur ses traits s’éteignit aussitôt qu’il eut fini de parler ; il pressa l’une contre l’autre ses mains décharnées et sortit brusquement de la chambre.

« Eh ! eh ! il se cabre encore quelquefois ! dit M. Roker avec un sourire. C’est comme les éléphants ; ils sentent la pointe de temps en temps, et ça les rend furieux. »

Ayant fait cette remarque, pleine de sympathie, M. Roker s’occupa avec tant d’activité des arrangements nécessaires au confort de M. Pickwick, qu’en peu de temps la chambre fut garnie d’un tapis, de six chaises, d’une table, d’un lit sofa, des ustensiles nécessaires pour le thé, et de divers autres, etc. Le tout ne devait coûter à M. Pickwick que le prix fort raisonnable de vingt-sept shillings et six pence par semaine.

« Y a-t-il encore quelque chose que nous puissions faire pour vous ? demanda M. Roker en regardant autour de lui avec grande satisfaction et en faisant sonner dans sa main la première semaine de son loyer.

« Mais, oui, répondit M. Pickwick, qui, depuis quelques minutes, réfléchissait profondément. Trouve-t-on ici des gens qui font des commissions ?

— Vous voulez dire au dehors ?

— Oui, des gens qui puissent aller au dehors, pas des prisonniers.

— Nous avons votre affaire. Il y a un pauvre diable qui a un ami dans le quartier des pauvres et qui est bien content quand on l’emploie. Voilà deux mois qu’il fait des courses et des commissions pour gagner sa vie. Faut-il que je vous l’envoie ?

— S’il vous plaît… attendez… non… Le quartier des pauvres, dites-vous ? Je suis curieux de voir cela ; je vais y aller moi-même. »

Le quartier des pauvres, dans une prison pour dettes, est, comme son nom l’indique, la demeure des débiteurs les plus misérables. Un prisonnier qui se déclare pour le quartier des pauvres ne paye ni rente, ni taxe de copie. Le droit qu’il doit acquitter, en entrant dans la prison et en en sortant, est extrêmement réduit, et il reçoit une petite quantité de nourriture, achetée sur le revenu des faibles legs laissés de temps en temps pour cet objet par des personnes charitables. Il y a quelques années seulement, on voyait encore extérieurement, dans le mur de la prison de la Flotte, une espèce de cage de fer où se postait un homme à la physionomie affamée, qui secouait de temps en temps une tirelire en s’écriant d’une voix lugubre : « N’oubliez pas les pauvres débiteurs, s’il vous plaît ! » La recette de cette quête, lorsqu’il y avait recette, était partagée entre les pauvres prisonniers, qui se relevaient tour à tour dans cet emploi dégradant.

Quoique cette coutume ait été abolie et que la cage ait disparu maintenant, la condition misérable de ces pauvres gens est encore la même. On ne souffre plus qu’ils fassent appel à la compassion des passants, mais, pour l’admiration des âges futurs, on a laissé subsister les lois justes et bienfaisantes qui déclarent que le criminel vigoureux sera nourri et habillé, tandis que le débiteur sans argent se verra condamné à mourir de faim et de nudité. Et ceci n’est pas une fiction : il ne se passe pas une semaine dans laquelle quelques-uns des prisonniers pour dette ne dussent inévitablement périr dans les lentes agonies de la faim, s’ils n’étaient pas secourus par leurs camarades de prison.

Repassant ces choses dans son esprit, tout en montant l’étroit escalier, au pied duquel il avait été laissé par le guichetier, M. Pickwick s’échauffa graduellement jusqu’au plus haut degré d’indignation ; et il avait été tellement excité par ses réflexions sur ce sujet, qu’il était entré dans la chambre qu’on lui avait indiquée dans le quartier des pauvres, sans avoir aucun sentiment distinct ni de l’endroit où il était, ni de l’objet de sa visite.

L’aspect de la chambre le rappela tout à coup à lui-même, mais lorsque ses regards se portèrent sur un homme languissamment assis près d’un mauvais feu, il laissa tomber son chapeau de surprise et resta immobile et comme pétrifié.

Oui, cet homme sans habit, sans gilet, dont le pantalon était déchiré, dont la chemise de calicot était jaunie et déchirée, dont les grands cheveux pendaient en désordre, dont les traits étaient creusés par la souffrance et par la famine, c’était M. Alfred Jingle ! Il se tenait la tête appuyée sur la main : ses yeux étaient fixés sur le feu et tout son extérieur dénotait la misère et l’abattement.

Auprès de lui, négligemment accoté contre le mur, se trouvait un vigoureux campagnard, caressant avec un vieux fouet de chasse, la botte qui ornait son pied droit, le pied gauche étant fourré dans une pantoufle. Les chevaux, les chiens, la boisson avaient causé sa ruine. Il y avait encore à cette botte solitaire un éperon rouillé, qu’il enfonçait quelquefois dans l’air en faisant vigoureusement claquer son fouet et en murmurant quelques-unes de ces interjections par lesquelles un cavalier encourage son cheval : il exécutait, évidemment, en imagination, quelque furieuse course au clocher. Pauvre diable ! le meilleur cheval de son écurie ne lui avait jamais fait faire une course aussi rapide que celle qui s’était terminée à la Flotte.

De l’autre côté de la chambre, un vieillard, assis sur une caisse de bois, tenait ses yeux attachés au plancher. Un profond désespoir immobilisait son visage. Un enfant, son arrière-petite-fille, se pendait après lui et s’efforçait d’attirer son attention par mille inventions enfantines ; mais le vieillard ne la voyait ni ne l’entendait. La voix qui lui avait paru si musicale, les yeux qui avaient été sa lumière, ne produisaient plus d’impression sur ses sens ; la maladie faisait trembler ses genoux et la paralysie avait glacé son esprit.

Dans un autre coin de la salle, deux ou trois individus formaient un petit groupe et parlaient bruyamment entre eux. Plus loin, une femme au visage maigre et hagard, la femme d’un prisonnier, s’occupait à arroser les misérables restes d’une plante desséchée, qui ne devait jamais reverdir : emblème trop vrai, peut-être, du devoir qu’elle venait remplir dans la prison.

Tels étaient les misérables prisonniers qui se présentèrent aux yeux de M. Pickwick, tandis qu’il regardait autour de lui avec étonnement. Entendant le pas précipité de quelqu’un qui entrait dans la chambre, il tourna les yeux vers la porte, et, dans le nouveau venu, à travers ses haillons, sa malpropreté, sa misère, il reconnut les traits familiers de M. Job Trotter.

« Monsieur Pickwick ! s’écria Job à haute voix.

— Eh ! fit Jingle en tressaillant et en se levant de son siége, monsieur… C’est vrai ; drôle d’endroit, étrange chose ! Je le méritais ; c’est bien fait. »

En disant ces mots, M. Jingle fourra ses mains à la place où les poches de son pantalon avaient coutume d’être ; et, laissant tomber son menton sur sa poitrine, s’affaissa de nouveau sur sa chaise.

M. Pickwick fut affecté ; ces deux hommes avaient l’air si misérable ! Le coup d’œil affamé, involontaire que Jingle avait jeté sur un petit morceau de mouton cru, apporté par Job, expliquait plus clairement que ne l’aurait pu faire un récit de deux heures l’état de dénûment auquel il avait été réduit. M. Pickwick regarda Jingle d’un air doux et lui dit :

« Je désirerais vous parler en particulier. Voulez-vous sortir avec moi pour un instant.

— Certainement, répondit Jingle en se levant avec empressement. Ne peux pas aller bien loin. Pas de danger de trop marcher ici. Parc clos d’un mur à chevaux de frise. Joli terrain, pittoresque, mais peu étendu. L’entrée ouverte au public. La famille toujours en ville. La femme de charge terriblement soigneuse.

— Vous avez oublié votre habit, dit M. Pickwick en descendant l’escalier.

— Ah ! oui… il est au clou… accroché chez une de mes bonnes parentes, ma tante du côté maternel. Pouvais pas faire autrement. Faut manger, vous savez ; besoins de nature, et tout cela.

— Qu’est ce que vous voulez dire ?

— Mon vêtement a signé un engagement volontaire, mon cher monsieur, dernier habit. Bah ! ce qui est fait est fait. J’ai vécu d’une paire de bottes toute une quinzaine ; d’un parapluie de soie, poignée d’ivoire, toute une semaine ; c’est vrai ma parole d’honneur. Demandez à Job ; il le sait bien.

— Vous avez vécu pendant trois semaines d’une paire de bottes et d’un parapluie de soie avec une poignée d’ivoire ! s’écria M. Pickwick, frappé d’horreur, et qui n’avait entendu parler de choses semblables que dans l’histoire des naufrages.

— Vrai, rétorqua Jingle en secouant la tête. Les reconnaissances sont là. Prêteurs sur gages, tous voleurs : ne donnent presque rien…

— Oh ! dit M. Pickwick grandement soulagé par cette explication. Je comprends ; vous avez mis vos effets en gage ?

— Tout. Job aussi ; toutes ses chemises en plus. Bah ! ça économise le blanchissage. Plus rien bientôt. On reste couché ; on meurt de faim. L’enquête se fait. Pauvre prisonnier. Misère ! Étouffer cela ! Les gentlemen du jury, fournisseurs de la prison ; pas d’éclat, mort naturelle. Convoi des pauvres, bien mérité. Tout est fini : tirez le rideau. »

Jingle débita ce singulier sommaire de son avenir avec sa volubilité accoutumée et en s’efforçant par différentes grimaces de contrefaire un sourire. Cependant M. Pickwick s’aperçut aisément que cette insouciance était jouée ; et, le regardant en face, mais non pas sévèrement, il vit que ses yeux étaient mouillés de larmes.

« Bon enfant, reprit Jingle en pressant la main du philosophe et en détournant la tête. Chien d’ingrat ! Bête de pleurer ; impossible de faire autrement. Mauvaise fièvre ; faible, malade, affamé ; mérité tout cela, mais souffert beaucoup ! ah ! beaucoup !. »

Incapable de se contenir, et peut-être plus énervé par les efforts qu’il avait déjà faits pour y parvenir, l’histrion abattu s’assit sur l’escalier ; et, couvrant son visage de ses mains, se prit à sangloter comme un enfant.

« Allons ! allons ! dit M. Pickwick avec beaucoup d’émotion. Je verrai ce qu’on peut faire quand je connaîtrai mieux votre histoire. Ici Job ; où est-il donc ?

— Voilà, monsieur. » répondit Job en se montrant sur l’escalier.

Nous l’avons représenté quelque part comme ayant, dans son bon temps, des yeux fort creux. Dans son état présent de besoin et de détresse, il avait l’air de n’en plus avoir du tout.

« Voilà, monsieur, dit Job.

— Venez ici, monsieur, reprit M. Pickwick en essayant d’avoir l’air sévère, avec quatre grosses larmes qui coulaient sur son gilet. Prenez cela. »

Prenez quoi ? Suivant les habitudes du monde, ce devait être un coup de poing solidement appliqué, car M. Pickwick avait été dupé, bafoué par le pauvre diable qui se trouvait maintenant en son pouvoir. Faut-il dire la vérité ? C’était quelque chose qui sortait du gousset de M. Pickwick et qui sonna dans la main de Job ; et, lorsque notre excellent ami s’éloigna précipitamment, une étincelle humide brillait dans son œil et son cœur était gonflé.

En rentrant dans sa chambre, M. Pickwick y trouva Sam, qui contemplait ces nouveaux arrangements avec une sombre satisfaction, fort curieuse à voir. Décidément opposé à ce que son maître demeurât là, en aucune manière, il considérait comme un devoir moral de ne paraître content d’aucune chose qui y serait faite, dite, suggérée ou proposée.

« Eh bien ! Sam ?

— Eh bien ! monsieur ?

— Assez confortable, maintenant, n’est-ce pas ?

— Oui, pas mal, monsieur, répondit Sam en regardant autour de lui d’une manière méprisante.

— Avez-vous vu M. Tupman et nos autres amis ?

— Oui, monsieur. Ils viendront demain ; et ils ont été bien surpris d’apprendre qu’ils ne devaient pas venir aujourd’hui.

— Vous m’avez apporté les choses dont j’avais besoin ? »

Pour toute réponse, Sam montra du doigt différents paquets qui étaient arrangés aussi proprement que possible dans un coin de la chambre.

« Très-bien, dit M. Pickwick ; et, après un peu d’hésitation, il ajouta : Écoutez ce que j’ai à vous dire, Sam.

— Certainement, monsieur ; faites feu, monsieur.

— Sam, poursuivit M. Pickwick avec beaucoup de solennité, j’ai senti, dès le commencement, que ce n’est pas ici un endroit convenable pour un jeune homme.

— Ni pour un vieux, non plus, monsieur.

— Vous avez tout à fait raison, Sam. Mais les vieillards peuvent venir ici à cause de leur imprudente confiance, et les jeunes gens peuvent y être amenés par l’égoïsme de ceux qu’ils servent. Il vaut mieux, pour ces jeunes gens, sous tous les rapports, qu’ils ne restent point ici. Me comprenez-vous, Sam ?

— Ma foi ! non, monsieur ; non, répondit Sam d’un ton obstiné.

— Essayez, Sam.

— Eh bien ! monsieur, répliqua Sam après une courte pause je crois voir où vous voulez en venir ; et, si je vois où vous voulez en venir, c’est mon opinion que c’est un peu trop fort, comme disait le cocher de la malle lorsqu’il fut pris dans un tourbillon de neige.

— Je vois que vous me comprenez, Sam. Comme je vous l’ai dit, je désire d’abord que vous ne demeuriez pas à perdre votre temps dans un endroit comme celui-ci ; mais, en outre, je sens que c’est une monstrueuse absurdité qu’un prisonnier pour dettes ait un domestique avec lui. Il faut que vous me quittiez pour quelque temps, Sam.

— Oh ! pour quelque temps, monsieur ? répéta Sam, avec un léger accent de sarcasme.

— Oui, pour le temps que je demeurerai ici. Je continuerai à payer vos gages, et l’un de mes trois amis sera heureux de vous prendre avec lui, ne fût-ce que par respect pour moi. Si jamais je quitte cet endroit, Sam, poursuivit M. Pickwick avec une gaieté affectée, je vous donne ma parole que vous reviendrez aussitôt avec moi.

— Maintenant, je vas vous dire ce qui en est, monsieur ; répliqua Sam d’une voix grave et solennelle. Ça ne peut pas aller comme ça : ainsi, n’en parlons plus.

— Sam, je vous parle sérieusement : j’y suis résolu.

— Vous êtes résolu, monsieur ? Très-bien, monsieur. Eh bien ! moi aussi alors. »

En prononçant ces mots d’une voix ferme, Sam fixa son chapeau sur sa tête avec une grande précision, et quitta brusquement la chambre.

« Sam ! lui cria M. Pickwick, Sam, venez ici ! »

Mais la longue galerie avait déjà cessé de répéter l’écho de ses pas. Sam était parti.