Les Petites Religions de Paris/Le culte d’Isis

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Léon Chailley (p. 185-215).

LE CULTE D’ISIS

Isis décidément sort de ses ruines égyptiaques. Elle émigre des sarcophages et des musées pour habiter le cerveau des intellectuels et le cœur de discrets fidèles. Le jour mémorable est proche où seront rétablis, sur une colline voisine, son temple et son initiation par les soins de quelque adepte, une femme sans doute, réincarnant la Déesse selon le rêve du mélancolique prophète Villiers de l’Isle-Adam.

Madame la duchesse de Pomar y a songé, me dit-on, comme un instant, on put la croire la Sophia terrestre des Gnostiques. Que dis-je ? M. Dubut de Laforest, jusqu’alors peu soupçonné d’idéalisme outrancier, néophyte touché par la grâce, se convertit. En la préface d’un roman sur les gens d’affaires, il loua les religieux efforts de résurrection isiaque qu’Auguste Comte commença et que Jules Michelet eût bénis ([1]).

Isis a ses peintres de race comme Antoine de La Rochefoucauld, qui la voulut sœur de la Sophia et de l’Ennoia du Plérôme ; elle à ses poètes, ses sculpteurs, son chansonnier aussi, le sentimental Boukay.

Mais il était réservé à la Revue des Deux Mondes d’apporter sur cette doctrine et ces rites de pathétiques révélations. Par une œuvre magistrale, le Masque, M. Gilbert-Augustin Thierry, occultiste des premières heures, écrivain de subtiles pages sur la « Vie Seconde » et l’Expiation, synthétisa l’éveil à Paris de ces mystères ; et des hauteurs de Montmartre rayonnèrent sur la Ville « les Reincarnées d’Isis », ces salutistes d’un plus noble esprit.

— Ce n’est point un rêve de mon imagination, m’expliqua mon docte interlocuteur ; vœu intellectuel plutôt. Élève de Proclus, de Plotin, de Porphyre, de Jamblique, le plus grand des Césars de la Rome expirante, Julien fut notre précurseur. Origène aussi, qui formula non plus « la métempsychose », c’est-à-dire la transfusion de l’âme en des écorces inférieures, mais « la métensomatose », transmission de notre esprit en des corps humains successifs. La vieille Égypte avait déjà fait de ce dogme la base de sa morale sociale. Pour le mal ou le mauvais, pas de torture éternelle ; il faut que tous renaissent selon l’état moral où les a mis leur vie passée, s’amendent, s’épurent jusqu’à atteindre Dieu.

» L’Extase — l’Enose — voilà la vraie méthode pour unir la créature au créateur. Là où la raison s’arrête, le cœur encore s’élance, lui qui sait aller jusqu’au sacrifice et au martyre.

» Isis, c’est la Bonté, le Cœur, toute la doctrine. Quelle préférable religion ? Alexandrie, l’Italie, l’Afrique, la vieille Gaule, jusqu’en ses plus lointaines ruines, en ont gardé le souvenir. Sur le versant de la colline, nommée depuis colline Sainte-Geneviève, de récentes fouilles autour de la basilique de Saint-Germain-des-Près découvrirent une statue de femme tenant un enfant entre ses bras. Le clergé y crut voir une vierge Marie. Elle opéra des miracles ; mais des archéologues plus tard l’ayant reconnue pour une Isis, elle fut expulsée du sanctuaire comme démoniaque. Que vous dirai-je sur le culte plus moderne de la Déesse ? Une estampe de l’an VII représente une cérémonie isiaque projetée par des « citoyens amis et zélateurs de la bonne Déesse ». Mise en scène conforme à la description des cérémonies initiatrices, dont le livre XI des métamorphoses d’Apulée relate minutieusement l’éclat. Maxime Du Camp et Louis Bouilhet adorèrent Isis, devancés par Cagliostro qui, au siècle dernier, institua son initiation chez les dames de la cour ».

Ce qui m’a charmé en M. Gilbert-Augustin Thierry, c’est qu’on ne peut l’accuser de fonder une religion. Non pas un pontife, un écrivain spiritualiste, un philosophe néoplatonicien, un sage. Alors que je l’écoutais, il me semblait ouïr sinon une réincarnation d’Hermès, du moins quelque Apulée versant, en une langue éloquente, les merveilles d’un conte milésien.

Aussi l’ai-je trouvé très dur pour les spirites, trop dur même. Je sais, parmi les croyants en la métensomatose, de fières et tendres âmes qui méritent une élogieuse citation : je veux parler de M. Bouvery et des poètes René Caillié et Camille Chaigneau.

Le culte d’Isis serait-il une des formes les plus attrayantes du spiritualisme renaissant, trempé dans les expériences irréprochables d’un savant tel que Richet, et tout éclatant de la tendresse des futures femmes ? En tout cas, il résume, en le dégoût des naturalismes finissants, l’inquiétude du siècle vers un au-delà austère jusqu’à la Chasteté et humain jusques aux larmes de la Mère ([2]).

ISIS, LE CULTE ÉTERNEL DE LA BONTÉ ([3])

I

L’histoire de l’Égypte nous enseigne l’art de gouverner les hommes en ne se laissant entraîner vers aucun de ces deux pôles douloureux et funestes qui s’appellent : au nord le Despotisme, au sud l’Anarchie ([4]) !

Dire que l’équilibre resta toujours parfait, serait aller beaucoup trop loin et demander l’impossible à une terre habitée après tout par des hommes. Dire que la tendance de l’Égypte ne fut pas un certain attrait vers ce pôle du nord que nous avons nommé le Despotisme, pôle glacial entre tous, ce serait braver l’histoire elle-même, défigurer les temps. Mais que, pendant des milliers d’années, le gouvernement se maintînt dans la rigidité magnifique, nous devons le constater avec joie et applaudir en cette occasion à la science ésotérique qui permit ce miracle ;… car n’est-ce pas un miracle que cette persistance si longue d’un même principe d’autorité pour nous, modernes, qui changeons de ministères comme de vêtements et qui ignorons dans les pouvoirs la plus courte stabilité ?

Les aventuriers, les souverainetés arbitraires, les brutales dynasties assyriennes se liguaient volontiers contre l’Égypte tranquille et forte où l’ancien ordre n’avait pas été troublé.

Heureusement son sacerdoce n’était point une simple école primaire imposant la soumission aux multitudes et laissant les gouvernants sans autre contrôle que leur bon plaisir et leur ignorance ; loin de là. La science, la sagesse, — l’initiation, en un mot, solidement assise et défendue dans les temples énormes de Thèbes, prolongeait son influence bienfaisante jusque sur les peuples par l’intermédiaire des pharaons issus d’eux.

Le peuple était et croyait tout ce qu’il voulait. Hors du premier degré d’instruction et d’éducation professionnelles, hors du culte des ancêtres, rien ne lui était imposé, bien que tout lui fût accessible suivant sa volonté ([5]).

Toujours la même dans tous les temps, la multitude pouvait prendre les signes pour les choses signifiées, les symboles pour les causes, les hiéroglyphes pour les puissances cosmogoniques, les princes pour les principes, les prêtres et le culte lui-même pour la religion et la vérité ([6]).

Mais jusque chez les plus déshérités, l’enseignement de l’âme était excellent bien que les symboles n’en fussent pas scientifiquement expliqués à tous.

Chacun possédait sur la vie visible et invisible des notions précises quoique rudimentaires ; un rouleau sacré, contenant une sublime confession de foi, était pieusement gardé par l’adulte jusqu’à sa mort, et l’accompagnait même jusque dans la vie d’outre-tombe, admirablement connue, révérée et secondée par les vivants de ces temples.

Quant aux pharaons, ils ne revêtaient les insignes du commandement qu’après avoir été longuement et sévèrement instruits dans l’art royal, c’est-à-dire redressés par une formidable orthopédie intellectuelle et morale que nos prytanées militaires, nos universités, et même nos séminaires, nos couvents, ne sauraient rappeler.

Si l’on voit, à certaines époques, les rois se succéder au trône avec une telle rapidité, c’est que la médiocrité et la déviation gouvernementales n’étaient pas longtemps tolérées par les collèges initiatiques, qui aimaient mieux entretenir à leurs frais la vie plus ou moins désordonnée d’un prince oisif que de lui laisser au dehors et sur les autres une souveraineté qu’il n’avait pas au dedans et en lui-même.

Ah ! le métier de pharaon n’était pas un métier de roi fainéant ; l’Égypte était occupée à outrance, elle tenait le monde entier en haleine, non seulement dans la guerre, mais dans la paix, car ses métiers absorbaient les matières premières de trois continents dont les Phéniciens étaient les rouliers maritimes.

Hors des temples, le pharaon se multipliait partout.

Magistrat suprême, chef de l’armée, chef des corps savants, toujours fidèle à l’antique tradition, grand pour son temps, immense pour le nôtre, il portait sur ses épaules des devoirs d’un poids effrayant. Aussi penchait-il sur le gouffre qui attire le pouvoir vers sa propre ruine en l’inclinant à devenir personnel.

Mais dans les temples où le sacerdoce était chez lui, le roi reprenait son vrai rang dans la véritable hiérarchie ; il n’était plus qu’un initié et presque jamais de premier degré.

Les deux genoux en terre, tête nue, dépouillé de toutes armes, il prenait pieusement le calice et le pain sacré que lui offrait le grand prêtre ; alors il entendait d’autres leçons que le chatouillement des flatteries déguisées de Bossuet : « Dieu seul est grand, mes frères ! » À son rang, dans sa stalle, il écoutait la voix des prophètes accomplissant les rites sacrés, évoquant l’âme vivante des ancêtres, dictant leurs enseignements à leur royal auditeur, le reprenant ou du passé ou du présent, s’il y avait lieu, et lui traçant l’avenir si sa réponse à leurs interrogations était insuffisante.


De nos jours, lorsque nous voyons des personnages aussi peu renseignés sur les choses du cœur et de l’esprit, s’arroger le pouvoir et parler de le détenir en maîtres ; quand, d’autre part, nous écoutons sourdre dans les entrailles des classes laborieuses et opprimées le grand cri de tous les appétits et de toutes les faims ; si tout à coup nous nous transportons dans ce passé reculé, nous reconnaissons combien peu la sagesse réside en bas comme en haut ; que ce n’est pas à l’homme, barbare toujours dans ses avidités et égoïste dans ses ambitions, ce n’est pas à l’homme tel que le font nos civilisations surchauffées et incomplètes que reviennent le droit et le devoir de gouverner ses semblables, mais à celui au contraire qui s’est dépouillé de concupiscences viles, d’instincts dominateurs, à celui qui est à la fois un sage, un savant, un dévoué. Et celui-là n’aura l’autorité que par délégation de ses pairs ou de ses supérieurs ; il devra au jour dit dévêtir tout orgueil et tout prestige pour écouter devant le tribunal de ses aînés l’éloge ou le blâme, le conseil.


En Égypte, la direction du Gouvernement appartenait en réalité à l’initiation ; mais l’initiation, était ouverte à tout le monde avec ceci de très juste qu’elle était plus difficile aux grands qu’aux humbles, d’autant plus rude à mesure que l’individu montait les degrés conduisant aux plus graves responsabilités.

N’est-ce pas un écho de cette superbe loi initiatique qui, il me semble, est bien faite pour plaire de nos jours aux esprits dégoûtés des injustices du sort et de la stupide inégalité des fortunes, n’est-ce pas un écho de cette loi que la parole de Jésus-Christ plus tard affirmant combien il est difficile aux riches, aux puissants, d’arriver à ce qu’il appelait le royaume de son Père, c’est-à-dire à la connaissance suprême ?

Jésus-Christ affirmera toujours que la simplicité du cœur et la simplification de l’esprit sont les conditions fondamentales de la science et du bonheur véritable ([7]). Leur symbole c’est l’enfant. « Laissez venir à moi les petits enfants ; en vérité, je vous le dis, si vous ne devenez pas semblables à des petits enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. »

Donc, voici la théorie idéale du gouvernement par les initiés ; je n’en indique que le schéma sommaire : en bas la foule, en haut l’initiation ; entre l’initiation et la foule, les hommes de gouvernement sortant de l’initiation après avoir passé par la foule ; en somme une société organique comme un être vivant avec un ventre, une tête et des bras.

Si l’Égypte conserva si longtemps sa puissance et son unité, c’est que ce principe gouvernemental était en elle ; si elle périt, c’est qu’elle n’y obéit plus. Il arriva ceci : les initiés, au lieu de se renouveler dans le peuple, cherchèrent à se succéder les uns aux autres, de père en fils ; les pharaons, d’autre part, de plus en plus enivrés par leurs victoires militaires, cherchèrent à se dégager de l’influence des initiés et à recruter en ce peuple des soldats ou des ouvriers esclaves. Le peuple s’abrutit ou se révolta. Il n’y eut plus dans ce puissant organisme de la société égyptienne le mouvement régulier de la circulation du sang ; le ventre s’alourdit, les bras se crispèrent dans un geste d’autorité, la tête s’embruma de science littérale et de ténèbres orgueilleuses.

II

Prétention charlatanesque que vouloir de toutes pièces reconstruire la doctrine ésotérique enseignée par le sacerdoce égyptien !

Les livres hermétiques qui en semblèrent tout d’abord le parfait manuel ne sont pas authentiques et datent, pour la rédaction du moins, des néo-alexandrins. Hermès a-t-il même existé ? Le Dieu Taout, dont il est la traduction grecque, servait à désigner une caste d’hommes préoccupés de légiférer le mystère. Il y avait ceci de beau dans la science et les arts de l’Égypte, qu’ils voulurent demeurer anonymes. Les Pharaons nous ont laissé leurs noms, mais les artistes, mais les savants, mais les philosophes, eux, pratiquèrent une discrétion absolue. Aussi le sacrifice de la personnalité de l’œuvrant a-t-il fait l’œuvre immortelle. On ne sait pas le nom de l’architecte de la grande Pyramide, du sculpteur du Sphinx de Giseh, pas plus qu’on ne peut attribuer à un nom précis le Pimanere, ces quelques pages divines, ou le livre des morts, qui est la plus haute révélation qui nous ait été faite sur l’au-delà ! Par ce côté encore, notre temps mesquin et égoïste reste bien en défaut ; nos artistes, nos écrivains, nos sages, sont préoccupés avant tout d’avoir une bonne presse et de laisser à la postérité une renommée sonore. Mais que restera-t-il de ces efforts isolés et vaniteux ? L’homme seul ne peut rien ; la solitude, c’est l’orgueil, — l’orgueil, c’est le néant et la ruine.

Je vais donc tenter, grâce aux papyrus, aux hiéroglyphes, aux statues, aux monuments, d’extirper de l’Égypte son mystère : elle parlera elle-même son langage austère et logique mais je ne pourrai, hélas ! que vous transmettre bien peu de syllabes et quelques sons effacés.


Que résulte-t-il, en somme, de cette pénible et lente enquête ? C’est que l’Égypte exprima et expliqua la théorie de la Bonté.

Certes, l’Égypte est, par excellence, la terre bénie. Le désert aride et brûlant tout près d’elle en fait par contraste une oasis. L’eau attire les populations assoiffées ; le Nil s’offre à elles, le Nil bienveillant et fécondateur. Le Nil ne trompe pas ; sa régularité, semblable à celle des astres, donna vite à ce peuple primitif le sens de la loi, l’idée d’un Dieu ! Il a l’exactitude pontificale du Soleil. Tous deux sont des pères bienveillants et sûrs ; rien de capricieux, de menteur, de faillible. L’homme les vénère et les adore ; tous deux sont Ammon-Ra ou Osiris. Ils représentent le principe mâle qui, d’un double baiser, celui de la lumière et celui de l’onde, ensemence la terre maternelle, la bonne Isis, si obéissante et si fertile, celle dont la mamelle intarissable verse à ses enfants le lait intarissable des Dieux.

Ce n’est pas la terreur qui invente en Égypte la divinité comme on a pu le croire pour les peuples du Nord persécutés par la nature, victimes des dangers de l’avalanche et de la forêt. C’est au contraire la reconnaissance qui fait trouver à l’homme Dieu ! Or, Dieu est bon, l’homme donc sera bon. Toute l’Égypte, dans sa primitivité héroïque pousse vers le Ciel et la terre un hymne de confiance et de joie grave. « Donne-toi à la divinité, disent les Écritures sacrées, garde-toi constamment pour la Divinité et que demain soit comme aujourd’hui, que ton œil considère les actes de la Divinité. » Plus loin ces phrases d’un magnifique élan de tendresse : « C’est moi qui t’ai donné ta mère, mais c’est elle qui t’a porté et en te portant elle a eu bien des peines à souffrir, et elle ne s’en est pas déchargée sur moi. Tu es né après les mois de la grossesse et elle t’a porté comme un véritable joug, sa mamelle dans ta bouche, pendant trois années. Tu as pris de la force et la répugnance de tes malpropretés ne l’a pas dégoûtée jusqu’à lui faire dire : « Oh ! que fais-je ? » Tu fus mis à l’école ; tandis que l’on t’instruisait dans les écritures elle était chaque jour assidue auprès de ton maître, t’apportant le pain et la boisson de la maison. Tu es arrivé à l’âge adulte, tu t’es marié, tu as pris un ménage. Ne perds jamais de vue l’enfantement douloureux que tu as coûté à ta mère, tous les soins salutaires qu’elle a pris de toi. Ne fais pas qu’elle ait à se plaindre de toi, de crainte qu’elle n’élève ses mains vers la divinité et que celle-ci n’écoute sa plainte. »

Le grand culte de l’Égypte est en définitive le culte d’Isis, le culte de l’Universelle Mère ! Ce pays raisonnable et ému ne fut pas hérésiarque en ce sens, car il reconnut, à elle égal, le principe mâle Osiris ; mais il réserva tout son cœur à la femme sacrée, à la Nature qui enfante, à la Mère, à Isis. Aussi plane-t-il sur cette religion si multiforme, si incohérente, si bestiale au premier abord, une immense bonté. On y vante « la douceur patiente de l’homme » ; ne sont-ils pas tous des morceaux de cet excellent Osiris, qui, pour créer des êtres humains, éparpille ses membres ? « Ammon-Ra fait pousser les herbages pour les bestiaux, les plantes pour les hommes, c’est lui qui fait vivre le poisson dans le fleuve, les oiseaux dans le ciel et sur la branche ; sois béni pour tout cela Unique, Multiple de bras. » Chant naïf mais tout imprégné de foi !


Dès lors une morale exquise.

« Ne sauve pas ta vie aux dépens de celle d’autrui, est-il prescrit ; donne à manger à ceux qui ont faim, à boire à ceux qui ont soif, le vêtement à celui qui est nu, et une barque à celui qui est arrêté dans sa route. » Ou encore cette parole résignée et clémente où l’expérience sourit : « A-t-on jamais vu un lieu où il n’y ait pas des riches et des pauvres ? mais le pain demeure à celui qui agit fraternellement ». Il y a dans l’examen de conscience de l’Égyptien qui, purifié, se présente après sa mort au tribunal d’Osiris, un mot particulièrement sublime : il me semble synthétiser toute la morale de ces âmes délicates et fortes. Après avoir énuméré le bien qu’il a pu faire dans la vie, le défunt ajoute :

« Je n’ai jamais fait pleurer personne. »

Je ne sais pas de fleur vertueuse plus ineffable à respirer.


Cette bonté devait dégénérer en une faiblesse enfantine. La plante et même l’animal deviennent pour l’homme des compagnons, des amis, j’allais dire des égaux. Mais je n’exprimerais encore là qu’une petite part de la vérité : le peuple alla s’incliner devant eux comme devant des supérieurs ; il en fit même des Dieux. L’infaillible instinct des animaux qui annoncent le retour des saisons frappa ce peuple observateur, et de là à leur accorder une prescience divine, il n’y a qu’un pas. Erreur touchante et féconde en réflexions ! Le Christianisme et la philosophie raffinée s’indignèrent. Un Père de l’Église écrit : « Savez-vous ce que c’est que le Dieu de l’Égypte ? Une bête immonde, se vautrant sur un tapis de pourpre. » Plus tard Bossuet condamnera sans appel : « En Égypte, tout était Dieu, excepté Dieu lui-même. » Les prêtres ésotériques supportèrent avec plus de patience l’idolâtrie populaire ; ils y virent un hommage trop matériel il est vrai, mais un hommage cependant à la divinité immatérielle qui se sert de la matière comme d’un manteau qui dessine mal son impeccable présence ! Puis, ne savaient-ils pas, eux, les Initiés, de temps immémorial, que l’homme s’est progressivement formé sur cette planète, que la force de l’Univers est une et que c’est par une lente sélection, par une évolution difficile à travers des formes imparfaites qu’il est enfin apparu, lui, le plus beau symbole terrestre de la Divinité invisible. Tout Égyptologue un peu distingué que ce soit, M. Maspero, M. Pierrot, ou M. Creuzer, ou M. Lenormant — admet aujourd’hui que le sacerdoce égyptien d’où est sorti Moïse le monothéiste croyait au Dieu Un. Ces statues innombrables de divinités à corps d’hommes et à tête de bêtes veulent exprimer les différentes fonctions, les attributs divers du Dieu suprême, comme, en revanche, chaque étape du soleil dans sa course céleste ou infernale correspond à une étape de l’existence de l’homme. Un texte est d’ailleurs définitif : « On ne taille point de Dieux, y est-il proclamé, dans la pierre, dans les statues sur lesquelles on pose la double couronne ; Dieu on ne le voit pas, on ne sait pas le lieu où il est. »


Mais si les Initiés laissaient le vulgaire s’enfoncer dans cette vérité incomplète de l’évolution uniquement matérielle où se bornent nos darwinistes modernes, eux, élargissant la loi, l’appliquaient aussi aux âmes et aux esprits ; ils croyaient à cette pluie d’âmes tombant du lointain soleil à travers les planètes sur la terre misérable, loi d’involution divine, correspondant à la loi d’évolution terrestre ; et cette pluie d’âmes tombée d’Osiris, ils la voyaient se réformer ensuite en une sorte de jet qui, sortant des abîmes de la terre, va s’enfoncer en passant toujours par les planètes jusqu’au cœur du soleil.


La doctrine « exotérique » même la plus épaisse n’est qu’un voile, sous lequel tremble, lumineuse, la vérité « ésotérique » discernable pour l’esprit attentif et de bonne volonté.


Nous sommes partis de la doctrine exotérique des idées populaires aisément saisissables, pour nous hausser jusqu’à la philosophie ésotérique que nous allons formuler très simplement en trois aphorismes.

1o La loi de bonté qui s’impose d’elle-même au cœur de l’homme, lui fait découvrir la fraternité universelle à travers la hiérarchie des êtres.

2o Cette fraternité s’appuie sur une double loi d’évolution et d’involution, loi par laquelle, tandis que Dieu descend et se replie dans l’Univers, l’Univers monte et se déploie vers Dieu.

3o Donc, devant des yeux impartiaux, rien n’est petit, rien n’est grand ou plutôt le grand égale le petit, le dehors est comme le dedans, le végétal comme l’animal, l’animal comme l’homme, l’homme comme Dieu, le visible comme l’invisible, la vie comme la mort.

. . . . . . . . . . . . . . .

Sois bénie, sainte Isis, mère sanglante, toi qui as tant souffert qu’il t’est permis de pardonner. Tu restes la seule divinité qui sauvera le monde. Tu fus l’aurore du Messie d’Amour, tu annonças, avant Jésus, le Paraclet. Étant la femme pure mais toute brûlante des expériences de la vie, lu effaces la faible Vierge, la Marie de la douloureuse Église. Te voilà, ô Pacificatrice des peuples, la Déesse de l’universelle rédemption, la Reine de la Vie et de la Mort — la Meilleure et la plus belle ; ô Créatrice des invincibles certitudes, — Te voilà au-dessus des intelligences égarées, le Cœur.


FIN
  1. Un fou — car la folie empoisonne les plus nobles tentatives nouvelles — M. Mazaroz, marchand de meubles, proclama, déformateur de la pure religion d’Isis, le culte des parties génitales de la femme. Par l’acuité de perspicaces chroniques, M. Paul Foucher, dans le Gil Blas, creva ce ballon impur.
  2. M. le docteur Baraduc, qui étudie et expérimente le fluide vital, est en ce point le savant de l’Isis Terrestre, âme de l’univers et des hommes.
  3. Extrait du Cours d’occultisme de M. Jules Bois (1893).
  4. J’ai déjà maintes fois expliqué que l’Initiation veut une sorte d’anarchie avec l’obéissance à Dieu et à ses lois impersonnelles, mais qu’elle répugne à cette autre anarchie qui n’est que l’esclavage des grossières passions.
  5. Ceci à l’encontre des castes de l’Inde qui furent trop vite closes, puis ossifiées.
  6. Je condense et complète ici un magnifique chapitre de M. le marquis de Saint-Yves d’Alveydre sur l’Égypte.
  7. Et non pas la Science et le Bonheur en soi, comme l’a affirmé M. de Wyzewa, qui d’ailleurs a confondu simplicité avec bêtise et simplification avec ignorance.