Les Patriotes de 1837-1838/03

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Librairie Beauchemin, Limitée (Laurent-Olivier Davidp. 13-20).

LES FILS DE LA LIBERTÉ


C’était dans le mois de juin mil huit cent trente-sept. Des groupes de citoyens se formaient sur les places publiques, à Montréal, pour lire la fameuse proclamation, et partout éclataient des murmures d’indignation. « Il n’y a qu’un moyen de répondre à cette insultante proclamation, » cria du sein de la foule, M. Pierre Jodoin, c’est de convoquer immédiatement une assemblée. »

Les patriotes commencèrent dès lors à discuter la nécessité de s’organiser pour faire respecter leurs droits de citoyens et repousser la violence. Ce projet n’eut pas de suite immédiate, mais après la dissolution de la Chambre d’assemblée, au mois d’août, on résolut de le mettre à exécution. L’excitation des patriotes, les menaces des bureaucrates et le langage de leurs journaux faisaient croire que des conflits auraient lieu bientôt.

On crut que le meilleur moyen de réussir était de s’adresser à la jeunesse de Montréal, de la décider à former une puissante association et d’inviter les jeunes gens à en faire autant partout ailleurs. La jeunesse accueillit avec transport ce projet. Depuis longtemps déjà elle brûlait de manifester son zèle pour la cause nationale, de prendre une part plus active dans les événements de l’époque.

Le cinq septembre mil huit cent trente-sept, l’association des Fils de la liberté était solennellement proclamée dans une assemblée nombreuse tenue à l’hôtel Nelson, sur la place Jacques-Cartier. Ce fut une grande démonstration ; des discours véhéments furent prononcés par MM. Robert Nelson, André Ouimet et Édouard Rodier ; une musique militaire mit le comble à l’enthousiasme en faisant entendre après chaque proposition de patriotiques fanfares.

Les Fils de la liberté ne voulurent pas se séparer sans aller offrir leurs hommages à l’honorable Louis-Joseph Papineau et à l’honorable D.-B. Viger. Ils allèrent, musique en tête, sous les fenêtres des deux patriotes, qui les félicitèrent chaleureusement d’avoir si patriotiquement répondu à l’appel de leurs chefs.

« En avant » fut la devise choisie par les Fils de la liberté. C’était une organisation moitié civile moitié militaire, composée de deux branches qui devaient travailler, l’une par les discours et les écrits, et l’autre par la force des armes, si c’était nécessaire, au progrès et au triomphe de la cause populaire, préparer le peuple à la conquête de son indépendance.

M. André Ouimet fut nommé président de la division civile, avec MM. Jean-Louis Beaudry et Joseph Martel, comme vice-présidents. M. T.-S. Brown fut fait général de la division militaire ; le général avait sous ses ordres six officiers ou chefs de sections représentant chacun une division militaire de la ville. Les chefs de sections étaient MM. Chamilly de Lorimier, avocat, George de Boucherville, avocat, le docteur H. Gauvin, Rodolphe Desrivières, et François Tavernier.

Plusieurs des membres les plus ardents de l’association des Fils de la liberté sont aujourd’hui des citoyens paisibles qu’on ne soupçonnerait pas d’avoir été aussi terribles dans leur jeunesse ; plusieurs même sont devenus les colonnes du trône, les sujets les plus fidèles de Sa Majesté.

Dans les premiers jours d’octobre, le comité des Fils de la liberté lança un manifeste ou une adresse au peuple pour faire connaître leurs vues et leurs sentiments. Ce manifeste, au style diffus et aux théories scabreuses, renfermait beaucoup d’idées justes, de nobles sentiments. Il proclamait qu’il fallait attribuer à l’état colonial tous les maux et les abus dont le Canada avait à se plaindre, que le peuple canadien devait donc se tenir prêt à profiter de la première occasion qui lui serait donnée d’obtenir son indépendance.

Les Fils de la liberté promettaient de mettre de côté les frivolités de la jeunesse pour se consacrer à l’étude de la politique, des besoins et des ressources du pays, d’augmenter la richesse publique en encourageant les manufactures et les produits du sol.

Cette idée, qu’on doit chercher la prospérité du pays dans l’encouragement de l’industrie nationale, n’est pas nouvelle, comme on voit ; les Fils de la liberté la mirent en pratique en s’habillant pour la plupart d’étoffe du pays de pied en cap.

Ils contribuèrent beaucoup à surexciter les esprits et à fortifier les espérances des patriotes. Des associations se formèrent à leur exemple, et les jeunes gens de la campagne s’organisèrent pour être en état de se défendre ou d’attaquer au besoin.

Les Fils de la liberté avaient des assemblées publiques presque toutes les semaines, se livraient avec ardeur à l’étude de l’art militaire et paradaient de temps à autre dans les rues, bannières déployées, musique en tête. Ils étaient quelquefois cinq ou six cents ; leur tenue militaire, leur bonne mine et leurs chants patriotiques étaient pour les Canadiens un sujet d’orgueil et d’espérance.

Malheureusement ils n’avaient pas d’armes, et c’était bien là ce qui les préoccupait le plus. Ils avaient tout ce qu’il fallait pour être de bons soldats, excepté des armes ; ils se demandaient ce qu’ils pourraient faire avec des bâtons et une centaine de fusils de chasse. Il fut question, pendant quelque temps, d’acheter des armes aux États-Unis, mais M. Papineau combattit cette idée.

Toutefois ces pacifiques démonstrations n’en produisirent pas moins d’émoi parmi les bureaucrates. Un soir, la veille de la grande assemblée de Saint-Charles, ils paradèrent en grand nombre sur le Coteau Barron, à l’endroit maintenant occupé par MM. Lacroix et Dorion. Ils étaient mille à douze cents hommes, mais les yeux des bureaucrates, agrandis par la peur et la colère, en virent plusieurs milliers ; une armée de Vandales descendant sur Montréal n’aurait pas produit plus d’effet. Messieurs les Anglais, leurs épouses et leurs enfants ne dormirent pas de la nuit.

Le lendemain et les jours suivants, ce fut un déluge d’injures, d’imprécations et de menaces contre les Fils de la liberté, qu’on vouait aux gémonies, à tous les dieux de l’enfer. Les journaux anglais publièrent des écrits et des correspondances où l’on faisait les appels les plus échevelés au fanatisme de la population anglaise.

« Où sont donc les carabins, s’écriait dans le Herald un correspondant, où est la garde aux manches de hache ? où est ce Doric Club qu’on avait l’habitude de voir chaque fois qu’il s’agissait de défendre la constitution et l’honneur britannique ? Jusques à quand laisserons-nous faire ces scélérats révolutionnaires. »

Messieurs les Anglais ont la parole rude, il paraît, en temps de révolution ; tous les jours ils avaient de pareilles aménités à l’adresse des Canadiens et surtout des Fils de la liberté. Pourtant, si c’était un si grand crime de s’assembler, de voter des propositions énergiques, et de parader dans les rues, ils étaient coupables de ce crime autant que les Fils de la liberté, et même davantage, car ils ne se gênaient pas, eux, de porter des armes et de provoquer l’émeute et le désordre par leurs menaces et leurs imprécations. Les Fils de la liberté heureusement ne répondaient à ces provocations que par le mépris ; plusieurs fois, cependant, les chefs eurent de la peine à les empêcher de se ruer contre leurs insulteurs.

Les Anglais avaient une association qui répondait à celle des Fils de la liberté, mais une association secrète composée de grands Écossais et de jeunes gens bien faits qui s’étaient distingués déjà dans les émeutes. Ils n’étaient pas pressés de se mesurer avec les Fils de la liberté, mais les appels sanguinaires des bureaucrates finirent par produire leurs fruits, et les membres du Doric Club crurent qu’ils devaient frapper un grand coup.

Les Fils de la liberté devaient s’assembler, le 6 novembre, ainsi qu’ils avaient l’habitude de le faire, le premier lundi de chaque mois. Comme ils avaient l’intention d’ajourner leurs réunions au mois de mai suivant, ils voulurent que leur dernière démonstration eût un grand succès, et pour montrer qu’ils n’avaient rien à craindre ni à cacher, ils annoncèrent que l’assemblée aurait lieu au cœur de la ville, dans une grande cour de la rue Saint-Jacques, à côté de l’endroit où se trouve maintenant l’hôtel d’Ottawa.

Les membres du Doric Club crurent que le moment d’agir était arrivé. Ils firent afficher partout des placards dans lesquels on disait qu’il fallait écraser la rébellion à sa naissance ; on invitait les loyaux à se réunir, le même jour à la Place-d’Armes.

Les magistrats effrayés ne savaient que faire pour éviter la lutte qui se préparait. MM. Brown et Ouimet les avertirent que rien n’empêcherait leur assemblée d’avoir lieu. « C’est notre droit, dirent-ils, et nous ne l’abandonnerons pas sous le coup des menaces ; ce n’est pas nous qui créerons le désordre et commencerons la bagarre ; contrôlez vos gens comme nous saurons contrôler nos amis ; pour montrer notre désir de garder la paix, nous n’aurons ni musique ni drapeaux, nous nous réunirons sans armes comme citoyens et nous nous séparerons paisiblement, si nous ne sommes pas attaqués. »

Une grande agitation régna dans la ville toute la journée du samedi et du dimanche.

Le lundi, vers midi, les rues de la ville étaient animées et remplies de groupes nombreux. C’étaient, outre beaucoup de curieux, les Fils de la liberté et les membres du Doric Club qui se rendaient, les premiers, à leur lieu de réunion sur la rue Saint-Jacques, et les autres sur la Place d’Armes.

Les Fils de la liberté furent tous fidèles au rendez-vous ; ils s’y trouvèrent en grand nombre.

Plusieurs propositions furent adoptées, et des discours vigoureux furent prononcés par MM. Brown et Édouard Rodier. M. Édouard Rodier, qui était l’orateur le plus populaire et le plus entraînant de l’époque après M. Papineau, fit un discours chaleureux où, après avoir dit que les Canadiens trouveraient dans l’union et dans le patriotisme de la jeunesse les moyens de vaincre la bureaucratie, il ajouta : « Nous sommes maintenant les Fils de la liberté, mais on nous appellera bientôt les Fils de la victoire. »

Tout à coup un grand bruit se fait entendre dans la rue, et des pierres commencent à tomber dans la cour où se tenait l’assemblée. Les deux tiers des Fils de la liberté étaient alors partis ; il pouvait en rester deux à trois cents.

C’étaient les membres du Doric Club, qui venaient troubler la réunion si paisible des Fils de la liberté, et créer une bagarre dont les bureaucrates se prévaudraient ensuite pour appeler la vengeance des autorités sur les patriotes. D’ailleurs, ils n’avaient rien à craindre, car ils savaient qu’au premier signal la troupe sortirait pour les soutenir.

Les Fils de la liberté exaspérés par la conduite des bureaucrates, résolurent de se faire un chemin en leur passant sur le corps, s’il le fallait, et de se disperser paisiblement à la Place-d’Armes avant l’arrivée des troupes. Ils s’armèrent de bâtons — les deux partis en avaient toujours à leurs lieux de réunion — formèrent quatre colonnes de deux de front, et ouvrant les portes de la cour, s’élancèrent dans la rue au pas de charge. À la vue de ces hommes déterminés, la foule s’ouvrit pour leur livrer passage, et les membres du Doric Club s’enfuirent à toutes jambes du côté de la Place-d’Armes.

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Mais ils se rallièrent, et par trois fois essayèrent d’entamer le petit bataillon des Fils de la liberté. Les pierres pleuvaient de tous côtés, il y eut plusieurs coups de pistolet, mais personne ne fut tué.

Les Fils de la liberté ayant chassé devant eux les membres du Doric Club jusqu’à la Place-d’Armes, se séparèrent à cet endroit, comme ils en étaient convenus. Ils firent bien, car ils étaient à peine dispersés que la troupe et les volontaires arrivaient de tous côtés pour arrêter le désordre en prêtant main forte à ceux qui l’avaient créé.

Un petit groupe des Fils de la liberté fut odieusement maltraité à l’entrée de la rue Saint-Laurent, et plusieurs personnes inoffensives furent attaquées. C’est ainsi que M. Brown, qui s’en retournait tranquillement, seul, fut lâchement attaqué au coin des rues Saint-Jacques et Saint-François-Xavier, et frappé sur la nuque d’un coup de bâton qui l’étendit sans connaissance. On l’aurait tué là si quelqu’un ne l’avait arraché à ces forcenés en le couvrant de son corps. Les coups qu’il reçut sur la tête furent si violents qu’il en perdit un œil.

N’ayant plus d’ennemis à combattre, les membres du Doric Club, groupés derrière les troupes, paradèrent dans les rues et parcoururent la ville en triomphateurs, aux applaudissements des bureaucrates. Ils se vengèrent d’avoir fui devant des hommes de cœur, en s’attaquant à des personnes sans défense et aux propriétés. Ils brisèrent les vitres de la maison de M. Papineau, et allèrent ensuite saccager l’imprimerie de M. Louis Perrault sur la rue Saint-Vincent, où ils détruisirent les presses du Vindicator, dans l’espoir de réduire au silence cet organe puissant de la cause nationale, ce terrible adversaire de la tyrannie bureaucratique.

Les Fils de la liberté s’étaient réunis, le 6 novembre, pour la dernière fois, car, quelques jours après, leurs chefs étaient jetés en prison sur accusation de haute trahison, et les Canadiens prenaient les armes pour s’opposer à l’exécution des mandats d’arrestation.

Pendant que quelques uns des Fils de la liberté languissaient dans les cachots, on trouvait les autres sur les champs de bataille de Saint-Denis, de Saint-Charles et de Saint-Eustache.


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