Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome II/XVIII.

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Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (2p. 256-268).


CHAPITRE XVIII.

Principalement dévoué à des affaires d’intérêt et à l’avantage temporel de Dodson et Fogg. Réapparition de M. Winkle dans des circonstances extraordinaires. La bienveillance de M. Pickwick se montre plus forte que son obstination.

Job Trotter, sans rien diminuer de sa rapidité, courut tout le long d’Holborn. Il s’ouvrait un passage tantôt au milieu de la rue, tantôt sur le trottoir, tantôt dans le ruisseau, suivant l’endroit où il voyait le plus de chances d’avancer à travers la foule de voitures, d’hommes, de femmes et d’enfants qui encombraient cette longue rue, et sans se soucier d’aucune espèce d’obstacle. Il ne s’arrêta pas une seule seconde, tant qu’il n’eut pas atteint la porte de Gray’s Inn. Cependant, malgré toute sa diligence, il y avait une bonne demi-heure qu’elle était fermée ; lorsqu’il y arriva, et avant qu’il eût découvert la femme de ménage de M. Perker, laquelle vivait avec une de ses filles, mariée à un garçon de bureau, non résident, qui demeurait à un certain numéro, dans une certaine rue, tout auprès d’une certaine brasserie, quelque part derrière Gray’s Inn Lane, il ne s’en fallait plus que de quinze minutes que la prison fût fermée pour la nuit. Il était encore nécessaire de déterrer M. Lowten dans l’arrière-parloir de la Pie et la Souche, et Job lui avait à peine communiqué le message de Sam, lorsque l’horloge sonna dix heures.

« Ah ! ah ! dit Lowten ; vous ne pourrez pas rentrer cette nuit, il est trop tard. Vous avez pris la clef des champs, mon ami.

— Ne vous occupez pas de moi, répliqua Job. Je puis dormir n’importe où ; mais ne serait-il pas bon de voir M. Perker ce soir pour qu’il puisse faire notre affaire demain, dès le matin.

— Voyez-vous, répondit Lowten après avoir réfléchi pendant quelques instants ; si c’était pour toute autre personne, Perker ne serait pas bien charmé que j’allasse le relancer chez lui ; mais comme c’est pour M. Pickwick, je pense que je puis me permettre le cabriolet aux frais de l’étude, pour l’aller trouver. »

S’étant décidé à suivre cette marche, M. Lowten prit son chapeau, pria la compagnie de faire occuper le fauteuil par un vice-président, durant son absence temporaire, conduisit Job à la place de voitures la plus voisine, et choisissant la plus rapide en apparence, donna au cocher cette adresse : Montague-Place, Russell-Square.

M. Perker avait eu du monde à dîner, comme le témoignaient les lumières qu’on apercevait aux fenêtres, le son d’un piano carré perfectionné et d’une voix de salon perfectionnable, qui s’échappaient des mêmes fenêtres, et l’odeur, un peu trop forte de victuaille, qui remplissait les escaliers. Le fait est qu’une couple d’excellents agents d’affaires de province, étant venus à Londres, en même temps, M. Perker avait réuni, pour les recevoir, une agréable société. C’étaient M. Snicks, le secrétaire du bureau d’assurances sur la vie ; M. Prosant, le célèbre avocat ; trois avoués, un commissaire des banqueroutes, un avocat spécial du Temple, et son élève, petit jeune homme à l’air décidé, qui avait écrit sur les lois mortuaires un livre fort amusant, embelli d’un grand nombre de notes marginales ; enfin, divers autres personnages aussi aimables et aussi distingués. Telle était la réunion que quitta le petit Perker, lorsqu’on lui eut annoncé à voix basse que son clerc demandait à lui parler. Arrivé dans la salle à manger, il y trouva M. Lowten avec Job. Une chandelle de cuisine, posée sur la table, éclairait médiocrement les deux visiteurs, car le gentleman qui, pour un salaire trimestriel, consentait à porter une culotte de peluche, entretenait pour le clerc et pour toute la boutique un mépris bien naturel, et n’avait pas daigné leur donner d’autres luminaires.

« Eh bien ! Lowten, dit le petit Perker en fermant la porte, qu’est-ce qu’il y a de nouveau ? Quelque lettre importante arrivée dans un paquet ?

— Non, monsieur ; mais voilà un messager de M. Pickwick.

— De Pickwick, eh ? dit le petit homme, et se tournant vivement vers Job. Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a ?

— Dodson et Fogg ont fait coffrer Mme Bardell pour les frais de son affaire, monsieur.

— Pas possible ! s’écria Perker, en mettant ses mains dans ses poches et en s’appuyant sur le buffet.

— Il paraît qu’ils se sont fait donner par elle un cognovit aussitôt après le jugement.

— Par Jupiter ! s’écria Perker en retirant ses mains de ses poches et en frappant emphatiquement le dos de la droite dans la paume de la gauche : Par Jupiter ! ce sont les gaillards les plus habiles que j’aie jamais rencontrés.

— Et les plus rusés que j’aie jamais connus, monsieur, ajouta Lowten.

— Je le crois bien, fit Perker ; on ne sait par où les prendre.

— C’est très-vrai, monsieur, répondit Lowten. Et tous les deux, alors, clerc et avoué, demeurèrent silencieux, pendant quelques minutes, avec une physionomie animée, comme s’ils avaient été occupés à réfléchir sur l’une des plus belles découvertes qui aient jamais enorgueilli l’esprit humain. Lorsqu’ils furent revenus de ce transport d’admiration, Job Trotter se déchargea du reste de sa commission. Perker hocha la tête d’un air pensif, et tirant sa montre :

« Demain à dix heures précises, j’y serai, dit-il, Sam a tout à fait raison : dites-le-lui de ma part. Voulez-vous prendre un verre de vin, Lowten ?

— Non, monsieur, je vous remercie.

— Vous voulez dire oui, je pense ? » reprit le petit homme en prenant une bouteille et des verres.

Comme effectivement Lowten voulait dire oui, il n’ajouta rien sur le même sujet, mais, s’adressant à Job, il lui demanda à voix basse, assez haut cependant pour être entendu de Perker, si son portrait, qui était pendu à côté de la cheminée, n’était pas étonnant de ressemblance ? Nécessairement Job répondit que oui ; puis, le vin étant versé, Lowten but à la santé de mistress Perker et des enfants, et Job à celle de M. Perker. Cependant le gentleman aux culottes de peluche, ne regardant pas comme une partie de son devoir de reconduire les gens de l’étude, et ne daignant pas répondre à la sonnette, nos deux messagers se reconduisirent eux-mêmes. L’avoué rentra dans son salon, le clerc dans sa taverne et Job dans le marché de Covent-Garden, pour y passer la nuit, dans un panier à légumes.

Le lendemain matin, ponctuel à l’heure dite, le brave petit avoué frappa à la porte de M. Pickwick. Sam l’ouvrit avec empressement. « Monsieur Perker, dit-il à M. Pickwick, qui était assis près de la fenêtre, dans une attitude pensive ; puis il ajouta : Je suis bien content, monsieur, que vous soyez venu par hasard. J’imagine que le gouverneur a quelque chose à vous dire. »

Perker fit comprendre à Sam, par un coup d’œil d’intelligence, qu’il ne parlerait pas de son message, et lui ayant fait signe de s’approcher, il lui chuchota quelques mots à l’oreille.

« Vraiment, monsieur ? c’est-il possible ! » s’écria Sam en reculant de surprise.

Perker sourit et fit un geste affirmatif. Sam regarda le petit avoué, puis M. Pickwick, puis le plafond, puis le petit avoué sur nouveaux frais ; il sourit, il éclata de rire tout à fait, et finalement, ramassant son chapeau, il disparut sans autre explication.

« Qu’est-ce que tout cela signifie ? demanda M. Pickwick en regardant Perker avec étonnement. Qu’est-ce qui a mis Sam dans un état aussi extraordinaire ?

— Oh ! rien, rien, répliqua le petit homme ; mais, mon cher monsieur, approchez votre chaise de la table, je vous prie, car j’ai beaucoup de choses à vous dire.

— Quels sont ces papiers ? demanda M. Pickwick en voyant l’avoué déposer sur la table une liasse attachée avec de la ficelle rouge.

— Les papiers de Bardell et Pickwick, » répliqua Perker en dénouant la ficelle avec ses dents.

Le philosophe fit grincer les pieds de sa chaise sur le carreau, se renversa sur le dossier, croisa ses bras et regarda son avoué avec un air sévère, si tant est que M. Pickwick pût prendre un air sévère.

« Vous n’aimez pas à entendre parler de cette affaire ? poursuivit le petit homme, toujours occupé de son nœud.

— Non, en vérité.

— J’en suis fâché, car ce sera le sujet de notre conversation, et…

— Perker, interrompit précipitamment M. Pickwick, j’aimerais beaucoup mieux que ce sujet ne fût jamais mentionné entre nous.

— Bah ! bah ! mon cher monsieur, répliqua l’avoué en défaisant sa liasse et en regardant son client du coin de l’œil ; il est nécessaire que nous en parlions. Je suis venu ici exprès pour cela. Êtes-vous prêt à entendre ce que j’ai à vous dire, mon cher monsieur ? Ne vous pressez pas : si vous n’êtes pas encore disposé, je puis attendre. J’ai apporté un journal, je serai à vos ordres quand vous voudrez. Voilà. En parlant ainsi, le petit homme croisa ses jambes, et parut commencer à lire le Times avec beaucoup de tranquillité et d’application.

— Allons, dit M. Pickwick avec un soupir, qui pourtant se termina en un sourire ; dites tout ce que vous voudrez. C’est encore la vieille rengaine, je suppose ?

— Avec une différence, mon cher monsieur, répliqua Perker en fermant soigneusement le journal et en le remettant dans sa poche. Mme Bardell, la demanderesse, est dans ces murs, monsieur.

— Je le sais.

— Très-bien, et vous savez comment elle est venue, je suppose ? Je veux dire pour quelle cause et à la requête de qui ?

— Oui !… c’est-à-dire que j’ai entendu la version de Sam à ce sujet, répondit M. Pickwick avec une indifférence affectée.

— Je suis persuadé que la version de Sam était parfaitement correcte. Eh bien ! maintenant, mon cher monsieur, voici la première question que j’aie à vous adresser. Cette femme doit-elle rester ici ?

— Rester ici ! répéta M. Pickwick.

— Rester ici, mon cher monsieur, répliqua Perker en s’appuyant sur le dos de la chaise et en regardant fixement son client.

— Pourquoi me demander cela à moi ? Cela dépend de Dodson et Fogg, vous le savez très-bien.

— Je ne le sais pas du tout, rétorqua M. Perker avec fermeté. Cela ne dépend pas de Dodson ni de Fogg ; vous connaissez les personnages aussi bien que moi, mon cher monsieur. Cela dépend entièrement et uniquement de vous.

— De moi ! s’écria M. Pickwick en se levant par un mouvement nerveux, et en se rasseyant à l’instant même.

Le petit homme frappa deux fois sur le couvercle de sa tabatière, l’ouvrit, prit une grosse pincée de tabac, referma la boîte et articula ces paroles : « de vous seul. »

« Je dis, mon cher monsieur, poursuivit l’avoué, à qui sa prise semblait donner, plus de confiance, je dis que sa libération prochaine, ou son éternelle réclusion, dépendent de vous, et de vous seul. Écoutez-moi jusqu’au bout, s’il vous plaît, mon cher monsieur ; et ne dépensez pas tant d’énergie, car cela n’est bon à rien du tout, qu’à vous mettre en transpiration. Je dis, continua le petit homme, en établissant chaque proposition sur chacun de ses doigts ; je dis qu’il n’y a que vous qui puissiez la retirer de cet abîme de misère, et que vous ne pouvez faire cela qu’en payant les frais du procès, ceux de la demanderesse et ceux du défendeur, entre les mains de ces requins de Freeman’s Court. Allons, mon cher monsieur, soyez calme, je vous en prie. »

Pendant ce discours, le visage de M. Pickwick avait subi les changements les plus extraordinaires, et il était évidemment sur le point de laisser éclater sa foudroyante indignation. Cependant il calma sa rage comme il put, et Perker, renforçant son argumentation par une autre prise de tabac, poursuivit ainsi qu’il suit :

« J’ai vu cette femme ce matin. En payant les frais, vous pouvez obtenir une décharge pleine et entière des dommages, et ce qui sera pour vous, j’en suis sûr, un motif beaucoup plus puissant, une confession volontaire, écrite par elle, sous la forme d’une lettre à moi adressée, et déclarant que, dès le commencement, cette affaire a été imaginée, fomentée, et poursuivie par ces individus, Dodson et Fogg ; qu’elle regrette profondément d’avoir servi d’instrument pour vous tourmenter, et qu’elle me prie d’intercéder auprès de vous pour obtenir que vous lui pardonniez.

— … Si je paye les frais pour elle, s’écria M. Pickwick avec indignation. Un merveilleux document, en vérité !

— Il n’y a point de si dans l’affaire, mon cher monsieur, reprit Perker d’un air triomphant. Voici la lettre même dont je parle. Elle a été apportée à mon étude ce matin, à neuf heures, par une autre femme, avant que j’eusse mis le pied dans la prison ; avant que j’eusse eu aucune communication avec Mme Bardell ; sur mon honneur ! Le petit avoué choisit alors dans ses papiers la lettre en question, la posa devant M. Pickwick, et se bourra le nez de tabac, durant deux minutes consécutives.

— Est-ce là tout ce que vous avez à me dire, demanda doucement M. Pickwick.

— Pas tout à fait. Je ne puis pas dire encore si la contexture du cognovit, et les preuves que nous pourrons réunir sur la conduite de toute l’affaire, seront suffisantes pour justifier une accusation de captation contre les deux avoués. Je ne l’espère pas, mon cher monsieur ; ils sont sans doute trop habiles pour cela ; mais je dirai du moins que ces faits, pris ensemble, seront suffisants pour vous justifier aux yeux de tout homme raisonnable. Et maintenant, mon cher monsieur, voilà mon raisonnement : ces cent cinquante livres sterling en nombre rond, ne sont rien pour vous. Les jurés ont décidé contre vous… Oui, leur verdict est erroné, je le sais ; mais cependant ils ont décidé, selon leur conscience et contre vous. Or, il se présente une occasion de vous placer dans une position bien plus avantageuse que vous ne le pourriez faire en restent ici. Car, croyez-moi, mon cher monsieur, pour les gens qui ne vous connaissent pas, votre fermeté ne serait qu’une obstination brutale, qu’un entêtement criminel. Pouvez-vous donc hésiter à profiter d’une circonstance qui vous rend votre liberté, votre santé, vos amis, vos occupations, vos amusements ; qui délivre votre fidèle serviteur d’une réclusion égale à la durée de votre vie, et par-dessus tout qui vous permet de vous venger d’une manière magnanime, et tout à fait selon votre cœur, en faisant sortir cette femme d’un réceptacle de misère et de débauche, où jamais aucun homme ne serait renfermé, si j’en avais le pouvoir, mais où l’on ne peut confiner une femme sans une effroyable barbarie. Eh bien ! mon cher monsieur, je vous le demande non pas comme votre homme d’affaires, mais comme votre véritable ami, laisserez-vous échapper l’occasion de faire tant de bien, pour cette misérable considération que quelques livres sterling passeront dans la poche d’une couple de fripons, pour qui cela ne fait aucune sorte de différence, si ce n’est que plus ils en auront gagné de cette manière, plus ils chercheront à en gagner encore, et par conséquent plus tôt ils seront entraînés dans quelque coquinerie, qui finira par une culbute. Je vous ai soumis ces observations, mon cher monsieur, très-faiblement, très-imparfaitement, mais je vous prie d’y réfléchir. Retournez-les dans votre esprit aussi longtemps qu’il vous plaira, j’attendrai patiemment votre réponse. »

Avant que M. Pickwick eût pu répliquer, avant que Perker eût pris la vingtième partie de tabac qu’exigeait impérativement un si long discours, ils entendirent dans le corridor un léger chuchotement, suivi d’un coup frappé avec hésitation à la porte.

« Quel ennui ! quel tourment ! s’écria M. Pickwick, qui avait été évidemment ému par le discours de son ami. Qui est là ?…

« Moi, monsieur, répondit Sam, en faisant voir sa tête.

— Je ne puis pas vous parler dans ce moment, Sam ; je suis en affaire.

— Je vous demande pardon, monsieur, mais il y a ici une dame qui prétend qu’elle a quelque chose de très-urgent à vous dire.

— Je ne puis pas la voir, répliqua M. Pickwick, dont l’esprit était rempli de visions de Mme Bardell.

— Je ne crois pas ça, reprit Sam en secouant la tête. Si vous saviez qu’est-ce qu’est là, j’imagine que vous changeriez de note, comme disait le milan en entendant le rouge-gorge chanter dans la haie.

— Qui est-ce donc ? demanda M. Pickwick.

— Voulez-vous la voir, monsieur ? rétorqua Sam, en tenant la porte entr’ouverte, comme s’il avait amené de l’autre côté quelque animal curieux.

— Il le faut bien, je suppose, dit le philosophe en regardant Perker.

— Eh bien ! alors, ça va commencer ! s’écria Sam. En avant la grosse caisse, tirez le rideau. Entrez les deux conspirateurs. »

En parlant ainsi, Sam ouvrit entièrement la porte, et l’on vit apparaître M. Nathaniel Winkle conduisant par la main la jeune lady qui, à Dingley-Dell, avait porté les brodequins fourrés, et qui maintenant formait un séduisant composé de confusion, de dentelles, de rougeur, et de soie lilas.

« Miss Arabelle Allen ! s’écria M. Pickwick en se levant de sa chaise.

— Non, mon cher ami, madame Winkle, répondit le jeune homme, en tombant sur ses genoux. Pardonnez-nous, mon respectable ami, pardonnez-nous. »

M. Pickwick pouvait à peine en croire l’évidence de ses sens, et peut-être ne s’en serait-il pas contenté, si leur témoignage n’avait pas été corroboré par la physionomie souriante de M. Perker et par la présence corporelle de Sam et de la jolie femme de chambre qui, dans le fond du tableau, paraissaient contempler avec la plus vive satisfaction la scène du premier plan.

« Ô monsieur Pickwick, dit Arabelle d’une voix tremblante, et comme alarmée de son silence. Pouvez-vous me pardonner mon imprudence ? »

M. Pickwick ne fit pas de réponse verbale à cette demande, mais il ôta précipitamment ses lunettes, et saisissant les deux mains de la jeune lady dans les siennes, il l’embrassa un grand nombre de fois (un plus grand nombre de fois peut-être qu’il n’était absolument nécessaire) ; ensuite, retenant toujours ses deux mains, il dit à M. Winkle qu’il était un coquin bien audacieux, et lui ordonna de se lever. M. Winkle, qui depuis quelques minutes grattait son nez avec le bord de son chapeau, d’une manière très-repentante, se remit alors sur les pieds ; et M. Pickwick, après lui avoir tapé plusieurs fois sur le dos, donna une poignée de main pleine de chaleur au petit avoué. De son côté, pour ne pas rester en arrière dans les compliments qu’exigeait la circonstance, le petit homme embrassa de fort bon cœur la mariée et la jolie femme de chambre, puis après avoir secoué cordialement la main de M. Winkle, compléta sa démonstration de joie en prenant une quantité de tabac suffisante pour faire éternuer, durant le reste de leur vie, une demi-douzaine de nez ordinaires.

« Eh bien, ma chère enfant, dit M. Pickwick, comment tout cela s’est-il passé ? Allons, asseyez-vous et racontez-moi votre histoire. Comme elle est jolie, Perker ! continua l’excellent homme, en examinant le visage d’Arabelle, avec autant de plaisir et d’orgueil que si elle avait été sa propre fille.

— Délicieuse, mon cher monsieur ! Si je n’étais pas marié moi-même, je vous porterais envie, heureux coquin, dit Perker en bourrant dans les côtes de M. Winkle un coup de poing, que ce gentleman lui rendit immédiatement. Après quoi l’un et l’autre se mirent à rire aux éclats, mais non pas aussi fort que Sam Weller, car il venait de calmer son émotion en embrassant la jolie femme de chambre, derrière la porte d’une armoire.

— Sam, dit Arabelle avec le plus doux sourire imaginable, je ne pourrai jamais assez vous témoigner ma reconnaissance. Je me souviendrai toujours de vos bons services dans le jardin de Clifton.

— Faut pas parler de ça, madame, répondit Sam ; je n’ai fait qu’aider la nature, comme dit le docteur à la mère de l’enfant qui était mort d’une saignée.

— Mary, ma chère, asseyez-vous, dit M. Pickwick en coupant court à ces compliments. Et maintenant, combien y a-t-il de temps que vous êtes mariés, hein ?. »

Arabelle regarda d’un air confus son seigneur et maître qui répondit : « Seulement trois jours.

— Seulement trois jours ! Et qu’est-ce que vous avez donc fait pendant ces trois mois-ci ?

— Ah, oui ! voilà la question ! interrompit M. Perker. Comment pouvez-vous excuser tant de lenteur ? Vous voyez bien que le seul étonnement de Pickwick c’est que cela ne se soit pas fait plus tôt.

— Le fait est, répliqua M. Winkle en regardant la jeune femme qui rougissait ; le fait est que j’ai été longtemps avant de pouvoir persuader à Bella de s’enfuir avec moi ; et lorsque je suis parvenu à la persuader, il s’est passé longtemps avant que nous pussions trouver une occasion. D’ailleurs, Mary était obligée de prévenir un mois d’avance, avant de quitter sa place, et nous ne pouvions guère nous passer de son assistance.

— Sur ma parole, s’écria M. Pickwick, qui avait remis ses lunettes et qui contemplait tour à tour Arabelle et M. Winkle, avec l’air le plus épanoui que puissent donner à une physionomie humaine la bienveillance et le contentement ; sur ma parole, vous avez agi d’une manière très-systématique. Et votre frère est-il instruit de tout ceci, ma chère ?

— Oh ! non, non ! répondit Arabelle en changeant de couleur. Cher monsieur Pickwick, c’est de vous seul qu’il doit l’apprendre. Il est si violent, si prévenu, et il a été si… si partial pour son ami M. Sawyer, que je redoute affreusement les conséquences.

— Ah ! sans aucun doute, ajouta Perker gravement. Il faut que vous vous chargiez de cette affaire-là, mon cher monsieur. Ces jeunes gens vous respecteront, mais ils n’écouteraient nulle autre personne. Vous seul pouvez prévenir un malheur. Des têtes chaudes ! des têtes chaudes ! » Et le petit homme prit une prise de tabac menaçante, en faisant une grimace pleine de doute et d’anxiété.

« Mais, mon ange, dit M. Pickwick d’une voix douce, vous oubliez que je suis prisonnier ?

— Oh ! non, en vérité, je ne l’oublie pas ! je ne l’ai jamais oublié ; je n’ai jamais cessé de penser combien vos souffrances devaient être grandes, en cet horrible séjour. Mais j’espérais que vous consentiriez à faire, pour notre bonheur, ce que vous ne vouliez pas faire pour vous-même. Si mon frère apprend cette nouvelle de votre bouche, je suis sûre que nous serons réconciliés. C’est le seul parent que j’aie au monde, monsieur Pickwick, et si vous ne plaidez pas ma cause, je crains bien de perdre même ce dernier parent. J’ai eu tort, très-grand tort, je le sais… » Ici la pauvre Arabelle cacha son visage dans son mouchoir, et se prit à pleurer amèrement.

Le bon naturel de M. Pickwick avait bien de la peine à résister à ces larmes ; mais quand Mme Winkle, séchant ses yeux, se mit à le câliner, à le supplier, avec les accents les plus doux de sa douce voix, il devint tout à fait indécis et mal à son aise, comme il le laissait voir suffisamment en frottant avec un mouvement nerveux les verres de ses lunettes, son nez, ses guêtres, sa tête et sa culotte.

Prenant avantage de ces symptômes d’indécision, M. Perker, chez qui le jeune couple était débarqué dans la matinée, rappela, avec l’habileté d’un homme d’affaires, que M. Winkle senior n’avait pas encore appris l’importante démarche que son fils avait faite ; que le bien-être futur dudit fils dépendait entièrement de l’affection que continuerait à lui porter ledit M. Winkle senior ; et que cette affection serait fort probablement endommagée si on lui cachait davantage ce grand événement ; que M. Pickwick, en se rendant à Bristol pour voir M. Allen, pourrait également aller à Birmingham pour voir M. Winkle senior ; enfin que M. Winkle senior pouvant à juste titre regarder M. Pickwick comme le mentor et pour ainsi dire le tuteur de son fils, M. Pickwick se devait à lui-même de l’informer personnellement de toutes les circonstances de l’affaire, et de la part qu’il y avait prise.

M. Tupman et M. Snodgrass arrivèrent fort à propos dans cet endroit de la plaidoirie ; car comme il fallait bien leur apprendre ce qui était arrivé, avec les diverses raisons, pour et contre, la totalité des arguments fut passée en revue sur nouveaux frais ; après quoi chaque personne présente répéta à son tour, à sa manière et à son aise, tous les raisonnements qu’elle put imaginer. À la fin M. Pickwick supplié, raisonné, de manière à renverser ses résolutions, et presque à troubler sa raison, prit Arabelle dans ses bras, déclara qu’elle était une charmante créature, que dès qu’il l’avait vue il avait eu de l’affection pour elle, et ajouta enfin qu’il n’avait pas le courage de s’opposer au bonheur de deux jeunes gens, et qu’ils pouvaient faire de lui tout ce qu’ils voudraient.

Aussitôt que Sam eut entendu cette concession, il s’empressa de dépêcher Job Trotter à l’illustre M. Pell, pour lui demander la décharge dont M. Weller avait eu soin de le munir dans la prévision que quelque circonstance inattendue pourrait la rendre immédiatement nécessaire. Sam échangea ensuite tout ce qu’il avait d’argent comptant contre vingt-cinq gallons de porter, qu’il distribua lui-même dans le jeu de paume, à tous ceux qui en voulurent tâter ; puis enfin il parcourut la prison en poussant des hourras, jusqu’à ce qu’il en eût perdu la voix, après quoi il retomba dans ses habitudes calmes et philosophiques.

À trois heures de l’après-midi, M. Pickwick quitta pour toujours sa petite chambre, et traversa avec quelque peine la foule des débiteurs qui se pressaient autour de lui, pour lui donner des poignées de main. Quand il fut arrivé aux marches de la loge, il se retourna et ses yeux brillèrent d’un éclat céleste, car dans cette foule de visages hâves et amaigris, il n’en voyait pas un seul qui n’eût été plus malheureux encore, sans sa sympathie et sa charité.

« Perker, dit-il au petit avoué, en faisant signe à un jeune homme de s’approcher : voici M. Jingle dont je vous ai parlé.

— Très-bien, mon cher monsieur, répondit l’homme d’affaires en regardant Jingle d’un œil scrutateur. Vous me reverrez demain, jeune homme, et j’espère que vous vous rappellerez, durant toute votre vie, ce que je vous communiquerai. »

L’ex-comédien salua respectueusement, prit d’une main tremblante la main que lui offrait M. Pickwick, et se retira.

« Vous connaissez Job ? je pense, reprit notre philosophe en le présentant à M. Perker.

— Oui, je connais le coquin, répondit celui-ci d’un ton de bonne humeur. Allez voir votre ami, et trouvez-vous ici demain à une heure, entendez-vous. Vous n’avez plus rien à me dire, Pickwick ?

— Rien du tout. Sam, vous avez donné à votre hôte le petit paquet que je vous ai remis pour lui ?

— Oui, monsieur, il s’est mis à pleurer, et il a dit que vous étiez bien bon et bien généreux, mais qu’il souhaiterait plutôt que vous puissiez lui faire inoculer une bonne apoplexie, vu que son vieil ami, avec qui il avait vécu si longtemps, est mort, et qu’il n’en trouvera plus jamais d’autre.

— Pauvre homme ! dit M. Pickwick : pauvre homme ! Que Dieu vous bénisse, mes amis ! »

Lorsque l’excellent homme eut ainsi fait ses adieux, la foule poussa une acclamation bruyante, et beaucoup d’individus se précipitaient vers lui pour serrer de nouveau ses mains ; mais il passa son bras sous celui de Perker et s’empressa de sortir de la maison, infiniment plus triste en cet instant que lorsqu’il y était entré. Hélas ! combien d’êtres infortunés restaient là après lui ; et combien y sont encore enchaînés !

Ce fut une heureuse soirée, du moins pour la compagnie qui s’était rassemblée à l’hôtel de George et Vautour ; et le lendemain matin il sortit de cette demeure hospitalière deux cœurs légers et joyeux, dont les propriétaires étaient M. Pickwick et Sam Weller. Le premier fut bientôt après déposé dans l’intérieur d’une bonne chaise de poste, et le second monta légèrement sur le petit siége de derrière.

« Monsieur, cria le valet à son maître.

— Eh ! bien, Sam ? répondit M. Pickwick en mettant la tête à la portière.

— Je voudrais bien que ces chevaux-là soient restés trois mois en prison, monsieur.

— Et pourquoi cela, Sam ?

— Ma foi, monsieur, s’écria Sam en se frottant les mains c’est qu’ils détaleraient d’un fameux train ! »