Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/III/XV

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XV

OU L’ON VOIT REPARAÎTRE UN PERSONNAGE DONT ON N’A PAS PARLÉ DEPUIS TRÈS LONGTEMPS, MAIS QUE PEUT-ÊTRE LE LECTEUR N’AURA PAS OUBLIÉ.


Bernard se leva, prit son chapeau, et il se dirigea vers la porte.

— Où allez-vous donc ? lui demanda son hôte.

L’ex-coureur des bois se retourna. Williams Fillmore allumait tranquillement une lanterne sourde, la même qu’en entrant il avait eu grand soin d’éteindre.

— Est-ce que nous ne partons pas ? demanda Bernard.

— Si, mais pas par ce côté, répondit l’ex-Navaja.

Bernard regarda curieusement autour de lui.

Le lecteur se souvient qu’il n’y avait pas trace d’autre porte que celle par laquelle on pénétrait dans le salon-atelier de l’Américain.

— Venez, dit Williams Fillmore.

Il s’approcha de la cheminée et pesa sur un bouton de métal servant en apparence à soutenir les pincettes.

Aussitôt la cheminée et le pan de mur contre lequel elle était adossée tournèrent sans bruit sur eux-mêmes, et démasquèrent une large ouverture donnant sur un escalier.

Williams Fillmore passa, immédiatement suivi par Bernard.

Puis, le pan de muraille reprit sa place, et le mur redevint lisse et sans apparence de solution de continuité.

— Caraï ! dit le coureur des bois en riant, voilà qui est admirablement machiné.

— N’est-ce pas ? répondit l’autre. Ce n’est pas moi qui ai fait arranger cette entrée dérobée. Cette maison est fort vieille ; elle a fait, je crois, il y a longtemps, partie du Palais-Royal. Quand je fus pour acheter cette maison, mon architecte découvrit ce passage ; il avait été condamné, mais non détruit ; je l’ai fait rétablir, voilà tout, afin de m’en servir au besoin. Vous voyez que cette nuit il nous est utile.

— Très bien ! C’est égal, c’est drôle et surtout fort ingénieux.

— Non pas, je suis convaincu que dans d’autres maisons de cette rue, il existe de semblables passages : n’oubliez pas que le Palais-Royal d’aujourd’hui ne ressemble en rien à ce qu’il était lorsque le cardinal de Richelieu le fit construire.

— C’est juste, répondit en riant Bernard ; à cette époque, déjà reculée, on se servait beaucoup plus souvent des issues dérobées que des véritables portes.

Tout en causant ainsi, les deux hommes descendaient un grand et bel escalier à rampe de fer, mais sombre en ce moment, à cause de l’heure avancée de la nuit.

— Cette maison et celle par laquelle vous êtes entré m’appartiennent, reprit Williams Fillmore, elles sont d’un excellent rapport.

— Je vous en félicite, répondit Bernard, qui, tout à ses pensées, était médiocrement intéressé par ces détails.

Enfin, ils atteignirent le palier, traversèrent le porche, Williams Fillmore ouvrit le guichet de la porte cochère avec une clef qu’il prit dans sa poche, et les deux hommes se trouvèrent dans la rue de Valois.

La voiture attendait, un domestique tenait la portière ouverte.

— Avez-vous vu quelque chose ? demanda l’Américain en montant dans la voiture.

— Non, monsieur, rien.

— Dites au cocher de suivre monsieur au pas.

Le cocher fit tourner la voiture et reprit au pas la direction de la cour des Fontaines, où Bernard, qui marchait en avant, lui ordonna d’un geste d’arrêter.

— Descendez donc un instant, dit le coureur des bois à Navaja ; Tahera a fait une prise assez embarrassante.

L’Américain descendit aussitôt en faisant signe à ses gens d’avoir l’œil au guet.

Les deux hommes rejoignirent alors Tahera, qui leur raconta en quelques mots ce qui s’était passé, et quel moyen il avait employé pour s’emparer des deux hommes.

— J’ai voulu d’abord les tuer, ajouta-t-il en terminant, et puis j’ai réfléchi que peut-être ils pourraient fournir de précieux renseignements.

— Peuh ! tu aurais mieux fait de les tuer tout de suite, dit Bernard : ils vont nous embarrasser.

— C’est facile, dit laconiquement le Comanche en saisissant son couteau.

Williams Fillmore entendait et parlait, lui aussi, la langue de l’Indien ; il lui arrêta le bras.

— Non, dit-il, puisqu’ils ne sont pas morts, il faut qu’ils nous servent à quelque chose : je me charge d’eux ; transportons-les dans la voiture ; sont-ils bâillonnés ?

— Garrottés, bâillonnés et aveugles, dit le Comanche.

— Très bien ; parlez-moi des Indiens pour n’oublier aucune précaution, fit Navaja en riant.

D’un signe, il ordonna a son domestique d’aider Tahera à soulever les deux hommes.

— En voilà un qui est mort, dit le domestique.

— Voyons un peu, dit Bernard, en regardant de plus près ; ma foi, oui, dit-il au bout d’un instant, il est déjà froid ; qu’en faisons-nous ?

— Il n’y a qu’à le détacher et le laisser là : on le ramassera.

— Oui, c’est une idée.

Le mort était l’infortuné Ladèche.

En le garrottant, Tahera n’avait pas remarqué que le lasso trop serré avait étranglé le bandit.

Quand il le retira, il était déjà mort.

— Bon débarras ! dit Williams Fillmore. Voyons l’autre.

L’autre, c’était Fil-en-Quatre.

Il n’était pas mort, mais il l’avait échappé belle, ainsi qu’il le dit lui-même quelques heures plus tard.

On le coucha dans la voiture, geignant et pleurant.

Malheureusement pour lui, il était bâillonné et avait son bourgeron relevé par dessus la tête, de sorte qu’il ne pouvait ni demander grâce, ni reconnaître les personnes entre les mains desquelles il se trouvait.

Sur un ordre donné à voix basse par Williams Fillmore, la voiture s’éloigna dans la direction de la rue Montorgueil, tandis que Bernard, son ami indien et le pseudo-Américain remontaient à grands pas la rue de Valois, dans la direction de la rue Vivienne.

— Voilà une singulière affaire ! dit Bernard, dans le simple but de ne pas laisser tomber la conversation.

— Mais non, pas trop ! répondit Williams Fillmore ; elle est toute simple, au contraire, et témoigne de l’habileté des gens employés par le Mayor et de la perfection du système d’espionnage inauguré par eux.

— Le fait est que c’est presque de la prescience de leur part ; car je vous avoue que dix minutes avant d’atteindre l’hôtel de Valenfleurs, la pensée ne m’était pas encore venue à l’esprit de me rendre cette nuit chez vous.

— Hum ! ce que je vois de plus clair dans tout cela, c’est que ces drôles, je ne sais par quels moyens, ont découvert nos relations, bien que toutes les précautions aient été prises entre nous pour éviter qu’ils en fussent instruits, découverte dont les suites peuvent avoir pour moi des conséquences déplorables. Qui sait s’ils n’ont pas découvert mon incognito, si sévèrement conservé cependant, et, sous le déguisement de Williams Fillmore, n’ont pas reconnu Navaja, ce qui serait terrible pour moi ? Mais heureusement le bonheur a voulu que notre ami le Comanche se soit emparé de ces deux drôles ; or, maintenant je suis averti, et je prendrai les précautions nécessaires pour me mettre hors d’atteinte de la vengeance du Mayor : cela fait que je suis plus satisfait que fâché de cette capture.

— Vous savez que Julian, moi et nos amis, nous sommes prêts à vous servir en tout.

— Je vous remercie ; quant à présent, je n’ai, je le crois, rien à redouter. Cependant, bien que je n’accepte pas votre offre, je ne la refuse point non plus ; j’ajourne ma décision, voilà tout ; vous avez des intérêts trop sacrés à défendre pour que je vienne encore compliquer vos embarras, si grands déjà ; d’ailleurs, l’interrogatoire que je ferai subir au misérable, si adroitement capturé, m’indiquera probablement la ligne de conduite que je devrai adopter.

— Dans tous les cas, je vous ai donné ma parole en mon nom et en celui de mes amis : je serai toujours prêt à la tenir, si besoin est.

— Je ne l’oublierai pas ; mais voici notre voiture, arrêtée là, à l’angle de la place de la Bourse. Hâtons-nous de monter, je vous laisserai à l’entrée du faubourg Montmartre.

— C’est entendu ; puis-je compter sur votre visite cette nuit ?

— J’arriverai, avec la personne en question, dix minutes ou un quart d’heure au plus après votre arrivée à l’hôtel de Valenfleurs ; je vous l’ai promis, vous pouvez donc y compter.

— Bien, c’est entendu. Montez dans votre voiture, rien ne me presse maintenant ; je ne suis qu’à quelques pas du restaurant Brébant, je préfère faire ce court trajet à pied.

— Comme il vous plaira ; à bientôt, alors.

— À bientôt, oui.

Le pseudo-Américain monta alors dans sa voiture qui l’attendait effectivement à l’angle de la rue Vivienne et de la place de la Bourse, et l’équipage s’éloigna rapidement.

Bernard continua tranquillement son chemin.

Il n’était pas fâché de rester seul pendant quelques minutes, afin de remettre un peu d’ordre dans ses idées, considérablement troublées par la succession non interrompue d’incidents de toutes sortes qui s’étaient succédés depuis qu’il avait quitté la rue Bénard.

Il marchait à quelques pas en avant du guerrier Comanche, qui, sous sa feinte indifférence, cachait une activité fébrile.

L’Indien avait les oreilles ouvertes à tous les bruits, et les yeux incessamment fixés sur tous les points, de façon à ce que sa surveillance ne fût pas mise en défaut.

Bernard gagna en se promenant le boulevard, puis il tourna à droite et remonta le boulevard Montmartre, en s’absorbant de plus en plus dans ses pensées.

Il avait atteint l’angle de la rue Montmartre et se preparait à traverser la chaussée en biais pour aboutir juste devant la maison Brébant, devant laquelle stationnait une longue file de voitures, malgré l’heure avancée de la nuit, lorsqu’au moment où il s’engageait sur la chaussée, en ce moment déserte, un individu assez mesquinement vêtu s’élança en courant sur la chaussée, dirigeant sa course tout droit vers Bernard, qui, préoccupé par ses pensées, ne le voyait pas venir.

Mais Tahera veillait sur son ami ; rien ne lui échappait.

Il s’élança, lui aussi, en avant, à la rencontre de l’inconnu, et cela si rapidement que les deux hommes éprouvèrent un choc si vigoureux, que l’inconnu perdit l’équilibre et roula sur le macadam, en laissant échapper un couteau qu’il tenait à la main, et jurant et blasphémant comme un païen.

Mais, se relevant avec une prestesse extrême, cet individu reprit sa course sans se donner la peine de ramasser son couteau, dont Tahera s’empara.

Cette scène s’était si rapidement accomplie, que les cochers, éloignés de quelques pas, et Bernard lui-même, ne se rendirent pas compte de ce qui s’était passé, et n’y attachèrent aucune importance.

Cependant, voyant son ami ramasser une espèce de couteau de boucher dans la boue, Bernard se ravisa ; et, s’approchant avec inquiétude de l’Indien :

— Qu’y a-t-il donc ? lui demanda-t-il.

— Que mon frère regarde, répondit seulement le Comanche en lui montrant le couteau.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Que cet homme a tenté d’assassiner la Main-de-Fer.

— Comment ! en plein boulevard ? C’est impossible !

Tahera hocha la tête ; et, relevant la manche de son bras gauche :

— Voici la preuve, dit-il, toujours impassible.

Et il lui montra une blessure, fort légère à la vérité, à son poignet gauche, mais suffisante pour ne laisser aucun doute sur les intentions meurtrières de l’inconnu.

— Sur ma foi de Dieu ! s’écria le coureur des bois avec indignation, la blessure est-elle grave ?

Tahera sourit avec dédain.

— Une femme Comanche en ferait de plus profondes avec un fuseau.

— À la bonne heure ! mais je te dois la vie…

— Bon ! la Main-de-Fer ne rêvera pas toujours ; la première fois, ce sera à son tour de défendre son ami et il sera quitte : un ami ne compte pas avec un autre.

— C’est vrai, mon frère et le cas échéant, je n’y manquerai pas. Mais, sur mm honneur ! cela dépasse les bornes ; le premier de ces misérables qui me tombera sous la main, je veux perdre mon nom si je ne l’éventre…

— Celui-là ne recommencera pas, dit l’Indien avec un sourire sinistre.

— Bah ! comment cela ? Mon frère aurait-il frappé ?

L’Indien fit un geste affirmatif.

— Le chien s’est enfui en emportant le couteau de Tahera planté en pleine poitrine ; Tahera est un guerrier, quand il frappe un ennemi, il le tue.

— Pardieu ! voilà qui est bien, s’écria Bernard en riant ; le misérable n’a que ce qu’il mérite ; allons voir un peu ce qu’il est devenu ?

— Allons ! dit froidement l’Indien.

Les deux hommes rebroussèrent alors leur chemin, et s’engagèrent dans la rue Montmartre.

Tahera avait dit vrai.

À peine le bandit, lancé à toute course, avait-il fait une cinquantaine de pas dans la rue, qu’il avait senti ses forces l’abandonner tout à coup : une sueur froide avait inondé son visage…

Il avait battu l’air de ses bras en chancelant comme un homme ivre, et soudain il était tombé à la renverse sur le trottoir, sans même essayer de se retenir : avant d’avoir touché le sol il était mort !

Lorsque les deux amis arrivèrent près du cadavre, ils s’arrêtèrent.

La rue était complètement déserte.

— Mon frère, vois, dit l’Indien avec orgueil ; Tahera est un grand guerrier.

Il se baissa et retira le couteau, qu’il essuya sur les vêtements du mort, en disant avec une mordante ironie :

— Il n’en a plus besoin.

— Que mon frère cache ce couteau. Retournons ; nous n’avons plus rien à faire ici.

— Encore deux de moins, dit Tahera.

— C’est juste, dit gaiement Bernard ; c’est autant de gagné.

Ils retournèrent alors vers le boulevard.

Plus tard, quelques rares passants aperçurent ce corps étendu sur l’asphalte ; ils le prirent pour un homme ivre, endormi, et n’y firent pas attention.

Le cadavre resta là abandonné jusqu’au jour, où les balayeurs le relevèrent enfin.

À cette époque, les sergents de ville avaient autre chose à faire que de veiller sur la paix publique et la sûreté des citoyens.

Passe minuit les rondes cessaient, et ce n’était que par hasard que, parfois, on apercevait un sergent de ville.

Bernard et Tahera traversèrent cette fois la chaussée sans incident nouveau et se dirigèrent vers leur voiture arrêtée à l’endroit convenu.

— Avez-vous du nouveau ? demanda Bernard au valet de pied.

— Non, monsieur, répondit Michel.

— C’est bien ; nous rentrons. Dites au cocher de toucher à l’hôtel. Seulement, veillez avec soin pendant le trajet.

— Monsieur peut être tranquille, répondit le valet de pied en refermant la portière.

Un instant plus tard, la voiture quittait la file et descendait au grand trot le boulevard du côté de la Madeleine.

Le trajet se fit rapidement.

Charbonneau attendait au bas du perron l’arrivée de Bernard.

Il se hâta d’ouvrir la portière.

— Avez-vous quelques nouvelles ? demanda Bernard.

— Rien encore, répondit le chasseur.

Bernard hocha tristement la tête.

Après avoir échangé quelques paroles rapides avec Tahera et Charbonneau, l’ex-coureur des bois gravit le perron et pénétra enfin dans l’hôtel.

Julian d’Hérigoyen se tenait dans un petit salon contigu à la chambre à coucher de la comtesse, toujours en proie à de violentes crises nerveuses, et près de laquelle deux médecins célèbres se tenaient en permanence.

Julian professait une profonde et sincère amitié pour madame de Valenfleurs.

En ce moment il était pâle, agité, marchant d’un pas saccadé à travers la pièce, ne s’arrêtant parfois que pour jeter un regard d’impatience sur la pendule, ou échanger quelques paroles d’espoir à travers la portière, légèrement soulevée par Denizà, qui s’était faite la garde-malade de la comtesse, à laquelle elle avait de si grandes obligations.

Quand la porte du salon s’ouvrit et que Bernard parut, Julian poussa un cri de joie, et s’élança vers lui, en s’écriant :

— Enfin, te voilà !… tu as bien tardé, mon ami !

— C’est vrai, mon ami, pardonne-moi, répondit Bernard ; j’ai même failli ne pas venir du tout.

— Que veux-tu dire ? demanda Julian avec inquiétude.

— Plus tard, mon ami, je te conterai cela ; venons d’abord au plus pressé… Quelles nouvelles ?

— Hélas ! mon ami, aucune.

— Comment ! aucune, s’écria Bernard en fronçant les sourcils ; n’a-t-on donc rien tenté pour obtenir des renseignements, n’importe lesquels ? Les plus faibles indices peuvent nous mettre sur la voie.

— Que pouvais-je faire, mon ami ? Mon père s’est rendu à la préfecture de police. Le préfet, tout en s’intéressant beaucoup à la comtesse, et déplorant le malheur affreux qui la frappe, n’a pu rien faire ; il n’a pas un seul agent disponible : tous, jusqu’au dernier, ont été mis au service du ministre de l’intérieur pour aider à maintenir l’ordre, menacé par les républicains, ajouta-t-il avec amertume.

— On s’en aperçoit, répondit Bernard, Paris est devenu un véritable coupe-gorge ; j’ai failli être assassiné deux ou trois fois cette nuit !

— Toi, mon ami ; comment ?

— Bah ! il ne s’agit pas de moi ; j’ai échappé plusieurs fois, par miracle c’est vrai ; mais, enfin, j’ai échappé ; donc, je n’ai rien à dire. Venons à cette chère comtesse. Ce que le préfet de police n’a pu, ou n’a pas voulu faire, un de nos anciens amis l’a fait.

— De qui parles-tu donc ?

— De Navaja, je me trompe, Williams Fillmore.

— Tu as été voir Navaja ?

— Oui, cher ami.

— Cette nuit ?

— Pardieu ! je le crois bien, je l’ai quitté il y a une heure à peine.

— Que t’a-t-il promis ?

— De me donner un homme capable et qui, certainement, découvrira, non pas les auteurs de l’odieux attentat dont notre chère Vanda a été victime, nous les connaissons, mais comment la pauvre enfant a été enlevée, et dans quel endroit on l’a conduite et on l’a cachée.

— Oh ! s’il fait cela ! s’écria Julian.

— Il le fera, Navaja me l’a promis, en me prévenant que ce serait cher.

Julian haussa les épaules.

— Qu’importe la somme, pourvu que nous sauvions la chère enfant, et que nous puissions la rendre à sa mère adoptive, qui est à demi folle de douleur.

— C’est précisément ce que j’ai répondu à Navaja.

— Si Navaja a donné sa parole, il la tiendra.

— C’est aussi mon opinion.

— Quand nous amènera-t-il cet homme ?

— Cette nuit ; je suis même étonné qu’il ne soit pas encore arrivé.

— Merci, Bernard, merci, mon ami ; oh ! tu n’oublies rien, toi ! Pourvu que cet homme vienne bientôt !

— Ne te tourmente pas ainsi ; avant dix minutes, j’en suis certain, il sera ici.

— Puisses-tu dire vrai, mon ami !

En ce moment, on entendit le roulement rapide d’une voiture dans la cour de l’hôtel.

— Le voilà ! s’écria Bernard en se frottant les mains selon sa façon de témoigner sa joie.

Presque aussitôt la porte du salon s’ouvrit, et Charbonneau, métamorphosé en valet de pied pour la circonstance, dit en saluant :

— Ces messieurs consentent-ils à recevoir M. Williams Fillmore et un de ses amis pour affaire importante ?

— Qu’ils entrent ! qu’ils entrent tout de suite ! s’écria vivement Bernard.

Et, se tournant vivement vers Julian :

— Eh bien ! ajouta-t-il, avais-je raison ?

Pour toute réponse, Julian serra à la briser la main si loyale de son ami.

Les paroles lui manquaient pour lui exprimer les sentiments dont, en ce moment, son cœur était gonflé.

La porte s’ouvrit, et deux hommes entrèrent.

Le premier était Navaja, ou Williams Fillmore, comme il plaira au lecteur de le nommer.

Le second était un homme aux allures mystérieuses, dont il était impossible de préciser l’âge avec certitude.

Il était de taille moyenne, mais très large d’épaules, trapu, et devait posséder une vigueur athlétique. Ses traits insignifiants et presque effacés quand ils étaient au repos, étaient éclairés par deux yeux gris fortement enfoncés sous l’arcade sourcilière, toujours en mouvement et pétillant de finesse.

Comme tous les grands acteurs hors de la scène, son visage était glabre.

Il jouait nonchalamment avec le cordon d’un binocle aux verres couleur de fumée de Londres, dont son regard vif et perçant ne semblait que difficilement justifier l’emploi.

Mais ce binocle, lorsqu’il le plaçait sur son nez, imprimait à sa physionomie un cachet bizarre d’assurance et de causticité qui lui donnait une ressemblance frappante avec une fouine.

Il était correctement vêtu de noir, et ses manières étaient celles d’un homme du meilleur monde.

Williams Fillmore présenta cet énigmatique personnage aux deux amis.

Il se préparait sans doute à faire en quelques mots l’éloge de ses talents, lorsque Bernard qui, depuis l’entrée de cet homme, n’avait cessé de l’examiner avec la plus sérieuse attention, se frappa tout à coup le front, et, s’avançant vers lui la main tendue, s’écria vivement avec une évidente satisfaction :

— Oh ! je connais monsieur depuis longtemps ! Et il ajouta avec un fin sourire : Je le sais fort habile ; monsieur se nomme Pascal Bonhomme. Il a pendant dix-huit ans exercé les fonctions à la fois si délicates et si difficiles de chef de la brigade de sûreté à la Préfecture de police ; les coquins, à quelque catégorie qu’ils appartinssent, avaient alors de lui une terreur profonde ; ils lui avaient même donné dans leur langage baroque le sobriquet de Giverneur, parce que, quelles que fussent leurs précautions, ils ne réussissaient jamais à lui échapper quand une fois il s’était mis à leurs trousses. Mais je croyais que depuis plusieurs années déjà, monsieur avait donné sa démission et renoncé la police.

Julian regardait son ami avec une admiration qu’il n’essayait même pas de cacher.

Quant au policier, il avait écouté sans sourciller et le sourire sur les lèvres la rapide biographie esquissée par Bernard.

Lorsque celui-ci se tut, il le salua à peu près comme Scapin salue Mascarille au théâtre, et il répondit :

— Monsieur, j’ignore où vous avez puisé vos renseignements, mais je reconnais qu’ils sont d’une exactitude rigoureuse ; vous dites me connaître, c’est possible ; ce doit être même ; cependant, je ne me souviens pas avoir eu l’honneur de vous voir avant cette nuit.

— Vous vous trompez, monsieur, ou plutôt votre mémoire est en défaut : non seulement je vous ai connu, mais encore, pendant un mois au moins, je vous ai vu tous les jours, et j’ai souvent eu le plaisir de causer avec vous.

Les quatre personnages, sur l’invitation de Julian, s’étaient assis.

— Si vous me mettiez sur la voie, monsieur, reprit le policier, peut-être la mémoire me reviendrait-elle.

— Oh ! qu’à cela ne tienne, monsieur ; bien que ces souvenirs remontent haut, ils sont aussi présents à ma mémoire que s’ils ne dataient que d’hier. Il y a dix-neuf ou vingt ans de cela, un crime mystérieux avait été commis. C’était en province. La police locale, malgré tous ses efforts, n’aboutissait à rien, tant les précautions avaient été bien prises par l’assassin. Il s’agissait d’un meurtre sur lequel on ne parvenait pas à obtenir le plus mince renseignement capable de mettre le parquet sur la voie de la vérité. Le juge d’instruction demanda par le télégraphe, à Paris, un agent habile. Vous fûtes choisi par le préfet de police et mis à la disposition de ce parquet de province. Bien que dans une contrée inconnue, au milieu d’une population dont la plus grande partie parlait une langue dont vous ne compreniez pas un mot, sans secours d’aucune sorte, vous avez, en moins d’un mois, grâce à l’habileté des mesures prises par vous et à vos remarquables déductions, démasqué un puissant personnage, auteur de ce crime odieux. Cette affaire vous fit grand honneur, monsieur. Ce procès eut lieu à Saint-Jean-de-Luz.

— Ah ! fit le policier, avec une grimace de mauvaise humeur, vous voulez parler de l’affaire Garmandia ?

— Précisément, monsieur ; le marquis de Garmandia, autant que je puis me le rappeler, avait assassiné sa femme avec des raffinements de cruauté atroces ; le juge d’instruction, reconnaissant de l’immense service rendu par vous à la justice dans cette circonstance, et de l’embarras dont vous l’aviez tiré, vous chargea, je crois, sur votre demande, de l’exécution du mandat d’amener ?

— Oui, monsieur, tout cela est exact.

— Sans doute, vous avez eu la joie d’arrêter le coupable, qui se trouvait, je crois, en Algérie ?

Le policier fit une seconde grimace, plus accentuée que la première.

— Eh bien ! non, monsieur, je n’ai pas arrêté ce misérable. Prévenu sans doute de ce qui le menaçait, il se brûla la cervelle, afin de ne pas payer sa dette à la justice.

— J’avais, en effet, entendu parler de quelque chose comme cela, reprit Bernard ; mais j’étais alors éloigné de France, et j’ai été mal informé sans doute.

— Ah ! fit le policier d’un air cauteleux. Eh bien ! voulez-vous que je vous dise ma pensée tout entière sur cette mystérieuse affaire, monsieur ?

— Je serais très flatté, monsieur, de connaître l’opinion d’un homme comme vous à ce sujet ; ne serait-ce que pour savoir si nous sommes du même avis sur un point resté pour moi obscur.

Le policier lui lança un regard d’une expression singulière.

— Vous savez quelque chose ? s’écria-t-il.

— Peut-être, répondit-il en souriant. Mais dites-moi toujours ce que vous supposez.

— Eh bien ! monsieur, pensez-en ce que vous voudrez, reprit-il avec une certaine animation ; quant à moi, voici mon opinion : le marquis de Garmandia, je l’ai dit et je l’ai soutenu, même devant mes chefs, ce qui m’a porté de grands préjudices dans l’administration ; le marquis de Garmandia n’est pas mort… On se moqua de moi ; on me railla sur ma perspicacité ; on m’appela saint Thomas et, pourtant, aujourd’hui encore, après dix-neuf ans, je persiste à croire que le marquis de Garmandia ne s’est pas brûlé la cervelle. Ah ! si l’on m’avait laissé agir à ma guise, j’aurais démasqué la fraude, et prouvé que l’homme qu’on prétendait être le marquis était tout simplement le cadavre d’un individu quelconque, défiguré tout exprès pour remplacer le marquis… Mais, sans doute, l’autorité militaire avait intérêt à étouffer l’affaire ; elle ne se souciait pas de faire monter sur l’échafaud un colonel de l’armée française, et, de plus, appartenant à la plus vieille noblesse de France. Je comprends que l’on eût des raisons spécieuses pour agir ainsi ; mais, de même que dans l’affaire Praslin, un grand coupable échappe ainsi, au mépris de la loi, qui proclame l’égalité devant la justice, au châtiment qu’il avait si bien mérité. Oui, monsieur, je le répète : malgré toutes les preuves soi-disant positives, accumulées contre mes raisonnements, je crois ne pas m’être trompé, et encore aujourd’hui j’affirme que ce n’est pas le cadavre du marquis que l’on m’a présenté, et qu’il n’est pas mort ; ou, du moins, que s’il l’est maintenant, il n’est mort que postérieurement, et plusieurs années au moins plus tard.

— Et moi, monsieur, je suis certain qu’il existe, dit nettement Bernard.

— Vous avez cette certitude, monsieur ?

— Oui, monsieur, je fais plus, j’affirme qu’il est vivant.

— Écoutez-moi, monsieur. J’ai, depuis six ans, donné ma démission. Cependant, sur les instantes prières du Préfet de police, je suis resté en relations directes avec la préfecture afin de prêter mon concours dans les cas semblables à celui qui se présente aujourd’hui, où une enquête secrète et des démarches délicates doivent être faites en dehors de l’administration. Dans ces cas exceptionnels, je suis autorisé tacitement à me mettre, si cela me plaît, à la disposition des personnes lésées ; si cela me convient, bien entendu, car, je vous le répète, je suis complètement libre et indépendant de la Préfecture ; et c’est à titre gratuit que je me mets à la disposition de mon ancien chef, quand il réclame mon aide. Je traite donc de gré à gré avec les personnes qui me demandent mon concours. Rien n’a encore été convenu entre M. d’Hérigoyen et moi ; aucunes conditions n’ont été stipulées, et, par conséquent, aucunes mesures prises. Eh bien ! voici ce que je vous propose, monsieur, ainsi qu’à M. d’Hérigoyen. Prouvez-moi que le marquis de Garmandia existe, mettez-moi, par un seul mot, sur ses traces, je ne vous demanderai rien de plus. Je me considérerai comme bien payé de mes peines et de mes travaux, et je ne m’épargnerai pas, je vous le jure !

— Mais, demanda curieusement Bernard, d’où vient donc votre animosité contre ce misérable ?

— Moi ! s’écria le policier avec surprise : je n’ai aucune animosité contre cet homme ; c’est chez moi une question d’amour-propre, voilà tout. Je veux prouver à ceux qui m’ont raillé et traité de visionnaire, que je ne me trompais pas, que mes calculs étaient justes, que j’avais bien vu, et que seul j’avais raison. Voyons, acceptez-vous le marché que je vous propose ?

— Un instant, monsieur, dit Julian, permettez-moi de vous faire observer que je ne puis faire avec vous aucune transaction de cette espèce, non par dédain, ni par aucunes raisons blessantes pour vous. Je ne saurais admettre ce marché, tout simplement parce que l’honneur me le défend, que je vous tromperais et que je ne puis vous rendre victime de votre désir passionné de retrouver cet homme. Je semble vous parler en énigmes, mais mon ami vous donnera bientôt la clef de ce qu’il y a d’obscur dans mes paroles ; d’ailleurs, je ne suis près de vous que l’intermédiaire de madame la comtesse de Valenfleurs ; elle m’a chargé de vous remettre trente mille francs, et de vous en promettre autant encore, si vous réussissez à retrouver sa fille ; permettez-moi donc d’accomplir mon mandat.

Tout en parlant ainsi, Julian avait ouvert son porte-feuille et en avait tiré une liasse de billets de banque de cinq mille francs chacun, et l’avait présentée au policier stupéfait.

Celui-ci l’avait machinalement acceptée, sans trouver un mot à répondre.

Puis Julian s’était tourné vers Bernard, et lui avait dit avec un sourire triste :

— Entends-toi avec monsieur, mon ami ; je suis incapable en ce moment de mettre une idée devant l’autre. Denizà me fait signe de venir à elle, je me retire ; je ratifie à l’avance toutes les mesures que tu croiras devoir prendre de concert avec monsieur, dont toi et moi connaissons de longue date l’incontestable habileté. En un mot, tout ce que tu feras sera bien fait.

— C’est entendu, cher Julian ; mieux vaut d’ailleurs qu’il en soit ainsi, répondit affectueusement Bernard ; tu n’es réellement pas en état de t’occuper d’aucune affaire sérieuse. Rends-toi près de madame de Valenfleurs, qui, sans doute, désire te voir, et laisse-moi causer d’affaires avec monsieur.

— Soit, mon cher Bernard ; je me retire ; mais, au nom du ciel ! aie pitié du désespoir d’une mère !

— Julian ! s’écria vivement le coureur des bois, dis de ma part à madame la comtesse que je ferai tout pour qu’avant une heure, elle ait des nouvelles de sa fille, et qu’elle prenne courage ! Fie-toi à moi, pour lui donner cette consolation.

— Merci, mon ami, dit Julian avec effusion, maintenant, j’espère.

Williams Fillmore se leva alors, et s’inclinant devant M. d’Hérigoyen :

— Monsieur, lui dit-il, permettez-moi de me retirer : j’ai tenu ma promesse en vous mettant en rapport, ainsi que vous le désiriez, avec un homme habile, et dont, j’en suis convaincu, les services vous seront d’un grand secours. Ma présence est inutile ici, et probablement elle vous sera de quelque utilité autre part ; car je ne me considère pas comme quitte envers vous ; et mon plus vif désir est de vous prouver mon sincère dévouement. J’aurai, si vous me le permettez, monsieur, l’honneur de vous revoir bientôt, et peut-être, moi aussi, vous apporterai-je de bonnes nouvelles.

— Vous serez toujours le bien-venu, monsieur, répondit Julian ; je n’ai pas oublié, croyez-le bien, combien j’ai eu à me louer de vous dans une circonstance fort grave, et je ne doute ni de votre loyauté ni de votre dévouement.

M. d’Hérigoyen serra alors la main de Bernard, salua Williams Fillmore et le policier avec un sourire triste, et il quitta le salon par une porte intérieure, tandis qu’après de nouveaux saluts, Williams Fillmore se retirait par une autre, accompagné par Charbonneau jusqu’au bas du perron.

Bernard et le policier demeurèrent seuls.

— Maintenant, à nous deux, monsieur, dit Bernard d’un ton de bonne humeur ; et tout d’abord, jouons cartes sur table comme deux hommes d’honneur, qui, en dehors de tout intérêt temporaire, éprouvent l’un pour l’autre une véritable sympathie, et resteront amis lorsque leur association aura cessé.

— Je vous remercie, monsieur, répondit le policier, de la bonne opinion que vous avez de moi, et dont je crois être digne ; seulement, je vous avoue franchement que je ne comprends pas ce que vous entendez par ces mots « jouer cartes sur table », la franchise la plus entière étant une des conditions les plus sérieuses de notre pacte, ou de notre association, s’il vous plaît de la nommer ainsi.

— Vous allez me comprendre, monsieur ; sachez donc que vous auriez fait un marché de dupe, si nous avions, accepté vos propositions de tout à l’heure.

— Pourquoi donc cela, monsieur ! Ces propositions me semblaient, au contraire, à moi fort acceptables.

— Certes, vous devez le penser ainsi ; mais vous auriez été volé comme au coin d’un bois, tout simplement, et voici pourquoi : l’homme que nous vous demandons de découvrir n’est rien moins que le marquis de Garmandia lui-même.

— Il se pourrait ! s’écria le policier avec la plus grande surprise.

— Oui, monsieur ; quand le moment en sera venu, je vous remettrai les preuves, écrites de la main du marquis lui-même, de ce que je vous dis : le marquis est l’ennemi personnel de madame la comtesse de Valenfleurs, de M. d’Hérigoyen et de moi ; ce serait une trop longue histoire à vous conter actuellement ; le temps nous manque pour cela. Qu’il vous suffise de savoir, quant à présent, que nous jouons depuis vingt ans une partie terrible, dans laquelle vous allez entrer pour en précipiter le dénouement.

— Vous pouvez, plus que jamais, compter sur moi après cette loyale déclaration, monsieur.

— Je le sais. La vie de ce misérable n’est qu’une suite non interrompue de vols, des crimes les plus odieux que vous puissiez imaginer : c’est un scélérat sans peur et sans remords ; en un mot, c’est une fauve qui jamais ne recule devant aucune extrémité ; il fera, je vous en avertis à l’avance, une défense désespérée. Attendez-vous donc à tout de sa part. Habitant Paris depuis quelques mois à peine, il a déjà recruté toute une armée de bandits dont il dispose à sa guise ; c’est lui qui, il y a quelque temps, a assassiné en plein jour une femme dans une voiture, et, quelques jours plus tard, a été l’auteur des massacres de la plaine du Bourget, de la Maison des voleurs. Cette nuit, il a fait tirer sur moi, et j’ai failli deux fois être assassiné ; enfin, il y a deux heures, ma voiture a été assaillie par trente ou quarante bandits qui se sont rués sur elle, le revolver et le couteau au poing. Il m’a fallu livrer une véritable bataille, et je n’ai réussi que par miracle à m’échapper des mains de ces drôles. Ces faits vous donnent la mesure de l’homme contre lequel vous allez avoir à lutter.

— Je vous remercie de ces renseignements, monsieur ; mais ils ne m’effraient pas, reprit le policier avec un sourire amer, j’en ai vu bien d’autres ! je suis blasé sur la peur. Cet homme est donc colossalement riche pour disposer ainsi d’une aussi formidable armée de coquins ?

— Oui, monsieur, il est très riche.

— Alors, ce ne sera pas facile. Cette affaire me semble même d’une difficulté immense ; je ne me suis jamais trouvé, pendant ma longue carrière de policier, en face d’une énigme aussi complète : l’homme que nous voulons découvrir ne doit pas avoir de complices, dans la banale acception du mot ; les bandits dont il se sert, et que je connais pour la plupart, ne sont employés par lui qu’à titre de comparses ; ils ne savent rien, j’ai interrogé avant de venir un certain Fil-en-Quatre, arrêté cette nuit par vous ; j’ai écouté avec soin tout ce qu’il m’a dit, je l’ai étudié et retourné de toutes les façons, mais en vain ; on le paie, il agit, mais il ne sait rien. Je suis contraint de convenir que tout nous échappe ; que nous ne possédons pas le plus léger fil pour nous guider ; il est évident pour moi que le commissaire de police et les sergents de ville dont on m’a parlé n’existent pas, la façon dont ces soi-disant agents ont procédé me le prouve.

— Vous concluez ?

— Je conclus que vous ne m’avez rien dit de trop, que nous sommes en face d’un homme, qu’il soit ou non le marquis de Garmandia, non seulement d’une habileté prodigieuse, mais qui, grâce à sa grande fortune, dispose d’une énorme puissance.

— À la bonne heure ! je reconnais maintenant que vous voyez aussi clair que moi, et que vous comprenez cette affaire comme elle doit l’être. Alors, à votre avis, comment devons-nous procéder avec ce misérable ?

— Par la ruse et par le mystère, monsieur, surtout agir, en apparence du moins, régulièrement, c’est-à-dire porter plainte au parquet, insister à la Préfecture dans les bureaux pour que des recherches minutieuses soient faites, tout cela ostensiblement, sans affectation naturellement. Nous, pendant ce temps, nous agirons à côté, nous creuserons une mine qui éclatera tout à coup. Il importe que nous ne mettions que très peu de personnes dans notre confidence. Vous et moi nous devons disparaître, feindre un voyage, et tandis que l’on nous cherchera très loin, nous manœuvrerons en toute sûreté à Paris que nous n’aurons pas quitté. Il importe surtout de ne pas laisser pénétrer les déguisements que nous adopterons ; quant à moi, cela me sera facile, j’ai tellement l’habitude des transformations, que je mets au défi le plus fin de ne pas se laisser prendre à mes déguisements.

— De mon côté, je vous en offre autant, dit Bernard en souriant. Nous ne nous verrons que rarement ici, et jamais deux fois de suite sous la même apparence ; cet hôtel est surveillé depuis longtemps déjà, j’en ai la preuve ; et puis, il y a ici tant de valets, qu’il est presque impossible que dans le nombre il ne se trouve pas des espions de nos ennemis. Cependant je désirerais étudier avec vous le contenu d’un carnet que j’ai ramassé à l’endroit même où un individu s’était embusqué pour tirer sur moi, je n’espère pas grand’chose de cette trouvaille ; cependant, qui sait ?

— Nous ne devons rien négliger, monsieur ; demain, je vous attendrai à midi précis dans les galeries de fer, du côté de la rue de Choiseul. En entrant, vous laisserez tomber votre canne, que vous ramasserez en grommelant entre vos dents ; je vous accosterai en vous disant : « Cinq minutes de retard, j’ai gagné. » Et je tirerai ma montre ; sans ces précautions, nous ne nous reconnaîtrions pas, très probablement. À chaque entrevue, nous conviendrons d’un nouveau rendez-vous à des heures et à des endroits différents,

— C’est convenu : demain nous dresserons notre plan de campagne définitif, et nous nous communiquerons ce que nous aurons appris au cas, peu probable, où nous aurions appris quelque chose ; en somme, nous devons avoir quelques chances pour nous : il ne s’agit que de les reconnaître, et j’espère qu’à nous deux nous réussirons à démêler cet écheveau en apparence si embrouillé.

— Et moi, j’en ai la conviction, monsieur ; je compte surtout sur l’habileté de nos adversaires ; ils voudront trop finasser : à cause de cela même, ils se laisseront aller à commettre quelques bévues qui nous les livreront.

— Ceci est de la haute diplomatie, dit Bernard en souriant.

— Eh ! fit le policier avec une railleuse bonhomie, la diplomatie n’est, en somme, qu’un espionnage habilement organisé, la police elle-même n’est pas autre chose.

— Il y a beaucoup de vrai dans ce que vous dites là. J’aurais encore bien des confidences à vous faire, mais le temps me presse, et j’ai promis à M. d’Hérigoyen que madame de Valenfleurs aurait dans une heure des nouvelles. Nous remettrons donc ces confidences à un autre moment, bien qu’elles ne manquent pas d’une certaine gravité.

— À ce propos, permettez-moi de vous faire observer que vous vous êtes, je crois, un peu trop avancé en faisant cette promesse.

— Peut-être ! répondit le coureur des bois, avec un sourire énigmatique.

— En attendant ces nouvelles, sur lesquelles, je vous l’avoue, je ne compte que très médiocrement, il est une révélation très importante pour le succès de notre campagne, et que, je ne sais comment, je n’ai pas songé à vous faire encore, monsieur.

— Laquelle ? demanda Bernard curieusement.

— Celle-ci, monsieur : si nous voulons réussir, il importe que, avant toute chose, nous cherchions la femme. Aussitôt que nous l’aurons trouvée, la moitié et la plus difficile partie de notre besogne sera faite, et les choses marcheront alors toutes seules.

— Qu’entendez-vous par cette recherche de la femme ?

— Vous ne comprenez pas ?

— Ma foi non, pas du tout, je le confesse, d’autant plus qu’il n’y a pas la moindre femme dans toute cette affaire.

— Vous en êtes certain ?

— Pardieu.

— C’est ce dont il faut nous assurer.

— Dame, c’est facile. Je ne vois, en fait de femmes, que la comtesse de Valenfleurs et sa fille.

— Je ne parle pas de ces deux dames.

— Alors, je n’y suis plus du tout.

— Je m’en doutais. Écoutez-moi donc, monsieur, l’explication ne sera pas longue.

— Comme il vous plaira.

En ce moment, un grand bruit se fit entendre au dehors, et Charbonneau parut tout effaré.

— Que se passe-t-il donc ? lui demanda Bernard avec inquiétude.

— Le comte Armand vient d’arriver, dit le Canadien : le télégramme par lequel on l’appelait ne lui apprenait rien de positif sur les motifs de ce rappel précipité ; en descendant de voiture, cet imbécile de Jérôme Desrieux lui a appris à brûle-pourpoint l’enlèvement de mademoiselle Vanda ; le comte est tombé raide à la renverse ; on l’a transporté dans son appartement, où les médecins essayent de le faire revenir a lui.

— Vous m’avertirez dès que le comte aura repris connaissance ; allez, ami Charbonneau.

— Quel est donc ce jeune homme ? demanda le policier, dès que le Canadien fut sorti.

— C’est le fiancé de la jeune fille enlevée, répondit tristement Bernard.

— Pauvre jeune homme ! murmura le policier.