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Les Petites Religions de Paris/Les Gnostiques

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Léon Chailley (p. 175-182).

LES GNOSTIQUES

De ma table de travail, je crus entendre frapper à ma porte. Le bruit avait cessé lorsque derrière moi quelqu’un prononça : « C’est l’Éon Jésus lui-même qui, en 1887, m’imposa les mains et me sacra évêque de Monségur. » Je me retournai : « Vous êtes M. Doinel sans doute, le nouveau Valemin. — Vous l’avez dit, » reprit l’apparition.

Il ne faut donner à ce dialogue la moindre intention d’ironie. M. Jules Doinel, archiviste à Orléans, est le plus savant et le plus modeste des hommes. Nul n’approfondit davantage l’antiquité hellénique et albigeoise par l’intelligence et, ce qui est mieux, par le cœur. Seulement j’ai voulu fixer en un trait net l’impression haute et candide tenant un peu de la légende, que laisse le patriarche gnostique, président du saint-synode des « parfaits » et des « purs ».

— Savez-vous pourquoi nous souffrons et sommes mauvais si souvent ? m’a dit l’Apôtre ; le Démiurge — non pas Dieu lui-même — créa le monde : ce Démiurge, mauvais ouvrier au service de la Sophia, l’âme de l’univers déchue par son noble désir de trop connaître, nous fabriqua à sa propre image trop peu belle ; mais Sophia eut pitié. Par sa volonté, une larme d’elle-même et du ciel habita notre argile. Démiurge s’en vengea en liant l’homme à la chair, dont il ne se délivrera que par la connaissance de sa destinée, par la Gnose. L’histoire de l’âme, serve des impuretés du corps, puis s’élançant jusqu’à l’immortalité divine, réside entière en la légende de cette sublime courtisane, Ennoia-Hélène, compagne du mage Simon, devenue Dieue et faisant devenir Dieu son amant par la foi en le Féminin Éternel.

« La Gnose repousse toute alliance avec la philosophie anti-chrétienne, qu’elle soit bouddhiste, hindouiste ou occulte. Elle se détourne avec horreur de cette magie satanique dont le talent de M. Huysmans vient de faire la peinture et le procès dans son livre intitulé « Là-bas ».

« Elle n’est pas panthéiste. Elle admet la personnalité dans l’unité, l’identité dans la fusion en Dieu ! Tel l’Océan roule dans sa profondeur les gouttes d’eau qui restent elles tout en étant lui.

Science des Théophanies et des apparitions du Divin.


Yeux ouverts du Seigneur sur l’ombre des déserts ;
Esprits qui remplissez l’air, la terre et les mers ;
Anges de tous les noms ; mystérieux fantômes,
Dont le monde invisible est plus plein que d’atomes ;
Saints ministres du Père en tous les lieux vivant,
Qui luisez dans le feu, qui passez dans le vent,
Invisibles témoins de nos terrestres haines.

Lamartine.

« La Gnose, a dit Ephrem le Syrien, tresse une couronne à tous ceux qui l’aiment et elle les fait asseoir sur un trône de roi. »

Trois classes ascendantes chez les Gnostiques : les Hyliques, voués encore à la prépondérance de la chair ; les Psychiques, chez qui l’âme s’éveille ; les Pneumatiques, qui communiquent avec le Paraclet, étant eux-mêmes déjà l’Esprit.

Trois sacrements : le Consolamentum, imposition des mains, baiser-baptême des albigeois ; la Fraction du pain, sacrifice symbolique où descend le corps astral de Jésus ; l’Appariamentum, réunion à la grâce, réservé au seul patriarche.

Le clergé gnostique, formé de beaucoup de prêtres et de prélats catholiques, se compose d’évêques et de Ma Dame, de diacres et de diaconesses, d’un patriarche ou d’une Sophia terrestre. Celui-ci ou celle-ci porte l’anneau d’argent où s’enchâsse une améthyste ; ses gants sont violets, le Tau est suspendu à son cou par un cordon de soie violette. L’habit de ville s’orne d’un petit manteau.

Un cantique, dont l’harmonie a la pureté du lin, inaugure le culte. Je le donne, pour mes lectrices, aussi bien en français qu’en latin :

Bienheureux, vous, les Éons,
Vivaces de la vraie vie,
Vous, émanations
Du plérômes lucide,
Soyez présentes, visions
Candides sous vos étoles blanches !
      Beati vos Eones
      Vera vita vividi,
      Vos émanationes
      Pleromatis lucidi ;
      Adeste visiones,
      Stolis albis candidi.

Voici encore en vers français cette fois le premier couplet du cantique au saint Plerôme

Saint, salut, royaume
D’éternelle clarté.
Salut, salut, Plerôme,
De la divinité !
Abîme ! Ô mer immense
Où se meut la substance.
Mystère de silence,
D’amour et de beauté.

Une table seulement recouverte d’une nappe impolluée, voilà l’Autel. Deux flambeaux y veillent sur l’Évangile de Saint-Jean, patron de la secte. Tout d’abord on énonce le Pater à genoux ; puis l’officiant se lève, tenant la coupe et le pain enveloppés d’un linge sans tache, Il bénit, avec trois doigts, gnostiquement, et s’écrie : Touto esti, touto sôma ; car le grec mêle à ce culte délicat sa grâce savante. Vers les fidèles, il se tourne, les exhorte à confesser publiquement leurs péchés, comme les premiers chrétiens ; et, s’ils se repentent, les leur remet. Enfin, il invite les plus dignes à manger le corps et à boire la coupe du sang de l’Éon Christ.

C’est clair : le nouveau gnosticisme, comme l’ancien, tente d’établir une sorte d’aristocratie dans le catholicisme, à ses yeux trop matériel, trop vulgarisé. Aussi, le premier acte du Saint-Synode fut d’accorder le Consolamentum à l’abbé Roca, que l’Église romaine, lorsqu’il fut mort, repoussa de son giron. Valentin réunit en esprit, à huit heures et demie du soir, la grande Assemblée, composée des évêques de Monségur, de Toulouse, de Béziers, d’Avignon, du coadjuteur de Sa Grâce le patriarche évêque de Milan, du coadjuteur de Toulouse, évêque de Concorezzo, et de Sa Seigneurie la Sophia. Tous, au même instant, imposèrent les mains et proférèrent l’évocation par laquelle dut être bénie et délivrée l’enveloppe astrale du défunt.

En 1891, un rapport spécial fut adressé au Saint-Office contre la résurrection du gnosticisme albigeois et cathare ; on y signala au Pape deux dangers : l’un qui menace la foi, c’est la renaissance de l’hérésie dualiste et émanationniste ; l’autre qui menace la hiérarchie, c’est la reconstitution de l’épiscopat et de l’assemblée gnostiques avec un siège épiscopal défini : Monségur.

Ama et fac quod vis ! Telle est la devise des Élus nouveaux. Comment décrire cette hérésie chevaleresque et si romane, dont Dante et Esclarmonde furent les pontifes les plus glorieux ? Tant de pureté et de mystère exigerait l’inspiration d’un poète du Silence, comme M. Rodenbach, le langage immaculé des neiges, des ondes calmes, des yeux baissés et des miroirs.