Les Patins d’argent/III
LES PATINS D’ARGENT. – HANS ET GRETEL TROUVENT UNE
Il y avait là Hilda Van Gleck avec ses riches fourrures et son ample casaque de velours, et tout près une jolie paysanne, Annie Bowman, couverte d’une jaquette en gros drap écarlate et d’une jupe bleue assez courte pour laisser apercevoir avec avantage ses bas de laine faits à la maison. Venait ensuite la fière Rychie Korbes, dont le père Mynheer Van Korbes était l’un des hommes importants d’Amsterdam. On remarquait, empressés autour de cette jeune beauté, Karl Shummel, les deux frères Peter et Ludwig Van Holp, Jacob Poot et un très-petit garçon se réjouissant de posséder le nom énorme de Voostenwalbert Shimmelpennick, suivis ou précédés eux-mêmes d’une vingtaine de garçons et de filles. Tous, depuis le premier jusqu’au dernier, semblaient pleins de vivacité et de folie.
Ils parcoururent le canal de haut en bas l’espace d’un demi-mille, avec toute la vitesse dont ils étaient susceptibles. Le plus léger partait souvent de dessous le nez même de quelque pompeux législateur ou médecin qui, les bras croisés, patinait sans se presser, vers la ville. Une chaîne de jeunes filles, se tenant par la main, se brisait parfois soudain à l’approche d’un gros et vieux bourgmestre, lequel, tenant sa canne à pomme d’or en guise de balancier, soufflait bruyamment tout en poursuivant aussi son chemin vers la ville. Ses patins étaient merveilleux à contempler avec leurs courroies magnifiques et leurs lames étincelantes, revenant en courbe sur le pied et terminés par des boules dorées. Il entr’ouvrait ses petits yeux si l’une des jeunes filles lui faisait par hasard la révérence, mais il n’osait reconnaître autrement sa politesse, de peur de perdre l’équilibre.
Il n’y avait pas seulement des chercheurs de plaisir ou des hommes graves et de haut rang sur le canal, il s’y trouvait aussi des ouvriers, aux yeux fatigués, qui se hâtaient de retourner à leurs ateliers ou à leurs factoreries. Des marchandes, leur paquet sur la tête, des colporteurs courbés sous le poids de leurs balles, des bateliers avec leurs cheveux incultes et leurs figures barbouillées poursuivaient aussi le même chemin. Des prêtres, des pasteurs à l’œil bienveillant, se hâtaient, courant peut-être au lit d’un mourant. Puis des groupes d’enfants, leur sac de cuir plein de livres suspendu à l’épaule, se dirigeant vers l’école lointaine. Tous étaient portés par des patins, à l’exception peut-être de quelque fermier bien emmitouflé, dont la charrette excentrique courait cahin-caha sur le bord du canal.
Nos jeunes garçons et nos jeunes filles se confondirent bientôt dans le va-et-vient de la foule, au milieu de ce mouvement incessant. Il nous eût été impossible de rien apprendre sur leur compte, si la société tout entière, pour faire halte, n’avait eu soin de se tenir un peu à l’écart. Les plus jeunes parlaient tous à la fois à une jolie petite fille qu’ils avaient tirée du flot des patineurs qui coulait vers la ville.
« Oh, Katrinka ! s’écrièrent-ils tout d’une haleine, avez-vous entendu parler de la course ? Il faut que vous soyez des nôtres.
— Quelle course ? fit Katrinka en riant. Ne parlez pas tous à la fois, je vous prie ; il m’est impossible de vous comprendre. »
Ils s’arrêtèrent essoufflés, et regardèrent Rychie Korbes qui était l’orateur accrédité de la bande.
« Mais, dit-elle, vous ne savez donc rien ? Il doit y avoir une grande course aux patins pour le 20, jour anniversaire de la naissance de Mme Van Gleck. On doit donner une magnifique paire de patins, de patins d’argent, s’il vous plaît, au meilleur patineur.
— Oui, reprirent en chœur une demi-douzaine de voix ; de superbes patins d’argent avec des clochettes et des boucles.
— Qui a dit qu’il y aurait des clochettes ? cria la petite voix du garçon au nom sans fin.
— C’est moi qui l’ai dit, master Voost, répliqua Rychie. Et vraiment ils en auront, des clochettes !
— Non ; je suis sûr que non !
— Si fait ; vous vous trompez.
— Je ne me trompe pas.
— Comment pouvez-vous affirmer une pareille chose ? Je vous assure que ce doit être des flèches, et non des clochettes.
— Mynheer Van Korbes a dit à ma mère que ce seraient des clochettes ! »
Tout cela sortait à la fois de toutes les bouches. L’excitation était à son comble. Master Voostenwalbert Shimmelpennick essaya de terminer le débat par ces paroles, prononcées d’un ton péremptoire :
« Vous ne connaissez rien à l’affaire ; il n’y aura pas l’ombre d’une clochette, il…
— Oh ! oh ! Ah ! ah ! »
Le chorus d’opinions contradictoires se fit entendre de nouveau.
« La paire de patins destinée aux filles aura des clochettes, dit tranquillement Hilda Van Gleck, qui n’avait pas encore parlé, et il y aura une flèche gravée sur les côtés de celle destinée aux garçons.
— Là, je vous l’avais bien dit, » s’écrièrent-ils presque tous.
Katrinka, étourdie de tous ces propos, les regardait avec des yeux étonnés.
« Qui sera admis à concourir ? dit-elle.
— Nous tous, donc, répondit Rychie ; ce sera si amusant ! Il faut que vous en soyez aussi, Katrinka. Mais voici la cloche qui nous appelle. À l’école, maintenant. Nous reparlerons de tout ceci à midi. Oh ! vous vous joindrez à nous, cela va sans dire ? »
Katrinka ne répondit pas à cette question, mais faisant une gracieuse pirouette :
« N’entendez-vous pas le dernier coup de la cloche ? dit-elle en riant. Allons, attrapez-moi ! » ajouta-t-elle coquettement.
Et elle partit comme un trait dans la direction de l’école, située à un demi-mille de là, sur les bords du canal. À ce défi, tous s’ébranlèrent pêle-mêle, mais ils s’efforcèrent en vain de rattraper la rieuse fille aux yeux brillants, dont les cheveux d’or flottaient au soleil. Elle jeta en arrière plus d’un coup d’œil de triomphe, tout en courant légèrement en avant.
Après la classe, à midi, nos jeunes écoliers s’éparpillèrent de nouveau sur le canal pour y jouir d’une heure d’exercice. Ils patinaient à peine depuis un instant, lorsque Karl Shummel dit à Hilda Van Gleck d’un air moqueur :
« Regardez donc le joli couple qui vient là-bas, sur la glace ! Petits chiffonniers, va ! Le roi lui-même a dû leur faire présent de leurs patins !
— Ce sont de patientes créatures, dit doucement Hilda. Cela a dû être une rude affaire que d’apprendre à patiner avec ces drôles de machines. Vous voyez que ce sont de pauvres paysans. Il est probable que le garçon a fait ses patins lui-même. »
Karl demeura un peu confus.
« Ils peuvent bien être patients. Mais quant à ce qui est de patiner, ils partent assez bien, c’est vrai, mais avec leurs misérables patins de bois, ils doivent finir souvent par s’arrêter tout court ! »
Hilda le quitta. Elle rejoignit un autre détachement de patineurs, et les ayant dépassés, elle s’arrêta à côté de notre amie Gretel, qui regardait les patineurs avec des yeux remplis d’admiration.
« Comment vous appelez-vous, petite fille ? lui demanda Hilda.
— Gretel, mademoiselle, répondit l’enfant, saisie de respect à la vue des beaux atours de son interlocutrice, bien qu’elle fût à peu près du même âge qu’elle. Et mon frère s’appelle Hans.
— Hans est un garçon solide, dit gaiement Hilda. Loin d’avoir froid comme tant d’autres, il semble avoir un poêle caché dans la poitrine. Mais vous paraissez transie, vous, ma mignonne ; vous devriez mieux vous vêtir. »
Gretel, qui portait sur elle toute sa garde-robe, essaya de rire, et répondit :
« Je ne suis pas déjà si petite, j’ai douze ans passés.
— Oh ! je vous demande pardon ; c’est que j’ai quatorze ans, voyez-vous, et je suis si grande pour mon âge que toutes les autres me semblent petites. Mais les unes grandissent vite, les autres lentement, et elles se rattrapent : vous me dépasserez peut-être un jour, mais c’est à la condition que vous vous vêtirez plus chaudement. Les petites filles qui grelottent ne grandissent jamais ! »
Hans rougit, car il vit les yeux de sa sœur se remplir de larmes.
« Ma sœur ne s’est pas plainte du froid, mademoiselle, dit-il. Pourtant, il est vrai, le temps est dur, ajouta-t-il tristement en regardant Gretel.
— Ça ne fait rien, reprit vivement celle-ci ; j’ai souvent chaud, trop chaud même, lorsque je patine. Vous êtes trop bonne, mademoiselle, de vous en occuper.
— Non, non, répondit Hilda qui avait fini par comprendre et qui s’en voulait énormément ; je ne suis qu’une étourdie, et sans le vouloir j’ai été cruelle. Je n’avais pas l’intention de vous faire de la peine ; je voulais seulement vous demander si… »
Hilda, arrivée à ce point de son exorde, se sentit embarrassée en face de ces enfants pauvrement vêtus, mais à l’air si simple et si digne. Elle ne savait comment leur faire voir qu’elle serait heureuse de leur venir en aide.
Hans la devina.
« Qu’y a-t-il, mademoiselle ? dit-il vivement. Pouvons-nous vous rendre quelque service ?
— Oh, non ! fit Hilda en riant et secouant son embarras, je voulais seulement vous parler de la course qui doit avoir lieu le 20, pour le jour anniversaire de la naissance de ma mère. J’espère que vous allez concourir ? Vous patinez bien tous les deux, et la compétition est libre ; tout le monde peut se présenter pour gagner le prix. »
Gretel regarda Hans qui, touchant son bonnet, répondit respectueusement :
« Ah ! mademoiselle, même si nous avions la permission de concourir, nous ne pourrions faire que quelques glissades. Nos patins, comme vous voyez, ajouta-t-il en levant le pied pour en montrer le dessous, nos patins sont de bois dur, mais l’humidité a bientôt fait de les amollir ; alors ils ne glissent plus, et parfois même nous jettent par terre. »
Les yeux de Gretel brillèrent de malice en pensant à l’accident arrivé le matin à Hans ; mais elle rougit et balbutia timidement :
« Oh non ! nous ne pouvons pas nous joindre aux concurrents ; mais nous pourrions venir là pour voir la course, n’est-ce pas, mademoiselle ?
— Certainement, » répondit Hilda, regardant avec bonté ces deux figures sérieuses, et regrettant du fond du cœur d’avoir dépensé presque tout l’argent de son mois en dentelles et autres objets de toilette. Elle ne possédait plus que huit kwartjes. C’était tout au plus le prix d’une paire de patins ordinaires.
Elle porta les yeux en rougissant sur les deux paires de pieds de différentes grandeurs qui se tenaient devant elle, et demanda :
« Lequel de vous deux est le meilleur patineur ?
— Gretel, répliqua Hans vivement.
— Hans, » avait dit Gretel en même temps.
Hilda sourit.
« Je ne puis vous offrir à chacun une paire de patins, dit-elle, ou même une seule bonne paire. Mais voici huit kwartjes ; décidez entre vous qui a la meilleure chance de gagner le prix, et achetez des patins pour l’un ou pour l’autre, selon votre idée. Je voudrais avoir assez d’argent pour que vous pussiez en acheter de meilleurs. Au revoir. »
Et, avec un sourire et un signe de tête, Hilda, ayant remis l’argent à Hans, s’éloigna doucement pour rejoindre ses compagnons.
« Mademoiselle ! mademoiselle ! mademoiselle Van Gleck ! » cria Hans en courant après elle aussi vite que le lui permettaient ses patins, dont l’un des cordons venait de se dénouer.
Hilda se retourna, une main posée sur ses yeux pour se garantir des rayons du soleil. Elle revint vers lui.
« Nous ne pouvons prendre cet argent, dit-il hors d’haleine, mais nous voulons vous remercier de la bonté avec laquelle vous venez de nous l’offrir.
— Pourquoi me refusez-vous ? dit Hilda en rougissant.
— Parce que, répliqua Hans, saluant avec la gaucherie d’un paysan, mais regardant avec dignité la belle jeune fille, parce que nous ne l’avons pas gagné, ma belle demoiselle. »
Hilda avait l’esprit prompt : elle remarqua une jolie chaîne de bois au cou de Gretel.
« Sculptez-moi une chaîne comme celle de votre sœur, Hans.
— De tout mon cœur, mademoiselle. Nous avons du bois blanc à la maison ; il est fin comme de l’ivoire, vous en aurez une demain. »
Et Hans essaya encore de lui rendre l’argent.
« Non, non ! dit Hilda d’un ton décidé, cette somme sera un prix bien minime pour une si jolie chaîne. »
Et elle partit légèrement, dépassant les plus rapides patineurs.
Hans, encore embarrassé, la suivit d’un long regard. Il sentait qu’il y aurait eu mauvaise grâce à faire plus longtemps résistance.
« Soit, murmura-t-il, s’adressant moitié à lui-même, moitié à sa fidèle ombre, Gretel. Mais je n’ai pas une minute à perdre. Si la mère veut me permettre de brûler une chandelle, j’y passerai la moitié de la nuit, et la chaîne sera finie à temps. Je crois que nous pouvons garder l’argent, Gretel.
— Quelle bonne et belle demoiselle ! s’écria Gretel en frappant ses deux mains l’une contre l’autre dans son ravissement. Oh ! Hans, vous voyez, ce n’était pas pour rien que la cigogne s’était fixée sur notre toit, l’été dernier ? La mère disait bien que cela nous porterait bonheur ! Maintenant, Hans, si la mère nous envoie à la ville demain, vous pourrez acheter des patins sur la place du marché. »
Hans secoua la tête.
« La demoiselle voulait vous donner de l’argent pour acheter des patins ; mais si je le gagne, Gretel, ce sera pour acheter de la laine, et pour que vous ayez bientôt une jaquette chaude.
— Oh ! s’écria Gretel, réellement désolée ; quoi ! ne pas acheter les patins ? Mais je n’ai pas souvent froid ! La mère dit que le sang court dans les veines des petits enfants pauvres en bourdonnant sans cesse : « Il faut que je les réchauffe mes veines, il faut que je les réchauffe, pour qu’on ne me dise plus que j’ai froid ! » Oh ! Hans, continua-t-elle en poussant un soupir qui ressemblait à un sanglot, ne dites pas que vous n’achèterez pas les patins, cela me donne envie de pleurer. D’ailleurs je veux avoir froid, moi, et je n’y parviens pas : j’ai terriblement chaud. Regardez si ce n’est pas vrai ? »
Hans la regarda. Il avait une véritable horreur toute hollandaise pour les émotions de tous genres, et il craignait par-dessus tout de voir les yeux de sa sœur s’emplir de larmes.
« Écoutez, s’écria Gretel qui vit qu’elle avait gagné un point, je serai horriblement malheureuse si vous n’achetez pas les patins. Je n’en veux pas pour moi, non, je ne suis pas encore si égoïste que ça ; je veux que vous les ayez, vous, et quand je serai plus grande, ça sera pour moi. Comptez un peu les petites pièces de la demoiselle, Hans. En avez-vous jamais vu autant ? »
Hans retournait pensivement l’argent dans sa main. Il n’avait de sa vie désiré une paire de patins. Mais il savait qu’il devait y avoir une course, et son cœur saignait à l’idée de ne pouvoir profiter de la chance qui s’offrait à lui de mettre comme les autres son talent de patineur à l’épreuve. Il avait la confiance qu’avec une bonne lame d’acier sous les pieds, il pourrait facilement distancer sur le canal la plupart des garçons. D’un autre côté, il savait que Gretel, quoique mince et élancée, n’aurait besoin que de s’exercer pendant huit jours avec de bonnes lames, pour devenir meilleure patineuse que Rychie Korbes, ou même Katrinka Flack. Cette idée ne lui fut pas plutôt entrée dans la tête comme un éclair, que sa résolution fut prise. Si Gretel ne voulait pas de la jaquette, elle aurait les patins.
« Non, Gretel, répondit-il à la fin, je puis attendre. Peut-être me sera-t-il possible un jour de mettre de côté assez d’argent pour m’acheter une belle paire de patins. Mais vous aurez ceux de l’argent de la demoiselle. »
Les yeux de Gretel brillèrent involontairement de plaisir ; cependant un instant après elle insista, mais plus faiblement qu’elle ne l’aurait voulu.
« La demoiselle vous a donné l’argent à vous, Hans, dit-elle ; ce serait bien mal à moi de le prendre. »
Hans secoua la tête d’un air résolu, tout en continuant son chemin. Il marchait si vite, que sa sœur était obligée, pour le suivre, d’aller moitié courant et moitié sautant, car ils avaient ôté leurs patins et retournaient en hâte à la chaumière pour apprendre à leur mère la bonne nouvelle.
« Je sais ce que vous pourrez faire, dit tout à coup Gretel gaiement, vous achèterez une paire de patins un peu trop grands pour moi et un peu trop petits pour vous, de sorte que nous pourrons nous en servir chacun à notre tour. N’est-ce pas que ça sera superbe ? » s’écria-t-elle en frappant de nouveau ses mains l’une contre l’autre.
Pauvre Hans ! la tentation était forte, mais il la repoussa comme un brave cœur qu’il était.
« Ce sont des bêtises, Gretel ; vous ne pourriez jamais avancer avec de grands patins, vous vous accrochiez déjà comme un poulet aveugle, avant que j’eusse rogné les bouts de ceux-ci. Non, vous en aurez une paire qui ira exactement à vos pieds et il vous faudra profiter de tous les instants pour vous exercer d’ici le 20. Ma petite Gretel gagnera les patins d’argent. »
Gretel ravie ne put s’empêcher de rire à cette idée.
« Hans ! Gretel ! cria une voix bien connue.
— Nous voici, mère. »
Et ils accoururent vers la chaumière, Hans secouant encore dans sa main les pièces d’argent.
Il n’y avait pas le lendemain, dans toute la Hollande, un garçon plus fier que Hans Brinker regardant sa gentille sœur glisser avec une adresse extrême parmi les autres patineurs rassemblés comme à l’ordinaire sur le canal, au lever du soleil. La bonne Hilda avait donné à la petite une jaquette chaude, et dame Brinker avait rafistolé ses souliers percés, de manière à leur donner une apparence décente. La petite créature, inconsciente des nombreux regards qui s’arrêtaient sur elle, parcourait comme un trait, les joues rouges et les yeux animés, le canal de haut en bas ; elle sentait que les lames d’acier qu’elle avait sous les pieds avaient soudainement changé la glace en sol féerique, et le nom de Hans, son cher et bon frère, résonnait comme un écho dans son cœur reconnaissant.
« Par le tonnerre ! s’écria Peter Van Holp, en s’adressant à Karl Shummel, cette petite, là-bas, avec la jaquette rouge et le jupon rapiécé, patine bien. Gunst ! elle a des orteils aux talons et des yeux derrière la tête ! Regardez-la, ce sera drôle si elle concourt pour le prix et qu’elle batte Katrinka Flack !
— Chut ! pas si haut, répliqua Karl d’un ton un peu moqueur. Cette petite personne en haillons est la favorite spéciale de Hilda van Gleck ; ces brillants patins sont un don de sa main, si je ne me trompe.
— Vraiment ? s’écria Peter avec un sourire radieux, car Hilda était sa meilleure amie. Elle a donc semé des bonnes œuvres de ce côté-là aussi ? »
Et mynheer van Holp ayant dessiné un double 8 sur la glace, sans parler d’une lettre H superbe, la première lettre du nom de Hilda, ils patinèrent ensemble, riant d’abord, puis causant plus posément et tout bas quelques instants après. Chose étrange, Peter van Holp, après deux minutes de courses, n’avait qu’une idée : c’est que sa jeune sœur avait absolument besoin d’une chaîne pareille à celle que Hans avait faite dans la nuit pour Hilda.
Il en résulta que deux jours après, la veille même de saint Nicolas, Hans ayant brûlé trois bouts de chandelle dans sa nuit, et après s’être coupé le pouce par-dessus le marché, n’avait plus qu’à aller à Amsterdam pour acheter une seconde paire de patins chez le marchand qui lui avait fourni ceux de sa sœur Gretel.
Quelle bonne femme que dame Brinker ! Ce midi-là, aussitôt que les reliefs du maigre dîner avaient été enlevés de la table, elle s’était revêtue de ses habits du dimanche en l’honneur de saint Nicolas. « Cela égayera les enfants, » pensa-t-elle. Et elle ne se trompait pas. Ces habits de fête avaient rarement vu le jour depuis dix ans, mais avant ce temps-là, ils avaient fait bon service et avaient figuré plus d’une fois dans les kermesses, alors qu’elle était connue à dix lieues à la ronde comme la jolie Mietje Klenck. Les enfants avaient eu la permission de jeter de rares coups d’œil sur ces habits, pendant qu’ils reposaient dans toute leur pompe au fond du vieux bahut de chêne. Tout fanés et usés qu’ils étaient, ils leur apparaissaient splendides. La gorgerette de toile blanche fermée autour du cou potelé de la mère et allant se perdre sous le joli corsage de laine filée à la maison ; la jupe d’un brun rougeâtre bordée de noir ; les mitaines de laine tricotées, et le bonnet mignon laissant voir les cheveux, ordinairement cachés, donnaient à dame Brinker l’air d’une princesse, aux yeux de Gretel du moins.
Hans lui-même était devenu grave et contenu en la regardant.
La fillette, qui tressait aussi ses cheveux d’or, se mit bientôt à danser autour de sa mère, dans un transport d’admiration.
« Oh ! mère, mère, mère, que vous êtes jolie ! Regardez, Hans ! N’est-ce pas qu’elle est tout à fait comme un portrait ?
— Oui, tout à fait comme un portrait, affirma Hans gaiement, tout à fait ! seulement, je n’aime pas beaucoup ces bas sur les mains.
— Ne pas aimer les mitaines, frère Hans ! Mais elles sont très-importantes. Voyez, elles couvrent tout le rouge. Oh ! mère, que votre bras est blanc à l’endroit où la mitaine finit, plus blanc que le mien, oh ! bien plus blanc. Mais, mère, le corsage est trop serré, n’est-ce pas ? Vous grandissez ! certainement vous grandissez ! »
Dame Brinker se mit à rire.
« Il y a longtemps qu’il est fait, chérie, alors que je n’étais pas plus épaisse de taille que la batte à beurre. Et comment trouvez-vous mon bonnet ? ajouta-t-elle en tournant la tête de côté et d’autre.
— Oh ! je l’aime tant, tant, mère ! Il est magnifique ! Voyez ! Le père regarde ! »
Était-ce vrai que le père regardait ? Oui, mais hélas ! avec des yeux hébétés. Sa femme se tourna vers lui en tressaillant, et une étincelle, grosse de curiosité, s’alluma dans ses yeux. Mais ce regard brillant s’éteignit aussitôt.
« Non, non, soupira-t-elle, il ne voit rien. Allons, Hans (et un sourire furtif glissa de nouveau sur ses lèvres), ne restez pas ainsi à me regarder, la bouche ouverte, pendant que les patins neufs vous attendent à Amsterdam. »
— Ah ! mère, répondit-il, vous avez besoin de bien des choses. Pourquoi achèterais-je des patins ?
— Quelle folie ! enfant. L’argent ou plutôt l’ouvrage vous a été donné pour cela. Partez, pendant que le soleil est encore haut.
— Oui, et dépêchez-vous de revenir, dit Gretel en riant ; nous ferons la course sur le canal ce soir, si la mère le permet. »
Sur le seuil, Hans se retourna :
« Il faudrait une marche neuve à votre rouet, mère, dit-il.
— Vous pourrez en faire une, Hans.
— C’est vrai, il n’y aura pas besoin d’argent pour cela. Mais il vous faudrait de la laine et de la farine, et…
— Là là, c’est assez. Votre argent ne peut pas tout acheter. Ah ! mon fils, si l’argent qui nous a été volé revenait, seulement pour cette belle journée, veille de saint Nicolas, combien nous serions joyeux ! Pas plus tard qu’hier au soir, j’ai prié le bon saint.
— Et qu’avez-vous demandé au bon saint Nicolas, mère ?
— Mais de ne pas accorder une seconde de repos aux voleurs avant qu’ils l’aient rapporté, s’il a été volé, ou bien d’aiguiser notre esprit de façon que nous le découvrions nous-mêmes, si votre père, peut-être, avant d’avoir perdu la raison, avait eu l’idée de le cacher. Vous savez bien, Hans, que je ne l’ai plus revu, cet argent, depuis le jour où le cher père s’est blessé.
— Je sais cela, mère, répondit-il tristement, quoique vous ayez presque démoli la maison à force de chercher.
— Ah ! c’était bien inutile, gémit la bonne femme, ceux qui cachent savent seuls trouver. »
Hans tressaillit.
« Pensez-vous que le père pourrait en dire quelque chose ? demanda-t-il mystérieusement.
— Oui, vraiment, fit dame Brinker en remuant la tête, oui je le pense, mais ça ne prouve rien. Je ne pense pas la même chose deux jours de suite. Peut-être le père l’a-t-il donné en échange de la grosse montre d’argent que nous avons gardée depuis ce jour. Mais non, je ne croirai jamais ça.
— La montre ne valait pas le quart de l’argent, mère.
— Non, vraiment, et jusqu’au dernier moment votre père s’est montré un homme sensé. Il était trop raisonnable et trop économe pour faire de sots marchés.
— Je me demande d’où cette montre aurait pu lui venir ? » murmura Hans à part.
Dame Brinker secoua la tête et regarda tristement son mari, qui fixait sur le sol ses yeux sans expression. Gretel était assise à côté de lui et tricotait.
« C’est ce que nous ne saurons jamais, Hans. Je l’ai montrée bien des fois au père, mais il ne fait pas de différence entre elle et une pomme de terre. Lorsqu’il est rentré pour souper, ce soir terrible, il m’a donné cette montre et m’a recommandé d’en avoir grand soin, jusqu’au jour où il me la redemanderait. Au moment où il ouvrait la bouche pour m’en dire davantage, Broom Kletterboost est accouru en criant que la digue était en danger. Ah ! les eaux ont été terribles pendant cette semaine sainte ! Mon pauvre homme, hélas, saisit ses outils et courut en hâte. À partir de ce moment là, je ne l’ai plus revu dans son bon sens. On le ramena presque mort à minuit. La fièvre s’en alla avec le temps, mais l’hébétement, jamais ! Au contraire, cela empira de jour en jour. Nous ne saurons jamais la vérité. »
Hans connaissait tout cela ; il avait plus d’une fois vu sa mère, aux jours où le besoin se faisait cruellement sentir, sortir la montre de sa cachette, presque résolue à la vendre. Mais elle avait toujours résisté à la tentation.
« Non, Hans, disait-elle, il faudra que nous soyons plus près que cela de mourir de faim pour manquer de parole au père ! »
Une scène de ce genre traversa alors l’esprit du fils. Ayant soupiré profondément et lancé à Gretel, à travers la table, une boulette, il dit :
« Ah ! mère, vous avez bien fait de la garder. Plus d’une à votre place l’aurait échangée depuis longtemps contre de l’or.
— Honte sur celles-là, alors ! s’écria la bonne femme avec indignation. Quant à moi, je ne le ferai pas. Et puis les gens sont si durs que s’ils voyaient jamais dans nos mains une chose d’une telle valeur, même si nous racontions tout, ils pourraient soupçonner le père de… »
Hans rougit de colère.
« Ils n’oseraient pas dire une chose pareille, mère !… S’ils le faisaient, je…. »
Il ferma les poings et sembla penser que le reste de sa phrase était trop terrible pour qu’il pût le prononcer en présence de sa mère.
Dame Brinker sourit d’orgueil à travers ses larmes à cette interruption.
« Ah ! Hans, tu es vraiment un brave garçon. Nous ne nous séparerons jamais de la montre. Le cher père pourrait se réveiller à l’heure de la mort et nous la redemander.
— Pourrait se réveiller, mère ! répéta Hans comme un écho, se réveiller et nous reconnaître !
— Ah ! garçon, dit la mère presque bas, on a vu de ces choses-là. »
Hans en était presque arrivé à oublier le voyage projeté à Amsterdam. Sa mère lui ayant rarement parlé d’une manière aussi intime, il se sentait devenu maintenant non-seulement son fils, mais son ami et son conseiller.
« Vous avez raison, mère, il ne faudra jamais nous séparer de la montre. Nous la garderons toujours pour l’amour du père. L’argent peut nous revenir cependant, au moment où nous y penserons le moins.
— Jamais ! s’écria dame Brinker, enlevant d’un mouvement brusque la dernière maille de son aiguille, et laissant tomber sur ses genoux le tricot inachevé, il n’y a pas d’espoir ! mille écus ! toute notre épargne disparue en un jour ! mille écus !… Votre éducation, votre avenir, mes enfants, notre bien-être à tous…. Que sont-ils devenus, mon Dieu ? S’ils avaient été dérobés, bien sûr le voleur l’aurait déjà confessé à son lit de mort ; il n’aurait jamais osé mourir avec un tel péché sur la conscience.
— Il n’est peut-être pas encore mort, dit Hans doucement, nous pouvons un de ces jours entendre parler de lui.
— Ah ! garçon, répondit-elle d’une voix altérée, quel voleur aurait pu pénétrer ici ? La maison, était toujours bien gardée, toujours propre et en bon ordre, Dieu merci, quoiqu’elle ne fût pas belle ! Le père et moi nous économisions, pour pouvoir mettre quelque chose de côté. Peu et souvent eût bientôt rempli la sacoche. Nous nous en aperçûmes, sans compter que le père avait déjà reçu une bonne somme pour des services rendus lors de la dernière grande inondation des terres. Nous avions toutes les semaines un écu de reste, quelquefois plus, car le père faisait des heures extra et recevait une haute paye pour son travail. Tous les samedis nous mettions quelque chose dans la bourse, excepté lorsque vous eûtes la fièvre, Hans, et lorsque Gretel vint au monde. À la fin, la sacoche se remplit tellement que je raccommodai un vieux bas et que je recommençai à nouveau. À présent que je regarde en arrière, il me semble qu’en quelques semaines de soleil l’argent avait déjà atteint le talon du bas. On payait bien, alors, celui qui s’entendait aux travaux d’ingénieur. Le bas continuait à se remplir de cuivre et d’argent, ah ! d’or aussi, même ! Vous pouvez bien ouvrir les yeux, Gretel. Je riais quelquefois en disant au père que ce n’était pas par pauvreté que je portais une vieille robe. Et le bas continuait à se remplir, et il se remplissait si bien que je me levais quelquefois au milieu de la nuit pour aller le toucher au clair de lune. Et alors, me mettant à genoux, je remerciais le Seigneur, car je pensais que mes chers petits recevraient avec le temps une bonne instruction et que le père pourrait, dans sa vieillesse, se reposer de son labeur. Quelquefois, à souper, nous parlions, l’homme et moi, d’une cheminée neuve et d’une bonne étable d’hiver pour la vache ; mais par ma foi, le père était encore plus ambitieux que cela : Une grande voile attrape le vent, disait-il, nous ferons ce que nous voudrons, bientôt. Et alors nous chantions ensemble pendant que je rangeais le ménage. Ah ! à mer calme, gouvernail facile. Rien ne me chagrinait, dans ce temps-là, j’étais gaie du matin au soir. Toutes les semaines, le père sortait le bas, y laissait tomber son argent, riait et m’embrassait pendant que nous le rattachions tous les deux. Allez-vous-en, Hans, allez-vous-en ! Pourquoi restez-vous là comme ça, devant moi, bouche béante, pendant que le temps passe ? ajouta d’un air mécontent dame Brinker, qui rougit en s’apercevant qu’elle avait parlé d’une manière trop libre devant son garçon. Il est grand temps que vous vous mettiez en route. »
Hans, qui s’était assis et fixait ses yeux sérieux sur le visage de sa mère, se leva en parlant presque bas :
« Avez-vous jamais essayé, mère ?… » dit-il.
Elle le comprit.
« Oui, mon enfant, souvent ; mais le père se contente de rire, ou bien, il me regarde d’une manière si étrange que je n’ose plus en demander davantage. Lorsque vous et Gretel avez eu la fièvre, l’hiver dernier, que le pain était sur le point de manquer à la maison, que je ne pouvais rien gagner, par crainte que vous ne vinssiez à mourir pendant que je ne vous regardais pas, oh ! j’ai essayé alors ! Je lui passais la main dans les cheveux, je lui parlais tout bas de l’argent, d’une voix aussi douce que celle d’un jeune chat. Où était-il ? Où était l’argent ?… Hélas ! il me tirait par la manche en disant tant de choses qui n’avaient pas de portée, que mon sang se figeait dans mes veines. À la fin, un jour que Gretel était là, étendue, blanche comme un suaire, et que vous, Hans, divaguiez aussi sur votre couche, je me mis à lui crier – il me semblait qu’il devait m’entendre – « Raff, où est notre argent ? l’argent, Raff, l’argent de la sacoche et du bas, l’argent qui était dans le grand coffre ? Il me le faut pour guérir tes enfants. » J’aurais aussi bien pu m’adresser à une pierre, j’aurais aus… »
La voix de sa mère résonnait si étrangement et son œil était si brillant, que Hans, saisi d’une nouvelle crainte, lui posa la main sur l’épaule.
« Allons, mère, lui dit-il, tâchons d’oublier cet argent. Je suis grand et fort. Gretel est intelligente et remplie de bonne volonté. Avec l’aide de Dieu la fortune ne peut manquer de nous sourire de nouveau ; nous serons encore heureux. Gretel et moi, nous aimerions mille fois mieux vous voir gaie et l’esprit en repos que de posséder tout l’or du monde. N’est-ce pas, Gretel ?
— La mère le sait bien, » répondit Gretel en sanglotant.