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Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome II/XVII.

La bibliothèque libre.
Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (2p. 246-256).


CHAPITRE XVII.

Où l’on rapporte un acte touchant de délicatesse accompli par MM. Dodson et Fogg, non sans une certaine dose de plaisanterie.


Vers la fin du mois de juillet, un cabriolet de place dont le numéro n’est point spécifié, s’avançait d’un pas rapide vers Goswell-Street. Trois personnes y étaient entassées, outre le conducteur, placé, comme à l’ordinaire, dans son petit siége de côté. Sur le tablier pendaient deux châles, appartenant, selon toute apparence, à deux dames à l’air revêche, assises sous ledit tablier. Enfin un gentleman, d’une tournure épaisse et soumise, était soigneusement comprimé entre les deux ladies, par l’une ou par l’autre desquelles il était immédiatement rabroué lorsqu’il s’aventurait à faire quelque légère observation. Ces trois personnages donnaient en même temps au cocher des instructions contradictoires, tendant toutes au même but, qui était d’arrêter à la porte de Mme Bardell ; mais tandis que l’épais gentleman prétendait que cette porte était verte, les deux ladies revêches soutenaient qu’elle était jaune.

« Cocher, disait le gentleman, arrêtez à la porte verte.

— Quel être insupportable ! s’écria l’une des dames. Cocher, arrêtez à la maison qui a la porte jaune. »

Pour arrêter à la porte verte, le cocher avait retenu son cheval si brusquement qu’il l’avait presque fait reculer dans le cabriolet ; mais à cette nouvelle indication, il le laissa retomber sur ses jambes de devant, en disant : « Arrangez ça entre vous. Moi ça m’est égal. »

La dispute recommença alors avec une nouvelle violence ; et comme le cheval était tourmenté par une mouche qui lui piquait le nez, le cocher employa humainement son loisir à lui donner des coups de fouet sur les oreilles, suivant le système médical des révulsions.

« C’est la majorité qui l’emporte, dit à la fin l’une des dames revêches. Cocher, la porte jaune. » Mais lorsque le cabriolet fut arrivé d’une manière brillante devant la porte jaune, faisant réellement plus de bruit qu’un carrosse bourgeois (comme le fit remarquer l’une des ladies), et lorsque le cocher fut descendu pour assister les dames, la petite tête ronde de Master Bardell se fit voir à la fenêtre d’une maison qui avait une porte rouge, quelques numéros plus loin.

« Être assommant ! s’écria la dame ci-dessus mentionnée, en lançant à l’épais gentleman un regard capable de le réduire en poudre.

— Mais ma chère, ce n’est pas ma faute.

— Taisez-vous imbécile ! La maison à la porte rouge, cocher. Oh ! Si jamais pauvre femme a été z’unie avec une créature qui prend plaisir à la tourner en ridicule devant les étrangers, je puis me vanter d’être cette femme !

— Vous devriez mourir de honte, Raddle, dit la seconde petite femme qui n’était autre que Mme Cluppins.

— Dites-moi donc au moins ce que j’ai fait ?

— Taisez-vous, brute, de peur de me faire oublier de quelle secte je suis, et que je ne m’abaisse à vous gifler ! »

Pendant ce petit dialogue matrimonial, le cocher conduisait ignominieusement le cheval par la bride, et s’arrêtait devant la porte rouge que Master Bardell avait déjà ouverte. Quelle manière plate et commune de se présenter devant la porte d’une amie ! au lieu d’arriver avec tout le feu, toute la furie du noble coursier ; au lieu de faire frapper à la porte par le cocher ; au lieu d’ouvrir le tablier avec bruit, et juste au dernier moment, de peur de rester dans un courant d’air, au lieu de se faire tendre son châle comme si on avait un domestique à soi ! Tout le zeste de la chose était perdu ; c’était plus vulgaire que de venir à pied.

« Eh ben ! Tommy, dit Mme Cluppins ; comment va c’te pauv’ chère femme de mère ?

— Oh ! elle va très-bien. Elle est dans le parloir de devant, toute prête. Je suis tout prêt aussi, moi. En parlant ainsi, Master Bardell fourrait ses mains dans ses poches et s’amusait à sauter de la première marche du perron sur le trottoir, et vice versa.

— Y a-t-il encore quelqu’un qui vient avec nous ? reprit Mme Cluppins, en arrangeant sa pèlerine.

Mme Sanders y va aussi ; et moi aussi, j’y vas aussi, moi.

— Peste soit du moutard, il ne pense qu’à lui seul. Dites donc, Tommy, mon petit homme ?

— Hein ?

— Qu’est-ce qui vient encore, mon amour ? continua Mme Cluppins d’une manière insinuante.

— Oh ! Mme Rogers, elle vient aussi, elle, répondit Master Bardell, en ouvrant ses yeux de toutes ses forces.

— Quoi ! la dame qui a loué le logement ?. » s’écria Mme Cluppins.

Master Bardell enfonça ses mains plus profondément dans ses poches, et baissa la tête trente-cinq fois, ni plus ni moins, pour exprimer qu’il s’agissait bien de la dame du logement.

« Ah ça ! continua Mme Cluppins ; c’est une vraie noce.

— Qu’est-ce que vous diriez donc, si vous saviez ce qu’il y a dans le buffet ? ajouta Master Bardell.

— Qu’est-ce qu’il y a donc, Tommy ? reprit Mme Cluppins d’un air séduisant. Je suis sûre que vous allez me le dire.

— Non, je ne veux pas ; rétorqua l’intéressant héritier, en secouant sa tête un nombre indéterminé de fois, et en recommençant à sauter sur l’escalier.

— Quel petit mâtin embêtant murmura Mme Cluppins. Allons, Tommy, contez la chose à votre chère Cluppy.

— Maman ne veut pas. Si je ne dis rien, j’en aurai, moi, j’en aurai, moi ! » Réjoui par cette agréable perspective, le jeune prodige s’appliqua avec une nouvelle vigueur à son manège enfantin.

Cette espèce d’interrogatoire avait lieu tandis que M. Raddle, Mme Raddle et le cocher se disputaient sur le prix de la course. L’altercation s’étant terminée à l’avantage de l’automédon, Mme Raddle entra dans la maison, affreusement agitée.

« Ciel qu’avez-vous donc, Mary-Ann ? demanda Mme Cluppins.

— Ah ! Betsy ! j’en suis encore toute tremblante ! Raddle n’est pas un homme ; il me laisse tout sur le dos. »

Cette attaque contre la virilité du pauvre Raddle, était à peine loyale : car, dès le commencement de la dispute, il avait été mis de côté par son aimable épouse, et avait reçu l’ordre péremptoire de tenir son bec. Quoi qu’il en soit, il n’eut pas le loisir de se défendre, car il devenait évident que Mme Raddle allait s’évanouir. Dès qu’on s’en aperçut, de la fenêtre du parloir, Mme Bardell, mistress Sanders, la locataire et la servante de la locataire, sortirent précipitamment, et portèrent l’intéressante lady dans l’appartement, parlant toutes à la fois, et l’accablant d’expressions de condoléances et de pitié, comme si elle était la personne la plus malheureuse de la terre. Elle fut déposée sur un sofa du parloir, et la dame du premier étage ayant couru chercher un flacon de sel volatil, prit Mme Raddle par le cou, et le lui appliqua sous le nez, avec toute la sollicitude compatissante du beau sexe. Après de nombreux plongeons, après s’être bien débattue, la dame évanouie fut enfin obligée de déclarer qu’elle se trouvait mieux.

« Ah ! pauvre créature ! s’écria Mme Rogers ; je conçois ce qu’elle éprouve, hélas ! je le sais trop bien.

— Ah ! pauvre créature ! Et moi aussi je le sais, répéta Mme Sanders, et alors toutes les dames commencèrent à gémir à l’unisson, en disant qu’elles aussi savaient ce qu’il en était, et la plaignaient de tout leur cœur. La petite servante elle-même, haute de trois pieds, et âgée de treize ans, manifestait sa profonde sympathie.

— Mais qu’est-ce qui est arrivé ? demanda Mme Bardell.

— Oui, ajouta Mme Rogers, qu’est-ce qui vous a mis dans cet état, madame ?

— J’ai été contrariée, répondit Mme Raddle d’un ton de reproche. Toutes les dames jetèrent aussitôt à M. Raddle des regards pleins d’indignation.

— Le fait est, dit ce malheureux gentleman, en s’avançant, le fait est que, quand nous sommes descendus à la porte, nous avons eu une dispute avec le conducteur du cabriolet. » Un cri aigu de sa femme, à la mention de ce nom, rendit toute autre explication impossible.

« Raddle, dit Mme Cluppins, vous feriez bien de nous laisser seules avec elle, pour la faire revenir. Elle ne se remettra jamais tant que vous serez là. »

Toutes les dames étant de la même opinion, M. Raddle fut poussé hors de la chambre, et engagé à prendre l’air dans la cour. Il s’y promenait depuis environ un quart d’heure, lorsque Mme Bardell vint lui annoncer, avec un visage solennel, qu’il pouvait rentrer maintenant ; mais qu’il devait faire bien attention à la manière dont il se conduirait avec sa femme. Mme Bardell savait bien qu’il n’avait pas de mauvaises intentions, mais Mary-Ann n’était pas forte, et s’il n’y prenait pas garde, il pourrait la perdre au moment où il s’y attendrait le moins ; ce qui serait pour lui un terrible sujet de remords, dans la suite.

M. Raddle entendit tout cela et bien d’autres choses encore, avec grande soumission, et entra enfin dans le parloir, doux comme un agneau.

« Mon Dieu, madame Rogers, dit Mme Bardell, personne ne vous a été présenté ! — M. Raddle, madame ; Mme Cluppins, madame ; Mme Raddle, madame…

— Sœur de Mme Cluppins, fit observer Mme Sanders.

— Ah ! vraiment ? dit mistress Rogers gracieusement ; car elle était locataire, et c’est sa servante qui devait servir, et, en vertu de sa position, elle devait être plus gracieuse qu’intime. Ah ! vraiment ! »

Mme Raddle sourit agréablement, M. Raddle salua, et Mme Cluppins déclara qu’elle se trouvait bien heureuse d’avoir l’honneur de faire la connaissance d’une personne dont elle avait entendu dire autant de choses avantageuses. Ce compliment bien tourné fut reçu par la lady du premier étage avec une condescendance parfaite.

« Savez-vous, monsieur Raddle, dit Mme Bardell, que vous devez vous trouver fort honoré de ce que vous et Tommy, vous êtes les seuls gentlemen chargés d’escorter tant de dames au Jardin Espagnol à Hampstead. N’est-ce pas votre avis, madame Rogers ?

— Oh ! certainement, madame, répondit Mme Rogers ; après quoi les autres dames répétèrent : Oh certainement !

— Sans aucun doute, madame, je sens cela, dit M. Raddle en se frottant les mains, et en laissant apercevoir une légère tendance à la gaieté. Et même, je disais à Mme Raddle, pendant que nous venions dans le cabriolet… »

En entendant ce mot, qui réveillait tant de souvenirs pénibles, Mme Raddle appliqua de nouveau son mouchoir à ses yeux, et ne put s’empêcher de pousser un cri étouffé ; Mme Bardell fronça le sourcil, en regardant M. Raddle, pour lui faire comprendre qu’il ferait beaucoup mieux de se taire ; puis, avec un air de dignité, elle pria la domestique de Mme Rogers de mettre le vin sur la table.

À ce signal, les trésors cachés du buffet furent apportés, en l’honneur de la locataire, et donnèrent à tous les assistants une satisfaction sans limite. C’étaient plusieurs plats d’oranges et de biscuits, une bouteille de vieux porto, à trente-quatre pence, puis une autre bouteille du célèbre xérès des Indes orientales, à quatorze pence. Mais alors, à la grande consternation de Mme Cluppins, Tommy parut sur le point de raconter comment il avait été interrogé par elle, concernant le contenu du buffet. Heureusement que, tout en parlant, il avala de travers un verre de porto, ce qui mit sa vie en danger pendant quelques minutes, et étouffa son récit dans son germe.

Après ce petit incident, la compagnie alla chercher la voiture de Hampstead, et au bout de deux heures elle était arrivée, saine et sauve, au Jardin Espagnol. Mais là le premier acte du malheureux M. Raddle faillit occasionner une rechute de sa tendre épouse ; car n’alla-t-il pas s’aviser de demander du thé pour sept, tandis que, comme toutes les dames le firent remarquer à la fois, rien n’était plus facile que de faire boire Tommy dans la tasse de quelqu’un, ou dans celle de tout le monde, quand le garçon aurait eu le dos tourné, ce qui aurait épargné du thé pour un, sans qu’il en fût moins bon pour cela ?

Quoi qu’il en soit, il n’y avait plus de ressources, et le thé arriva avec sept tasses, sept soucoupes, et du pain et du beurre sur la même échelle. Mme Bardell fut élevée au fauteuil à l’unanimité ; Mme Rogers se plaça à sa droite, Mme Raddle à sa gauche, et la collation chemina avec beaucoup de gaieté et de succès.

« Que la campagne est jolie, soupira mistress Rogers ; je souhaiterais vraiment y vivre toujours !

— Oh ! vous ne l’aimeriez pas longtemps, madame, répliqua Mme Bardell avec précipitation ; car il n’était pas à propos d’encourager de semblables idées chez sa locataire.

— Je suis sûre, madame, reprit la petite Mme Cluppins, que vous ne vous en contenteriez pas quinze jours ; vous êtes trop gaie et trop recherchée à la ville.

— Cela se peut, madame… cela se peut, murmura doucement la locataire du premier étage.

— La campagne, fit observer M. Raddle, en retrouvant un peu d’assurance et de gaieté, la campagne est très-bonne pour les personnes seules, qui n’ont personne qui se soucisse d’elles, ou pour les personnes qui ont eu des peines de cœur, et toutes ces sortes de choses. La campagne pour une âme blessée, dit le poëte… »

Or, de toutes les paroles que pouvait proférer le malheureux gentleman, celles-ci étaient indubitablement les plus mal trouvées. En effet, à cette citation, Mme Bardell ne manqua pas de fondre en larmes, et voulut quitter la table sur-le-champ ; ce que voyant, son tendre fils se mit à pousser des cris affreux.

« Est-il possible, s’écria Mme Raddle, en se tournant avec fureur vers la locataire du premier étage, est-il possible qu’une femme soit mariée à un être aussi insupportable, qui se fait un jeu de blesser sa sensibilité à chaque instant de la journée.

— Ma chère, dit M. Raddle d’une voix plaintive, je n’avais pas la moindre pensée…

— Vous n’aviez pas la moindre pensée, répéta Mme Raddle avec un noble dédain. Allez-vous-en ; je ne puis plus vous voir ; vous êtes une brute.

— Ne vous tourmentez pas, Mary-Ann, interrompit mistress Cluppins. Il faut vraiment faire attention à votre santé ma chère, vous n’y songez pas assez. Allez-vous-en, Raddle, comme une bonne âme. Elle est toujours plus mal quand elle vous voit.

— Oui, oui, dit Mme Rogers, en appliquant sur nouveaux frais son flacon, vous ferez bien de prendre votre thé tout seul, monsieur. »

Mme Sanders qui, suivant sa coutume, était fort occupée du pain et du beurre, exprima la même opinion, et Raddle se retira sans souffler mot.

Après cela, les dames s’empressèrent d’élever Master Bardell dans les bras de sa mère, mais comme il était un peu grand pour cette manœuvre enfantine, ses bottines s’embarrassèrent dans la table à thé, et occasionnèrent quelque confusion parmi les tasses et les soucoupes. Heureusement que cette espèce d’attaque, qui est contagieuse chez les dames, dure rarement longtemps : aussi, après avoir bien embrassé son bambin, après avoir pleuré sur ses cheveux, Mme Bardell revint à elle, le remit par terre, s’étonna d’avoir été si peu raisonnable, et se versa une autre tasse de thé.

En ce moment, on entendit le roulement d’un carrosse qui s’approchait, et les dames, en levant les yeux, virent une voiture de place s’arrêter à la porte du jardin.

« Encore du monde, dit Mme Sanders.

— C’est un gentleman, reprit Mme Raddle.

— Eh mais ! s’écria Mme Bardell, c’est M. Jackson, le jeune homme de chez Dodson et Fogg. Est-ce que M. Pickwick aurait payé les dommages ?

— Ou offert le mariage, suggéra Mme Cluppins.

— Comme le gentleman est long à venir ! dit Mme Rogers. Pourquoi donc ne se dépêche-t-il pas ? »

Cependant, M. Jackson, après avoir adressé quelques observations à un homme en habit noir râpé, qui venait de descendre du fiacre, et qui tenait un gros bâton de frêne, se dirigea vers l’endroit où les dames étaient assises, tout en tortillant ses cheveux autour du bord de son chapeau.

« Qu’est-ce qu’il y a de nouveau, monsieur Jackson ? demanda Mme Bardell avec anxiété.

— Rien du tout, madame, répondit Jackson. Comment ça va-t-il, madame ? Je vous demande pardon, madame, de vous déranger, mais la loi, madame, la loi… » En proférant cette apologie, M. Jackson sourit, fit un salut commun à toutes les dames, et donna à ses cheveux un autre tour. Mme Rogers chuchota à Mme Raddle que c’était réellement un jeune homme bien élégant.

« Je suis allé chez vous, reprit Jackson, et en apprenant que vous étiez ici, j’ai pris une voiture et je suis venu. Nous avons besoin de vous sur-le-champ, madame Bardell.

— Besoin de moi ! s’écria la dame, que la soudaineté de cette communication avait fait tressaillir.

— Oui, dit Jackson en se mordant les lèvres, c’est une affaire très-importante, très-pressante, et qui ne peut pas être remise. Dodson me l’a dit expressément et Fogg aussi. Tellement que j’ai gardé la voiture pour vous remmener.

— Quelle drôle de chose ! » s’écria Mme Bardell.

Toutes les dames convinrent que c’était fort drôle, mais elles furent unanimement d’avis que ce devait être fort important ; sans quoi Dodson et Fogg n’auraient pas envoyé à Hampstead. Enfin elles ajoutèrent que, puisque l’affaire était importante, Mme Bardell ferait bien de se rendre sur-le-champ à l’étude.

Lorsqu’on est demandé avec une hâte si monstrueuse par son homme d’affaires, cela donne un certain degré de relief, qui n’était nullement désagréable à Mme Bardell. En effet, elle pouvait raisonnablement espérer que cela la rehausserait dans l’opinion de sa locataire. Elle fit quelques minauderies, affecta beaucoup de vexation et d’hésitation, mais elle conclut, à la fin, qu’elle ferait bien de s’en aller. Ensuite elle ajouta d’une voix persuasive : « Vous vous rafraîchirez bien un peu après votre course, monsieur Jackson ?

— Réellement, il n’y a pas beaucoup de temps à perdre ; et puis j’ai là un ami, répondit Jackson en montrant l’homme au bâton de frêne.

— Oh ! mais, monsieur, faites entrer votre ami.

— Mais… je vous remercie, répliqua Jackson avec quelque embarras. Il n’est pas habitué à la société des dames, et cela le rend tout timide. Si vous voulez ordonner au garçon de lui porter quelque chose, je ne suis pas bien sûr qu’il le boive, mais vous pouvez essayer. » Vers la fin de ce discours, les doigts de M. Jackson se jouaient plaisamment autour de son nez, pour avertir ses auditeurs qu’il parlait ironiquement.

Le garçon fut immédiatement dépêché vers le gentleman timide, qui consentit à prendre quelque chose. M. Jackson prit aussi quelque chose, et les dames en firent autant, par pur esprit d’hospitalité. M. Jackson ayant alors déclaré qu’il était temps de partir, Mme Sanders, Mme Cluppins et Tommy grimpèrent dans la voiture, laissant les autres dames sous la protection de M. Raddle. Mme Bardell monta la dernière.

« Isaac, dit alors Jackson, en regardant son ami qui était assis sur le siége, et fumait un cigare.

— Eh bien ?

— Voilà madame Bardell.

— Oh ! il y a longtemps que je le savais. »

Mme Bardell étant entrée dans le carrosse, M. Jackson s’y plaça après elle, et les chevaux partirent. Chemin faisant, Mme Bardell admirait la perspicacité de l’ami de M. Jackson, « Que ces hommes de loi sont malins ! pensait-elle ; comme ils reconnaissent les gens ! »

Au bout de peu de temps Mme Cluppins et Mme Sanders s’étant endormies, M. Jackson dit à la veuve du douanier : « Savez-vous que les frais de votre affaire sont bien lourds ?

— Je suis fâchée que vous ne puissiez pas les faire payer, répondit celle-ci. Mais dame ! puisque vous entreprenez les choses par spéculation, il faut bien que vous buviez un bouillon de temps en temps.

— On m’a dit qu’après le procès, vous aviez donné à Dodson et Fogg un cognovit pour le montant des frais.

— Oui, simple affaire de forme.

— Sans doute, répliqua Jackson d’un ton sec. Simple affaire de forme, comme vous dites. »

On continuait à rouler, et Mme Bardell s’endormit. Elle se réveilla au bout de quelque temps, lorsque la voiture s’arrêta.

« Comment ! s’écria-t-elle. Sommes-nous déjà à Freeman’s Court ?

— Nous n’allons pas tout à fait jusque-là, repartit Jackson. Voulez-vous avoir la bonté de descendre ? »

Mme Bardell obéit machinalement, car elle n’était pas encore complètement réveillée. Elle se trouvait dans un drôle d’endroit : un grand mur avec une grille au milieu ; et, à l’intérieur d’un vestibule, un bec de gaz qui brûlait.

— Allons, mesdames ! dit l’homme au bâton de frêne en regardant dans la voiture et en secouant Mme Sanders pour la réveiller, descendons. »

Mme Sanders ayant poussé son amie, elles descendirent, et Mme Bardell, appuyée sur le bras de M. Jackson et conduisant Tommy par la main, était déjà entrée sous le porche.

La chambre où les trois dames pénétrèrent ensuite était encore plus singulière que l’entrée du bâtiment. Il s’y trouvait tant d’hommes debout, et ils regardaient si fixement les ladies !

« Qu’est-ce que c’est donc que cet endroit ? demanda Mme Bardell, en s’arrêtant.

— C’est une de nos administrations publiques, répondit Jackson, en lui faisant passer une porte. Puis se retournant pour voir si les autres femmes le suivaient : Attention, Isaac ! s’écria-t-il.

— N’ayez pas peur, répondit l’homme au bâton de frêne. La porte se referma pesamment sur eux, et ils descendirent un escalier de quelques marches.

— Enfin, nous y voilà ! s’écria Jackson en regardant d’un air triomphant autour de lui, sains et saufs, hein ! madame Bardell ?

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda la dame dont le cœur palpitait sans qu’elle sût pourquoi.

— Voilà, répondit Jackson en la tirant un peu de côté. Ne vous effrayez pas, madame Bardell. Il n’y a jamais eu d’homme plus délicat que Dodson, madame, ni plus humain que Fogg. C’était leur devoir, comme hommes d’affaires, de vous faire mettre à l’ombre pour ces frais ; mais ils tenaient beaucoup à ménager votre sensibilité, autant que possible. Quelle consolation pour vous de penser comment cela s’est fait ! Vous êtes dans la prison pour dettes, madame. Je vous souhaite une bonne nuit, madame Bardell. Bonsoir, Tommy. »

Ayant dit ces mots, Jackson s’éloigna rapidement avec l’homme au bâton de frêne. Un autre individu, qui se trouvait là avec des clefs à la main, emmena Mme Bardell, tout éperdue, à un corridor du second étage. La malheureuse veuve poussa un cri de désespoir, Tommy l’accompagna d’un grognement, Mme Cluppins resta pétrifiée ; quant à Mme Sanders, elle s’enfuit, sans plus de façon, car M. Pickwick, l’homme innocent et opprimé, était là, prenant sa pitance d’air quotidienne, et près de lui se tenait Sam Weller qui, en apercevant Mme Bardell, ôta son chapeau avec une politesse moqueuse, tandis que son maître indigné faisait une pirouette sur le talon.

« Ne la tracassez pas, cette pauvre femme, dit le guichetier à Sam Weller, elle ne fait que d’arriver.

— Prisonnière ! s’écria Sam en remettant son chapeau avec vivacité. À la requête de qui ? Pourquoi ? Parlez donc, vieux !

— Dodson et Fogg, répondit l’homme. En vertu d’un cognovit pour des frais.

— Ici, Job ! Job ! vociféra Sam en se précipitant le long du corridor, courez chez M. Perker, Job ; j’ai besoin de lui sur-le-champ. Voilà une bonne affaire pour nous, j’espère. Ah ! la bonne farce ! Hourra ! Où est le gouverneur ? »

Mais personne ne répondit à ces questions, car aussitôt que Job avait appris de quoi il s’agissait, il était parti comme un furieux, et Mme Bardell s’était évanouie pour tout de bon.