Les Pardaillan/XXXVI

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Livre I
XXXVI. Le Père et le fils (suite)
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— Et d’abord, reprit le vieux Pardaillan, que faisais-tu à guetter cette voiture ? Tu savais donc qu’elle allait sortir, et l’heure ?

— Oui, répondit le chevalier.

— Et ce qu’elle contenait ?

— Oui ! fit le chevalier, mais d’une voix plus sombre.

— Eh bien ! Tu es plus avancé que moi ! Moi, j’escortais la voiture sans savoir ce qu’elle emportait !

— Donc, mon père, commença le chevalier, vous saurez que maître Landry Grégoire, le patron de la Devinière, jouit d’une réputation extraordinaire pour un certain nombre de mets appréciés, notamment la friture de Seine et les pâtés d’alouette.

— Je me rappelle parfaitement ces pâtés, fit le vieux Pardaillan ; ce bon monsieur Landry désosse patiemment les petits oiseaux, les hache menu, les fricasse, les étale proprement dans une terrine et verse de la graisse bouillante sur le tout. Quand cette graisse est refroidie, cela forme une carapace qui protège longuement le pâté. Oui, c’est vrai, Landry a un tour de main remarquable pour cette opération culinaire. Dans mes voyages, j’ai maintes fois essayé de l’imiter sans y parvenir. Il doit avoir un secret… Mais au fait ! j’en ai mangé un aujourd’hui, de ces petits pâtés d’alouette !

Le chevalier sourit.

— Ce matin, poursuivit-il, je m’étais mis dans la tête de voir ce qui se passait à l’hôtel de Mesmes. En conséquence, je me harnache en guerre, et me voilà parti. Dans la rue, je rejoins Huguette… vous vous rappelez Huguette, mon père ?

— La belle madame Huguette ? Peste ! Je n’aurais garde de l’oublier.

— Eh bien, je suis au mieux avec elle. C’est une bonne personne, dont le cœur s’émeut facilement. Bref, je la rejoins et j’allais la dépasser en la saluant d’un sourire lorsqu’elle me demande si je ne lui ferai pas l’honneur de l’accompagner. Elle portait un petit panier recouvert d’un linge blanc, et je remarquai qu’elle était endimanchée. Par politesse, je lui demande jusqu’où elle va. Et elle me répond que, comme toutes les semaines, elle va porter des pâtés chez Mme de Nevers, chez la jeune duchesse de Guise et enfin chez le maréchal de Damville. Je crois, mon père, que, de ma vie, je n’ai éprouvé pareille émotion. Vous comprenez que j’entrevoyais le moyen de pénétrer à l’hôtel de Mesmes…

— Cette bonne madame Huguette ! fit le vieux routier ; elle m’intéresse, avec ses pâtés ! Mais voilà bien ta chance, par exemple !

— Eh ! mon père, la chance passe dix fois par jour à portée de chaque homme ; le tout est de la voir et de la saisir ! Bref, à la grande joie de dame Huguette, toute fière d’être escortée par moi, je lui dis que je l’ai rejointe justement dans l’intention de lui tenir compagnie. Nous passons à l’hôtel de Guise, puis à l’hôtel de Nevers, puis nous arrivons à l’hôtel de Mesmes. Il y a un jardin derrière l’hôtel. Ce jardin a une porte. C’est par cette porte qu’entre dame Huguette pour se rendre directement aux offices de bouche qui sont sur les derrières de l’hôtel. Au moment où dame Huguette pénètre dans le jardin, j’y entre avec elle.

— Eh bien, s’écrie-t-elle, que faites-vous ?

— Vous le voyez, je vous accompagne jusqu’à l’office. Vous direz que je suis votre cousin, votre frère, tout ce que vous voudrez ; mais je veux entrer.

— Ah ! monsieur le chevalier, si monsieur l’intendant…

— Encore monsieur l’intendant ! s’écria le vieux Pardaillan. Je l’avais déjà en grippe, cet homme. Qu’il prenne garde. S’il ne se comporte pas bien dans ton récit, je lui coupe les oreilles. Poursuis, mon fils !

Le chevalier, abasourdi d’abord par cette interruption, continua :

— Si monsieur l’intendant le sait, vous nous ferez perdre la pratique du maréchal, acheva Huguette. Mais comme je n’avais nullement l’air attendri, elle poussa un soupir et me laissa entrer avec elle. Nous pénétrons dans une sorte de vestibule. À gauche s’ouvrent les cuisines, à droite, l’office. Au fond, une porte. Huguette se dirige à droite, et au moment où elle va entrer : « Je vous attends ici ! » lui dis-je. Un peu tremblante et désolée, elle entre, et moi, marchant droit à la porte du fond, je l’ouvre, et je vois un cabinet où je m’enferme. Dix minutes se passent. J’entends Huguette qui sort.

— Tiens ! monsieur votre cousin n’est plus là ? s’écrie une voix fraîche et jeune.

— Il se sera lassé de m’attendre, répond Huguette. Il est sans doute dans le jardin…

— Non, dame Huguette. Car de même que je l’ai vu venir par la fenêtre, de même je l’aurais vu s’en aller.

— Il est peut-être sorti au moment où vous ouvriez votre armoire et où vous ne pouviez voir le jardin…

— C’est possible, après tout, dame Huguette, reprend la voix fraîche.

— J’espère, ma chère Jeannette, que vous n’êtes pas fâchée ?

— De quoi ? De ce que vous avez amené le cousin ? Pas du tout, au contraire ! Et puis, qui le saura ? Cette partie de l’hôtel ne communique avec les devants habités que par un couloir toujours fermé, excepté à l’heure des repas. Je serai charmée de le revoir.

— Merci bien, Jeannette, dit Huguette d’un ton un peu sec.

— Je les entends qui sortent ensemble dans le jardin, et j’en profite pour me glisser dans l’office.

— Hum ! fit le vieux routier. Position dangereuse, mon fils ! J’en ai la sueur pour toi ! Et qu’est-il arrivé, dis-moi vite !

— Il est arrivé, mon père, que par la fenêtre, j’ai vu la servante escorter dame Huguette dans le jardin où elles m’ont cherché toutes deux ; et que, de guerre lasse, Huguette est partie. Mais j’avais eu le temps d’examiner Jeannette, de constater qu’elle était toute jeune, toute jolie, avec les plus beaux yeux du monde…

— Ah ! ah ! voilà donc ce que tu allais faire à l’hôtel de Mesmes !

— Vous ne le pensez pas, mon père ! Toujours est-il que j’attendis Jeannette et lorsqu’elle revint, je la pris tout simplement dans mes bras, et que mon baiser étouffa le cri effarouché qu’elle voulait pousser. Je passe les demandes et les réponses. Sachez seulement qu’au bout d’une demi-heure, la pauvre Jeannette était persuadée que j’étais amoureux fou d’elle ; j’appris en même temps qu’elle devait se marier, pour plaire à M. l’intendant…

— Ah ! pour cette fois, c’est dit. Je lui coupe les oreilles ! s’écria le vieux Pardaillan.

— Pour plaire à l’intendant, donc, elle devait se marier avec le neveu dudit intendant, palefrenier chez le maréchal de Damville. J’ai appris que l’intendant s’appelle Gille, et le neveu Gillot. J’appris que Jeannette n’aimait pas le sieur Gillot, et qu’elle détestait le sieur Gille, toutes choses bonnes à savoir, mon père ! Et nous allions entamer de plus douces confidences, mitigées par une sorte de crainte que j’inspirais encore à la belle enfant, lorsque tout à coup, on marche dans le vestibule. Jeannette ouvre une vaste armoire, et me pousse dedans à l’instant où la porte s’ouvrait.

— Ouf ! fit le routier. Il était temps, hein ? Je parie que c’est cet imbécile de Gillot qui arrive !

— Non : c’était son oncle.

— Gille ! Monsieur l’intendant ! Il m’horripile, cet homme, avec sa face de squelette. Mais suffit, puisque je dois lui couper les oreilles !… Ah ! mon pauvre ami, te voilà en triste posture, dans ton armoire ! Comment en sortiras-tu ?

— Vous allez voir, mon père. Donc, c’était l’intendant qui arrivait. Je l’ai compris tout de suite, aux premiers mots de Jeannette. Et voici la conversation que j’ai surprise :

— Jeannette, dit l’intendant, les prisonnières ne t’ont rien dit ce matin ?

— Les prisonnières ! s’exclama sourdement le vieux Pardaillan.

— Oui, mon père. Telle fut la question de l’intendant. Et si vous en êtes ému, j’en fus, moi, presque défaillant dans mon armoire. Et mon cœur battait si fort que c’est miracle que l’intendant ne l’ait pas entendu ! Du moins, cela me sembla ainsi sur le moment.

Ici le chevalier avala un verre de vin, essuya son front moite de sueur, puis continua :

— Non, monsieur l’intendant, elles ne m’ont rien dit, répondit Jeannette. Pas plus ce matin que les autres jours, d’ailleurs. Ces dames sont bien tristes, voilà tout ce que je puis vous dire.

— J’espère, reprit l’intendant, que tu n’as soufflé mot à personne de la présence de ces étrangères dans l’hôtel, à personne, pas même à mon neveu !

— Oh ! monsieur, vous m’avez tant menacée, qu’il n’y a pas de danger que j’en parle.

— Bon ! Souviens-toi que monseigneur te fera une bonne dot si tu es bien sage, si tu obéis…

— Monseigneur est trop bon. C’est mon devoir d’obéir, et je ne mérite pas de récompense pour cela.

— Très bien, ma fille. Tu es digne d’épouser Gillot et tu l’épouseras. N’oublie pas de bien remarquer ce qu’elles font et ce qu’elles disent, tout à l’heure, quand tu leur porteras le dîner.

— Oh ! monsieur, c’est tout vu, tout remarqué. Ces dames pleurent, et c’est à peine si elles mangent. Elles me font pitié, tenez. C’est toujours pour moi un triste moment que celui où je leur porte à manger.

— Bon ! C’est aujourd’hui le dernier jour, Jeannette. Demain, elles ne seront plus ici. Monseigneur les rend à la liberté. Tu comprends, Jeannette, ce sont des parentes du maréchal. Il voulait faire épouser à la plus jeune un beau parti dont la donzelle ne veut pas. Il a fait tout ce qu’il a pu pour la décider. Mais puisqu’elles sont aussi obstinées, la fille et la mère, ma foi, il y renonce. Et il les renvoie… tout cela, entre nous, tu comprends ?

— Soyez donc tranquille, monsieur. Je suis contente que ces dames s’en aillent…

— Dès ce soir, elles partiront. Monseigneur est à bout de patience. Allons, au revoir, Jeannette, tu es une fille intelligente, et tu épouseras Gillot.

— Oui ! compte là-dessus, vieux fou ! interrompit Pardaillan père. Cette Jeannette m’a l’air d’une gaillarde bien trop futée pour épouser ce dadais de Gillot. Si je lui coupais les oreilles à celui-là aussi ? Mais continue, mon fils. Ton récit me paraît fameux, si ce n’est qu’il me donne soif à force de me donner des émotions. Et quelles étaient ces parentes… ces prisonnières ?

— Vous allez le savoir, mon père, continua le chevalier, tandis que le routier cassait le goulot d’une nouvelle bouteille. À peine eus-je compris que l’intendant du diable s’était éloigné que je sortis de mon armoire…

— Vite, me dit Jeannette, allez-vous en maintenant. Vous reviendrez demain matin si… si je vous plais.

— Tu me plais, Jeannette. Et c’est pourquoi je reste. Pourquoi veux-tu que je m’en aille ?

— Parce que c’est l’heure… l’heure où mon prétendu vient me faire sa cour. Allez-vous en, je vous en supplie. S’il vous voyait, toute la maison accourrait à ses cris. Vous ne savez pas combien cet hôtel est bien gardé. Les domestiques eux-mêmes s’espionnent les uns les autres.

— Jeannette, lui dis-je résolument, je ne m’en irai pas…

— Et Gillot qui va venir…

— Gillot du diable ! gronda le vieux Pardaillan. Si je te tenais.

— Non seulement je ne m’en irai pas, poursuivit le chevalier, mais tu vas me conduire…

— Où donc ?

— Où cela ? Chez les dames dont parlait l’intendant… chez les parentes… les prisonnières !

— Ah ! pour le coup, vous êtes fou, s’écrie Jeannette. Et voici qu’elle avise de me demander qui je suis, après tout, et ce que je viens faire dans l’hôtel. J’insiste pour qu’elle me conduise. Elle se dérobe et refuse avec violence. Bref, je m’aperçois que j’ai été trop vite en besogne et que j’ai perdu d’un coup le terrain gagné. J’étais désespéré. Et je ne comprenais rien à l’attitude de ma nouvelle amie, lorsque tout à coup elle s’écrie amèrement :

— C’est sans doute que vous aimez cette demoiselle et qu’elle vous aime ! Je comprends maintenant qu’elle ne veuille pas épouser le parti que lui destine monseigneur. Mais ne comptez pas sur moi pour vous aider !

Là-dessus, elle se met à pleurer. Un éclair traverse mon cerveau… Jeannette était jalouse !

— Bonne petite fille ! dit Pardaillan père.

— Alors, continua le chevalier, je m’empresse de la rassurer. Je lui jure que la demoiselle aime un haut personnage qui m’envoie pour tâcher de lui parler… Comment veux-tu, ajoutai-je, que cette demoiselle, une Montmorency, aime un pauvre diable comme moi, un cousin d’aubergiste, un aventurier sans sou ni maille… Ce raisonnement la frappe plus que tous mes serments.

— C’est tout de même juste ! s’écrie-t-elle.

— Ah ! ah ! fit le vieux Pardaillan en éclatant de rire, la fable était bonne.

Le chevalier, sombre et tremblant, demeura une minute silencieux.

— Mon père, dit-il, que dites-vous de l’opinion de cette fille ?

— Quelle opinion ? Celle qu’une Montmorency ne peut aimer un Pauvre diable comme toi ?

— Oui, monsieur.

Le vieux Pardaillan haussa les épaules en vidant un verre de vin.

— Je dis que c’est l’opinion d’une toute petite fille et d’un tout petit garçon. Sache une chose : l’amour ignore les distances, si toutefois il y a distance. Il n’est si grande dame qui ne consente à épouser un petit clerc si le clerc lui paraît à son goût. Mais, reprit tout à coup le routier, l’une des prisonnières est donc une Montmorency ?

— Oui, monsieur.

— Voilà qui devient particulier, fit le vieux Pardaillan pensif. Continue. Ton récit m’intéresse de plus en plus.

— Donc, reprit le chevalier avec un soupir, une fois que Jeannette fut bien convaincue que Montmorency ne pouvait aimer un pauvre hère tel que moi, elle finit peu à peu par se rendre à ce que je lui demandais. Mais elle ajouta qu’elle ne pourrait me conduire chez les prisonnières qu’au soir, vers huit heures. Je flairais une feinte et supposais que Jeannette allait me prier de revenir le soir, lorsqu’elle termina en rougissant quelque peu :

— D’ici là, monsieur, vous resterez dans ma chambre, où je vais vous conduire et où je vous apporterai à manger. Ce que j’en fais, c’est par grande pitié pour cette demoiselle qui pleure à fendre l’âme, et je serais bien contente de l’avoir aidée à épouser qui elle aime… Dépêchons-nous, car Gillot ne va pas tarder maintenant.

Là-dessus, je la remercie du mieux que je peux. Elle me fait jurer que je me souviendrai du service qu’elle me rend. Je le lui jure bien volontiers. Alors elle me dit de la suivre. Elle traverse vivement le vestibule, je la suis. Elle ouvre une porte et pénètre dans un couloir obscur en forme de voûte. Je continue à la suivre. Tout à coup, à l’autre bout du couloir, apparaît quelqu’un…

— Encore le damné Gille ! s’écria le vieux Pardaillan.

— Non, monsieur, c’était Gillot !

— Aussi détestables, aussi pendables l’un que l’autre. Ah ! mon pauvre chevalier, pour le coup, tout a été découvert, hein ? Comment t’en es-tu tiré ?

— Vous allez voir, mon père ! J’avais remarqué dans le couloir, à droite, un renfoncement que je venais de dépasser de deux ou trois pas. Dans le renfoncement, il y avait une porte. Tandis que Jeannette s’arrête pétrifiée, moi, me dissimulant vers elle, je rétrograde jusqu’au renfoncement. Jeannette tourne la tête et voit mon opération. Elle se met à causer à voix très haute avec Gillot qui arrivait. Pendant ce temps, j’ouvre et je me trouve au haut de l’escalier des caves ! Je repousse doucement la porte et j’écoute.

— Et où vas-tu comme ça, Gillot ?

— D’abord à l’office pour t’embrasser, Jeannette.

Ici j’entends le bruit d’un baiser.

— Ensuite ? reprend la fille.

— Ensuite, tu sauras que l’oncle Gille m’a donné l’ordre de préparer pour ce soir la grande chaise à mantelets avec deux bons chevaux, le tout bien attelé pour onze heures du soir. Et comme la chaise n’a pas servi depuis longtemps, et que je vais passer deux bonnes heures à la mettre en état, je vais chercher une bouteille pour me mettre en train.

— Quoi ! Tu vas à la cave ? Mais si l’officier des caves l’apprend ?

— Bah ! qui le lui dira ? Pas toi, j’espère !

— Mais la porte est fermée !

— Je l’ai ouverte tout à l’heure, Jeannette.

— Bon ! Viens-t’en un peu avec moi à l’office. Tu as bien le temps.

— Non pas, peste ! Il faut que je me hâte de remettre la clef en place.

Là-dessus, la porte s’ouvre et j’entrevois Jeannette effrayée qui se cache le visage dans ses deux mains. J’avais commencé à descendre à reculons. À mesure que Gillot s’avance, je recule d’une marche. Enfin, me voilà en bas, et je m’aplatis contre la muraille, dans l’espoir que Gillot ne me verra pas, et que je pourrai remonter tandis qu’il cherchera son vin. Mais voilà cet imbécile qui allume un flambeau !

— Ouf ! s’écria le vieux Pardaillan.

— Il m’aperçoit et demeure un instant atterré, avec des yeux tout ronds de frayeur. Enfin, l’esprit lui revient, et il veut pousser un grand cri. Mais trop tard ! Je l’avais déjà saisi à la gorge. Il était temps !… Car au même instant, j’entends au haut de l’escalier une voix qui bougonne contre la négligence de l’officier des caves ! C’était l’oncle Gille qui refermait la porte à clef !… Jeannette s’était sauvée sans doute.

— Diable ! diable ! grommela le vieux Pardaillan. Ce misérable intendant ! Je regrette qu’il n’ait que deux oreilles… Ainsi, te voilà enfermé dans la cave !… Je me demande comment tu vas faire, par exemple !

— Mais, monsieur, puisque me voici près de vous, fit le chevalier avec son sourire naïf et moqueur, c’est que j’en suis sorti !

— C’est vrai, c’est vrai ; n’empêche que j’en ai la chair de poule à te savoir dans cette cave…

— Bref, reprit le chevalier, la porte était bel et bien fermée à triple tour. Moi, je tenais toujours mon Gillot par la gorge pour l’empêcher de hurler. Tout à coup, je le vois qui du blanc passe au rouge et du rouge au violet. Alors je desserre. Il respire deux grands coups et se jette à mes pieds en disant :

— Grâce, monsieur le truand ! Laissez-moi vivre, je ne vous dénoncerai pas !

— Il t’a pris pour un truand ! s’écria le vieux routier.

— Il y avait de quoi, monsieur. Outre mon épée, j’avais un poignard et un pistolet à la ceinture. D’ailleurs, je n’ai eu garde de le détromper : mais pour plus de sûreté, je l’ai aussitôt bâillonné.

M. de Pardaillan père éclata de rire.

— Et tu dis, demanda-t-il, que ceci est arrivé vers quelle heure ?

— Mais il pouvait être onze heures du matin, monsieur.

— Juste au moment où je bâillonnais maître Didier ! Ah ! Ils vont bien les Pardaillan ! Et l’hôtel de Mesmes les aura promptement connus dans la même journée !

— Je ne vous comprends pas, mon père.

— Je te raconterai cela. Mais poursuis ton récit. Tu en étais au moment où tu bâillonnes Gillot…

— Oui. Vous pensez si j’étais inquiet. Une heure se passe, puis deux ! Malgré mon inquiétude, je me sens alors gagné à la fois par la faim et par la soif.

— Pour ce qui concerne la soif, observa judicieusement le routier, tu n’avais rien à craindre, puisque tu étais aux sources mêmes, c’est-à-dire dans la cave.

— Juste, monsieur !

— Mais pour la faim, par exemple. Tu as dû regretter les fameux pâtés d’alouettes ?

— Pas trop, car en parcourant les caves, j’ai découvert l’endroit où l’on met les jambons, et ma foi, je me suis nourri de jambon, à défaut de pâtés… Oui, mais voici qu’après avoir apaisé ma faim en mordant après la chair rose d’un jambon et ma soif en décoiffant un flacon, voici, dis-je, que la pensée me vient de donner à manger et à boire à mon prisonnier. Je me mets donc à sa recherche, et je le découvre où ? au haut de l’escalier, au moment où il s’apprêtait à faire vacarme avec son poing et son pied sur la porte. D’un bond, je le rejoins, je le saisis, je l’entraîne, et je lui dis : Misérable ! Tu voulais donc me livrer ! Comme il était bâillonné, il ne put me répondre… Il tremblait de tous ses membres.

Alors j’ajoute : Tu mériterais de mourir de faim ici. Mais j’ai pitié de toi ! Aussitôt, je le débâillonne, et lui octroie le restant de mon jambon qu’il se met à dévorer. Une fois son appétit calmé, je le bâillonne à nouveau, je me mets à le ficeler, le plus consciencieusement que je puis, et je l’allonge dans une sorte de soupente parmi les jambons et les saucissons, en sorte qu’il se trouvait là lui-même comme un saucisson…

— Fameux ! fameux ! s’écria le vieux Pardaillan enthousiasmé. Tu ne l’as pas enfumé, au moins ?

— L’idée ne m’en est pas venue, monsieur. Bien tranquille désormais de ce côté, j’essaie alors d’ouvrir la porte. Mais c’était peine inutile. Pour comble, le flambeau consumé jette ses dernières lueurs et s’éteint. Me voilà dans une profonde obscurité, assis sur les marches de l’escalier, écoutant avec une profonde anxiété, attendant que quelque officier de cave vienne chercher du vin pour me frayer un passage au dehors, le pistolet d’une main, le poignard de l’autre. Mais les heures se passent. Je n’entends aucun bruit. Et songeant à ce qu’avait dit Gillot à Jeannette, songeant à cette voiture qui devait être prête pour onze heures, je me demande avec angoisse si les prisonnières vont être enlevées sans que je sache où on les conduit, sans que je puisse rien faire pour les délivrer !…

— Pauvre chevalier ! interrompit le routier en riant.

— Vous riez, mon père ? fit le chevalier avec une surprise non exempte de reproches.

— Ne fais pas attention, je songe à l’autre, à cet imbécile de Gillot qui, pendant ce temps, ficelé comme un saucisson, se morfond, étalé parmi les jambons, sans même la consolation de se venger sur eux en les dévorant, puisqu’il est bâillonné… Sublime, ton idée de transformer le sieur Gillot en jambon !

Le chevalier, malgré sa tristesse, ne put s’empêcher de sourire.

— Quant à toi, continua le routier, j’avoue que ta position n’était pas gaie. Mais enfin, tu as pu ouvrir la porte ?

— Non, elle m’a été ouverte… par Jeannette.

— Bonne petite Jeannette !

— Au moment où je commençais à désespérer pour tout de bon, j’entends la clef qui grince doucement. Je me prépare à foncer. La porte s’ouvre, j’aperçois Jeannette.

— Vite, vite, me dit-elle. J’ai pu prendre la clef pour une minute. Sauvez-vous !

— Quelle heure est-il ? lui demandai-je tout enfiévré.

— Un peu plus de dix heures.

Je respire, soulagé : la voiture ne doit partir qu’à onze heures !

J’embrasse Jeannette de tout mon cœur.

— Vous reviendrez ? me demande-t-elle.

— Certes ! Comment pourrais-je t’oublier !

— Et Gillot ! fait-elle tout à coup en se rappelant son fiancé.

— Gillot ? Il est en train de manger tous les jambons de la cave !

Alors elle s’élance dans les caves. Moi, je gagne le jardin. Je le traverse en quelques bonds. Je trouve la porte fermée. Je saute par-dessus le mur. Je fais le tour de l’hôtel. Et, voyant qu’il est trop tard pour aller prévenir les personnes que cette affaire intéressait, je me décide à attendre seul la voiture… Je n’ai pas attendu longtemps d’ailleurs. Au bout d’une demi-heure, j’ai vu la grande porte de l’hôtel s’ouvrir. Je vais me poster au coin de la première ruelle. La voiture s’y engage. Et je remarque qu’elle est escortée par un seul cavalier qui marche en avant. Mon plan est aussitôt fait : abattre le postillon d’un coup de pistolet, désarçonner le cavalier, l’obliger à se battre avec moi, le tuer ou le blesser, puis défoncer les mantelets de la voiture et délivrer les prisonnières… Je fais feu sur le Postillon… et je le manque !

— Pauvre ami !…

— Que voulez-vous, mon père ! J’avais la tête perdue. L’espoir, la crainte, l’angoisse, mille sentiments qui me bouleversaient, tout cela m’a enlevé le sang-froid nécessaire. Enfin, pour en finir, au coup de pistolet, la voiture se met à galoper. Je cours derrière elle. Et je l’aurais atteinte ! Ah ! sûrement, je l’aurais rattrapée… tout à coup, j’entends courir derrière moi, je tourne la tête, je vois un homme qui me charge, l’épée à la main ; je fais un bon de côté, l’homme en profite pour se mettre entre moi et la voiture qui disparaît rapidement… Vous savez le reste, cet homme, c’était vous, mon père !…

Tel fut le récit du chevalier au vieux Pardaillan, dans l’étroite salle du cabaret borgne, au milieu du profond silence de la nuit, sous les poutrelles noircies d’un plafond bas, à cette table boiteuse où ils étaient assis, mangeant et buvant.

Ce récit, nous avons tenu à le répéter avec sa faconde, ses naïvetés, sa simplicité, ses ruses, enfin tout ce qui pouvait achever de mettre en relief la figure de notre héros — aventurier d’un âge de violence, répétons-le, sans trop de scrupule, prompt au mensonge avec la pauvre petite fille d’office, prompt à la force avec le palefrenier un peu stupide, prompt enfin au coup de feu et au coup d’épée, toutes choses auxquelles on y regarderait à deux fois, de nos jours.

— Voilà exactement quelle a été ma journée, acheva le chevalier après un long silence pendant lequel son père l’examinait à la dérobée avec un singulier mélange d’embarras et d’admiration.

— Mais, fit alors le vieux routier dans l’espoir d’arracher son fils à ses sombres préoccupations, je t’avais demandé de me raconter tout ce que tu as fait depuis mon départ, et ceci n’est qu’une journée. Je remarque même que tu as commencé par la fin.

— Ah ! monsieur, s’écria le chevalier, c’est que l’importance de cette journée vous indique l’importance du reste ! Si j’ai voulu pénétrer coûte que coûte dans l’hôtel de Mesmes, si j’ai employé la ruse et la force pour savoir d’abord si ces deux femmes étaient dans l’hôtel, ensuite pour me rapprocher d’elles, enfin pour essayer de les délivrer, c’est que ma vie est désormais attachée à la vie de ces deux femmes ! c’est qu’il faut que je les délivre, ou j’y mourrai !… Mais, mon père, nous sommes venus ici pour nous expliquer sur notre situation réciproque… Une question tout d’abord, une question à laquelle je vous supplie de répondre…

— Parle, mon enfant ! dit le vieux Pardaillan avec une sorte de rude tendresse.

— Eh bien ! fit le chevalier avec hésitation, vous escortiez la voiture, n’est-ce pas ?

— Oui, chevalier. J’étais même chargé de tuer tout ce qui tenterait d’en approcher. Il paraît qu’on n’avait pas tout à fait tort.

— Donc, reprit le chevalier avec une angoisse grandissante, vous savez où va la voiture !… Vous le savez, mon père ! Vous m’avez dit tout à l’heure que vous ignoriez ce qu’elle emportait…

— C’est l’exacte vérité ! Ah ! ce n’est pas la confiance qui étouffe monseigneur de Damville !

— Mais vous savez où elle va !…

— Non, mon enfant ! Je te le dis ; tu me crois, n’est-ce pas ? Tu n’infliges pas à ton vieux père l’injure de penser qu’il voudrait ruser avec toi ?

— Je vous crois, mon père ! fit le chevalier avec une douleur concentrée.

Son dernier espoir venait de s’évanouir.

— Mais, reprit le routier, si je ne puis te dire où va le damné maréchal, tu peux me dire, toi, quelles sont ces prisonnières qu’on enlève avec tant de mystère. Tu m’as bien parlé d’une Montmorency. Mais qu’est-ce que ces parentes que je ne connaissais pas au maréchal ?

— Mon père, rappelez-vous ce qui a été dit le jour de votre départ. Rappelez-vous cette femme dont vous ne vouliez pas me dire le nom, parce que ce n’était pas votre secret ! Rappelez-vous cette femme enfin dont vous avez jadis enlevé la fille…

Le vieux routier tressaillit et devint un peu pâle.

— Eh bien, cette fille, cette enfant, Loïse de Piennes… ou mieux, Loïse de Montmorency…

— Tu l’aimes !…

— Oui, monsieur !…

— Fatalité ! fit le vieux Pardaillan qui, devenu pensif, baissa la tête.

— Je l’aime, reprit le chevalier. Je l’aime sans espoir. Et pourtant, je veux la délivrer ! Et c’est elle qui se trouve dans cette voiture ! Elle et sa mère !…

— Tu en es bien sûr ?

— Trop sûr ! Souvenez-vous de ce que m’a dit la petite Jeannette. Ces paroles s’accordent exactement avec le portrait de la mère et de la fille… Elles ont été enlevées, voici une quinzaine. Je soupçonnais le maréchal de Damville. Maintenant, j’en suis sûr !… Mais où les mène-t-il ? Pourquoi les change-t-il de prison ?

— Ah ! Je comprends tout, maintenant ! Je comprends les précautions prises hier et aujourd’hui contre moi. Le maréchal ne voulait pas que j’apprisse qu’il avait des prisonnières et quelles étaient ces prisonnières ! Il avait peur ! Et il avait raison d’avoir peur ! Car si j’avais su la vérité, ce que tu as entrepris, je l’eusse entrepris, moi !

— Mais enfin, mon père, comment se fait-il que je vous retrouve au service du maréchal ? Depuis quand êtes-vous dans son hôtel ?

— Depuis hier soir seulement. Et j’y ai été gardé à vue. Seulement le maréchal m’avait dit qu’à partir de minuit je serais libre. Je me proposais de te rejoindre à cette heure-là.

Le vieux Pardaillan fit alors à son fils le récit de sa rencontre avec Damville aux Ponts-de-Cé et ce qui en était résulté. Le chevalier, à son tour, compléta son récit en racontant les principaux événements de sa vie depuis le départ de son père.

Lorsque ces diverses confidences furent terminées, le petit jour commençait à paraître.

Il fut résolu que le vieux Pardaillan retournerait à l’hôtel de Mesmes et qu’il servirait le maréchal avec fidélité en ce qui concernait son plan de campagne politique.

C’était le meilleur moyen d’arriver à savoir ce qu’étaient devenues Jeanne de Piennes et sa fille.

— Au besoin, ajouta le routier, il y a quelqu’un qui doit être instruit de cela. C’est celui qui conduisait : un certain vicomte d’Aspremont. Et celui-là, je le forcerai à parler. Sois tranquille, avant peu, je saurai à quoi m’en tenir.

— Moi, je vais prévenir le maréchal de Montmorency de ce qui vient de se passer. Et je vous attendrai ensuite à la Devinière… songez avec quelle impatience !

— À la Devinière, malheureux ! Tu veux donc retourner à la Bastille !

— C’est vrai, je n’y songeais plus.

— Tu vas demeurer ici. Je suis au mieux, depuis longtemps, avec la maîtresse du Marteau qui cogne. D’ailleurs, c’est ici une de ces auberges mal famées où messieurs du guet et sbires quelconques n’ont garde de se hasarder. Tu y seras en parfaite sûreté. Je vais donner des ordres pour qu’on t’aménage une niche logeable.

Le père et le fils s’embrassèrent alors.

Le vieux routier réveilla l’hôtesse, qui dormait depuis longtemps, et lui donna ses instructions. L’hôtesse jura que le chevalier serait plus en sûreté dans son auberge que le roi dans son Louvre.

Le chevalier accompagna son père jusque dans la rue. Au moment où il s’éloignait :

— Mon père, lui dit-il, j’ai laissé à la Devinière quelqu’un… un ami… allez me le chercher, puisque je ne puis, moi-même.

— Bon. Comment s’appelle-t-il, ton ami ?

— Pipeau, c’est un chien…






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