Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/I/III

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III

COMMENT LE BEAU FELITZ OYANDI PERDIT DEUX FOIS
LA PARTIE QU’IL S’ÉTAIT VANTÉ DE GAGNER


Au moment où Julian d’Hirigoyen pénétrait dans la salle où se faisait la veillée, la chambrée était complète ; jeunes gens, jeunes filles, grands parents, plus de trente personnes étaient réunies ; filant, cousant, brodant, riant, chantant et même dansant, avec cette joyeuse insouciance de la jeunesse, pour laquelle le présent est tout et l’avenir rien.

La veillée est une des coutumes les plus vieilles et les plus respectées des Basques.

C’est là que, sous l’œil vigilant des parents, les garçons font la cour aux filles.

C’est là surtout que, devant tous, les jeunes gens se fiancent, ce qui a pour résultat d’éloigner aussitôt définitivement, sans qu’ils puissent se plaindre, les rivaux et les amoureux dédaignés.

Deux amants qui se sont ainsi fiancés ne peuvent plus rompre. S’ils le faisaient, ils seraient honnis et méprisés de tous.

Nous ferons bientôt assister le lecteur à cette simple et touchante cérémonie des fiançailles, qui a quelque chose de primitif et de patriarcal.

La veillée avait lieu dans la maison de la famille de Mendiri, dans une salle assez vaste et haute, avec les poutres apparentes ; elle était plus large que longue, boisée de chêne, noircie par le temps, jusqu’à la moitié de sa hauteur ; l’aire, bien battue, remplaçait le plancher absent.

Au fond s’ouvrait une grande cheminée gothique à manteau avancé, sous lequel plusieurs personnes auraient pu s’asseoir à l’aise. Les meubles consistaient en fauteuils de canne pour les vieillards, en chaises, tabourets et bancs, placés çà et là sans ordre et selon le caprice des occupants. L’éclairage était fait au moyen de candils, espèces de lampes primitives accrochées de distance en distance, et surtout par les flammes du brasier brûlant dans l’immense cheminée.

Le père et la mère de Denisà étaient assis à droite de la cheminée, en compagnie de leurs amis les plus intimes ; à gauche, Denisà filait, entourée de ses compagnes.

À l’arrivée de Julian, on travaillait et on riait ; Felitz Oyandi, l’air insolent et le regard railleur, pérorait au milieu d’un groupe de jeunes gens.

Julian, sans regarder de son côté et sans paraître le voir, traversa la salle, et alla saluer le père et la mère de la jeune fille ; il souhaita affectueusement le bonsoir à Denisà, puis il se mêla aux jeunes gens avec lesquels il était le plus intimement lié.

Cependant, l’entrée du jeune homme dans la salle avait causé une certaine émotion dans la foule rassemblée à la veillée. Chacun s’était retourné de son côté ; sur son passage, les jeunes filles chuchotaient et souriaient d’un air mutin, en le regardant ; les jeunes gens eux-mêmes avaient interrompu leurs conversations ; un silence relatif régna pendant quelques instants dans la salle ; chacun semblait avoir le pressentiment que quelque chose allait se passer.

Mais cette émotion n’eut que la durée d’un éclair. Bientôt les rires recommencèrent de plus belle et les jeunes gens se remirent à lutiner les fillettes qui ne demandaient pas mieux que d’être taquinées par eux.

Bernardo, qui était un beau diseur et grand conteur d’histoires, fut appelé au milieu du groupe des jeunes filles, et, sur leurs prières, il entama une histoire de revenant à faire dresser les cheveux sur la tête d’un homme chauve et qui fit doucement frissonner son charmant auditoire.

Puis, vinrent des chants alternés de chœurs.

Cependant, le temps s’écoulait rapidement. Il était près de onze heures ; déjà quelques jeunes filles commençaient à plier leur ouvrage ; d’autres avaient, depuis quelque temps, cessé de travailler.

Felitz Oyandi, depuis quelques instants, s’était rapproché de la cheminée ; il s’avança vers Denisà qui, pendant toute la soirée, avait été chargée par sa mère d’entretenir le feu et, après l’avoir saluée respectueusement, salut auquel la jeune fille répondit par une froide inclination de tête, il se baissa, ramassa une bûche préparée pour alimenter le feu, et se baissant devant la cheminée :

Anderia — mademoiselle — dit-il en souriant, le feu semble s’éteindre depuis un moment, permettez-moi de le ranimer avec cette bûche…

Et il plaça le morceau de bois à l’endroit où la flamme avait le plus de force.

Un silence profond s’était aussitôt établi dans la salle, chacun attendait, les uns avec anxiété, les autres avec curiosité, ce qui allait se passer.

Denisà avait, sans répondre, laissé mettre le bois au feu, mais, aussitôt que le jeune homme se releva, elle saisit de longues pincettes, posées près d’elle, retira la bûche toute fumante et la dressa droite contre l’âtre, où elle s’éteignit presque aussitôt.

Felitz Oyandi frissonna, son visage devint livide ; il essaya de sourire, courba la tête et se recula furieux au milieu des rires moqueurs des jeunes filles.

La réponse allégorique de la jeune fille le condamnait sans appel ; c’était un congé définitif.

En retirant la bûche du feu et la dressant contre l’âtre, elle avait clairement dit au jeune homme : « Je ne vous aime pas ; je ne vous aimerai jamais. »

À peine Felitz Oyandi avait-il disparu au milieu des groupes, où il essayait de railler pour cacher son désappointement et sa colère, que Julien d’Hirigoyen s’approcha à son tour de Denisà ; après l’avoir saluée, il lui dit d’une voix émue et tremblante, car de l’expérience qu’il allait tenter dépendait son bonheur à venir :

— Permettez-moi, bien chère Denisà, de mettre au feu cette autre bûche, que j’ai choisie avec le plus grand soin.

Et il ajouta avec un doux et mélancolique sourire :

— Peut-être brûlera-t-elle mieux et surtout plus heureusement que l’autre !

— Faites, mon Julian, lui répondit la jeune fille, avec un adorable accent de tendresse ; placez-la ici, la flamme n’en deviendra peut-être pas plus vive, mais elle sera plus claire.

— Oh ! merci, merci ! s’écria-t-il avec passion.

Et il jeta la bûche au milieu du brasier, où presque aussitôt elle s’enflamma.

Une joyeuse acclamation éclata, comme le bouquet d’un feu d’artifice, suivie d’universels bravos.

Julian était aimé de tous ; chacun, homme et femme, le félicitait.

Le jeune homme, au comble de la joie, acceptait toutes ces félicitations sans savoir à qui entendre.

En effet, Denisà avait bravement accepté son amour et l’avait reconnu pour son fiancé ; il n’y avait plus à s’en dédire.

Le père et la mère de la jeune fille, heureux de ce qui s’était passé, embrassaient leur enfant en lui répétant qu’elle n’aurait pu mieux choisir et que Julian, avec lequel elle avait été élevée, était, par son caractère et son honorabilité, digne de son amour.

Quant à Felitz Oyandi, il s’était hâté de quitter la salle, furieux de l’affront qu’il avait reçu et roulant dans sa tête des projets de vengeance.

Une demi-heure plus tard, la veillée se termina ; chacun rentra chez soi.

Quelques amis de Julian, connaissant le caractère orgueilleux et vindicatif de Felitz Oyandi, voulurent absolument reconduire le nouveau fiancé jusqu’à sa porte, redoutant pour lui quelque guet-apens.

Le jeune homme essaya vainement de dissuader ses amis de l’accompagner ; mais voyant qu’ils ne voulaient rien entendre, et qu’ils s’obstinaient en vrais Basques dans leur résolution, il leur proposa un terme moyen.

— Faisons mieux, dit-il, accompagnez-moi, mais de loin, de façon à me venir en aide si besoin est ; mais ne restez pas près de moi ; je ne veux pas que Felitz puisse supposer un instant que j’ai peur de lui.

— Cependant, lui dit Bernardo s’il t’attaque à l’improviste ?

— Je ne crains pas cela de lui. D’ailleurs, je vous avoue, mes amis, que je ne serais pas fâché d’en finir une fois pour toutes avec mon rival. Peut-être, s’il essaie de m’attaquer, en sera-t-il le mauvais marchand. Je ne suis pas querelleur, mais ses airs vainqueurs me fatiguent. Je suis tout prêt à lui prêter collet, s’il me provoque. Suivez-moi donc de loin, vous me servirez de témoins, au cas où il tenterait de me chercher querelle.

— Allons, puisque tu le veux, cela sera ainsi, répondit Bernardo. Nous ne te laisserons pas assommer par ce butor. Vas donc, nous te suivons.

— Merci, dit le jeune homme en riant. S’il y a bataille, je crois que nous rirons aux dépens du brave garçon ; il n’est pas en veine ce soir.

Les jeunes gens se mirent à rire et l’on partit.

Julian marchait à une vingtaine de pas en avant.

Nous avons dit que le village se trouvait au milieu d’un bois d’une assez grande étendue. Pour retourner chez lui, Julian était obligé de traverser obliquement ce bois dans sa plus grande longueur ; il avait environ pour vingt bonnes minutes de marche.

Vers dix heures, la lune alors dans son dernier quartier s’était levée ; la lumière qu’elle répandait, sans être grande, suffisait à se diriger sûrement sous le couvert ; quand on traversait des clairières, cette clarté augmentait naturellement, et on voyait parfaitement à une certaine distance autour de soi.

Le jeune homme avait franchi la plus grande partie du bois, il n’avait plus que pour quelques minutes de marche pour arriver chez lui ; il lui fallait traverser une large clairière, lorsqu’il aperçut au milieu de cette clairière quatre hommes arrêtés et semblant attendre.

— Oh ! oh ! murmura le jeune homme, est-ce que mes amis auraient raison ? Bah ! je le verrai bien, avançons toujours !

Et assurant dans sa main droite son bâton de néflier, retenu par une ganse en cuir à son poignet, il pénétra dans la clairière.

Au même instant, un des inconnus se détacha du groupe, toujours stationnaire au milieu de la clairière, et s’avança vers lui.

— Ah ! ah ! dit le jeune homme en riant, c’est toi Paûllo, que fais-tu donc par ici ?

— Je t’attendais, mon Julian, répondit amicalement Paûllo.

— Bon, me voilà ; que me veux-tu ?

— Moi, je ne te veux rien, mon Julian ; c’est Felitz Oyandi qui est furieux contre toi, à cause de ce que tu as fait à la veillée, et qui prétend que tu l’as insulté.

— Felitz Oyandi est fou ; j’ai usé de mon droit, comme il a usé du sien ; tant pis pour lui s’il a échoué ; cela ne me regarde pas.

— Il faudrait lui dire cela à lui-même, mon Julian ?

— Je ne demande pas mieux, marchons.

— Oui, marchons, répéta Bernardo, qui arrivait sur ces entrefaites, suivi de ses quatre compagnons.

Les forces se trouvaient ainsi plus qu’égalisées, puisque du côté de Felitz ils étaient quatre seulement, et de celui de Julian, six, dont cinq étaient de vigoureux montagnards ayant tous la tête très près de leur béret.

Ils s’avancèrent donc de compagnie, au-devant de leurs adversaires, toujours immobiles.

— Eh ! eh ! dit Felitz en ricanant, vous venez en troupe. Il paraît que vous vous êtes méfiés de quelque chose, hein ?

— Avec toi, on se méfie toujours de quelque chose, répondit sèchement Bernardo.

— Silence, je t’en prie, mon Bernardo, lui dit Julian ; cette affaire me regarde seul. D’ailleurs, Felitz ne peut méditer une trahison contre moi.

— Je n’ai nullement besoin d’employer la trahison pour corriger un failli merle de ton espèce ! s’écria Félitz du ton le plus agressif.

— Ne perds pas ton temps à me débiter des injures qui ne sauraient m’atteindre, répondit Julian d’un accent glacé ; apprends-moi simplement pourquoi tu m’attends ici, à cette heure avancée de la nuit ?

— Si tu ne le devines pas, c’est que tu as peur ! répondit-il d’un ton insolent.

— Sache, tout d’abord, que je ne m’effraie nullement de tes airs de matamore ; tu as quatre ou cinq ans de plus que moi ; tu t’es fait, à tort ou à raison, une réputation de croque-mitaine dans le pays, et tu t’imagines que chacun doit trembler devant toi. Ce soir, toi, l’amant aimé de toutes les femmes, ainsi que tu le prétends, tu as été devant trente personnes humilié par une jeune fille, que chacun estime et respecte ; tu te figurais n’avoir qu’à te présenter pour être accueilli avec joie, j’ai été préféré à toi, parce que moi je l’aime sincèrement, et qu’elle sait que je ferai tout pour la rendre heureuse. Honteusement repoussé par elle, qui a deviné ce que tu es réellement, c’est-à-dire un méchant homme, une nature basse, un caractère vil qui souille tout ce qu’il touche, n’osant t’en prendre à la jeune fille de ton échec mérité, tu t’adresses à moi, dont tu penses avoir facilement raison ; soit, me voici ; je suis prêt : mais, prends-y bien garde, les choses peuvent tourner tout autrement que tu le supposes peut-être, à cause de ma jeunesse et de mon apparente faiblesse. Si tu m’obliges, à te faire face dans un combat singulier, tu recevras, je te l’annonce à l’avance, une telle leçon, que tu en conserveras le souvenir cuisant pendant toute ta vie ; mieux vaudrait pour toi agir en galant homme, et te retirer sans me chercher une querelle, dont tous les torts seront de ton côté, car tu le sais, je ne suis aucunement cause du déboire que tu as éprouvé et que tu ne peux attribuer qu’à toi-même ; maintenant parle, que veux-tu ?

Cette longue réponse avait été faite nettement, froidement, d’un ton ferme, mais poli. Plusieurs fois Félitz avait voulu l’interrompre ; mais il s’était arrêté comme malgré lui, dominé par l’accent du jeune homme et subissant, à son insu, l’influence des paroles qu’il entendait.

Mais, loin de réfléchir et de rentrer en lui-même, sa fureur n’avait fait que s’accroître ; la haine grondait au fond de son cœur contre cet ennemi qu’il avait jugé si méprisable et qui venait de se dresser si fièrement devant lui. Aussi, dès que jeune homme se tut, il fit un geste comme pour se ruer sur lui, et, d’une voix étranglée par la rage :

— Ce que je veux ! s’écria-t-il ; je veux te tuer !

Julian sourit.

— Ainsi nous nous battons, dit-il de l’air le plus tranquille.

— Oui, jusqu’à ce que l’un de nous reste sur la place.

— Alors voici ce que je propose, nous jetterons nos couteaux ; le couteau est l’arme de l’assassinat, et ceci est un duel.

— Mais…

— Ah ! pas un mot ; c’est toi qui me provoques, j’ai le droit de choisir les armes et de régler les conditions du combat.

— C’est juste ! dirent tous les témoins d’une seule voix.

— Soit ! grommela Felitz, contraint de se courber devant le sentiment général.

— Nous ne conserverons que nos bâtons, dont chacun de nous sait se servir ; nous sommes Basques, le bâton est notre arme ordinaire : nous pourrons aussi user, à notre gré, de nos pieds et de nos poings comme nous l’entendrons, et sans que les témoins puissent nous adresser des reproches ou intervenir entre nous.

— C’est convenu, dirent les témoins.

— C’est convenu, répéta Felitz d’une voix sourde, est-ce tout ?

— Deux mots encore.

— Sois bref, j’ai hâte d’en finir avec toi !

— Bon, sois tranquille, tu ne m’échapperas pas, dit Julian d’une voix railleuse, je reprends ; chacun de nous se laissera fouiller, afin qu’il soit bien constaté que ni l’un ni l’autre nous ne conservons d’armes ; le combat aura lieu ici même, tout de suite ; nous ne conserverons que le pantalon et la chemise, sans ceinture ni cravate.

— Tu as donc bien peur, dit Felitz en ricanant.

— Oui, pour toi, fit le jeune homme avec raillerie ; le combat ne cessera que lorsque l’un de nous se reconnaîtra vaincu, et dira : J’ai eu tort, je suis un misérable, j’ai été justement châtié, je demande pardon à… — je laisse en blanc le nom du vainqueur — à qui j’ai indignement cherché querelle et que j’ai contraint de se battre contre moi.

— Est-ce fini enfin ! s’écria Felitz avec un geste de rage.

— Oui ; acceptes-tu ces conditions ?

— Je les accepte.

— Toutes, même les paroles à prononcer en cas de défaite ?

— Toutes, te dis-je. C’est toi qui demandera grâce, avorton !

— C’est ce que nous verrons bientôt ; mes amis, vous avez entendu, vous serez témoins.

— Oui, répondit Bernardo. Au nom de tous, et par le Dieu vivant, mon Julian, ces conditions seront strictement exécutées.

— Nous le promettons, appuyèrent les autres.

— Alors, hâtons-nous, et que Dieu juge, dit le jeune homme avec un sourire.

Les témoins se mirent à l’œuvre, les poches furent fouillées, les couteaux enlevés, puis les deux adversaires se déshabillèrent, ne conservant sur eux que le pantalon et la chemise.

Cela fait, les deux hommes furent placés à cinq pas l’un de l’autre, face à face, le bâton à la main.

Julian était évidemment, pour son âge, doué d’une vigueur remarquable, mais il n’avait pas encore accompli toute sa croissance, et ses forces étaient loin d’égaler celles de son adversaire, dont la vigueur dépassait presque les limites du possible ; cette observation, aussitôt faite par les témoins, les effraya et leur fit redouter intérieurement l’issue de ce duel terrible contre un tel adversaire pour le jeune homme, mais celui-ci ne semblait nullement se préoccuper de cette énorme différence de force ; il souriait.

Julian, disons-le tout de suite, ne comptait d’aucune façon sur sa vigueur ; il se reconnaissait de beaucoup inférieur à son adversaire de ce côté-là ; il comptait seulement sur son adresse et son agilité.

Pendant son long séjour à Paris, il avait pris des leçons de Leboucher et de Lacour, les héros de la canne et de la boxe-savate ; il passait pour être un de leurs meilleurs élèves, de même que Gâtechair le reconnaissait presque comme son égal à l’épée.

Grâce à ces sciences si utiles, quand on est contraint de lutter contre des brutes qui ne comprennent que la force matérielle, le jeune homme, doué d’un courage de lion et d’un inaltérable sang-froid, se croyait capable de combattre avec avantage le taureau auquel il faisait face, et qui comptait, dans son for intérieur, avoir facilement raison de lui.

Le signal fut donné.

Felitz poussa un rugissement de joie, et s’élança le bâton levé, mais il frappa dans le vide, Julian passa dessous, appliqua deux maîtres coups de poing sur le visage de son adversaire ahuri, et lui lança un coup de pied dans les tibias.

Felitz jeta un cri de douleur, son visage se couvrit du sang qui sortait à flots de sa bouche et de ses narines ; le malheureux perdit la tête ; dès ce moment, il lutta au hasard, assénant de formidables coups de son bâton qui tous frappaient dans le vide.

Julian évitait tous les coups ; il tournait avec une rapidité vertigineuse autour de son adversaire, semblable à un roquet harcelant un taureau, chaque coup de pied ou de poing qu’il lançait arrivait au but avec une régularité mathématique.

Le visage du malheureux Felitz n’avait plus apparence humaine ; il était horriblement gonflé ; ses yeux avaient presque disparu ; son estomac se déformait et rendait des sons rauques sous les coups terribles qu’il recevait ; d’un dernier et formidable coup de pied, lancé dans la hanche droite, Julian le renversa sans respiration et presque évanoui sur le sol.

— Là, dit le jeune homme en riant, reposons-nous un peu.

Les témoins de ce combat étrange étaient dans l’admiration. Ils ne comprenaient rien à la manière singulière dont Julian luttait contre son redoutable adversaire. Cela, pour eux, dépassait toute croyance. Ils ne s’imaginaient pas qu’une telle adresse et une telle légèreté fussent possibles.

Le jeune homme n’avait pas reçu la plus légère égratignure. Il était calme et reposé comme s’il ne venait pas de se livrer à un exercice gymnastique de la dernière violence ; le sourire n’avait pas quitté ses lèvres où il semblait stéréotypé.

Felitz râlait et beuglait comme un taureau. Ses témoins l’avaient fait revenir à lui, à force de soins. Il était à demi fou de rage et de douleur.

— Ah ! démon s’écria-t-il avec fureur, si je réussis à te mettre la main dessus, je te casserai en deux.

— Je le sais bien, répondit le jeune homme en riant, mais tu ne réussiras pas.

— C’est ce que nous verrons, grommela-t-il d’une voix sourde.

— Tu ferais mieux de t’en tenir là.

— Jamais ! je veux te tuer !

— Imbécile ! c’est moi qui te tuerais, si je le voulais !

— Misérable avorton !

— Voyons, veux-tu te reconnaître vaincu ? C’est ce que tu as de mieux à faire, crois-moi ?

— Il me raille, le démon ! il se moque de moi ! Oh ! je t’atteindrai : un coup, un coup seulement ! Voyons, vous autres, aidez-moi à me relever ; cette fois, je veux en finir avec lui.

Les témoins obéirent.

— Allons donc, puisque tu le veux, dit le jeune homme, en se plaçant en face de lui.

— Oui, je le veux ! oui, je le veux ! grommela-t-il ; frappe donc, failli merle, frappe si tu l’oses.

Julian éclata de rire, leva son bâton et, trompant celui de son adversaire, il lui porta un coup terrible sur l’oreille, puis, bondissant en arrière, il se mit hors de portée.

Felitz poussa un hurlement de fureur.

— Voilà ! dit railleusement le jeune homme. À ton tour, Felitz !

Celui-ci s’élança.

Le combat recommença alors, mais plus terrible, plus acharné que la première fois ; Julian ne ménageait plus ses coups ; il frappait fort et ferme ; chaque coup laissait une marque livide et sanguinolente ; Felitz avait une horrible plaie au crâne ; Julian s’acharnait après lui, le frappant sans répit de tous les côtés à la fois ; sans que le misérable réussit, non pas à rendre un seul des coups qu’il recevait, mais seulement à les parer ; il était dans un état effroyable ; enfin, il poussa un long cri de désespoir, ouvrit les bras, chancela et tomba comme une masse sur le sol, où il resta immobile.

— Il est mort ! s’écrièrent les témoins, apitoyés malgré eux par les souffrances affreuses de ce malheureux.

— Non, il n’est pas mort, dit froidement Julian ; mais s’il s’obstine à faire une troisième prise, cette fois je serai sans pitié, je le tuerai.

— Comment, mon Julian, tu as donc eu, jusqu’à présent, pitié de lui ? demanda naïvement Bernardo.

— Oui, mon ami, je l’ai épargné ; je n’ai voulu que lui donner une leçon.

— Oh ! oh ! comme tu dis cela, mon Julian !

— Je te dis la vérité, rien ne m’était plus facile que de le tuer du premier coup que je lui ai porté ; mais, je te le répète, j’ai eu pitié de lui et je n’ai voulu que lui donner une leçon.

— Caraï ! dans tous les cas, elle sera rude et il s’en souviendra.

— Je l’espère, dit le jeune homme ; mais je sens que ma colère commence à être plus forte que ma volonté, s’il s’obstine à recommencer une nouvelle lutte, je le tuerai.

Les témoins frémirent, car l’accent avec lequel parlait le jeune homme prouvait qu’il le ferait comme il le disait.

Mais Felitz était hors de combat. Quand il l’aurait voulu, il lui aurait été matériellement impossible de recommencer la lutte.

Il était dans un état déplorable. Il avait le crâne ouvert, la tête horriblement gonflée, le nez écrasé, plusieurs dents cassées, l’épaule droite démise, l’estomac complètement déformé, une jambe luxée et un poignet foulé.

Dans de telles conditions, tout combat devenait impossible ; Felitz lui-même, rappelé à la vie par ses témoins, fut contraint d’en convenir.

— C’est bien, dit alors le jeune homme, tu te reconnais vaincu ; je n’abuserai pas de ma victoire ; surtout que ce qui s’est passé te serve de leçon ! Tu as abusé de ta force pour te faire le tyran de tous ceux qui étaient plus faibles que toi ; tu ne m’as cherché querelle à moi-même que parce que tu croyais avoir facilement raison de moi, dont la force est bien inférieure à la tienne ; rentre en toi-même, dompte ton orgueil, et surtout prends bien garde, à l’avenir, de t’attaquer à moi où à ceux que j’aime ; et, tu le sais, tous les habitants de ce pays sont mes amis. Je les défendrai contre toi. À présent, tiens jusqu’au bout les conditions convenues, en prononçant à voix haute les paroles arrêtées avant le combat.

— Oh ! murmura-t-il avec un rugissement de rage.

— N’hésite pas, reprit Julian, ou sur mon âme, je te le jure, nous partirons en t’abandonnant ici comme une bête fauve aux abois.

— Toutes les conditions doivent être remplies, dit nettement Bernardo, sans cela rien de fait ; nous partons en te laissant ici.

— Oui, répétèrent les autres témoins, il faut qu’il parle !

— Oh ! je me vengerai murmura-t-il d’une voix basse et inarticulée.

— Que dis-tu ? demanda Bernardo.

— Rien, je vais parler, puisque vous l’exigez.

— Oui, nous l’exigeons.

Le blessé sembla se recueillir pendant quelques instants, puis, reconnaissant sans doute la nécessité d’obéir et prenant résolument son parti :

— Soyez donc satisfaits, dit-il, et d’une voix claire et assurée, mais la rage dans le cœur il ajouta :

— J’ai eu tort. Je suis un misérable. J’ai été justement puni.

— Châtié, interrompit sèchement Julian.

— Châtié, soit ! reprit-il ; je demande pardon à Julian d’Hirigoyen, à qui j’ai, contre toute raison, cherché querelle et que j’ai contraint à se battre contre moi.

— C’est bien. Tout est dit, je te pardonne ; que Dieu te guérisse promptement !

— Oui, mais moi je ne te pardonne pas, démon, et je me vengerai, murmura Felitz d’une voix si basse que personne ne put l’entendre.

Cette dernière condition remplie, on s’occupa à improviser des moyens de transports ; un brancard fut en quelques minutes installé, au moyen de branches d’arbres, puis on souleva le blessé, on le posa dessus, et ses témoins se mirent en marche pour le porter à Serres où il habitait.

Felitz s’était évanoui.

Julian reprit ses vêtements, et, lorsqu’il se fut convenablement habillé, il se dirigea vers sa demeure en compagnie de Bernardo, qui ne voulut pas le quitter, et lui répéta plus de dix fois pendant la route :

— Je t’en prie, mon Julian, apprends-moi à me battre comme toi, c’est si avantageux quand on a une querelle.

De guerre lasse, Julian le lui promit, à la condition qu’il ne parlerait pas à son père du combat qui avait eu lieu avec Felitz et recommanderait aux autres témoins de garder le plus profond silence à ce sujet, ce que Bernardo lui promit à son tour.

Mais, soit que Bernardo eût oublié de prévenir les autres témoins, soit que lui-même eût manqué à sa promesse, le lendemain matin, chacun commentait à sa façon les péripéties extraordinaires du combat épique qui avait eu lieu pendant la nuit dans la clairière.

À la porte de la maison du docteur, les deux amis se séparèrent ; Bernardo retourna au village, et Julian entra dans la maison.

Le docteur était rentré ; mais, probablement fatigué de ses nombreuses courses et des émotions de la soirée, au lieu d’attendre le retour de son fils, comme il l’avait promis, il s’était couché et dormait.

Julian ne fut pas fâché de n’avoir pas à paraître devant son père, qui se serait facilement aperçu de l’état de surexcitation dans lequel il se trouvait encore, et auquel il n’aurait pas eu la force de cacher ce qui s’était passé.

Il se retira donc dans sa chambre, où tout fait supposer qu’il ne tarda pas à trouver le sommeil.