Les Patins d’argent/II
Un autre trait caractéristique de la Hollande, c’est l’aspect de ses dunes sablonneuses. Il y en a un grand nombre sur certaines parties des côtes. Elles envoyaient à tout instant, il n’y a pas bien longtemps encore, d’épais nuages de sable dans l’intérieur des terres ; on n’avait pas eu jusqu’alors la sage idée d’y semer les herbes, les roseaux et autres plantes qui aujourd’hui les retiennent tant bien que mal de voltiger. Elles se maintiennent à peu près maintenant. Faute de cette précaution, les fermiers riaient auparavant, toutes les fois qu’il avait fait du vent, obligés de déblayer le sable qui envahissait leurs champs pour retrouver la terre qu’il avait recouverte. Des averses sèches (de sable) tombaient au moment où on y pensait le moins, au premier souffle de tempête, sur de vastes étendues, et tout disparaissait sous ce gris linceul.
Un grand nombre de singularités qui distinguent la Hollande ne servent qu’à démontrer l’économie et la persévérance du peuple qui l’habite. Il n’y a pas dans le monde entier un jardin mieux cultivé que cette petite terre conquise sur l’eau. Il n’existe pas de nation plus brave, de race plus héroïque que ces Hollandais à l’air apathique. Peu les ont égalés en découvertes importantes et en inventions utiles ; aucune ne les a surpassés dans le commerce et la navigation, dans le savoir, la science ou dans les arts. Nulle part on n’a donné d’aussi intelligents exemples, soit pour le progrès de l’instruction, soit pour la répartition des charités publiques, et aucun peuple, en proportion du peu d’étendue de la Hollande, n’a dépensé autant d’argent et de travail pour les choses d’utilité générale. Chacun par là pense à tout. Cette originalité mériterait d’être imitée.
Les annales de la petite Hollande sont toutes brillantes d’hommes et de femmes nobles et illustres dans la littérature et dans les arts. Elle a ses grandes archives historiques de patience, de résistance et de victoires. On l’a nommée justement : « le champ de bataille de l’Europe. » Nous pouvons la considérer avec raison comme l’asile du monde entier, car les opprimés de toutes nations y ont trouvé abri et protection. C’est un gouvernement hollandais qui a répondu à l’envoyé d’un despote étranger qui exigeait qu’on le renseignât sur les actes d’un exilé :
« Les exilés sont sous notre protection et non sous notre surveillance. »
Cette grande parole d’un petit peuple mérite d’être remarquée.
Les habitants des grandes terres peuvent rire des Hollandais, les appeler des castors humains et donner à entendre que leur pays s’en ira, un jour, à la dérive pendant la marée haute ; les esprits équitables, se rappelant leur héroïsme, répondront qu’un tel pays ne s’en ira jamais à la dérive tant qu’il y restera un Hollandais décidé à le retenir de ses propres mains.
On dit qu’il y a au moins neuf mille neuf cents moulins à vent en Hollande, avec des ailes mesurant de quatre-vingts à cent pieds de long. Ils servent à scier le bois, à battre le chanvre, à moudre le grain et à une foule d’autres choses, mais leur utilité principale consiste à pomper l’eau des terres basses pour la déverser dans les canaux et à se précautionner aussi contre les étangs intérieurs d’eau douce qui ne se gênent pas plus que la mer pour inonder souvent le pays. On dit que leur entretien coûte par an environ cinquante millions de francs. Les grands sont d’une extrême puissance. Leur tour énorme et circulaire s’élevant quelquefois du milieu des bâtiments dont se compose quelque vaste usine, est surmontée d’une tour plus petite ayant la forme d’un toit aminci par le haut comme un chapeau. Cette tour supérieure est entourée à sa base d’un balcon, au-dessus duquel se projette l’axe qui est mis en mouvement par ses ailes prodigieuses.
La plupart de ces moulins sont sans doute des machines très-primitives ; elles ont l’air d’avoir grand besoin qu’on y introduise quelques améliorations, mais le progrès se fera, et déjà quelques-uns des nouveaux moulins sont au niveau des découvertes modernes les plus voisines de la perfection. Ils sont construits de manière que, par une combinaison ingénieuse, ils présentent, sans le secours de l’homme, leurs éventails ou ailes au vent, dans la direction voulue pour produire exactement la force requise. Ils s’orientent d’eux-mêmes, se mesurent le vent avec précision, ne lui donnant sur eux que la prise nécessaire. C’est à croire que le meunier peut dès lors dormir sur ses deux oreilles, et que son moulin saurait se diriger tout seul pendant son sommeil. Si le courant d’air est faible, toutes les voiles s’étendent, s’offrant d’elles-mêmes à son moindre souffle. Si le vent est à la tempête, elles se carguent d’elles-mêmes et se soustrairont à ses violences comme des feuilles de mimosa voulant éviter qu’on les touche.
L’une des vieilles prisons d’Amsterdam est appelée « Rasphuis » (maison à râper) ; ce nom lui vient de ce que les voleurs et vagabonds qui y étaient enfermés étaient employés à râper du bois. On y voyait une cellule destinée spécialement aux ouvriers paresseux. Dans un coin de cette cellule était une pompe et dans un autre une ouverture par laquelle entrait perpétuellement un cours d’eau. Le prisonnier avait le choix entre rester tranquille et se noyer ou pomper de toutes ses forces pour préserver sa vie. Ce n’était que lorsqu’il était converti, par l’argument sans réplique de cette situation péremptoire, à la nécessité du travail, qu’il était permis au geôlier de le délivrer. Il me semble que du plus au moins tout bon Hollandais en est là, et que la nature a introduit en Hollande cette petite démonstration sur une grande échelle. Les Hollandais, prisonniers ou non, paresseux ou non, ont toujours été obligés de pomper pour conserver leur existence, et ils devront sans doute continuer à faire ainsi jusqu’à la fin des temps. C’est l’égalité de la pompe mise en pratique sans priviléges possibles.
On dépense, tous les ans, des millions de francs pour réparer les digues et régler les niveaux d’eau. Le pays serait inhabitable si l’on négligeait pendant un seul jour ces devoirs importants. Comme je l’ai dit plus haut, des accidents terribles ont été, malgré cette surveillance assidue, la conséquence du déchirement, impossible à prévoir quelquefois, de ces digues. Des centaines de villes et de villages ont été à plusieurs reprises ensevelis sous les eaux déchaînées, et l’on sait, hélas ! que près de cent mille individus ont été victimes de l’une de ces inondations : celle qui se produisit pendant l’automne de 1570. Vingt-huit inondations terribles avaient déjà, avant ce temps, accablé une partie de la Hollande, mais celle-ci fut la plus effroyable de toutes. Le malheureux pays avait longtemps souffert du joug tyrannique des Espagnols, et ceci semblait être le point culminant où ses maux pussent atteindre. Quand nous lisons l’histoire de M. Motley et que nous y voyons la manière dont la république hollandaise s’est formée, nous apprenons à révérer le brave peuple qui a tant enduré, tant souffert et tant osé.
M. Motley, dans son récit émouvant de cette inondation, nous dit qu’une brise violente et continue avait refoulé les eaux de l’Atlantique dans la mer du Nord, les empilant comme des montagnes contre les côtes des provinces hollandaises. Il explique comment les digues éprouvées au delà de leur force s’étaient effondrées simultanément dans toutes les directions. Comment le hand-bos lui-même, ce rempart formé de piliers de chêne entourés de fer, amarrés à de lourdes ancres et fixés à l’aide de graviers et de pierres de granit, s’était brisé en morceaux menus comme des fils. Comment des bateaux de pêche et de grands vaisseaux, flottant au-dessus même du pays, s’étaient embarrassés dans les arbres et avaient été battre contre les toits et les murs des maisons, et comment, enfin, toute la Frise fut transformée en une mer furieuse. Des multitudes d’hommes, de femmes, d’enfants, de chevaux, de bœufs, de moutons se débattaient de tous côtés dans les flots. Toutes les maisons avaient été inondées ; les cimetières eux-mêmes rendaient leurs morts : le baby encore vivant dans son berceau, flottait côte à côte avec un cercueil. Les bateaux et tout ce qui pouvait en tenir lieu avaient été mis en réquisition. Les anciennes inondations paraissaient être sur le point de se renouveler. De toutes parts, sur le sommet des arbres, sur les clochers des églises, des êtres humains accrochés les uns aux autres imploraient Dieu de les épargner et leurs concitoyens de leur venir en aide. La tempête s’apaisa, à la fin, et les bateaux commencèrent à circuler, recueillant ceux qui luttaient encore contre les flots, sauvant les réfugiés des toits et des clochers et ramassant ceux qui n’étaient plus. Il n’avait pas péri moins de cent mille créatures humaines dans l’espace de quelques heures. Des milliers d’animaux flottaient à la surface des eaux, et le dommage dépassa toute appréciation.
Robles, le gouverneur espagnol, se distingua entre tous par les efforts qu’il fit pour sauver le plus de vies possibles, et pour adoucir aux habitants les horreurs de la catastrophe. Les Hollandais l’avaient haï jusque-là à cause du sang espagnol ou portugais qui coulait dans ses veines, mais sa bonté et son activité à l’heure du désastre lui regagnèrent tous les cœurs. Il introduisit bientôt une grande amélioration dans la manière de construire les digues, et fit une loi qui obligeait les propriétaires du sol à les entretenir. Il y eut moins d’inondations à partir de cette époque ; cependant, dans l’espace de 300 ans, six des plus désastreuses désolèrent encore le pays.
Au printemps, les lacs d’eau douce offrent de grands dangers, surtout par le dégel, car les rivières bloquées par les glaces débordent avant de pouvoir décharger dans l’Océan leurs eaux trop subitement surélevées.
Ajoutez à cela la mer battant et pressant les digues et vous vous étonnerez que la Hollande ne soit pas dans un état continuel d’anxiétés et d’alarmes. Des ingénieurs et des ouvriers, sortes de douaniers de l’eau, sont échelonnés le long des endroits menacés qu’on surveille nuit et jour. Lorsqu’on sonne le signal du danger, tous les habitants se précipitent pour porter secours et s’unir contre l’ennemi commun. La paille est de toutes choses la plus utile contre l’eau ; on en fait en Hollande la principale force à opposer à la marée envahissante. Des paillassons immenses sont appliqués contre les digues ; une fois ajustés et consolidés avec des poutres, de la terre glaise et des pierres, ils parviennent à défier les efforts de l’Océan.
Raff Brinker, le père de Gretel et de Hans, avait été pendant de longues années employé aux digues. Un jour, pendant un orage terrible, on était menacé d’inondation ; il travaillait à un poste d’honneur si dangereux, qu’on le lui avait assigné comme au plus brave, au milieu des ténèbres et sur le verglas. Il s’agissait de consolider le point capital de l’empellement d’un lac, lorsque la terre manquant sous lui, il tomba, debout sur ses jambes, d’une hauteur considérable, et fut ramené chez lui dans un état complet d’insensibilité. À partir de cette heure, il ne travailla plus : quoiqu’il fût vivant, son esprit et sa mémoire étaient éteints. La commotion avait été telle que le cerveau fut instantanément paralysé.
Sa fille Gretel ne se le rappelait pas autrement que comme un homme silencieux dont les yeux mornes la suivaient quelque part qu’elle se tournât : mais Hans avait souvenir d’un père vigoureux qui n’était jamais fatigué de le porter sur ses épaules et dont la voix joyeuse lui chantait une chanson, qu’il lui semblait encore entendre résonner à son oreille, pendant les nuits où il ne dormait pas.
Dame Brinker, privée de l’aide de son mari, élevait seule sa famille avec le mince profit qu’elle tirait de la culture d’un petit jardin, ainsi que de ce qu’elle pouvait gagner à tricoter ou à filer. Elle avait, dans les premières années qui avaient suivi la maladie de son mari, travaillé à bord des barques qui montaient et descendaient les canaux, et s’était à l’occasion attelée avec d’autres femmes à la corde d’un pakschuit, faisant le trajet entre Broek et Amsterdam. Mais lorsque son fils Hans avait été assez grand et assez fort, il avait insisté pour se charger seul de ces rudes travaux. D’ailleurs, le père était devenu peu à peu si complètement incapable d’aucun effort, qu’il nécessitait une surveillance de tous les instants. Il n’avait pas plus d’intelligence qu’un nouveau-né ; mais comme il avait encore le bras solide et qu’il se portait bien, dame Brinker avait quelquefois beaucoup de peine à le contenir.
« Ah ! mes enfants, s’écriait-elle souvent, il était si bon et se conduisait si bien ! dur au travail, sobre au plaisir, et avec cela savant comme un homme de loi ; le bourgmestre s’arrêtait lui-même pour le consulter. Et maintenant, hélas ! il ne reconnaît plus ni sa femme ni ses enfants ! Vous vous rappelez votre père, Hans, lorsqu’il avait son bon sens ? C’était un grand et brave homme, n’est-ce pas ?
— Oui, mère, répondait Hans, il savait tout, et pouvait faire n’importe quoi sous le soleil. Et comme il chantait ! Quel souffle ! Vous disiez dans ce temps-là qu’il était dans le cas de remplacer le vent pour les moulins eux-mêmes.
— Je me le rappelle, je me le rappelle ! Dieu le bénisse, quelle mémoire a ce garçon ! – Gretel, mon enfant, retirez cette aiguille à tricoter des mains de votre père ; vite, il pourrait se crever les yeux. Remettez-lui ses souliers à présent ; ses pauvres pieds sont froids comme des glaçons ; mais j’ai beau faire, je ne puis pas venir à bout de les lui tenir chaudement. »
Dame Brinker, moitié gémissant, moitié chantonnant, s’asseyait alors et remplissait la chaumière des bourdonnements de son rouet.
Presque tout l’ouvrage du dehors et même de l’intérieur était fait par Hans et par Gretel. À certaines saisons de l’année, ils sortaient tous les jours pour ramasser de la tourbe qu’ils empilaient pour la provision d’hiver. Quand les travaux d’intérieur le permettaient, Hans montait les chevaux qui tiraient les lourdes barques le long des canaux et gagnait ainsi quelques stuivers (un stuiver vaut à peu près dix centimes), tandis que Gretel gardait les oies pour les fermiers du voisinage.
Hans s’était, sans maître, rendu à ses moments perdus habile à sculpter le bois, et d’autre part, ainsi que sa sœur, il s’entendait fort bien au jardinage. Gretel savait chanter, coudre et courir sur de hautes échasses de la fabrique de son père, mieux qu’aucune autre petite fille à dix milles à la ronde. Elle apprenait une ballade en cinq minutes, vous trouvait dans la saison quelque herbe ou fleur que vous puissiez nommer, mais les livres lui faisaient peur, et la vue seule du grand tableau noir appendu aux murs de l’école emplissait ses yeux bleus de larmes. Hans au contraire était lent et sérieux ; plus la tâche était difficile, soit comme étude soit comme travail manuel, mieux elle lui plaisait. Les enfants qui se moquaient de lui à l’école à cause de ses vêtements rapiécés et de ses culottes beaucoup trop étroites, étaient forcés de lui céder la place d’honneur dans presque toutes les classes. Il fut bientôt le seul qui n’eût pas été envoyé une seule fois dans le coin aux horreurs où pendait un fouet exécré, orné de cette inscription :
« Apprends, apprends, paresseux ! ou le bout de cette corde t’obligera bien à le faire ! »
C’était pendant l’hiver seulement que Hans et Gretel avaient le temps d’aller à l’école ; mais ils étaient, en ce moment, retenus à la maison, parce que leur mère avait besoin d’eux. Raff Brinker ne pouvait plus être laissé à lui-même un instant. Puis il fallait faire le pain noir et tenir la maison en bon ordre, tricoter des bas et autres articles afin de pouvoir les vendre au marché.
Pendant qu’ils aidaient ainsi leur mère par cette froide matinée de décembre, une bande joyeuse de garçons et de filles accouraient effleurant de leurs patins brillants la surface du canal. Il y avait parmi eux d’habiles patineurs et patineuses, et l’on aurait pu se figurer en les voyant défiler légèrement dans leurs costumes bariolés, que la glace avait subitement fondu et qu’un immense parterre de tulipes glissait au cours de l’eau.