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Les Petites Religions de Paris/Le Bouddhisme éclectique

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Léon Chailley (p. 59-68).

II

LE BOUDDHISME ÉCLECTIQUE

M. de Milloué me parlait en érudit, mais je possède un faible pour les apôtres ; aussi, je n’ai pas résisté à ma nostalgie de M. de Rosny, ce Vogüé du bouddhisme, qui ne sera jamais, lui, que le député mystique de la Chine ou du Thibet, pays où l’on n’invalide pas.

Je l’ai saisi dans son hôtel antique et silencieux de l’avenue Duquesne. Il ressemble un peu à M. Félix Pyat, avec sa large barbe, ses yeux verts de révolutionnaire calme, son veston d’intérieur d’une simplicité messianique. J’ai subi son étrange prestige dans son cabinet de travail circulaire qu’hallucine un scribe chinois en bois peint. Mais M. de Rosny n’est pas un magicien, c’est surtout un bibliothécaire et un rêveur, le frère intellectuel de Tolstoï.

— Ah ! s’est-il écrié, si vous saviez combien j’ai d’ennemis, moi qui prêche l’amour universel. Pour ma part, je ne déteste que « la Logomachie » par laquelle les hommes se disputent, ayant souvent les mêmes idées, mais ne pouvant s’entendre sur les mots. On m’a dénoncé récemment à M. Constans comme un corrupteur de la jeunesse ; et à mon cours de la Sorbonne (M. de Rosny se met à tousser), cours que je n’avais pu inaugurer, ayant la gorge prise, on me crée des tas de difficultés pour les cartes d’entrée, par exemple ; car je sais qu’il est bien des jaloux parmi les orientalistes. Ils ne peuvent supporter, pour la plupart, que j’aie quelque popularité. Renan disposait d’une véritable action sur le grand public, et on s’étonne qu’aujourd’hui j’intéresse un troupeau d’âmes et qu’autour de moi se groupent en disciples des jeunes gens et des élégantes.

— On voudrait sans doute que vous vous borniez à demeurer un érudit…

— L’érudition, les textes, peu m’importe, je prends mon bien où je le trouve, et peu me chaut que telle de mes idées appartienne moins au Bouddha qu’à Voltaire, à Rousseau ou à Hegel. Je fais autant de cas de l’histoire que d’un cancan de portiers. Maintenant, tel système n’appartient pas plus à Platon qu’à Jésus ou à Lao-Tzeu… Nous avons fait de si notables progrès… Les véritables évangiles, par exemple, résident bien davantage dans notre mémoire et dans notre imagination que dans les textes. Et il peut arriver qu’un cocher de fiacre en sache beaucoup plus sur le bouddhisme que M. Max Muller, lequel n’ignore rien du sanscrit.

— Je n’en doute point ; cependant, je désirerais connaître votre bouddhisme.

— Il se résume en une phrase : Le problème de notre destinée, est-ce une niaiserie ou un sujet d’inquiétude ? Quant à trier des racines linguistiques, je considère ce travail aussi peu important que celui d’éplucher des carottes à la cuisine.

— Vous croyez à la réincarnation des âmes ?

— Absolument. Ce n’est encore qu’une hypothèse comme la loi de Darwin, le transformisme, mais il faut que cela soit. Je ne veux pas vous expliquer si nous devons, ayant été hommes, émigrer dans une chair de bête ou dans un organisme de plantes ; ce qui est certain, c’est que notre être se continue : sans cela, rien ne semble logique dans l’univers.

Opinion intransigeante…

— Je suis un intransigeant, mais, à l’exemple du Bouddha, je n’impose pas mes doctrines ; je crois qu’il est défendu de convertir, je n’apprends pas la vérité, je montre seulement le chemin de la vérité. Chacun doit prouver en lui-même sa propre doctrine. Chacun doit être son prêtre. Nous avons, en nous, deux instruments de connaissance : le frisson d’abord, qui nous prend devant les idées ou les êtres, et la raison qui contrôle ce frisson trop personnel. Quand ces deux instruments sont d’accord, nous avons atteint l’individuelle vérité.

— Avez-vous pensé à instaurer un culte bouddhique à Paris ?

— On me l’a souvent proposé, et j’imagine qu’aujourd’hui j’occuperais une autre position que celle de professeur à l’École des langues orientales et à l’École des hautes études, si j’avais voulu revêtir un costume sacré et prononcer une messe quelconque sur un nouvel autel. Or, il me répugnait de jouer un rôle charlatanesque, et je me suis rallié à la circulaire d’un comité du Japon qui déclara : « Édifier des églises, mais ce serait contrevenir aux préceptes de pauvreté du Bouddha ! N’avons-nous pas les temples chrétiens, qui sont éclairés et chauffés ? Il nous est loisible de méditer sur le salut, tout en nous souvenant qu’une pagode ne vaudra jamais un sentiment pur. »

Sur la table de travail, immense comme une table d’atelier, — ô Tolstoï ! — je regarde des épreuves qui trainent.

— C’est mon prochain livre, monsieur, prononce M. de Rosny ; mon éditeur l’a tiré à un grand nombre d’exemplaires et l’a orné d’une couverture en maroquiun noir, sur les demandes d’une multitude de dévotes désireuses d’aller à la messe avec ce nouveau missel. Caprice que je n’ose blâmer, puisque j’en suis l’objet ainsi que ma doctrine… D’ailleurs je le prétends, le Pape lui-même est bouddhiste… à sa façon… »

Je feuillette le sommaire, et je m’arrête à ces titres suggestifs :

Le Véhicule de l’amour.

Le Culte du remords.

Le Grand Nivellement.

La récompense mercenaire.

« Le véhicule de l’amour », c’est la doctrine du Bouddha, cette loi de l’égoïsme aboli et de l’altruisme exalté ; mais ne sommes-nous point tous des bouddhistes défaillants ? Nos rechutes se renouvellent tous les jours. Comme j’en étais inquiet pour moi-même, le prophète de l’avenue Duquesne m’a rassuré en m’affirmant qu’il me suffisait de persister à lutter contre mes vices, malgré mon peu d’espérance de victoire. Et tel est « le Culte du remords », qui s’adapte à nos imperfections. Le « Grand Nivellement », c’est chacun à sa place, la femme enfin reine à côté de l’homme roi ; et quant à « la Récompense mercenaire », c’est notre vain désir de faire le bien pour conquérir un ciel grossier ou un enfer enfantin, au lieu de demander avant tout au seul Bien accompli le bienfait, immanent en ce Bien lui-même… »

Quand je suis redescendu vers la nuit humide, M. de Rosny me parlait de la Femme :

« La régénération de la femme, son élévation au rang de femme forte, de mère de l’homme et de vestale du feu sacré de l’Intuition est la tâche la plus haute qu’il soit possible de réaliser de nos jours dans le vaste domaine du Grand Nivellement.

» Là où la femme aura repris le rôle qui lui incombe et qui consiste avant tout à provoquer chez l’homme le culte de la Rectification, de l’Amour et de la Recherche, la loi du Devenir sera établie sur ses véritables assises, et la Destinée des êtres se préparera par la voie la plus sûre, la plus prompte et la plus directe. »

Cet apôtre féministe compte écrire pour ses admiratrices la Nouvelle Marguerite (Gœthe, réveille-toi !) comme Rousseau rédigea la Nouvelle Héloïse ; et j’étais encore dans l’escalier quand le philosophe me conta cette orientale anecdote : « Gautama perdait son temps en caresses auprès de la belle Gaupa, lorsque celle-ci lui dit : « Tu vas me quitter, ô mon époux, combien de regrets me laisseras-tu ! » Le sage répondit : « Apaise-toi, mon épouse ; dans une prochaine existence, tu renaîtras homme. »

Qui sait si la future Marguerite ne sera pas le Faust de l’avenir ?

Il pleuvait dans Paris quand je quittai l’admirable et éloquent M. de Rosny. J’étais mélancolique. Cette religion aimable n’avait pas pénétré l’âme de mon automédon, qui fouaillait sa « cocotte ». Je me souvins de la détresse intérieure du maître, regrettant de n’agir guère que sur des esprits distingués.

« À peine, m’avoua-t-il, si, à Valéry-en-Caux où je vais me reposer l’été, j’ai trouvé un charbonnier bouddhiste. »

En revanche, je sais de nobles esprits et des cœurs délicieux qui vibrent aux doctrines de Sidharta, et je m’apaisai en songeant à ce déjeuner pieux que je fis auprès du comte Antoine de la Rochefoucauld, le peintre des Mayas, des Isis et des Anges, qui m’accueillit avec le grand-prêtre Horiou-Toki, et où, dans des parfums d’encens et de chrysanthème, nous ne causâmes que du Nirvana divin et du culte des bouddhas invisibles.