Les Petites Religions de Paris/Le culte de l’Humanité
LE CULTE DE L’HUMANITÉ
Qui eût pu prévoir, lorsque Auguste Comte, arborant sa devise : « Sans Dieu ni Roi », se ruait en prédications athées, qu’il en viendrait, lui aussi, à se croire un rédempteur et qu’il fonderait une religion ?[1].
Interrogé à ce propos par un reporter qui avait lu le Catéchisme positiviste, M. Zola commenta en une phrase ironique cette transformation : « Moi aussi, dit-il, je donnerai peut-être dans ces étrangetés, lorsque je serai vieux et que mon cerveau sera moins lucide. »
En fait, Littré et madame Comte prétendirent que le plus savant des philosophes n’avait pas toute sa raison lorsqu’il écrivit son testament et déifia la femme ; mais les tribunaux, pas plus que les meilleurs disciples, n’adoptèrent une aussi peu respectueuse opinion.
Cependant il me semble que si incontestablement Auguste Comte avait gardé une très sereine intelligence, son cœur subissait ces tempêtes qui frappent inexorablement l’homme mûr. Il était amoureux.
Tout amoureux subit une crise religieuse. Madame Clotilde de Vaux n’accomplit, au fond, qu’un facile miracle avec ses beaux yeux purs flagellés par la vie, ses lettres de femme savante et cette précaution si touchante qu’elle prit de mourir vite afin de n’être jamais oubliée… ([2])
Je savais qu’un Chilien, M. Lagarrigue, continue à Paris le culte d’Auguste Comte. Justement, sur ce point, il eut maille à partir avec cet excellent M. Laffitte qui a trop ou trop peu de scepticisme pour accepter un pontificat et qui se contente, en professant au collège de France, de propager les doctrines scientifiques du maître. M. Lagarrigue est un apôtre. Je l’ai vu en son premier du 155 de la rue Saint-Jacques, petit, souriant, mais avec des yeux si aigus et une éloquence espagnole, dans cette salle de conférences qui n’attend, je pense, que les cotisations pour devenir un sanctuaire. S’il ne m’a pas persuadé, il m’a charmé.
« La Vierge-Mère, m’a-t-il dit, une utopie d’Auguste Comte, un idéal, une limite. Notre initiateur croyait qu’un jour les bassesses de l’amour s’aboliraient ; que, pour devenir mère, la femme se passerait de l’homme ; que sa pensée suffirait pour féconder cet œuf humain qu’elle porte en elle… »
Je lève les yeux, et, au delà des chaises alignées, j’aperçois une photographie de la « Vierge et l’Enfant » de Raphaël… Oui, voilà bien la déesse ; sur le cadre, en grosses lettres, ce mot : Humanité.
Au dessous, les portraits, de Clotilde de Vaux et d’Auguste Comte. Elle ouvre de grands yeux de Vierge flagellée par la vie, l’ovale pur de son visage est caressé par ses longs cheveux qui se courbent sur les joues ; en une sorte de cartable qu’elle déplie, elle lit les lettres de son amant, à qui elle révéla, loin de toute souillure qu’il est quelque chose au-delà de la science et que ce quelque chose c’est l’Amour.
« Qu’elle est belle ! » dis-je à M. Lagarrigue, qui répond en souriant : « Elle avait pourtant coutume de dire : « Je n’ai pas de beauté, je n’ai que de l’expression. »
Le sein chaste de l’amante est voilé par les lettres du prophète dont l’aspect clérical et autoritaire me rappelle l’eau-forte de Baudelaire par Manet. C’est la même lèvre pincée par l’esprit systématique, des yeux presque identiques tant ils s’ouvrent impitoyablement clairs sur la vie ; le front est celui des papes, large et haut, le collet sent le clerc et le professeur, mais l’ensemble respire une tendresse franche, plus retenue que chez le poète des Fleurs du Mal.
Sur une estrade, une table et un fauteuil, dominés par le buste du maître avec, au dessous : Famille, Patrie, Humanité.
Les seuls cadres pendus aux murs latéraux renferment les images de Charlemagne et de Descartes, deux saints positivistes.
« Le culte ? la prière ? continue M. Lagarrigue, l’exaltation de nos facultés les plus belles, grâce au souvenir des morts. Moi, par exemple, qui n’ai pas d’épouse, je prie chaque jour ma mère, et c’est son existence dans mon cœur qui devient mon talisman contre les épreuves. Vie subjective, hélas ! car nous ne croyons à l’immortalité des âmes que par la mémoire que nous en avons gardée. La chasteté conseillée par Auguste Comte va jusqu’au veuvage éternel lorsque l’un des deux époux meurt avant l’autre, charmant et délicat usage qui divinise réellement celui qui est parti ! De la sorte, nos morts, qui n’ont pas, comme pour les catholiques, une survivance dans un au-delà, n’en gouvernent que mieux les vivants par le prestige du néant et de la tombe… »
Auguste Comte a écrit : « Tandis que notre ancien Dieu ne pouvait agréer nos hommages sans s’affaiblir lui-même par une vanité puérile, le Nouveau (le Grand-Être, l’ensemble des trépassés) n’accueillera jamais que nos louanges méritées qui l’amélioreront autant que nous. »
La Providence revêt quatre formes ; elle est matérielle avec le « patriciat » (les riches, les industriels) ; générale avec le « prolétariat » ; morale avec les femmes, prêtresses spontanées de l’humanité, éducatrices de l’homme jusqu’à l’âge de quatorze ans ; intellectuelle avec le sacerdoce viril à qui est réservée, en cas de dissension, la pacification entre le prolétariat et le patriciat.
10, rue Monsieur-le-Prince, là où habita Auguste Comte, là où Clotilde de Vaux souvent descendit, là où les derniers mystiques du positivisme affluent en pèlerinage ([3]), je n’ai trouvé qu’une bibliothèque, petite pièce encombrée des livraisons de « la Revue Occidentale », l’organe du groupe ; au fond, une cuisine ; d’autres salles encore que je ne vis pas.
On me renvoie rue d’Assas : « M. Laffitte est chez lui certainement. »
En voyant M. Laffitte, j’ai été frappé de trouver enfin un homme positif. Sa large figure, où la barbe et les cheveux blancs mettent une vénération, ne pactise pas avec le mysticisme. Je sens qu’il me dédaigne avec la plus aimable bonne grâce. Comme journaliste d’abord, car je m’adresse à un grand public dont la multitude — ce sont ses propres paroles — ne vaut pas un homme qui médite ; ensuite, ces préoccupations religieuses lui semblent tout à fait inutiles. « Mais ce sont des mots mal interprétés… Auguste Comte parlait des sentiments dans une langue scientifique. Clotilde de Vaux fut une affection personnelle, semblable à l’affection de d’Alembert pour mademoiselle de Lespinasse. Rien de mystique dans leurs lettres… Le culte de la femme ?… Certes, la femme a du bon puisqu’elle nous enfante. — En effet, dis-je, et elle nous inspire… — Pas toujours ; est-ce qu’Archimède a eu besoin d’une muse ? D’ailleurs, depuis l’âge de douze ans, mon maître était athée, et je me rappelle qu’il choqua beaucoup monseigneur Dupanloup en parlant des « services provisoires de Dieu ». Le positivisme n’est une religion que dans le sens de relier tous les hommes par la science. Nous voulons remplacer la révélation par la démonstration et créer une chaîne ininterrompue de l’arithmétique à la morale. Parbleu ! nous ne sommes pas les ennemis du catholicisme, nous reconnaissons ses services antérieurs et nous le voudrions parfois même plus puissant pour défendre les traditions que nous aimons. Il s’est laissé battre sur la question du divorce, alors que notre volonté s’alliait à la sienne pour le triomphe de la durable union. Je vais même jusqu’à regarder Ignace comme un des plus grands types de l’humanité, et je termine une étude sur les Jésuites ([4]) où les catholiques ne peuvent que reconnaître mon impartialité. Si je n’étais positiviste, je serais catholique… Nous n’avons plus de principes ; l’anarchie de nos jours est intellectuelle surtout. Tout le mal vient de là…
… « Amour, ordre et progrès », telle était la devise d’Auguste Comte ; mais que diable ! le progrès ne peut exister que par le développement de l’ordre… sans cela méfiez-vous du progrès… »
Le docte M. Laffitte me démolit ensuite Hugo et Napoléon (il appelle celui-ci « le jobard de Sainte-Hélène »), et comme il m’affirmait que le fétichisme de Comte était semblable à celui des poètes, qui accordent fabuleusement et par métaphore de la vie aux objets et aux choses, je dus moi-même, en feuilletant le « Testament » et le « Catéchisme » de son maître, étudier cette conception profondément religieuse, qui va jusqu’à l’érection d’un temple à l’Humanité.
Envisageons d’abord le rôle de la femme, — j’allais dire le culte, — selon le prophète athée.
La raison et l’activité appartiennent à l’homme, le sentiment à la femme. À la femme comme au peuple le positivisme ouvre une noble carrière sociale en même temps que de justes satisfactions personnelles. Ce sexe est certainement supérieur au nôtre quant à la tendance à faire prévaloir la sociabilité sur la personnalité. Voilà le type le plus pur de l’humanité, qu’aucun emblème ne représenterait dignement sous forme masculine. Sa supériorité est directe quant au but réel de toute existence ; mais son infériorité se révèle quant aux divers moyens d’atteindre le but. Tous les genres de force — pour le corps et pour l’esprit — reviennent à l’homme. La vie pratique étant dominée par la force, non par l’affection, les femmes doivent modifier par l’affection le règne spontané de la force.
La vie publique appartient aux hommes et l’existence des femmes est essentiellement domestique.
Similitude fondamentale de la condition sociale des femmes avec la condition des philosophes et des savants.
L’empire du monde réel appartient encore moins aux êtres pensants qu’aux êtres aimants, quoique l’orgueil doctoral soit moins résigné que la vanité féminine. La force intellectuelle n’est pas plus morale que la force matérielle. Toutes deux constituent des moyens dont la moralité dépend de leur emploi. L’amour seul est directement moral parce qu’il fait prévaloir la sociabilité sur la personnalité. Toute suprématie pratique appartient à l’activité (le peuple).
D’abord purement affective, la force modératrice (celle de la femme) devient ensuite rationnelle quand l’esprit s’y rallie. Il ne lui reste qu’à devenir active par l’accession spontanée de la masse populaire.
La force émane du nombre et de la richesse.
Les femmes sont les prêtresses spontanées de l’Humanité ([5]).
Trois cultes.
Le culte privé d’abord qui exige trois prières quotidiennes : au lever, à l’approche du sommeil, au milieu de la journée. Dans son « Testament », Auguste nous a laissé les siennes ; mais chacun les invente et les accomplit selon son individualité. La prière du matin durait pour lui de 5 heures et demie à 6 heures et demie, avec « commémoration » et « effusion », tantôt debout, tantôt agenouillé devant l’autel. L’autel, c’était la chaise rouge où s’assit Clotilde de Vaux dans ses visites au philosophe. Son image évoquée lui apparaissait alors l’image même de l’Humanité. D’ordinaire elle se voilait, cette chaise, d’une housse verte, enlevée seulement aux plus importantes cérémonies, et l’amant pontifical ne s’y asseyait que lorsqu’il faisait fonction de sacerdote. Touchantes cérémonies ! Le plus grave et le plus austère des hommes vénérant les fleurs et les reliques de la disparue et s’excitant par elles jusqu’à s’approcher de Dieu ; — et il terminait ainsi : « À ma noble patronne, comme personnifiant l’Humanité : Virgine Madre, figlia del tuo figlio, amen te plus quam me, nec me nisi propter te. (Vierge-Mère, fille de ton fils, que je t’aime plus que moi et que je ne m’aime que pour toi). » Le soir, recommençaient, — tantôt sur le séant, tantôt couché — commémoration et effusion, coupées de vers de Pétrarque et se terminant par ce cri : « Addio, la mia Beatrice ! Addio, Clotilde ! Addio, Lucia ! Addio, quella che emparadisa la mia mente, addio ! » La prière du milieu du jour, vers dix heures et demie, plus brève celle-là, ne durait que dix minutes, et Dante et Virgile en faisaient surtout les frais.
Le culte domestique embrasse neuf sacrements : 1o la présentation, sorte de baptême, où l’enfant est offert à la Déesse ; 2o l’initiation, où l’enfant passe des bras de sa mère à l’école des prêtres ; 3o l’admission, par quoi l’adepte de vingt et un ans s’engage à servir l’Humanité : 4o la destination, qui vers vingt-huit ans consacre la fonction sociale ; 5o le mariage ; 6o la maturité ; l’homme de quarante-deux ans apprend l’inflexible responsabilité qui commence pour lui ; 7o la retraite donnée à soixante-trois ans, qui marque pour le vieillard le libre choix du successeur ; 8o la transformation ; aux approches de la mort, le sacerdoce mêle les regrets de la société aux larmes de la famille ; 9o l’incorporation au Grand-Être qui préside, sept ans après les funérailles, au pompeux transfert des restes sanctifiés des justes dans le Bois sacré qui entoure le temple de l’Humanité.
Ce Temple de l’Humanité, où doit s’accomplir le culte public, c’est un temple à la Mort, plus réelle que la Vie, digne d’être réalisé par des spirites : cimetière, école, vicariat, amphithéâtre, bibliothèque, sanctuaire, — une sorte de cité intellectuelle et de nécropole. Notons, pour abréger, que les chapelles latérales sont consacrées aux treize grands types du calendrier positiviste, sauf la dernière, la plus rapprochée du chœur, affectée à Héloïse, sainte entre les saintes femmes. La statue féminine de l’Humanité, — rappelant sans doute Clotilde de Vaux, — domine l’aire terminale.
Et c’est ainsi que ce positiviste, le plus idéaliste des amants, récompensa une jeune femme d’avoir souri à ses cheveux blancs.
- ↑ La Prière vers le Mystère terminerait-elle donc toute philosophie profonde et toute carrière d’homme juste ? Particularité éclatante que certains disciples cherchèrent à voiler, à atténuer du moins, mais qui se révèle, charme irrésistible pour les âmes qui préfèrent aux raffinements de l’intelligence les naïvetés du cœur.
- ↑ Il était décidé par les Providences que la plus forte tête de ce siècle restaurerait le plus délicat et le plus immatériel des cultes : celui de la Femme et de la Vierge-Mère, médiatrice entre le Grand-Être et ses pontifes ; de celle, qui, divine en effet, porte, contre sa chaste poitrine, l’Enfant.
- ↑ Un Anglais chaque année venait faire ses dévotions à la chambre d’Auguste Comte ; son nom : M. James C. Morison, collaborateur à la Fortnightly Review, et auteur de travaux appréciés sur Louis XIV et Guillaume d’Orange ; il arrivait à Paris accompagné de sa femme, plus dévote encore si possible au « culte de l’humanité ».
- ↑ Il est à remarquer que nous devons à un jésuite le meilleur travail fait sur l’œuvre et la personne d’Auguste Comte.
- ↑ S’il y a eu quelque lourdeur dans l’exposé de cet admirable système, mes lecteurs voudront bien s’en prendre à Auguste Comte que j’ai cité presque textuellement ; les ailes spirituelles de ce génie n’empêchaient pas une certaine pesanteur de style.