Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/III/XXI

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XXI

COMMENT LE LOUPEUR REÇUT UNE VISITE À LAQUELLE IL NE S’ATTENDAIT PAS, ET DE QUELLE FAÇON IL QUITTA SON DOMICILE.


Après s’être débarrassé de ses visiteurs, le Loupeur avait repris lentement, et d’un air préoccupé, le chemin de sa chambre à coucher.

En traversant la salle à manger, son regard tomba par hasard sur des comestibles rangés dans un certain ordre sur un buffet.

Le bandit s’arrêta ; un sourire amer plissa ses lèvres, et il serra les poings avec rage, en laissant échapper entre ses dents serrées une malédiction à demi articulée.

M. de Montréal était un viveur émérite. Maintes fois, alors qu’il n’était pas encore un bandit, il avait dû ses plus beaux triomphes, près de certaines femmes, à un souper fin, largement arrosé d’un vin généreux.

Bien qu’il n’eût pas espéré réussir par les mêmes moyens avec la pudique et innocente jeune fille, dont il espérait faire sa proie, cependant, redoutant d’être contraint de séquestrer au moins pendant quelques jours celle dont il avait juré la perte, il avait acheté la veille tous les éléments, non seulement d’un succulent souper, mais encore les vivres nécessaires à l’alimentation de deux personnes pendant au moins quatre jours, temps qu’il avait jugé nécessaire pour amener la jeune fille à céder à ses désirs.

Le plan de séduction qu’il avait dressé contre miss Lucy Gordon était des plus habiles.

Il se proposait de le mettre à exécution et de le faire réussir dès que sa victime serait entre ses mains.

Malheureusement pour lui et heureusement pour miss Lucy Gordon, cet homme, pour imposer silence à quelques cris de rébellion de sa conscience, car il ne se dissimulait nullement ce que le crime qu’il se proposait de commettre avait de vil et d’odieux, ne trouva pas de meilleur moyen pour oublier ses derniers scrupules que de s’enivrer.

Alors le bandit avait reparu sous l’homme du monde, et s’était presque aussitôt changé en une brute féroce.

Le plan si habilement élaboré avait été oublié pour faire place à la folie furieuse, aux ignobles péripéties auxquelles nous avons assisté.

Sa victime lui avait échappé après l’avoir vaincu.

Ces souvenirs honteux avaient été subitement réveillés en lui à la vue des comestibles.

— Bah ! grommela-t-il après un instant, je me suis saoulé comme un bélître ; je n’ai eu que ce que je méritais ; mais la fois prochaine, et je ne tarderai pas à la faire surgir, je prendrai ma revanche. Rire bien qui rira le dernier.

Un sourire cynique courut sur ses lèvres.

Il prit sur le buffet un pâté de foie gras, une poularde truffée, deux bouteilles de vin, et porta le tout sur la table, mit le couvert en une seconde, et, s’installant commodément devant ce repas improvisé, il se mit à manger de bon appétit.

— Il ne faut pas que cela soit perdu, disait-il tout en découpant la poularde. Il est tard, je me sens en appétit ; ces bonnes choses achèveront de me remettre.

Après avoir mangé la moitié de la poularde, une large tranche du pâté, du fromage, des fruits, et avoir vidé les deux bouteilles de pommard, il se leva complètement rassasié.

— Mille diable ! dit-il en remettant tout en ordre, je me sens tout autre, définitivement rien n’est tel que la bonne chère, pour transformer un homme et lui faire voir tout en rose ; le diable soit des femmes ! elles ne servent qu’à vous abrutir ; rien de tel que la liberté !

Sur ces derniers mots, il revint dans sa chambre à coucher, où il procéda aussitôt à sa toilette.

Par ce mot : toilette, nous n’entendons nullement que le bandit endossa un costume d’homme du monde semblable à celui qu’il portait en ce moment.

Nullement ; c’était, au contraire, l’homme du monde qui allait redevenir bandit, et, au moyen d’un habile maquillage, reprendre la peau d’un rôdeur de barrière, l’habitué du tapis-franc de la Marlouze, enfin le Loupeur, le chef suprême de l’armée roulante.

Ce déguisement lui était indispensable pour les recherches qu’il se proposait de faire dans le faubourg Saint-Antoine.

Il y procéda donc avec le plus grand soin, absolument comme l’aurait fait un acteur en renom se préparant à entrer en scène.

Du reste, dans son cabinet de toilette se trouvaient tous les ingrédients nécessaires pour opérer cette métamorphose.

Ce fut un long, pénible et difficile travail ; il se prolongea pendant plus de trois quarts d’heure ; le Loupeur n’était jamais content ; il y avait toujours quelque chose qui n’allait pas selon son goût et jurait avec le reste.

Enfin, à force de patience et en corrigeant à droite, à gauche, en haut et en bas, il finit par atteindre la perfection désirée.

En effet, il avait lieu d’être satisfait ; il avait accompli un véritable chef-d’œuvre.

Il ne restait plus absolument rien de M. de Montréal, le Loupeur renaissait tout entier, et dans toute sa hideur typique.

— Voilà qui est fait ! dit-il avec un sourire gouailleur : bien fins seraient ceux qui, sous ce badigeon, reconnaîtraient le beau Lucien de Montréal, l’habitué du foyer de l’Opéra et l’élégant viveur du Café anglais. Voyons, ajouta-t-il, vais-je aller tout droit au faubourg Antoine rejoindre Fil-en-Quatre ? J’aurais bien besoin de voir cet animal de Romieux ; ce que m’a dit mon copain me trotte dans la tête… Deux heures et demie ! fit-il en regardant la pendule ; il est trop tard maintenant, jamais je n’aurai le temps d’aller d’ici à Passy, et de Passy à la rue de Reuilly, c’est un véritable voyage… Bah ! nous verrons ce soir ; allons toujours au plus pressé.

Il prit sa casquette, bourra et alluma son brûle-gueule ; mais, au moment où il allait sortir, la sonnette fit entendre son carillon.

— Encore des visites ! s’écria-t-il avec humeur ; que le diable les caresse ! je vais sortir d’un autre côté ; mais, si c’était important… On ne vient guère me voir pour le plaisir de me serrer la main ! mieux vaut voir.

Il fit alors jouer le ressort.

La porte fut brusquement ouverte et fermée, des pas pressés se firent entendre dans les pièces adjacentes, deux hommes parurent.

Ces deux hommes étaient le Mayor et ce bon M. Romieux, toussant, geignant, et l’air papelard, selon son habitude.

Le Loupeur, bien qu’il n’en laissât rien paraître, fut très agréablement surpris en les reconnaissant, et il se félicita intérieurement de les avoir reçus.

— Bonjour, cher monsieur de Montréal, dit le Mayor en riant ; est-ce que nous vous dérangeons ? Il paraît que vous faites la grasse matinée.

Et il se laissa aller sur le divan, où déjà le Manchot avait pris place.

— Je rentre à l’instant, monsieur ; mais pas de noms propres entre nous, s’il vous plaît, répondit sèchement le Loupeur ; dites-moi plutôt ce qui vous amène !

— Sur ma foi, monsieur, la réponse est charmante, reprit le Mayor ; n’avions-nous pas un rendez-vous ce matin chez la Marlouze ?

— C’est possible, monsieur ; excusez-moi, je l’ai complètement oublié.

— C’est bien naturel, dit le Manchot avec son éternel ricanement ; une nuit de noces !

Le Loupeur lança à la dérobée un regard foudroyant sur le misérable.

— Ah !… fit le Mayor, de son air le plus placide ; je vous excuse. Aussi, me doutant de quelque chose comme cela, n’ai-je pas hésité à venir vous voir, au risque de vous troubler dans vos voluptueux ébats.

— Le fait est, cher monsieur le Loupeur, que vous êtes un peu pâle ; vos yeux sont éteints, fit le Manchot en ricanant, vous semblez considérablement… eh ! eh ! comment dirai-je ?…

— Ne dites rien, vous me ferez plaisir, interrompit le bandit d’une voix sourde.

— Hum ! vous avez le bonheur lugubre, cher monsieur ; mais, après tout, c’est votre affaire, dit le Mayor.

— Vous aviez sans doute une raison sérieuse pour me venir ainsi relancer jusque chez moi, monsieur, répondit froidement le Loupeur.

— Oui, et une raison très grave, répondit le Mayor avec hauteur ; quoique je trouve le mot relancer un peu trop vif, de vous à moi.

— Pourquoi donc, s’il vous plaît, monsieur ? Si l’un de nous doit des ménagements à l’autre, ce n’est pas moi, je le suppose, fit-il du ton le plus agressif.

— Passons, dit le Mayor d’un air conciliant ; je ne suis pas venu ici pour vous chercher querelle, monsieur, mais bien pour vous parler de nos affaires.

— Très bien, je suis à vos ordres, parlez, monsieur.

— Voici la chose en deux mots, cher monsieur, reprit le Mayor ; hier, après la réussite de notre audacieux coup de main et nous être séparés, j’ai conduit ma fil… Mlle de Valenfleurs, veux-je dire, chez moi, reprit-il en se mordant les lèvres ; mais elle n’y reste que provisoirement, en attendant que je lui trouve une maison convenable et surtout plus sûre.

— Je ne comprends pas vos dernières paroles, monsieur ; il me semble que cependant votre maison offre toutes les conditions de sûreté nécessaires.

Le Mayor hocha la tête d’un air de doute.

— Pour vous, Parisien, reprit-il, cette maison offre certainement toutes les conditions de sûreté désirables, je le reconnais ; j’ajouterai même que, le cas échéant, j’y pourrais jouer avec la police française, que l’on prétend si fine et si rusée, une longue partie, que certainement je gagnerai, j’en suis certain.

— Eh bien, alors ?

— Si vous connaissiez comme je les connais, monsieur, les hommes contre lesquels j’ai à me défendre, vous ne parleriez pas ainsi que vous l’avez fait. Depuis quelques heures à peine, n’est-ce pas, nous avons réussi à nous emparer de ces deux dames ? Eh bien, ces hommes, mes adversaires, ont déjà découvert nos traces ; ils sont sur notre piste et ils ne la lâcheront pas, croyez-le, avant de nous avoir découverts, ce qui sera au plus tard dans quelques heures.

— Vous avez donc obtenu des renseignements certains sur eux ?

— Je ne sais rien, je n’ai rien appris, monsieur ; mais je le sens, je le devine, ils rôdent autour de nous. Ces hommes possèdent une faculté étrange, incompréhensible, qui leur permet de se diriger à coup sûr à travers les chemins les plus sombres, les dédales les plus inextricables.

— Allons donc ! ceci est de la fantaisie, monsieur : me prenez-vous pour un niais ? Vous êtes la seconde personne qui me parle ainsi aujourd’hui.

— Comment ! s’écria le Mayor avec surprise, que voulez-vous dire ?

— Je veux dire, monsieur, qu’un de mes affidés, qui a longtemps habité l’Amérique, m’a tenu à peu près le même langage que vous me tenez en ce moment. Je lui ai ri au nez. Je lui ai répondu à peu près ce que je vais avoir l’honneur de vous répondre à propos de cette prescience des coureurs des bois, si vous le désirez, monsieur.

— Je ne vous cache pas que je suis très curieux de connaître votre opinion à ce sujet.

— Soit, monsieur, la voici : j’ai lu, comme tout le monde, les charmants romans de Fenimore Cooper et d’autres auteurs plus modernes, sur les mystérieuses savanes et prairies américaines ; c’est fort ingénieux et fort attachant, j’en conviens ; mais suivre une piste à travers un désert si étendu qu’il soit, n’a rien à mon avis qui dépasse les limites du possible ; j’admets même, jusqu’à un certain point, ces théories attrayantes par leur singularité. Mais je suis fermement convaincu qu’un coureur des bois, si habile qu’il fût, serait très embarrassé s’il lui fallait mettre en pratique ses étranges talents dans les rues de Paris, où toute piste, à la mode des Peaux-Rouges bien entendu, est impossible. La police seule possède des moyens presque infaillibles pour nous découvrir, parce qu’elle connaît tous nos repaires, tous nos lieux de rendez-vous ; que nos dossiers sont à la préfecture, nos signalements répandus partout ; que la police nous cerne et nous traque sans cesse, et cela avec succès, le plus souvent, au moyen des nombreux agents qu’elle compte parmi nous, ou de faux-frères qui nous vendent sans vergogne aucune, dès qu’ils sont pris, pour un adoucissement de peine, ou pour quelques misérables pièces de cinq francs : voilà monsieur, le seul ennemi véritablement redoutable que nous ayons. Tant que nous ne l’aurons pas à nos trousses, nous pourrons être tranquilles et dormir sur nos deux oreilles, comme on dit, ajouta-t-il en riant. Quant à ces fameux coureurs des bois dont vous êtes si fort effrayé, laissez-les s’égarer sur les pistes de fantaisie qu’ils s’amusent à suivre ; c’est un exercice salutaire et peu dangereux pour nous.

— Vous reconnaîtrez bientôt votre erreur, monsieur.

— C’est possible, monsieur, mais je vous répète — car telle est ma conviction — que, jusqu’à ce que cette irrésistible habileté me soit bien prouvée et bien démontrée, je n’en croirai pas un traître mot. Veuillez donc, je vous prie, revenir à la question, dont il me semble que nous nous sommes beaucoup trop écartés, pour, permettez-moi de dire le mot vrai, discuter sur des niaiseries qui ne devraient pas un seul instant attirer l’attention d’hommes sérieux et intelligents, comme nous avons la prétention de l’être, vous et moi.

— Eh ! eh ! fit le Manchot avec son éternel et agaçant ricanement, bien sanglé, cher ami : ta crainte de ces coureurs de bois très redoutables, là-bas dans les savanes mexicaines, j’en conviens, était appuyée sur des faits indiscutables ; mais ici, à Paris, je les considère, en somme comme fort inoffensifs. Cette crainte, que tu laisses voir à tout propos, passe tout doucement chez toi à l’état de monomanie. Prends-y garde, cher ami, la monomanie n’est qu’un côte de la folie, et, ma foi, depuis quelque temps, pour cette cause ou une autre que j’ignore, tu me sembles baisser considérablement.

— Tais-toi, double brute ! lui dit rudement le Mayor ; tu n’es qu’une vipère hideuse, que j’aurais dû écraser depuis longtemps sous le talon de ma botte.

— Eh ! eh ! essaie ! cher ami, essaie. Eh ! eh ! en somme, puisque tu as une si profonde terreur de ces deux hommes, pourquoi diable as-tu enlevé ces deux petites filles, qui probablement ne demandaient pas mieux que ne pas faire ton honorable connaissance ? Eh ! eh ! tu serais bien tranquille en ce moment, au lieu que je veux que le diable me caresse, si tu n’as pas tout à fait l’air d’un fou !

— Te tairas-tu, gradin ! s’écria le Mayor en levant le poing avec rage.

— Eh ! eh ! fit l’autre en se reculant vivement ; doucement mon doux ami, modère ton ardeur quant à présent ; quelque jour nous réglerons nos comptes, sois-en certain, ajouta-t-il avec un venimeux sourire.

Le Mayor haussa les épaules avec mépris, et tournant dédaigneusement le dos à son complice, il reprit, en s’adressant au Loupeur, qui avait assisté, froid et impassible, à cette querelle :

— Mademoiselle de Valenfleurs ne semble pas d’un caractère facile, ni être douée d’une douceur angélique, dit-il avec un sourire contraint. J’avais cru devoir, pour certaines raisons, la laisser libre de ses membres. Elle a profité de cette courtoisie dont j’usais avec elle, et qui devait l’engager à m’être reconnaissante, pour me cribler d’injures et de menaces : plusieurs fois elle tenta de se précipiter par la portière ; une fois même elle brisa une glace et a laissé tomber une de ses boucles d’oreilles sur l’avenue de la Grande-Armée, de sorte que j’eus une difficulté extrême à la conduire chez moi. Mais là, ce fut encore pis. Elle pleura, sanglota, se débattit, eut des crises nerveuses inquiétantes, et appela à grands cris son amie, cette Lucy Gordon que vous avez emmenée. À toutes les questions qu’on lui adressait, à tout ce qu’on lui disait, elle s’obstinait à ne répondre que ces deux mots : Lucy Gordon. Bon sang ne peut mentir, elle a véritablement le diable au corps !

— Eh ! eh ! chère petite, elle a de qui tenir, dit le Manchot.

— Que puis-je à cela, moi, monsieur ? dit le Loupeur.

— Ma foi ! je ne sais trop ; le fait est que, ennuyé de ses jérémiades, et pour obtenir un peu de tranquillité, je lui ai promis de lui rendre son amie, pensant que peut-être, puisqu’elles s’aiment tant, quand elles seront réunies, j’aurai plus facilement raison de ma fil…, de mademoiselle de Valenfleurs. Enfin, ajouta-t-il en riant faux, j’ai pensé que les quelques heures de tête-à-tête que vous avez passées avec cette chère miss Lucy Gordon, ont du amener un peu de calme dans votre esprit, et que vous ne vous refuserez pas à ce que je la réunisse à son amie qui semble ne pouvoir vivre loin d’elle. Il est bien entendu, ajouta le Mayor du ton le plus conciliant, que vous serez libre de voir votre charmante maîtresse à toute heure, et de causer avec elle tout autant qu’il vous plaira.

Le Loupeur fit une affreuse grimace sans répondre.

Il se trouvait placé dans une situation d’autant plus désagréable qu’elle était ridicule.

Il ne savait quel parti prendre pour sauvegarder son amour-propre.

— Refuseriez-vous ? demanda le Mayor, en fronçant légèrement le sourcil.

— Non, eh ! eh ! fit le Manchot, seulement il ne se soucie pas d’accepter.

— Je ne refuse ni n’accepte, dit sèchement le Loupeur.

— Qu’est-ce à dire ? s’écria le Mayor.

— Oui, que signifie cette réponse ?… Eh ! eh ! fit le Manchot en riant.

— Vous avez entendu ? reprit le Loupeur.

— J’ai entendu que votre réponse n’en est pas une.

— Vous croyez ? fit-il avec un sourire amer.

— Je vous serai obligé de me l’expliquer.

— Cela me sera facile.

— J’attends.

— Miss Lucy Gordon n’est plus ici.

— Comment ! miss Lucy Gordon n’est plus ici ? s’écria le Mayor avec stupeur.

— Je vous l’ai dit, reprit froidement le Loupeur.

— Mais où est-elle, alors ?

— Oui, eh ! eh ! où est-elle, cette chère enfant ? ajouta le Manchot.

— Que sais-je ? chez elle, probablement.

— Comment ! chez elle ? à l’hôtel de Valenfleurs ? reprit le Mayor avec une surprise croissante.

— Dame ! c’est là qu’elle demeure, il me semble, reprit sèchement le bandit, à moins cependant qu’elle se soit jetée à la Seine, ce qui ne serait pas impossible.

— Ah ! çà, que signifie cet imbroglio ?

— Ce n’est pas un imbroglio ; c’est la vérité que vous me demandez, et que je vous dis.

Le Mayor commençait à soupçonner quelque sombre mystère sous ces froides et sèches réponses du bandit.

Il reprit après un instant :

— Que s’est-il donc passé ici ?

— Que vous importe ? Il doit vous suffire de savoir qu’elle n’est plus ici.

— Non pas, mon maître, vous ne me donnerez pas ainsi le change, s’il vous plaît ! Cette affaire prend des proportions très grandes de gravité, il importe qu’elle soit tirée au clair, notre intérêt l’exige, notre sûreté est menacée par ce départ…

— Ou par cette fuite… Eh ! eh ! cela est plus probable.

— Je le crois comme vous, dit le Loupeur avec un accent glacé.

— Hum ! quand cette jeune fille est-elle partie ?

— Vers une heure du matin, environ.

— Mais l’heure exacte ?

— Je l’ignore.

— Vous étiez donc absent ?

— J’étais présent ; mais je ne pouvais ni voir, ni entendre, ni par conséquent m’opposer à la fuite de cette jeune femme.

— Malheureux ! Vous étiez donc ivre ?

— Notre cher Loupeur, en véritable sybarite qu’il est, dit le Manchot en riant, a voulu allier Bacchus et Vénus, eh ! eh ! Il a roulé sous la table, et Vénus a pris la poudre d’escampette… Eh ! eh ! c’est fort drôle ! j’aurais voulu voir la mine qu’il a faite, en s’éveillant, en ne retrouvant plus son adorée près de lui, eh ! eh !

— Silence ! double brute, dit rudement le Mayor au Manchot ; et vous, monsieur, ajouta-t-il en s’adressant au Loupeur, cessez, je vous prie, ces réticences blessantes pour nous, et expliquez-vous franchement, une fois pour toutes. Nos existences à tous sont en jeu : il importe que nous connaissions bien, et dans toute son étendue, le danger qui nous menace, afin de le conjurer si cela est encore possible, ce dont, je vous l’avoue, je doute fort.

— Je l’ignore comme vous, monsieur ; mais, après tout, vous avez raison. Si j’ai agi comme un niais et une brute, seul je dois en subir les conséquences ; vous avez le droit d’exiger de moi une confession tout entière. Je m’execute, monsieur ; seulement, imposez silence à ce mauvais drôle, car, s’il s’avisait de me railler avec ses affreux ricanements pendant que je vous raconterai ce qui s’est passé, sur ma parole ! je le clouerai sur la muraille avec mon poignard comme une immonde chenille qu’il est.

— N’ayez pas peur ! Eh ! eh ! mon doux ami, je me tiendrai coi ; je vous connais trop rageur pour me risquer à plaisanter avec vous hors de propos.

— C’est votre affaire, dit le Loupeur d’une voix sombre, vous êtes averti.

Alors, sans plus tergiverser, le Loupeur, avec une franchise cynique, raconta dans tous ses plus minutieux détails la scène horrible qui s’était passée entre lui et la jeune femme ; la défense désespérée, héroïque de miss Lucy Gordon ; et comment, affolée par le désespoir, elle s’était emparée de ses revolvers, oubliés sur un guéridon, avait tiré sur lui et l’avait renversé pour mort.

Quant à ce qui s’était passé après sa chute, naturellement il l’ignorait, et il lui fut impossible de rien dire sur la fuite de la jeune fille, et comment cette fuite s’était opérée.

— Peste ! dit le Mayor, quelle virago ! C’est une Yankee pur-sang ; je les connais de longue date : ce sont des gaillardes résolues dont on ne vient pas facilement à bout quand elles se mettent en tête de résister, ce qui est rare, ajouta-t-il avec un ricanement cynique. C’est égal, fit-il, après un instant, voilà une déplorable affaire !

Le Loupeur montra alors le portefeuille, presque entièrement traversé par la balle du revolver, et, découvrant sa poitrine :

— Regardez, dit-il.

— Oui, oui, c’est une maîtresse femme, dit le Mayor en devenant pensif et hochant la tête à plusieurs reprises.

— Eh ! eh ! fit le Manchot, toujours ricanant, si jamais, comme je l’espère, je réussis à m’emparer de la belle Denizà, les choses ne se passeront pas ainsi entre nous, je vous le jure !… Eh ! eh ! nous avons un vieux compte à débrouiller ensemble ! Je prendrai mes précautions pour ne pas me faire rouler comme vous l’avez été, eh ! eh ! l’ami Loupeur.

— Mort diable ! vous direz ce que vous voudrez, s’écria le Mayor, tout cela est pitoyable ; nous voilà dans un gâchis dont je ne sais comment nous sortirons ! Que faire à présent ? Comment imposer silence à cette misérable femme ?

— Bon ! reprit le Manchot, je vois que vous commencez déjà à perdre la tête. Quant à moi, je ne vois pas qu’il y ait tant à nous préoccuper. Cette drôlesse s’est échappée, très bien ; et puis, après ? Elle s’est sauvée en courant tout droit devant elle, sans plus savoir où elle allait que se souvenir d’où elle sortait ; l’épouvante lui faisait tout oublier ; elle ne pensait probablement qu’à fuir son aimable galant ; elle sera tombée épuisée dans quelque coin, voilà tout ; d’ailleurs, ne connaissant pas Paris, il lui sera impossible, si on l’interroge, de donner les moindres renseignements sur son enlèvement et l’endroit où elle a été conduite ; nous n’avons donc rien à redouter d’elle.

— Je suis de cet avis, dit le Loupeur.

— Hum ! fit le Mayor d’un air peu convaincu.

— Mais, reprit le Manchot en ricanant, si je ne me trompe, l’enlèvement de ces deux péronnelles n’était, il me semble, que la première, et la moins importante partie de notre plan ; n’est-il pas vrai ? eh ! eh ! mes compagnons.

— C’est vrai. Mais, maintenant.

— Rien n’est changé, cher ami ; n’avions-nous pas un double motif en venant chez notre digne associé ? Peut-être l’avez-vous oublié ?

— Nullement.

— Très bien : nous voulions donc d’abord lui emprunter sa maîtresse, mais surtout réclamer son concours pour l’enlèvement de la comtesse de Valenfleurs, et surtout celui de la charmante Denizà, à laquelle, je l’avoue ; je m’intéresse très particulièrement, eh ! eh ! fit-il avec un sourire railleur.

— Parfaitement ; mais, quoi que vous en disiez, à mon avis, après la fuite de l’Américaine, cela me paraît bien difficile, presque impossible même ; à moins d’être des niais, nos ennemis se sont mis sur leurs gardes.

— Non pas ! La situation est toujours la même ! s’écria vivement le Manchot ; seulement il faut se hâter et agir tout de suite et sans hésiter. Eh ! eh ! n’avons-nous pas la certitude que la comtesse est seule à l’hôtel, en compagnie de mesdames Zumeta et d’Hérigoyen, alias Denizà, avec ses domestiques, dont trois au moins sont payés par nous ? Ne doivent-ils pas nous ouvrir eux-mêmes la porte de l’hôtel ? Eh ! eh ! pendant que les coureurs des bois nous cherchent bien loin, pourquoi n’irions-nous pas faire une petite visite à domicile à ces charmantes et intéressantes dames ? Toutes les chances sont pour nous, il me semble ; qu’en dites-vous, monsieur le Loupeur ? Eh ! eh ! c’est une idée, cela !

— Mais notre ami est blessé, dit le Mayor. Cette contusion doit le faire horriblement souffrir et lui enlever une grande partie de ses forces ; et peut-être y aura-t-il bataille.

— Ce serait tant mieux, car alors cela me rendrait toute mon énergie ; l’espoir de la vengeance me soutiendrait et me donnerait des forces. Mais, je vous prie, ne vous occupez pas plus de ma blessure que je ne m’en occupe moi-même.

— Eh bien ! que pensez-vous du plan de notre associé ?

— Je le trouve mauvais et irréalisable, dit nettement le Loupeur.

— Eh ! eh ! fit le Manchot, vous tranchez carrément les questions, mon maître.

— C’est possible. Vous allez reconnaître que j’ai raison : d’abord nous ne sommes pas en Amérique, mais à Paris, où on ne force pas en plein jour un hôtel dans le quartier le plus peuplé et le plus riche de la ville, comme on forcerait la mansarde d’une couturière. À peine auriez-vous pénétré dans l’hôtel que déjà la police serait à vos trousses, vous seriez pris comme dans une souricière, et tout serait perdu.

— Mort-diable ! il y a du vrai là-dedans ! s’écria le Mayor.

— Tout est vrai, reprit le Loupeur ; les domestiques de madame de Valenfleurs, que vous payez très cher probablement, se moquent de vous et vous volent votre argent en vous donnant de faux renseignements ; ils ne savent pas le premier mot de ce qui se passe dans l’hôtel.

— Et vous le savez, vous, n’est-ce pas ? fit le Manchot avec ironie.

— Certes, beaucoup mieux que vous, et en voici la preuve.

Et il donna dans les plus grands détails les renseignements qui, une heure auparavant, lui avaient été fournis par Fil-en-Quatre.

Les deux bandits furent frappés de stupeur à cette nouvelle, à laquelle ils étaient loin de s’attendre.

— Donc je pense, continua le Loupeur, que tous les inconvénients et les difficultés que nous rencontrerions sur le boulevard de Courcelles n’existeront pas rue de Reuilly. C’est donc cette maison si bien cachée que nous devons assaillir à l’improviste au milieu de la nuit, s’il est possible ; d’ailleurs, quand vous êtes arrivés, je me proposais d’aller pousser une reconnaissance de ce côté afin de pouvoir bien prendre nos mesures. Que pensez-vous de ce plan ? C’est tout simplement un changement de front : le fond, c’est-à-dire le but, reste le même ; j’ai soif de vengeance, mais je ne veux pas risquer de me faire prendre comme un sot et sans avoir réussi.

— À la bonne heure, voilà qui est parler ! Je vous reconnais, dit le Mayor en se frottant les mains ; moi aussi, je veux me venger, et depuis plus de vingt ans j’attends cette vengeance !

— Mais, fit observer le Manchot, nous introduirons-nous seulement nous trois dans cette maison ?

— Non pas : ce serait de gaieté de cœur nous jeter dans un guêpier. Je vous demande vingt-quatre heures pour prendre mes mesures de façon à assurer le succès de notre coup de main ; je ne veux pas échouer cette fois.

— Oui. Eh ! eh ! prenez bien vos précautions, il ne faut rien oublier. Eh ! eh ! c’est un coup de partie !

Cet éternel ricanement du Manchot agaçait les oreilles de ses auditeurs comme le grincement d’une scie ébréchée.

— Et nos hommes que nous avons embusqués prêts à agir ? fit le Mayor.

— Il faut les congédier au plus vite, dit le Loupeur. Où sont-ils ?

— Aux environs de Saint-Philippe-du-Roule, reprit le Mayor.

— Bon ! Pendant que vous irez les congédier, moi je me rendrai au faubourg Saint-Antoine ; nous n’avons pas un instant à perdre. Est-ce convenu ?

— Certes ! Quand nous reverrons-nous ? demanda le Mayor.

— Ce soir, chez la Marlouze, je vous rendrai compte de ce que j’aurai vu et fait, et nous prendrons nos dernières mesures.

— C’est bien, nous y serons, eh ! eh ! dit le Manchot.

— Partons ! dit le Mayor.

— En route ! répéta le Loupeur.

En ce moment, la sonnette fit entendre un éclatant carillon.

Les trois hommes, qui s’étaient levés, s’arrêtèrent et s’entre-regardèrent avec inquiétude : le bruit de la sonnette n’était pas celui qui annonçait d’habitude les affiliés.

— Qu’est cela ? demanda le Mayor.

— Je ne sais pas, répondit le Loupeur avec une surprise mêlée d’inquiétude.

— Il faut voir ! ponctua le Manchot.

Un second coup de sonnette, plus vif et plus éclatant que le premier, retentit au milieu du silence.

Une voix claire et menaçante prononça alors ces six mots cabalistiques qui, sous le second Empire, effrayaient beaucoup plus, bien souvent, les innocents que les coupables :

— Ouvrez au nom de la loi !

Les trois bandits se regardèrent avec épouvante.

— Déjà ! grommela le Mayor.

— Nous sommes perdus ! murmura le Manchot.

— Attendez, dit le Loupeur.

Le bandit traversa alors l’appartement à pas de loup ; il s’approcha de la porte d’entrée, contre laquelle il osa même appliquer son oreille, et il écouta.

Il rejoignit presque aussitôt ses deux complices, toujours immobiles au milieu de la chambre à coucher, en proie à une vive appréhension.

— Il n’y a pas à en douter, dit nettement le Loupeur, c’est la police.

— Nous sommes perdus ! répéta le Manchot tremblant comme la feuille.

— Non, répondit seulement le Loupeur en haussant les épaules.

— Mais nous sommes ici dans une véritable souricière ! s’écria le Mayor.

— Plus bas s’il vous plaît, reprit le Loupeur ; il est inutile qu’on sache que nous sommes ici.

— Mais que comptez-vous faire ? demanda le Mayor en armant ses revolvers ; quant à moi, je vous le jure, on ne me prendra pas vivant.

— Il n’y a pas besoin d’armes ici, dit vivement le Loupeur ; serrez vos revolvers, c’est la ruse et non la force que nous devons employer.

— Au nom de la loi, ouvrez ! reprit pour la seconde fois la voix du dehors.

— Bon ! nous avons le temps, dit le Loupeur.

Il alla fermer solidement toutes les portes les unes après les autres.

— Cela les occupera pendant quelques minutes, dit-il.

Les deux hommes le regardaient avec stupéfaction.

Le bandit souriait ; ils le crurent fou.

— Êtes-vous prêts ? dit-il.

— Oui, répondirent-ils machinalement.

Le Loupeur s’approcha de la cheminée et poussa un ressort invisible caché dans les moulures du cadre de la glace.

Au même instant la rosace du plafond et la lampe pendue au milieu s’enlevèrent, disparurent et démasquèrent une ouverture ronde plus que suffisante pour le passage d’un homme.

En même temps un escalier ou plutôt une échelle à compartiments se déploya et vint se fixer sur le tapis.

— Voilà notre chemin, dit le Loupeur ; hâtons-nous !

Les trois hommes montèrent.

Au moment où la rosace redescendait et reprenait sa place, les bandits entendirent une dernière sommation, suivie un instant après par le bruit sec de la porte que l’on enfonçait.

— Où sommes-nous ici ? demanda le Mayor à voix basse.

— Vous le voyez, répondit le Loupeur sur le même ton ; ce grenier communique avec la maison voisine ; nous sommes parfaitement en sûreté.

— Hum ! je ne sais trop ! murmura le Mayor. Je donnerais volontiers une grosse somme pour voir ce qui se passe au-dessous de nous.

— Pourquoi cette curiosité ?

— Vous vous trompez ; ce n’est pas de la curiosité. Je voudrais m’assurer, si cela était possible, que nous avons affaire à la police et non à nos anciens adversaires des Savanes américaines.

Le Loupeur haussa les épaules.

— N’avez-vous pas entendu les sommations ? dit-il.

— Ces sommations ne prouvent rien pour moi.

— Eh bien ! qu’à cela ne tienne ; ce désir est facile à satisfaire, le cas est prévu ; baissez-vous, et poussez cette planchette : il y a là un judas dissimulé dans les ornements de la rosace, vous verrez tout à votre aise.

— C’est très ingénieux, dit le Mayor en s’étendant sur le sol du grenier : cette idée est-elle de vous ?

— Certainement. Déjà plusieurs fois j’ai eu recours à cette cachette dans des cas comme celui-ci ; j’ai fait pratiquer cette trappe par deux ouvriers très habiles, morts depuis longtemps déjà.

— Je vous en félicite, reprit le Mayor avec un sourire énigmatique ; de sorte que, grâce à la mort de ces deux hommes, vous êtes aujourd’hui seul maître de votre secret ?…

— Mon Dieu, oui ! répondit le Loupeur avec un accent incisif ; seuls, votre compagnon et vous, partagez aujourd’hui ce secret avec moi.

— Et ce n’est pas nous qui le trahirons, dit le Mayor avec une fausse bonhomie.

— Oui, murmura le Manchot, il est en sûreté avec nous.

En ce moment, plusieurs personnes pénétrèrent dans la chambre à coucher.

Le Mayor commanda d’un geste le silence, et il regarda.

Tout à coup il fit un brusque mouvement en arrière.

— C’est lui ! murmura-t-il avec épouvante ; oh ! mes pressentiments ne me trompaient pas !

Le Loupeur voulut l’interroger, mais le Mayor lui imposa silence du regard et se replaça au judas.

C’étaient en effet Bernard, Tahera et le policier qui venaient d’entrer.

Depuis la place de l’Arc-de-Triomphe de l’Étoile, ils avaient suivi les traces de la voiture de remise.

Après maints et maints détours, — car la voiture n’était pas venue directement, et à plusieurs reprises elle avait fait de brusques crochets afin d’embrouiller ses traces, mais sans parvenir à dépister l’habile batteur d’estrade, qui semblait doué de seconde vue et marchait avec une sûreté implacable, — Bernard était enfin arrivé tout droit devant la porte de la maison de la rue du Terrier-aux-Lapins, habitée par le Loupeur.

Là, il avait fait une halte de deux ou trois minutes.

Puis, dès que ses deux compagnons l’avaient eu rejoint, il s’était enfoncé dans le corridor sombre ou, pour mieux dire, l’allée.

Il avait monté trois étages et s’était arrêté devant une porte en disant seulement ces deux mots :

— C’est là.

Le policier avait alors fait les trois sommations obligatoires.

Elles étaient demeurées sans réponse.

— Cet homme est sans doute sorti ? dit-il en se tournant vers Bernard.

— Non. il est chez lui et il n’est pas seul ; j’ai vu les traces de miss Lucy Gordon : ces traces s’éloignent de la maison, mais j’en ai découvert d’autres toutes fraîches et que je connais depuis longtemps, elles s’arrêtent à cette porte.

— Et quelles sont ces traces ?

— Celles du Mayor et de son âme damnée Felitz Oyandi. Il y a à peine une heure qu’ils sont venus et ils ne sont pas partis ; d’autres sont venus avant eux ce matin, mais ils sont repartis ; dans ces deux dernières traces il y en a une même que je crois reconnaître. Ce serait bizarre que cet homme fût venu ici !

— Mais peut-être l’homme qui habite ici a-t-il quitté son appartement par une autre porte ?

— Nous aurions aperçu ses traces au dehors, dans la rue ou sur la chaussée, répondit nettement Bernard ; il y est, et, je vous le répète, il n’est pas seul.

Le policier n’en était plus maintenant à s’étonner de ce qu’il entendait et de ce qu’il voyait ; ils n’insista pas et força la porte.

Ils entrèrent.

Bernard marchait en avant, regardant et examinant tout avec la plus sérieuse attention.

— Les oiseaux se sont échappés, dit-il en pénétrant dans la chambre à coucher, mais le nid est encore chaud.

— Comment ont-ils pu fuir ? demanda le policier. Nous avons visité tout l’appartement, il n’existe pas d’autre sortie, et là se trouve le gros mur de séparation avec la maison voisine.

— C’est vrai, dit Bernard, il doit y avoir pourtant quelque issue secrète ; cherchons donc, nous trouverons, car ils sont certainement partis.

— Pas de ce côté, toujours, dit le policier ; c’est matériellement impossible.

— Alors cette issue se trouve dans le parquet ou dans le plafond, reprit Bernard gaiement ; avec un peu de patience, nous la découvrirons, soyez tranquille ; du reste, c’est plaisir de lutter avec des gaillards de cette force. Allons, à l’œuvre !

— Essayons, je ne demande pas mieux, dit le policier. Tout cela m’intéresse au plus haut point ; jamais, depuis trente ans, je n’ai suivi d’une façon aussi étrange les traces d’un bandit ; cela bouleverse toutes mes théories.

— Eh ! fit tout à coup Bernard en se penchant vers le tapis.

Il venait d’apercevoir la marque, imperceptible pour tout autre que lui, des deux montants de l’échelle sur le tapis.

Machinalement il leva les yeux au plafond.

La suspension de la lampe avait un dernier mouvement de balancement, mais si faible qu’il était presque impossible de l’apercevoir.

— C’est par là qu’ils sont envolés ! s’écria-t-il.

Le Mayor en avait assez.

Il n’était plus besoin d’en apprendre davantage, la piste était retrouvée.

Il referma le judas, et se levant brusquement :

— Fuyons ! s’écria-t-il d’une voix sourde ; fuyons ! ils ont tout découvert.

Le Loupeur, convaincu qu’il était en sûreté et que jamais on ne découvrirait cette cachette si adroitement dissimulée, s’était assis tranquillement à terre en attendant que les fureteurs, fatigués de leurs vaines recherches, prissent le parti de s’en aller, ainsi qu’ils l’avaient déjà fait plusieurs fois.

— Mille diables ! s’écria-t-il avec rage, ces hommes sont donc des démons ?

— Ne vous en avais-je pas prévenu ? Ah ! ce sont de rudes adversaires ! Ce n’est pas la première fois que je les vois à l’œuvre ! ajouta-t-il en serrant les poings avec un rugissement de tigre.

— Ils ne nous tiennent pas encore ! s’écria le Loupeur ; venez, suivez-moi !

Ses deux compagnons lui obéirent avec un empressement que les circonstances dans lesquelles ils se trouvaient justifiaient pleinement.

Ils traversèrent le grenier, et, à un certain endroit où il restait quelques débris de ce qui autrefois avait été une armoire, le Loupeur poussa un ressort.

Une porte dissimulée dans la muraille s’ouvrit et leur livra passage.

Ils passèrent et refermèrent la porte derrière eux.

Ils se trouvèrent alors dans un second grenier.

Ils le traversèrent en courant, ouvrirent une porte fermée seulement au loquet.

Ils virent alors un escalier qu’ils descendirent rapidement sans rencontrer personne. Un instant après, ils étaient dans la rue.

Cette rue était déserte.

Le Mayor respira.

— L’alerte a été chaude, dit-il. Séparons-nous ici. Sauvons-nous chacun d’un côté différent. Vous, Loupeur, allez au faubourg Saint-Antoine ; nous nous retrouverons à Saint-Philippe-du-Roule, ajouta-t-il en s’adressant au Manchot ; le premier arrivé attendra l’autre.

— À ce soir chez la Marlouze ! dit le Loupeur.

— C’est entendu. Bonne chance !

Les trois bandits s’éloignèrent alors dans trois directions différentes.

À peine avaient-ils disparu depuis dix minutes, que les trois batteurs d’estrade apparurent, à leur tour, sur le seuil de la porte de la maison par laquelle s’étaient échappés ceux qu’ils poursuivaient si rudement.

Bernard et ses compagnons avaient suivi les bandits pas à pas dans toutes leurs évolutions.

Mais, naturellement, retardés par les recherches auxquelles ils étaient contraints de se livrer pour découvrir les portes et les passages traversés par les bandits, ils n’étaient arrivés qu’une dizaine de minutes après eux.

— Encore manqués ! s’écria le policier désappointé.

— Bon ! ce n’est donc rien d’avoir découvert cette tanière ?… N’ayez peur, nous les retrouverons bientôt. Rien ne se perd à Paris, cher monsieur Bonhomme, dit gaiement Bernard… Ne bougez pas, je vous prie, du seuil de la porte ; laissez-moi un peu examiner le trottoir à mon aise : il nous apprendra quelque chose probablement.

Il s’avança alors, fit un pas ou deux sur le trottoir.

Il s’arrêta, et pendant trois ou quatre minutes il demeura à demi courbé, les yeux attentivement fixés sur le sol.

Puis il se redressa en se frottant les mains.

— C’est simple comme bonjour ! dit-il en riant.

— Quoi donc ? demanda curieusement le policier.

— Voici toute l’histoire ; nos trois gaillards arrivés sur le trottoir se sont arrêtés ; ils se sont consultés, et, afin de mieux embrouiller leur piste, ils ont convenu de se séparer et de se sauver chacun d’un côté différent.

— Bigre ! dit le policier, nous sommes flambés alors !

— Bon !… pourquoi donc cela ? L’homme qu’il nous importe surtout d’arrêter, c’est le Mayor, n’est-ce pas ?

— Évidemment.

— Eh bien ! laissons les autres aller quant à présent où il leur plaira, nous les retrouverons toujours ; attachons-nous aux traces du Mayor, elles sont assez reconnaissables. Lui pris, les autres ne tarderont pas à tomber dans la nasse.

— Ainsi ?…

— Ainsi, cher monsieur Bonhomme, nous nous mettons aux trousses du Mayor.

— Allons, alors !

Ils descendirent la rue et se trouvèrent bientôt sur la chaussée du Maine.

— Ah ! fit Bernard, il a pris une voiture. Caraï ! c’est bien joué !

— Cette fois, nous ne le rejoindrons plus, dit le policier avec dépit !

— Tiens, c’est donc vot’ami, c’monsieur qu’a monté dans la voiture à Giblou ? dit tout à coup un gamin d’une douzaine d’années en train de jouer avec d’autres enfants de son âge, sur le bord du trottoir, au roi détrôné, sur un tas de sable.

— Oui, dit Bernard en riant ; je donnerais bien une pièce de vingt sous pour savoir où il est passé !

— C’est pas malin, reprit le gamin ; faites un peu voir la pièce de vingt sous ?

— Tiens, la voici.

— Merci, m’sieur, dit le gamin en empochant la pièce de vingt sous. Il avait l’air drôlement pressé, votre ami, à preuve qu’il a montré cent sous à Giblou, en lui disant : « C’est pour toi, si tu m’mènes rondement au coin de la rue des Écuries-d’Artois et du faubourg Saint-Honoré. »

— Hein ! que dites-vous de ce hasard ? dit Bernard au policier.

— La Providence est pour nous !

— Merci, garçon, dit Bernard au gamin qui lui tira la langue en ricanant.

Ils s’éloignèrent.

— Abus de prudence : la voiture est de trop, dit le policier.

— Je le crois, dit Bernard ; le Mayor a oublie que dans sa position on doit avoir sa voiture ou ne prendre que celle des maraudeur.

Cinq minutes plus tard, les trois hommes montaient, eux aussi, dans une voiture dont le cheval, vigoureusement sanglé par quelques coups de fouet, partait, d’un train à faire trois lieues à l’heure.

La poursuite recommençait, plus ardente que jamais.